Biographie nationale de Belgique/Tome 2/BERTHE (mère de Charlemagne)

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BERTHE ou BERTRADE, mère de Charlemagne, la Berthe au grand pied des légendes, la blonde Berthe des trouvères, était née dans les Ardennes, d’une famille noble et riche, et son père Charibert fut investi, grâce surtout à l’influence des Pépin, de la charge importante de comte de Laon. Sou aïeule, qui portait le même nom qu’elle, et son père affectèrent, en 721, une partie de leurs revenus de Rumerescheim dans l’Ardenne (infra terminos Ardennæ), à la fondation du monastère de Prum. C’est là qu’ils résidaient au moment de la donation. C’est aussi le même domaine qui forme l’alleu de Bertrade, lorsqu’en 740 elle épouse Pépin, comme nous l’apprend un diplôme de Pépin, du 13 août 762, où intervient Bertrade. In pago Choras, villæ quæ dicitur Rumerescheim portio Bertrada quam genitor suus Heribertus et in alode dereliquit. On lit à la fin : Manu propria decrevimus roborare, ego Pipinus et conjunx mea Bertrada. Signum Caroli, filii sui consentientis. Jamais aucun nom plus que celui de Bertrade ne fut entouré de mystère. Il est cependant certain qu’elle était Ardennaise, des chartes authentiques l’établissent ; et les traditions liégeoises, d’accord avec l’histoire, en font une cousine d’Ogier le Danois et de Garin le Loherain. Il n’y a rien d’étonnant dans cette assertion, puisque Garin le Loherain devait son nom à sa naissance en Lotharingie, et l’on sait qu’il faut lire Ogier l’Ardennois pour Ogier le Danois. Tous ces héros, d’ailleurs, sont Avalois, c’est-à-dire de la contrée qui fut longtemps désignée par le nom de Pays-Bas. Il est à remarquer que c’est au pays de Bertrade, dans les Ardennes, entre Liége et Metz ou entre Landen et Thionville qu’ont pris naissance toutes les traditions conservées dans les romans du cycle carolingien. Bertrade fut surnommée au grand pied parce qu’elle avait, dit-on, un pied plus grand que l’autre ou encore Berthe la Débonnaire, parce qu’elle se distinguait entre toutes les femmes par sa douceur et sa bonté. Elle mérita par ses vertus d’être la mère de Charlemagne et par sa douceur d’être l’aïeule de ce Louis qui hérita de son surnom de débonnaire. Le mariage de Pépin et de Bertrade remonte aux dernières années de Charles Martel. Ce mariage était légitime d’après le droit civil et politique, puisque la fiancée avait apporté à son époux un alleu et il suffisait selon l’usage des Francs qu’il eût été précédé de la coemption par le sou et le denier. Mais ce fut plus tard, avant l’envoi à Rome du chapelain Fulrad, chargé de solliciter du pape la consécration d’une nouvelle dynastie que, selon le texte des annales de Saint-Bertin, Pépin fit confirmer cette union par les cérémonies de la bénédiction religieuse qui pouvaient seules, aux yeux de l’Église, en établir la validité. Pépin le Bref voulut être sacré par un légat du saint siége ; il reçut, à Soissons, l’onction des mains de saint Boniface. La reine Bertrade, sa femme, fut couronnée avec lui ; par là, Pépin faisait adopter à la nation les enfants qu’il avait de cette princesse, il évitait toutes les contestations qui auraient pu s’élever au sujet de la succession au trône et l’assurait ainsi à ses fils déjà nés. Quant à la date du mariage de Pépin et de Bertrade, elle n’est point indiquée dans le manuscrit des annales de Saint-Bertin. Il est probable qu’il eut lieu en 746, lorsque la retraite de Carloman donna un libre cours à l’ambition de Pépin. La date de 747, assignée à la naissance de Charlemagne par l’auteur des Annales Petaviani, date dont l’inexactitude semble préméditée, confirme cette opinion.

La reine Bertrade, mère de Charlemagne et de Carloman, qui s’étaient partagé l’héritage de leur père, exerçait sur ses fils un empire qu’elle n’employa qu’à entretenir la paix entre eux et avec leurs voisins. Elle avait formé le projet de marier son fils aîné avec la fille de Didier, roi des Lombards ; elle voyait avec bonheur dans ce mariage la pacification générale, qui allait être son œuvre. La France, devenue sous Pépin ennemie des Lombards pour secourir le saint siége, restait investie du rôle supérieur de médiatrice. Le roi de France, patrice de Rome, devenant le gendre du roi lombard, était le gage d’une paix indissoluble entre la cour de Rome et celle de Pavie. D’un autre côté, Carloman, excité par les intrigues de Didier, aurait été ramené par lui à de meilleurs sentiments envers son frère. Telle était la perspective qui s’offrait aux espérances de Bertrade. Pour étouffer ces haines, pour préparer ces alliances, l’active et bienfaisante reine parcourut l’Alsace, la Bavière, l’Italie, négociant toujours et partout inspirant des sentiments iiacifiques. Le mariage de Charlemagne avec la fille du roi des Lombards fut célébré ; mais il fut d’une courte durée, car bientôt Charlemagne répudia sa femme pour épouser Hildegunde. La guerre s’alluma bientôt entre les Lombards et les Francs. Didier, enfermé dans Pavie, résista longtemps, mais la fidélité de ses sujets se lassa et la ville ouvrit ses portes à Charlemagne. Bertrade, qui avait vivement désiré l’alliance des Lombards, s’affligea de ces événements si contraires à sa politique ; elle vit avec douleur détruire son ouvrage et dissiper ses espérances. Ce fut le seul chagrin, dit Éginhard, que son fils lui donna pendant sa vie. Depuis cette époque, l’histoire ne parle plus guère de la reine Bertrade, elle ne mourut cependant qu’en 783, après avoir vu le commencement de cette ère de gloire et de grandeur qui devait immortaliser le nom de son fils. Éginhard raconte qu’elle passa sa vieillesse près de Charlemagne, mais, d’après d’autres sources, elle termina ses jours dans un cloître.

Le mystère qui entoure toute la vie de Bertrade ne se dissipe pas même quand on s’attache à découvrir ce qui advint d’elle après sa mort. On croyait au moyen âge (cette tradition est mentionnée dans la chronique de Saint-Bertin) qu’une comtesse de Flandre avait enlevé de Saint-Denis les froides dépouilles de la mère de Charlemagne ; mais cela était oublié quand, en 1648, le grand Condé vainquit les Espagnols à Lens. Au bulletin de la bataille succéda un autre bulletin relatif à la conquête de la ville d’Aire, où l’on conservait, y était-il dit, le corps de la reine Bertrade. Les Bollandistes, qui commençaient alors leur précieuse collection des Acta sanctorum, s’émurent de cette allégation. Ils provoquèrent une enquête ; on fit des fouilles, et l’on retrouva non-seulement les restes de la reine Bertrade, mais aussi ceux du premier roi franc de la dynastie carolingienne. On constata que Pépin le Bref avait été de petite stature : cinq piés et demi de long, plus n’en ot mie, comme dit Adenès, mais qu’il n’en était pas de même de sa femme, que les romanciers avaient nommée, à juste titre, Berthe au grand pied. On lut sur une lame de plomb que la translation de ses restes avait eu lieu au mois d’août 1255. Il convient d’ajouter qu’en 1264 les moines de Saint-Denis firent de leur côté ouvrir le tombeau de Bertrade, construit dans leur église, et qu’ils déposèrent les ossements que l’on y trouva dans le chœur de l’église. De quel côté était la vérité ? Il est difficile de se prononcer aujourd’hui sur ces prétentions contradictoires.

Les poètes se sont emparés de la vie de cette princesse ; parmi ceux-ci, le plus célèbre fut Adenès, surnommé le Roi, alors attaché aux ducs de Brabant qui se prétendaient les héritiers directs de Charlemagne (Duces Lotharingiœ de prosapia sancti Caroli Magni). Il composa pour Marie de Brabant, épouse de Philippe le Hardi, le roman en vers de Berthe au grand pied (Publié par M. Paulin Paris, en 1836). Selon lui, la reine Berthe était fille d’un roi de Hongrie nommé Flore et de la reine Blanchefleur, sa femme. Blanchefleur aime sa fille avec tendresse et se sépare d’elle avec de grands regrets quand Berthe vient en France épouser Pépin ; mais avant qu’elle soit montée sur le trône, une autre femme prend sa place et Berthe, entraînée dans une forêt, va périr, quand des sergents, chargés de la mettre à mort, prennent pitié d’elle. Cependant, la reine de Hongrie, Blanchefleur, voulut venir en France voir sa fille, afin de jouir du bonheur que cette princesse devait procurer à la nation et d’être témoin de l’amour des Français pour elle. Dès qu’elle arriva en France, elle fut étonnée des plaintes qu’elle entendait de toutes parts sur l’injustice et la tyrannie de l’épouse de Pépin. Elle se présente au palais et veut se rendre à l’appartement de sa fille. Mais la fausse princesse, toute éperdue, accourt et cherche à l’éloigner. Blanchefleur insiste et entre au palais malgré tous les obstacles. La reine de Hongrie, à qui toutes ces choses étranges et contraires à son attente achevaient d’inspirer de violents soupçons, examine aussitôt les pieds de la fausse Berthe, s’assure ainsi que ce n’est pas sa fille et le déclare au roi. Les coupables sont arrêtés, avouent toute l’intrigue et l’expient par leur supplice. Qu’était devenue la véritable reine de France ? Après avoir longtemps erré à travers la forêt, mendiant son pain, exposée aux plus grands dangers, elle avait enfin rencontré dans la province du Maine un vieil et saint ermite qui lui avait donné un asile et l’avait adressée à deux laboureurs pauvres, mais charitables (ils se nommaient Simon et Isabeau), qui se chargèrent de sa misère et qu’elle en dédommagea en se mettant en état de leur être utile par ses travaux. Berthe se donna pour une infortunée, fuyant les persécutions domestiques et avoua qu’elle se nommait Berthe. Simon et Isabeau avaient deux filles, Berthe fut leur sœur ; dans sa nouvelle famille, tout le monde l’aimait ; sa douceur, sa bonté charmaient tous les cœurs ; on admirait ses vertus et ses talents, et quand l’aventure de la fausse Berthe fut connue, ses parents adoptifs commencèrent à soupçonner qu’ils possédaient chez eux la véritable reine de France. Celle-ci, cependant, ne s’occupait qu’à filer et à broder. Quelques années plus tard, Pépin, s’étant égaré à la chasse dans la province du Maine, rencontre au milieu de la forêt une jeune paysanne à qui il demande le chemin. La paysanne le lui indique. Pépin, frappé de son langage et de son air noble, se rend aussitôt à la demeure de Simon, où il acquiert la certitude qu’il a retrouvé la reine, sa fiancée, qu’il croyait perdue. Les détails les plus romanesques marquent la reconnaissance des royaux époux. Pépin tint cour plénière pendant trois jours dans la maison de Simon ; il en fit son conseiller et son ministre ; sa femme Isabeau fut dame d’honneur de la Reine et leurs filles furent ses dames du palais. La reine continua à cultiver l’art de filer et de broder qu’elle avait appris pendant son exil ; elle fila des habits pour les pauvres et Berthe la Fileuse n’est pas moins connue que Berthe la Débonnaire ou au grand pied.

Le roman espagnol, intitulé Nochès de Juvierno, ne fait pas la reine Berthe si sage. Elle aime, au lieu de Pépin, un jeune seigneur de grande maison, nommé Dudon du Lys, qui a été chargé de la de- mander en mariage pour le roi et de l’amener à Paris. C’est cette inclination qui favorise le stratagème de la fausse Berthe, qui s’appelle ici Fiamette. Fiamette offre à Berthe de prendre sa place à la faveur de leur ressemblance. Berthe doit retrouver Dudon à la porte du palais, mais au lieu de son amant, elle ne trouve que des brigands qui l’enlèvent. Le reste de l’histoire est assez conforme au roman d’Adenès. Pépin retrouve la véritable Berthe sur les bords du Magne, qu’on croit être la Mayenne, et c’est là qu’il célèbre de nouveau ses noces avec Berthe.

Quel que soit, du reste, le charme de ces récits, la poésie ne parviendra jamais à égaler ce que Bertrade doit à l’histoire, et son plus beau titre aux yeux de la postérité sera toujours d’avoir été mère de Charlemagne.

Bon Albéric de Crombrugghe.