Biographie nationale de Belgique/Tome 9/HENRI DE DINANT

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HENRI DE DINANT. On est fort pauvre en détails biographiques sur Henri de Dinant. On ne connaît, en effet, ni le lieu, ni la date de sa naissance ; on ne pourrait dire qui étaient ses parents, on ignore comment il vécut, on ne sait au juste ni où ni quand il est mort. L’essentiel nous a cependant été conservé, et grâce aux historiens, tant ceux du xiiie que ceux du xive siècle, il est du moins possible d’écrire le récit de ces années héroïques où Henri de Dinant tenta d’assurer, dans sa patrie, aux gens de métiers, une coopération active au gouvernement communal (1253-1257).

Comme Wat-Tyler sorti des rangs du peuple[1], Henri de Dinant ne fut point toutefois, ainsi que le démagogue anglais, un agitateur turbulant et dangereux. Son éloquence, sans doute enflammée et naïve comme celle que Froissart met dans la bouche de John Bull, avait au témoignage unanime des chroniqueurs, le don de remuer, d’entraîner les foules ; mais il savait profiter de l’influence qu’elle lui assurait, pour conduire le peuple d’après les plans d’une politique habile, et non pour le pousser en aveugle dans de sanglantes échauffourées.

Le moment où, pour la première fois, il apparaît sur la scène politique était d’ailleurs des plus favorables aux projets dont il allait poursuivre la réalisation. Encore sous le coup d’événements récents, le patriciat et le clergé liégeois s’observaient alors avec défiance et se portaient réciproquement une sourde inimité. Le peuple restait neutre entre les deux ; mais, d’un côté comme de l’autre, on comprenait quel puissant auxiliaire on trouverait en lui, si on parvenait à se l’attacher. Henri sut profiter de cette situation avec une adresse toute diplomatique. Persuadé que les échevins, ennemis naturels des gens de métiers ne feraient jamais droit spontanément aux revendications même les plus justes de ceux-ci, il résolut de spéculer, au profit de la cause populaire, sur la nécessité où ils étaient de se trouver des alliés. Il leur fit donc de secrètes avances, leur offrant, en retour de quelques concessions à la démocratie, l’alliance des gens de métiers contre l’élu de Liège, Henri de Gueldre. Cette manœuvre fut couronnée de succès. Les échevins consentirent, en effet, à laisser nommer par le peuple les deux maîtres à temps, qui jusque-là se recrutaient exclusivement dans les rangs du patriciat urbain. Le 24 juin 1253, Henri fut élu, et avec lui un personnage dont une tradition peu sûre nous a seule conservé le nom, Jean le Germeau.

Le clergé accueillit cette élection avec faveur. Il lui souriait de voir les gens de métiers, s’affranchissant du joug des échevins, miner l’autorité de cette puissance rivale ; aussi ne cacha-t-elle pas ses sympathies aux deux nouveaux maîtres à temps. C’est là ce qu’attendait Henri. Fort désormais de l’appui du chapitre, il va dévoiler ses plans, jeter subitement le masque et hautement affirmer qu’il ne se contentera pas de quelques concessions, qu’il lui faut un changement radical dans la constitution de la commune. Il commence par prêter serment de fidélité au peuple, contraint les jurés à en faire autant, puis, enhardi par le succès, va jusqu’à sommer les échevins eux-mêmes de s’associer à cette innovation.

Ceux-ci comprirent alors la faute qu’ils avaient commise en se rapprochant de Henri. Ils refusèrent avec hauteur de prêter serment. Refus inutile et tardif qui ne servit qu’à pousser plus avant encore le tribun dans la voie où il s’était engagé. Dès lors, en effet, il lui était impossible de se dissimuler que l’heure de la lutte ne tarderait pas à sonner, et son devoir le plus impérieux lui commandait de mettre aussitôt la commune en état d’éviter un coup de main et de résister avec avantage à ses ennemis. Une compagnie de vingt hommes fut donc établie dans chacun des six vinâves de la cité, avec ordre de réunir le peuple en cas d’assemblée générale, de l’organiser et de le diriger s’il fallait courir aux armes.

Si l’antagonisme entre les échevins et le clergé liégeois avait continué d’exister, il est possible que, dès le xiiie siècle, la démocratie eût été fondée définitivement à Liège par Henri de Dinant. Malheureusement, il n’en fut pas ainsi. Il arriva que l’évêque eut besoin de l’appui des échevins ; un rapprochement eut lieu, puis une alliance, et le peuple, de nouveau se trouva seul contre deux adversaires. Une demande de secours adressée à Henri de Gueldre par le comte de Hainaut, son vassal, fut la cause de ce changement imprévu dans la situation politique de Liège. Alléchés par l’offre de prébendes pour leurs fils et sans doute aussi désireux de se venger du peuple, les échevins, au nom de l’évêque, proclamèrent l’ost au perron. Soit qu’il vît dans cette proclamation une manœuvre politique, soit que, trop confiant désormais dans ses propres forces, il ne craignît plus d’indisposer l’évêque, Henri de Dinant s’opposa à l’enrôlement des gens de métiers, alléguant que ce n’était pas pour des intérêts étrangers que les Liégeois étaient tenus à prendre les armes, mais pour la défense du pays et le soutien des droits de l’Église et de l’évêque. Il alla plus loin. Sur la demande de Henri de Gueldre, son cousin, l’empereur d’Allemagne ayant rendu une ordonnance qui obligeait les Liégeois à concourir à la défense des biens du chapitre, il ne tint aucun compte de cette injonction, et le peuple ne partit pas. C’était une faute. L’élu, désormais hostile à la commune, n’attendit plus que l’occasion de donner un libre cours à son ressentiment. Elle ne tarda pas à se présenter. À la suite d’une émeute où le peuple, craignant pour la vie de son chef, avait brisé les portes du chapitre de Saint-Lambert, Henri de Gueldre jeta l’interdit sur la ville et se retira à Namur avec le chapitre.

En présence d’une déclaration de guerre aussi nette, Henri résolut, de son côté, d’abandonner la politique pour la violence. Il mit les échevins dans l’alternative ou de prêter serment à la commune, ou de quitter la ville. Ils adoptèrent sans balancer le second parti et allèrent se joindre à l’évêque.

La lutte définitivement engagée fut des deux côtés soutenue avec vigueur. Tandis que l’élu cherchait des auxiliaires parmi ses feudataires et la noblesse des contrées voisines, Henri trouvait des alliées fidèles dans les bonnes villes du pays, qui supportaient avec impatience le régime oligarchique contre lequel Liège venait de se soulever. Huy, Saint-Trond s’allièrent donc ouvertement avec lui, établirent dans leurs murs l’organisation des vingt hommes et tinrent la campagne contre l’évêque. Après maints pillages de part et d’autre sans avantage marqué pour personne, la paix fut enfin conclue à Maestricht, par l’intervention du légat du pape, Pierre Capuce. On rendit les prisonniers, le chapitre rentra dans Liège, et la ville fut relevée de l’interdit.

La question était pourtant loin d’être tranchée. Les choses restaient dans le statu quo. Il était évident qu’on n’aboutirait à une paix durable qu’après avoir trouvé une solution. Les deux partis n’avaient ni déposé leurs haines, ni leurs rancunes ; la guerre devait se rallumer bientôt. C’est ce qui arriva.

Quoique son année de maîtrise fut passée, Henri de Dinant n’avait rien perdu de sa popularité. Depuis la guerre, sa renommée s’était même répandue au loin par tout le pays et, dans les bonnes villes, on le considérait comme une sorte de protecteur de la liberté communale. C’est ainsi que les Hutois eurent recours à lui à propos de différends survenus avec leurs échevins. Henri voulut rappeler ceux-ci au respect de la loi ; ils s’obstinèrent, et des troubles survinrent dont le contre-coup se fit sentir à Liège. L’évêque et les nobles saisirent avidement cette occasion de recommencer la lutte. De nouveau l’interdit fut lancé sur la ville, qu’abandonnèrent pour la seconde fois tous les ennemis du nouvel ordre des choses.

L’action allait être décisive. De l’issue de la lutte dépendait maintenant le triomphe ou la ruine de la démocratie. C’est ce que l’on comprit parfaitement. L’élu convoqua sous sa bannière toute la noblesse de l’évêché et obtint même des secours du duc de Brabant et du comte de Hollande. De leur côté, les bonnes villes renouèrent et fortifièrent leurs alliances. Huy, Saint-Trond, Thuin (?) et Dinant s’unirent à Liège, et les milices communales obtinrent d’abord l’avantage. Henri commandait les Liégeois, qui surprirent, sous sa conduite, le châtelain de Waremme et tentèrent différents coups de main contre des forteresses de l’évêque. Mais tout changea de face après la défaite des Hutois par le comte de Juliers (10 août 1255). Saint-Trond se rendit et Henri de Gueldre établissant son armée à Vottem tint étroitement bloquée sa ville épiscopale. En même temps, les échevins proclamaient banni Henri de Dinant ; la famine s’introduisait à Liège, et le peuple demandait la paix. Elle fut conclue à Bierset, le 17 octobre 1255. Le bannissement de son ancien maître et de ses principaux partisans, la perte de ses droits politiques, de lourdes amendes destinées à couvrir les frais de la guerre furent les principales stipulations de cette paix sous laquelle le peuple vaincu se vit contraint de se courber. Cependant, il n’abandonna pas tout espoir de revanche. Moins de deux mois s’étaient écoulés depuis ces événements, lorsque, à l’occasion de nouvelles dissensions entre le clergé et les échevins, il se révolta et rappela Henri, qui réfugié à Dinant, se hâta d’accourir. Le 17 mars 1257, le « père du peuple » entra dans la ville au milieu de l’enthousiasme général. Son apparition devait y être de courte durée. Deux jours après, il avait repris de lui-même le chemin de l’étranger. Sans doute, le peuple ne lui parut pas en état de recommencer la lutte et il ne voulut point, en vue d’un succès improbable, ensanglanter à nouveau le sol de la patrie. Retiré à la cour de Marguerite de Flandre, qui lui savait gré d’avoir jadis empêché l’évêque de guerroyer contre elle, il vécut désormais dans l’intimité de cette princesse « grande vivandière et qui tenoit, dit un chroniqueur, si large hostel qu’elle sembloit mieux estre royne que comtesse. »

Henri Pirenne.

Hocsem, Gesta pontificum leodiensium. Chapeaville, t. II. — Joannes Presbyter, fragments de sa chronique cités par Chapeaville, ibid. en note à Hocsem. — Zantfliet, Chronicon. — Jean d’Oultremeuse, Ly mireurs des Histoires, IV. — Fisen, Historiarum ecclesiæ leodiensis partes duæ, 1re partie. — Foullon, Historia leodiensis, t. Ier. — Bouille, Histoire de la ville de Liége, t. Ier. — Polain, Histoire de l’ancien pays de Liège, t. Ier. — Hénaux, Histoire du pays de Liège, t. Ier. — Édits et ordonnances de la principauté de Liège, éd. Bormans, t. Ier. — Breve chronicon clerici anonimi. Corpus chronic. flandr., III, p. 13. — Becdelièvre, Biogr. liégeoise.

  1. On dit généralement, sur l’autorité de Fisen, que Henri de Dinant appartenait à la noblesse (vir nobilis nomine Henricus Dionantius, II, i, p. 3), mais Hocsem, qui est, pour cette époque, la véritable source historique, ne l’appelle jamais autrement que quidam Henricus de Dionanto ou simplement demagogus. Tous les historiens liégeois font d’ailleurs reprocher à Henri par Arnould des Prez son humilitatem generis.