Biographie nationale de Belgique/Tome 1/BASSENGE, Jean-Nicolas

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BASSENGE (Jean-Nicolas), homme d’état et écrivain, naquit à Liége, le 24 novembre 1758, de Marie-Gertrude Legrand et de Thomas Bassenge, procureur. Cet estimable citoyen, dont nous allons essayer de compléter la biographie, a marqué dans l’histoire de son pays à la fin du xviiie siècle. Digne, par les qualités qui le distinguaient, de l’affection et de l’estime de ses contemporains, il a, par son patriotisme, son désintéressement, son courage, mérité d’occuper une place honorable dans nos annales. Son père, homme instruit et connaissant tout le prix d’une bonne éducation, veilla à lui en donner une en rapport avec le rang qu’il occupait dans la bourgeoisie de sa ville natale. Visé, l’une des vingt-deux petites villes de la principauté liégeoise, possédait alors un collége dirigé par les oratoriens et que recommandait le mérite de plusieurs de ses professeurs. Bassenge y fit ses humanités et y rencontra Reynier et Henkart, avec qui il noua des rapports d’amitié que la mort seule put rompre. Plus tard Hyacinthe Fabry fut compris dans cette touchante association, et c’est lui, dernier survivant de cette pléiade d’hommes d’esprit et de cœur, qui s’imposa la pieuse tache de conserver les titres poétiques de ses amis[1].

En 1781, Bassenge débuta dans la carrière d’homme de lettres par une pièce de vers intitulée : La Nymphe de Spa. Il avait alors vingt-deux ans. Cette pièce, qu’un juge compétent[2] a qualifiée de « gracieuse épître, pleine de courtoisie et de verve, » était adressée à l’auteur de l’Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes. Œuvre d’un jeune homme ardent et imbu des idées dominantes, elle témoignait d’une grande admiration pour un livre bien surfait alors et bien déchu aujourd’hui de cette réputation imméritée. Il y avait là un vers contre les « clameurs des vils cagots des bords de la Seine ; » mais, en définitive, le seul reproche sérieux qu’on pût lui faire, c’était d’élever trop haut l’historien à qui elle était adressée. Ce tort, Bassenge le partageait avec la grande majorité du public, et la présence de Raynal, qu’il rencontra à Spa, où son père malade l’avait emmené, avait excité sa verve.

Au lieu de laisser passer inaperçue cette saillie d’un jeune poëte, des membres trop zélés d’un clergé, qui cependant ne passait pas pour intolérant, la déférèrent au consistoire qui en fit une grosse affaire. Invité à s’expliquer, Bassenge, au lieu de se rendre à l’injonction, s’adressa au prince-évêque. Velbruck, dont les goûts littéraires sont connus, qui lui-même avait reçu Baynal, fit bon accueil à la pétition : il ordonna d’arrêter les poursuites. L’auteur, néanmoins, reçut encore deux sommations de comparaître, et, enfin, le 27 octobre, le synode publia un mandement contre « une pièce de vers insultante pour tous les genres d’autorité, » se réservant d’en « punir l’auteur selon la rigueur des lois. » Le vicaire général comte de Rougrave présidait ordinairement : c’était un homme modéré qui probablement eût fait entendre raison à ses collègues ; mais il était absent, et la présidence appartenait en ce cas à De Ghisels, chanoine tréfoncier qui devint bientôt après grand écolâtre, et qui céda imprudemment aux sollicitations de quelques ardents du chapitre cathédrale. L’affaire prenait des proportions graves, et Velbruck dut intervenir de nouveau pour étouffer des poursuites, qui certainement n’auraient pas tourné à l’avantage de ceux qui les réclamaient.

Peu de temps après, Bassenge partit pour Paris. Si les tracasseries que lui avait suscitées son épître à Baynal ne furent pas complètement étrangères à ce voyage, il paraît cependant que, pour lui, l’objet principal de ce séjour dans la capitale de la France était de se former le goût. Les papiers du bourgmestre Fabry, qu’il appelait son second père, renferment des lettres où se trouvent de curieux renseignements à ce sujet. Il y est notoirement question d’un ouvrage dont Bassenge préparait le prospectus, et sans doute il était déjà parvenu à se créer des ressources, car une de ces lettres renferme le passage suivant : « Si vous voyez mon bon papa, ayez la bonté de lui dire qu’à présent je vais me suffire à moi-même, et qu’il ne sera plus obligé de m’envoyer de l’argent, que je ne lui eu demanderai plus. »

Bassenge arriva à Paris dans les derniers jours de 1781, peut-être le 31 décembre[3]. A Bruxelles, où il s’arrêta quelques jours, il revit Raynal plusieurs fois, et ces entrevues réitérées ne firent qu’accroître son admiration pour celui-ci. Sa correspondance avec Fabry contient une lettre remplie de curieux détails à ce sujet[4], comme aussi par rapport à Grétry, qui lui avait fait un accueil tout cordial. Le jour même ou le lendemain de son arrivée à Paris, il avait assisté à la première représentation de La Double Épreuve, opéra de son compatriote qui fut, dit-il, « porté aux nues. » Son séjour doit y avoir été assez long, puisque sa dernière lettre à Fabry est du 24 septembre 1783, et, loin d’annoncer son départ, il écrit à son correspondant, dont il vient d’apprendre l’élection comme bourgmestre pour la seconde fois : « Puissé-je bientôt vous dire de vive voix tout ce que la nouvelle qui vient de nous arriver m’a fait éprouver de sentiments délicieux ; mais je ne crois pas avoir cette satisfaction de sitôt encore. »

Il était certainement de retour en 1785, car il fut le promoteur de la Société patriotique, dont l’idée remonte à cette époque, et il prit aussi, dès lors, une part fort active à la polémique que détermina la querelle des jeux de Spa. Toute personnelle au début, la question soulevée à ce propos avait fini, grâce à la maladresse du successeur de Velbruck, par devenir une question politique. L’ouvrage de l’avocat Piret : De la souveraineté des princes-évêques de Liége, écrit en faveur du pouvoir, avait causé une forte sensation, et Bassenge y répondit par ses Lettres à l’abbé de Ρ…… (le chanoine De Paix), qu’on croyait l’auteur du mémoire. Ces lettres, où ne manquent ni la chaleur, ni le mouvement, sont diffuses et remplies de déclamations ; elles contiennent néanmoins, comme le dit le baron de Stassart, « d’énergiques tableaux et des pages éloquentes, » et surtout elles attestent de nombreuses recherches dans les documents historiques et diplomatiques du pays, recherches d’autant plus méritoires qu’elles n’allaient guère à l’esprit imaginatif de l’auteur.

Ce livre attira l’attention et aussi l’animadversion du gouvernement sur un jeune homme que ses rapports avec les patriotes les plus éminents : Fabry, Chestret, Ransonnet, Donceel, Lesoinne, et d’autres, commençaient à mettre en évidence. Déjà, lors de la terreur qu’avait répandue dans les rangs de l’opposition le jugement rendu par l’échevinage de Liége contre Redouté et ses coaccusés, en juillet 1787, Bassenge avait jugé prudent de suivre à Cologne son ami Reynier, qui s’y était réfugié auprès de son beau-père, le banquier Dumont. Toutefois, il en était revenu, lors de la session des états, qui fut convoquée à la fin de cette année : nous en trouvons la preuve dans une requête relative à la saisie de ses dernières lettres, et qui ne trouva auprès de l’assemblée qu’un accueil dédaigneux.

Cette attitude malveillante de l’échevinage et de l’assemblée des représentants de la nation liégeoise força les patriotes à réclamer l’intervention de la chambre impériale de Wetzlar, et des députés furent chargés de solliciter en faveur des malheureux que venait de frapper un jugement inique. Le tribunal des XXII, impliqué dans la procédure ouverte à ce sujet, avait délégué un de ses membres, Chestret. Bassenge lui fut adjoint, et l’activité de ses démarches contribua à obtenir une sentence favorable. On était parvenu à la session des états de 1789, et la roideur du gouvernement de Hoensbroech n’avait cessé de fournir des armes nouvelles à l’opposition, quand l’éditeur de L’Esprit des Gazettes, Urban, commença, à Tignée, la publication de l’Avant-Coureur (février). Publié aux portes de Liége, mais sur terre impériale, ce journal fut, pour le prince-évêque, une cause de cruels soucis. Bassenge en devint le principal rédacteur, et sa correspondance liégeoise exaspéra ses adversaires. Dans la position qu’il avait prise, il fit preuve d’une inébranlable fermeté, et sa Note aux citoyens, publiée le 17 août, fut le tocsin de l’insurrection qui éclata le lendemain.

Hoensbroech finit par accéder aux vœux de la population liégeoise ; et quand, peu de jours après, il se fut enfui de son château de Seraing, pour provoquer de la chambre impériale une sentence contre la révolution, les patriotes furent obligés d’envoyer de nouveau des députés à Wetzlar, pour combattre les intrigues des agents du prince. Bassenge, élu membre du conseil municipal, installé le 18 août, fit partie, avec Chestret et Lesoinne, de la députation au nom du tiers état. Les démarches de cette députation n’ayant pas réussi, et Hoensbroech persistant à réclamer une intervention armée, on confia à Bassenge le soin de rédiger une réponse au déhortatoire des commissaires préposés à l’exécution des sentences de la chambre impériale. Il fut ensuite, toujours avec Chestret, envoyé à Berlin pour déterminer le caractère de l’intervention du cabinet prussien, qui venait de prendre possession de Liége, en qualité de médiateur. Plus tard encore, lorsque les soldats de Frédéric-Guillaume II eurent quitté le pays et qu’il fallut se préparer à résister aux autres princes exécuteurs, Bassenge fut adjoint à Lesoinne, pour négocier avec le congrès belge l’union des deux révolutions, ou tout au moins pour en obtenir des secours financiers. Ses compatriotes prouvèrent qu’ils appréciaient l’étendue de ses services, en le portant le premier sur la liste des conseillers de la cité élus en juillet 1790.

Un mois après, les Liégeois furent invités à envoyer des députés à Francfort, où devait se réunir la conférence des électeurs de l’Empire pour délibérer sur leur conflit avec Hoensbroech, et Bassenge y fut envoyé avec Lesoinne, au nom de la cité ; le comte Charles de Geloes y représentait le chapitre, le comte de Berlaymont de la Chapelle l’état noble, et Chestret le tiers état. Les efforts de cette députation échouèrent devant le revirement de la Prusse, après la chute de Herzberg, et Bassenge fut renvoyé avec Chestret à Berlin, pour empêcher le honteux abandon qui se préparait. Leurs sollicitations furent inutiles : la Prusse s’était réconciliée avec l’Autriche, et Bassenge, parti de Berlin, alla rejoindre, à Wesel, son vieil ami Fabry, qui déjà avait dû quitter Liège.

La restauration eut lieu sur ces entrefaites, et les patriotes, poursuivis par une réaction impitoyable, n’eurent d’autre ressource que l’exil. Bassenge fut naturellement porté sur la première liste des proscrits ; en compagnie de Fabry dont il ne se sépara point, il se réfugia à Givet, puis à Bouillon. Le gouvernement de Bruxelles avait promis son intervention aux réfugiés, mais tous ses efforts vinrent se briser contre les aveugles rancunes des conseillers de Hoensbroech, et Bassenge, dans son Adresse à l’Empereur (septembre 1791), exposa les raisons qui forçaient les patriotes liégeois à ne plus compter désormais que sur eux-mêmes. Abandonnés par les deux puissances germaniques, qui successivement les avaient leurrés par de trompeuses promesses d’assistance, il ne leur restait d’espoir que du côté de la France, et c’est de ce côté qu’ils se tournèrent.

Il semblait possible de ménager cette intervention sans sacrifier l’indépendance nationale, et cela en unissant, comme on l’avait déjà essayé, le pays de Liége à la Belgique. Tel paraît avoir été le but que poursuivirent les hommes qui poussèrent à l’établissement du comité révolutionnaire des Belges et Liégeois unis (janvier 1792). Mais les opinions extrêmes ne tardèrent pas à prévaloir, et Bassenge, qui était arrivé avec Lesoinne et Hyacinthe Fabry, pour y représenter le parti modéré, fut obligé de se retirer avec ses amis, après avoir assisté à deux séances. Bientôt survint la déclaration de guerre à l’Autriche (avril). Après deux tentatives infructueuses pour pénétrer en Belgique, les Français, sous le commandement de Dumouriez, gagnèrent la bataille de Jemmapes (6 novembre), que suivit la conquête de notre pays. Dès qu’ils eurent pris possession de Liége, les vainqueurs s’occupèrent à en réorganiser le gouvernement, et d’abord ils rétablirent le conseil municipal élu en 1790 : Bassenge, qui en faisait partie, en devint le secrétaire. On projeta ensuite la formation d’une convention nationale liégeoise, et parmi les quatre citoyens élus dans la cité au premier tour de scrutin, Bassenge fut celui qui obtint le plus de suffrages. Il devint ensuite le vice-président de cette convention transformée en assemblée provinciale provisoire (février 1793) dont la présidence fut conférée à Fabry. Ce fut encore Bassenge qui, toujours à la même époque, fut chargé, par la Société des amis de la liberté et de l’égalité, de rédiger un rapport sur la question importante et délicate de la réunion à la France. Tout en se prononçant pour l’affirmative, il y ajouta des réserves dont on se fit plus tard une arme contre lui et ses amis. Chef réel de l’assemblée dont Fabry, affaibli par l’âge et les fatigues d’une vie agitée, n’était guère que le président nominal, il défendit avec vigueur les opinions du parti modéré dans toutes les discussions publiques, dans le Manuel du républicain, publié par son frère Lambert, dans sa réponse à l’ouvrage de Chaussard, et resta sur la brèche jusqu’au dernier instant. Chargé de présider la dernière séance de l’assemblée provinciale, il ne quitta Liége que lorsque l’évacuation en était déjà commencée (4 mars). Avec un grand nombre de ses concitoyens, menacés comme lui par un gouvernement implacable, il reprit le chemin de l’exil, et fut chargé de rédiger, puis de présenter à la Convention, le vœu de réunion à la France (avril).

Bientôt après survint la déplorable désunion provoquée entre les réfugiés par les Franchimontois, et Bassenge se trouva tout particulièrement signalé aux récriminations furibondes des dissidents. Le ministre Lebrun qui, en sa qualité de rédacteur du Journal général de l’Europe, publié à Liége en 1790, s’était attaché aux patriotes et leur avait rendu des services après son retour en France, avait été proscrit avec Vergniaud et ses amis. Obéissant à un sentiment généreux, Henkart lui écrivit une lettre qui fut publiée dans le Journal de Paris et que signèrent un certain nombre de réfugiés parmi lesquels se trouvait Bassenge : à ce titre, il fut enveloppé dans la proscription qui menaçait tous les amis des girondins. Soutenus par la commune du 10 août, les montagnards liégeois appelèrent a eux les Franchimontois, qui, sous main, avaient suscité la division, et l’on vit alors s’établir l’assemblée générale populaire des ci-devant pays de Liége, Franchimont, Stavelot et Logne. La Gironde liégeoise eut à soutenir une lutte très-vive, dont le poids pesa particulièrement sur Bassenge. On ne peut trop admirer le courage qu’il déploya dans ces circonstances difficiles, comme aussi la fidélité qu’il ne cessa de montrer à ses amis politiques. Lorsque les dissentiments, qui éclatèrent entre les avancés, ouvrirent enfin les voies à une réconciliation, Bassenge s’employa de la manière la plus active à faire de nouveau prévaloir les idées de modération. Ses démarches n’obtinrent pas un succès immédiat, et dans l’intervalle l’occasion se présenta pour lui d’intervenir en faveur de Fyon qui, à la suite d’une querelle avec quelques-uns de ses compatriotes franchimontois, avait été arrêté. Un autre réfugié, Ransonnet, avait aussi été arrêté pour une prétendue infraction à ses devoirs militaires, puis rendu à la liberté par l’influence de Robespierre. Il mit son ami Bassenge en rapport avec ce personnage important, et Bassenge s’attacha à éclairer Robespierre sur les machinations des agents de la terrible commune à l’égard de ses amis et de lui-même. Avec la générosité qui le caractérisait, il voulut aussi profiter de l’occasion pour venir en aide à Fyon, qui certes n’avait aucun droit à ce bon office et qui, grâce à cette intervention, recouvra la liberté. La réconciliation, à laquelle Bassenge n’avait cessé de travailler suivit bientôt après, et il fut nommé président de l’assemblée régénérée, qui se constitua dès que les montagnards les plus accentués en eurent été exclus (février 1794). Attribuant avec raison ce résultat à l’influence de Bassenge, informés aussi de l’envoi au comité de salut public d’un mémoire où il s’appliquait à ouvrir les yeux sur les trames et sur le motif réel des dénonciations dont ils s’étaient rendus coupables envers leurs compatriotes les plus honorables, les montagnards expulsés voulurent se venger de l’homme qui les démasquait ; et le firent arrêter sous les prétextes les plus frivoles et les plus odieux. Il ne fut remis en liberté que peu de jours avant le 9 thermidor, et les sollicitations de la femme de son ami Ransonnet auprès de Robespierre contribuèrent puissamment à ce résultat.

À ce moment les Français, vainqueurs à Fleurus, reprenaient possession de nos provinces, et Bassenge fut un des premiers réfugiés qui revinrent à Liége à leur suite. Comme cela s’était fait à l’époque de la première invasion, on rappela (août) le dernier conseil municipal établi par les patriotes : celui qui avait été élu en janvier 1793 ; il remplaça un comité d’urgence qui avait pris possession de l’administration de la cité le lendemain de l’arrivée des Français. Il fallait aussi une administration générale, qui fut organisée par le conventionnel Frécine (septembre) : elle s’intitula administration centrale provisoire du ci-devant pays de Liége et fut composée des membres envoyés à l’assemblée provinciale de 1793. Bassenge y reprit son poste, et resta dans celle qui lui succéda à l’époque où la Convention, fidèle à son système d’étouffer les idées de provincialisme, bien plus puissantes encore chez nous qu’en France, commença le démembrement de la principauté liégeoise (octobre). Malgré leurs sympathies pour la France et ses idées, les patriotes liégeois ne furent pas traités avec plus de ménagement que les patriotes belges, et Bassenge se distingua par sa résistance énergique à un système d’exploitation, aussi honteux pour ceux qui l’avaient ordonné que désastreux pour ceux qui en souffraient. Il n’existait qu’un seul moyen d’y échapper : obtenir de la Convention qu’elle décrétât la réunion définitive du pays de Liége à la France. Le vœu émis dans les assemblées primaires pendant la première invasion avait été accepté, puis l’exécution suspendue jusqu’à ce que la conquête eût produit les résultats financiers qu’on en attendait. Une députation dont Bassenge était le chef fut envoyée aux représentants du peuple établis à Bruxelles, et comme ces derniers n’avaient pas qualité pour décider la question, Bassenge se mit en route pour Paris (octobre).

Dans le mois suivant, fut décrétée l’organisation générale des pays conquis : une administration centrale à Bruxelles, une administration d’arrondissement dans chacune de nos provinces. À cette organisation était jointe une série de dispositions ruineuses, contre lesquelles l’assemblée provinciale encore en fonctions résolut de réclamer ; des instructions dans ce sens furent envoyées à Bassenge. L’organisation nouvelle froissait surtout les patriotes liégeois, en les soumettant à l’autorité d’une assemblée établie à Bruxelles. Tout résignés qu’ils étaient à la perte de leur indépendance, ils tenaient à conserver l’intégrité territoriale de leur patrie et à la voir incorporée tout entière dans la France. Quatre mois durant, Bassenge ne discontinua pas ses démarches auprès de la Convention, luttant avec persévérance contre la montagne liégeoise, qui, expulsée des postes occupés par elle dans un premier moment de surprise, cherchait à se venger, et n’en trouvait que trop les moyens dans les intelligences qu’elle conservait à Paris. La Convention ne voulait pas décréter la réunion définitive du pays de Liége avant celle des autres provinces belges. Cependant, pour donner quelque satisfaction aux Liégeois, elle consentit à leur envoyer un représentant particulier. L’administration d’arrondissement s’était installée dans l’intervalle, et les représentants du peuple en Belgique avaient déclaré maintenir pour les pays conquis le maximum dont la Convention venait de délivrer la France. Bien plus, en faisant quelques concessions à ce sujet, ils avaient voulu se les faire payer, et une contribution d’un million de livres payable en numéraire dans les six semaines, avait été imposée à l’arrondissement de Liége (janvier 1795). Dès que Bassenge, qui se trouvait encore à Paris, apprit cette nouvelle exaction, il envoya à deux journaux français une lettre où il flétrissait avec raison la mesure, et qui fut accueillie à Liége avec une satisfaction facile à concevoir.

Bassenge revint quelque temps après ; il n’avait pas été placé, nous ne savons trop pourquoi, dans l’administration d’arrondissement. Le représentant particulier envoyé à Liége, où il arriva en mai, voulut réparer ce qui semble n’avoir pas été un oubli, en instituant dans le sein de la municipalité un tribunal de police d’après les bases adoptées en France, et il y plaça les trois victimes de la tyrannie : Bassenge en qualité de procureur de la commune, Hyacinthe Fabry et Henkart comme substituts. Ce représentant ayant ensuite été rappelé, Bassenge retourna à Paris, pour combattre les menées du parti montagnard, qu’on soupçonnait avec raison d’avoir provoqué la mesure. Quand il revint, au bout de quatre mois, la réunion définitive du pays de Liége à la France était décidée. Réclamée comme le seul moyen d’échapper à l’odieux régime de la conquête, cette réunion allait au moins diminuer les souffrances d’une population aux abois. Le décret du 9 vendémiaire an IV parvint à Liége le 13 et y fut publié le 15. Le 20 fut célébrée la fête de la réunion. Bassenge, qui y avait présidé, fut chargé avec Hauzeur, Soleure et Danthine de retourner à Paris, pour présenter à la Convention une adresse de remercîments, au nom de l’administration d’arrondissement et de la municipalité. Il fut ensuite l’un des cinq administrateurs que l’arrêté du 27 brumaire donna au département de l’Ourthe. Dans sa nouvelle position, Bassenge continua, par la générosité de son cœur, par sa bienveillance inaltérable, à mériter l’affection et la confiance de ses concitoyens, qui le lui témoignèrent en le choisissant, en l’an VI, pour leur représentant au conseil des cinq-cents. Il fit ensuite partie du corps législatif, d’où il fut écarté, en 1802, par un gouvernement ombrageux qu’irritait toute opposition. Lié d’amitié avec Ginguené et Amauri Duval, il avait coopéré à la rédaction de la Décade philosophique : cette honorable amitié devint pour lui un titre de proscription. Et cependant avec beaucoup de républicains modérés, il avait applaudi, favorisé même le coup d’État du 18 brumaire, ne prévoyant sans doute pas le despotisme qui devait en sortir. Après cette exclusion imméritée, Bassenge rentra dans la vie privée et exerça les modestes fonctions de bibliothécaire jusqu’à l’époque de sa mort, survenue le 16 juillet 1811, à l’âge de cinquante-deux ans. Un article de Henkart, et une fable de Rouveroy, dans le Journal de Liége, une phrase assez pâle dans un rapport du secrétaire général de la Société d’Émulation sont à peu près les seuls honneurs rendus à sa mémoire.

Un fait encore pour achever son éloge : cet homme, qui avait occupé une haute position, qui avait été pendant dix ans une puissance parmi ses concitoyens, mourut dans un état voisin de dénûment. Ce ne fut pas, comme on pourrait le croire, le résultat de l’inconduite, car, ainsi que l’a dit un de ses biographes[5], « s’il paya son tribut à l’humaine imperfection, ses faiblesses furent toujours du nombre de celles que l’amitié seule a le droit de reprendre. » Ajoutons que Bassenge était une de ces natures d’élite qui se préoccupent fort peu des intérêts positifs, et que la gêne dont il souffrait parfois était uniquement le résultat du désintéressèment propre aux natures poétiques. Car, en esquissant cette existence si active, si bien remplie, nous devons ajouter que Bassenge fut aussi un poëte qui ne manqua ni de verve ni d’originalité. Nous avons dit plus haut comment Hyacinthe Fabry, aidé du docteur Ansiaux et du professeur Destriveaux, réunit ses titres littéraires avec ceux de Reynier et de Henkart. Dans les deux volumes qui renferment leurs œuvres principales, les trois amis ont chacun leur notice, et celle de Bassenge, qui nous a servi dans ce travail, est de Destriveaux ; on y trouve plusieurs anecdotes qui confirment ce que nous avons dit des qualités de l’homme à qui cet article est consacré. La Société d’Émulation, dont il était membre honoraire, lui décerna, en 1812, les honneurs de l’inscription dans la grande salle des scanres publiques.

A. Borgnet.


  1. Loisirs de trois amis, Liége, 1822, 2 vol. in-8o.
  2. Le baron de Stassart : Notice consacrée à Bassenge, dans la Biographie universelle de Didot, et plus tard reproduite dans le volume de ses œuvres.
  3. Lettre à Fabry du 7 janvier 1782. Le baron de Stassart a fait erreur, à ce sujet, dans sa notice.
  4. Lettre citée plus haut.
  5. Destriveaux, Loisirs de trois amis, vol. II.