Biographie nationale de Belgique/Tome 9/HERIGER

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HERIGER (moins correctement Hariger), est le plus ancien historiographe de la Belgique. On ne sait rien de positif sur sa patrie ni sur la date de sa naissance. Vers 955, jeune encore, il entra à l’abbaye de Lobbes, qui était alors un des principaux foyers littéraires de la Belgique, et qui comptait parmi ses illustrations l’évêque Rathère et le chroniqueur Folcuin. Heriger, chargé de la direction de l’école monastique, fut fidèle aux traditions de ses prédécesseurs : il ne laissa pas déchoir les études, et il forma de brillants élèves parmi lesquels on compte Burchard, évêque de Worms et Olbert, abbé de Gembloux. Depuis Francon, l’abbaye relevait au temporel de l’évêché de Liège : Heriger eut ainsi l’occasion d’entrer de bonne heure en relations avec Notger, qui était un chaud protecteur des lettres, et qui attacha le moine de Lobbes à sa personne. Heriger devint l’ami et l’inséparable compagnon du grand évêque, qui l’emmena en Italie, à ce qu’il paraît (985), et qui lui confia d’importants travaux littéraires auxquels lui-même participait dans une large mesure. L’évêque et le moine ont même si bien confondu leurs labeurs, qu’il n’est pas toujours facile de discerner la part de l’un et de l’autre dans les écrits qui nous restent de tous deux. Le rôle d’Heriger ne se borna pas d’ailleurs à ces travaux littéraires ; l’évêque lui confia d’autres missions de confiance, palatina negotia.

En 990, Folcuin étant mort, les moines de Lobbes s’adressèrent à leur chef spirituel, l’évêque de Cambrai, et à leur seigneur temporel, Notger, pour leur demander comme abbé Heriger, dont ils firent à cette occasion un grand éloge. (Voir leurs lettres dans le Gesta epp. Camerac. Pertz, Script. VII, p. 446). Malgré la difficulté que dut avoir Notger à se séparer de son ancien et fidèle collaborateur, la demande fut agréée. Heriger fut consacré abbé de Lobbes le 21 décembre, jour de saint Thomas : depuis cette date, il garda toujours une vénération particulière pour ce saint. Il s’acquitta de ses fonctions avec le zèle et la conscience qu’il apportait à tout : il fit construire l’oratoire de Saint-Benoît, éleva l’autel de Saint-Thomas, et augmenta aussi les ornements sacrés.

Dans les derniers temps, comme il nous l’apprend lui-même, sa vue avait baissé, et il fut obligé de dicter son dernier ouvrage. Il mourut enfin dans une bonne vieillesse le 31 octobre 1007, et fut enterré devant l’autel de Saint-Thommas. À Lobbes, on le regarda comme un saint, et on raconte que des miracles se faisaient sur son tombeau. C’est ce que rapporte une méchante épitaphe du XVIIe siècle :

en l’an mille puis sept
fut cy mis au tombeau
Herigerus discret
qui fit miracles beaux.

Heriger est certainement un des types les plus remarquables du lettré au Xe siècle. Il joignait à la connaissance approfondie de la littérature sacrée celle des principaux écrivains de l’antiquité classique. On trouve dans ses écrits des emprunts ou des citations attestant qu’il avait lu Cicéron, Salluste, Pline, Térence, Horace, Virgile, Tibulle, Juvénal, Perse, Martial, et, parmi les Pères de l’Église, saint Jean Chrysostome, saint Basile, saint Cyrille, Eusèbe, saint Jérôme, saint Augustin, saint Ambroise, saint Hilaire, saint Fulgence, saint Léon le Grand, auxquels il faut ajouter Arator et Prudence, ainsi que les principaux écrits théologiques du moyen âge, comme les livres de Raban Maur, de Paschase Radbert, etc. Toute la littérature historique du moyen âge lui était également familière, comme on le verra plus loin par l’énumération des sources qu’il a consultées pour sa Chronique. Et ce n’est pas tout, car on trouve dans ses ouvrages des fragments de textes anciens dont la provenance n’a pas encore été vérifiée. Quelques érudits ont même cru pouvoir soutenir qu’il avait lu Tacite, et peut-être n’est-il pas impossible de le prouver, mais avec des arguments meilleurs que ceux qui ont été employés jusqu’ici. Heriger était également versé dans la musique et dans les mathématiques ; il paraît aussi avoir eu des notions de grec.

Le principal titre d’Heriger à l’attention de la postérité, c’est son Gesta Episcoporum Tungrensium, Trajectensium et Leodiensium, premier travail d’ensemble qui ait été entrepris sur l’histoire du diocèse de Liège.

Notger l’avait peut-être inspiré ; ce fut lui sans doute qui facilita à l’auteur le rassemblement de tous les matériaux. Voici à quelle occasion Heriger conçut la première idée de ce travail. Werinfrid, abbé de Stavelot, s’était adressé à Notger pour le prier de polir au point de vue du style et de compléter par rapport aux faits une vie de saint Remacle, qui avait été écrite dans son abbaye au IXe siècle. Notger confia ce travail à Heriger, qui le soigna particulièrement, et le renvoya à l’abbé de Stavelot avec une préface mise sous le nom de l’évêque. Ayant raconté ainsi un épisode important de l’histoire du diocèse, Heriger forma le projet d’y rattacher une chronique de tous les évêques depuis saint Materne jusqu’à son temps. Ce plan, déjà annoncé comme réalisé dans la lettre d’envoi à Werinfrid, ne fut jamais exécuté d’une manière complète. Heriger n’a poussé sa chronique que jusqu’à saint Remacle, et a laissé sans histoire tous les successeurs de ce pontife. On ne sait quelle raison s’opposa à l’achèvement de ce travail ; dans tous les cas, ce ne fut pas la mort, puisque la chronique fut commencée avant 979, et que l’auteur vécut jusqu’en 1007. Quoi qu’il en soit, il est certain que la seconde partie, si elle avait été écrite, aurait eu infiniment plus de valeur que la première : les faits dont il est question dans celle-ci étaient trop éloignés pour qu’Heriger en pût parler avec quelque autorité, et, de plus, les documents dont il s’est servi nous ont été presque tous conservés. Sa chronique n’a donc, au point de vue purement historique, qu’un intérêt de second ordre : les seules parties originales qu’on y remarque sont les listes des évêques de Tongres et de Maestricht jusqu’à saint Amand, et l’histoire traditionnelle de saint Jean l’Agneau. Ni Heriger ni Notger ne semblent d’ailleurs s’être inquiétés de ce travail laissé inachevé, puisqu’il resta inédit et entièrement inconnu jusqu’à Anselme. Celui-ci avait déjà écrit sa chronique de Liège lorsqu’il découvrit l’écrit de son prédécesseur ; aussitôt il supprima la partie correspondante de son propre ouvrage et la remplaça par le livre d’Heriger, qui, dès lors, a toujours fait la première partie de la chronique d’Anselme, et n’en a jamais été séparé par les éditeurs.

L’ouvrage d’Heriger est une compilation consciencieuse et exacte, une espèce de centon dans lequel il a reproduit textuellement, en les cousant l’un à l’autre, de longs extraits de ses sources, se contentant, lorsqu’elles lui semblaient parler un langage par trop barbare, de les orner des fleurs de sa rhétorique verbeuse. Il a consulté et utilisé la chronique d’Eusèbe et son histoire ecclésiastique, Jornandès, le Gesta Francorum, la vie de Charlemagne par Éginhard, le Martyrologe et le Liber de temporibus de Beda, la Passion des saints Pierre et Paul, la vie des saints Euchère, Valère et Materne ; deux vies de saint Servais ; celles des saints Amand, Bavon, Chlodulfe, Trond, Remacle, Remy, Lambert ; les chartes des rois, les archives de Liège et de Stavelot, la correspondance des évêques, etc. Étant donnés son zèle et son érudition, et aussi le puissant concours qu’il dut trouver dans le chef du diocèse et du pays, on est en droit de supposer qu’aucun des documents liégeois écrits avant son temps ne lui avait échappé : et cette circonstance est importante, parce qu’elle permet d’apprécier à leur juste valeur tout ce que les historiographes du XIIIe siècle ont cru pouvoir ajouter à ses récits. On ne peut que louer la stricte fidélité avec laquelle Heriger reproduit ses sources sans les altérer en rien, et la bonne foi avec laquelle il avoue son ignorance à l’occasion. Parfois, mais rarement, on voit percer en lui la pointe de l’esprit critique, comme lorsqu’il énonce ses doutes sur la parenté prétendue de saint Servais avec Notre-Seigneur. Ses considérations philosophiques sur l’histoire attestent les préoccupations d’une intelligence distinguée. La chronique d’Heriger a été publiée pour la première fois par Chapeaville, mais d’après un texte interpolé par Gilles d’Orval, dans le tome Ier de son recueil historique intitulé : Gesta Pontificum Tungrensium Trajectensium et Leodiensium. Liège, 1612. M. Koepke en a donné une excellente édition en 1846, dans le t. VII des Monumenta Germaniæ historica, et, depuis lors, l’auteur de cet article a fait connaître un texte qui contient des variantes importantes, et qui était resté entièrement inconnu à l’éditeur allemand.

Nous possédons encore quelques autres écrits d’Heriger ; ce sont : 1. Un fragment d’une Vie métrique de saint Ursman, abbé de Lobbes, qui fut son premier ouvrage. Il en a cité quelques vers au chapitre III de sa Chronique, où il se désigne lui-même sous le nom de Quidam metricanus. Elle avait, paraît-il, 1008 vers hexamètres (Voir ce fragment dans Mabillon, Acta SS. Ord. S. Bened. sæc III, pars II, p. 551). — 2. Un Vita Landoaldi, écrit à la demande des moines de Saint-Bavon, à Gand, et sous le nom de Notger. Il est de 980. Le manuscrit original, revêtu du sceau de Notger, se trouve aux archives de l’État à Gand. (Acta SS. Mart. III). — 3. Dicta Domini Herigeri abbatis de corpore et sanguine Domini. Cet ouvrage fut publié pour la première fois par Cellot (Historia Gottescalci. Paris, 1655), puis par Pez (Thesaurus anecd. nov., I, pars II, p. 113 et suiv.) qui l’attribue au pape Gerbert. Il est bien d’Heriger, comme l’ont démontré Mabillon (Acta SS. Ord. S. Ben., sæc VI, II, p. 591 et xxi) et Koepke. (Voir ci-dessous). L’auteur, qui fait preuve d’une grande érudition théologique, y prend parti pour Paschase Radbert contre Raban Maur dans le fameux débat sur l’Eucharistie. — 4. Epistola Herigeri abbatis ad Hugonem. C’est probablement son dernier ouvrage. Il fut composé entre 990 et 999 pour répondre à Hugo sur quelques difficultés chronologiques soulevées par le comput de Denys. Heriger, de son côté, y pose sept questions de chronologie à son correspondant ; la troisième, qui offre de l’intérêt pour l’histoire du diocèse, montre que le consciencieux écrivain n’était pas encore débarrassé des scrupules que lui avaient suggérés les légendes racontées dans le commencement de sa Chronique (Voir Martène et Durand, Thesaurus anecdot. I, p. 112).

Il avait encore écrit les ouvrages suivants, qui sont perdus :

1. De Adventu Domini celebrando. C’est le titre approximatif d’un ouvrage sous forme de dialogue entre Heriger et l’évêque d’Utrecht Adelbold. Il y établissait qu’on ne peut célébrer que quatre dimanches de l’Avent. — 2. Regulæ numerorum super abacum Gerberti, dont Pez et Oudin ont encore eu des manuscrits, et dont le premier a même reproduit quelques lignes. — 3. De divinis officiis libri II, lui est attribué par Trithemius. — 4. Les antiphones O Thoma Didyme et O Thoma Apostole, et un hymne en l’honneur de la Vierge : Ave quam, etc., qui se chantaient à Lobbes, et quelques autres (Chronic. Folcuini contin.).

À cette liste il faudrait ajouter, selon Mabillon, une vie en vers de saint Landelin, et une vie de sainte Berlendis, qui n’est manifestement pas de lui, et dont l’auteur semble avoir vécu dans la seconde moitié du XIe siècle. Quant au Vita Hadelini, Koepke, qui a fort bien examiné les titres d’Heriger à la paternité des ouvrages indiqués ci-dessus, croit qu’il en faut laisser l’honneur au seul Notger.

Le style d’Heriger ne manque pas d’élégance et attache par sa bonhomie, bien qu’il ait les défauts de son temps, faisant trop souvent étalage d’une fausse richesse, visant à l’effet dans certains morceaux oratoires, comme par exemple les préfaces, en mettant dans la bouche de ses personnages de longs discours remplis de réminiscences classiques. En somme, il donne une idée avantageuse de la culture littéraire dans le royaume d’Allemagne au Xe siècle.

On fera grâce au lecteur de la liste de tous les ouvrages où il est parlé d’Heriger, et on lui signalera seulement les principaux travaux modernes, dans lesquels sont repris ceux des prédécesseurs ; ce sont, après l’Histoire littéraire qu’il faut toujours citer (t. VII) : Voss, Lobbes, son abbaye et son chapitre. Louvain, 1865. — Fétis, Biographie universelle des musiciens, s. v. Heriger. — G. Kurth, Notice sur un manuscrit d’Heriger et d’Anselme (Comptes rendus des séances de la commission royale d’histoire, 1875). — Wattenbach, Deutschlands Geschichtsquellen im Mittelalter, 5te Auflage. Berlin, 1885, t. Ier, et principalement la magistrale étude de R. Koepke, en tête de son édition d’Heriger (Monumenta Germaniæ historica, t. VII).

G. Kurth.