Biribi, discipline militaire/26

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Savine (p. 232-242).
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XXVI


Je suis plus malheureux que les pierres.


Il s’agrandit de jour en jour, le trou que creuse depuis si longtemps dans mon âme le pic impitoyable de l’ennui.

Ce trou me fait peur, mais je n’ai rien pour le combler. Rien, pas même la haine. Elle disparaît peu à peu, elle aussi, lorsque s’efface le souvenir de l’indignation qui l’avait fait sortir tout armée du cerveau, comme Athénée portant la lance.

Il y a des moments où je ne me sens pas assez misérable, où je voudrais souffrir davantage, où je voudrais être torturé comme je ne l’ai pas encore été. J’ai soif de la douleur, parce que la douleur me donne la rage et que je suis assez fort pour triompher de l’abattement lorsque je suis plein d’amertume et que j’ai trempé dans le fiel la débilité de mon cœur.

Oh ! si l’on pouvait haïr toujours !


Je me suis sondé et éprouvé, et j’ai reconnu ma faiblesse.

D’abord, je suis seul, ― tout seul. Je n’ai même pas ces compagnons qu’on appelle des souvenirs, ces remémorances qui font tressaillir et qui amènent, malgré lui parfois, la détente du sourire sur la face crispée de l’abandonné. Tous les jours de ma vie se sont engloutis les uns après les autres dans le même bourbier fangeux.

C’est ma faute, peut-être. J’ai mal fait, sans doute, de me dépouiller toujours de mes émotions et de les précipiter dans le puits où je les écoutais, penché en riant sur la margelle, rebondir le long des parois avant de crever la prunelle glauque du grand œil qui brillait au fond.

Je porte la peine de mon insensibilité voulue.


J’ai toujours été un replié et un rétif. Mon enfance n’a point été gaie.

Je n’ai jamais aimé ma famille où je n’avais trouvé que des sympathies insuffisantes, des effarouchements bébêtes et des défiances trop peu voilées. En butte aux animosités que j’avais excitées, profondément affecté par les injustices et plus encore par les mauvais traitements mérités, mais entêté comme un âne rouge, je lui ai fait une guerre sans merci, quitte à en souffrir moi-même, ― comme je crevais les encriers de plomb du collège, nerveusement, par besoin de nuire, au risque de me noircir les doigts.

Je lui en voulais moins de ses colères et de ses méchancetés que de ses ridicules et de ses tentatives de réconciliation. J’avais bien du mal, quelquefois, à résister à l’assaut des apitoiements bêtes, à me raidir contre la poussée des bons sentiments, ces béliers à têtes d’ânes des éducations idiotes qui battent en brèche les énergies, et avec lesquels on essayait de mettre à néant mes résistances. Je tenais bon, pourtant, gardant au dedans de moi une secrète rancune contre ceux qui avaient été sur le point de m’arracher une capitulation. J’aurais eu tellement honte de me laisser dompter !

Mes premières haines viennent de là.

Je nourrissais aussi une aversion énorme contre ceux qui avaient de l’autorité sur moi, mes maîtres, les gens qui essayaient d’étouffer, sous le couvercle des bons conseils, mes aspirations vers un inconnu qui m’attirait, contre ceux surtout qui posaient, sur mes irritations douloureuses, le cataplasme émollient de leur bonté, ― que je prenais, de parti pris, pour de l’hypocrisie.


Plus tard, je me suis aperçu que j’étais devenu la proie de mon insensibilité moqueuse. J’étais assez sceptique pour ne croire à rien et assez cynique pour en rire. L’indifférence ironique était entrée en moi, peu à peu, comme un coin serré par le tronc dans lequel on l’enfonce et qu’on ne peut plus arracher. À ce moment-là, peut-être, par dégoût et par fatigue, j’aurais été capable de me faire trouer la peau pour une idée creuse quelconque ― mais à condition de pouvoir blaguer, cinq minutes, l’utopie qui aurait causé ma mort, avant de tourner de l’œil.


J’aurais été heureux, pourtant, de pouvoir croire, d’avoir une conviction qui fût à moi, bien à moi, qui me remplît le cerveau, que je ne pusse arriver à m’enlever à moi-même. J’ai tout fait pour cela, tout. J’ai compris qu’on ne guérissait pas le doute, cet ulcère, en le grattant avec ces tessons qui sont des raisonnements, quand ils ne sont pas des sophismes. J’ai voulu croire bêtement, aveuglement ― parce que je voulais croire ― avec la foi du charbonnier. Je n’ai pas pu.


J’ai passé ainsi deux ans ; deux années sur le noir desquelles je ne pourrais plus rien voir si je n’avais sali leur voile sombre, de loin en loin, voluptueusement, de la tache rouge d’une cochonnerie ou de l’accroc d’une méchanceté. Il me fallait cela, de temps en temps.

Ma foi, oui ! J’éprouvais un besoin énorme, irrésistible, de faire saigner un cœur qui s’était ouvert à moi, de cracher dans une main qu’on me tendait et que j’avais serrée bien des fois avec effusion. Les haines étaient trop lourdes à porter, le dégoût me pesait trop fort pour qu’il me fût possible de garder au dedans de moi, bien longtemps, une dépravation d’autant plus profonde que j’en avais parfaitement conscience. J’en arrivais fatalement à détester les gens qui me montraient de l’affection. Leur bonté m’agaçait, leur confiance m’énervait. J’avais envie de leur crier : « Mais vous ne me comprenez donc pas ? … Vous ne voyez donc pas que je suis fatigué de faire patte de velours et qu’il va falloir que j’étende les griffes ?  » Puis, une idée me saisissait, implacablement me torturait. « Est-ce qu’ils me prennent pour un mouton, ces imbéciles ? Ils ne se doutent même pas que toute la douceur qu’ils me font avaler se change en fiel dans mes entrailles ! » Et un jour, n’en pouvant plus, exaspéré, je leur lançais au visage la giclée sale de ma méchanceté !

Alors, j’éprouvais une joie intense, véhémente, grandie encore par un serrement de cœur avec lequel je ne cherchais par à lutter, car il irritait ma jouissance. Je ressentais une volupté âpre à me rappeler tous les détails de ma conduite indigne ― plaisir d’assassin qui va et vient, fiévreusement, dans la rue où il a suriné sa victime.


Je pourrais passer au crible tout le limon de mon enfance et de mon adolescence sans trouver une seule de ces paillettes d’or qu’on appelle des heures de joie. J’ai lutté longtemps avec les autres et avec moi-même, voilà tout.

Je me suis engagé…

Et maintenant, maintenant que j’ai l’âge de comprendre, maintenant que j’ai souffert, où en suis-je ? Ai-je trouvé le flambeau qui doit me guider dans la route sombre que j’ai choisie ? Pourrais-je placer une réponse après les interrogations qui, devant mon esprit d’enfant, venaient suspendre leurs silhouettes tordues par l’ironie et gonflées par le dédain au-dessus du point final des honnêtes phrases convenues ? Ai-je appris quelque chose, moi qui ai renié la famille parce que j’étouffais dans son atmosphère ? Je dois être fort, à présent, je dois être armé pour la lutte, cette lutte dont j’ai rêvé vaguement depuis si longtemps, je dois être descendu au fond des choses, je dois savoir…

Hélas ! même aux questions que j’ai le plus creusées, j’ai à peine trouvé une réponse, tellement les solutions se démentent, tellement les contradictions se heurtent. J’ai pensé bien des fois aux dernières paroles de mon père, le jour où il m’a quitté, et je ne sais pas encore pourquoi il ne suffit point à un père d’aimer ses enfants. Je ne sais même pas s’il ne vaudrait pas mieux, pour lui et pour eux, qu’il ne les aimât point du tout. J’ai seulement pu entrevoir, au flanc de la famille, cette plaie puante et corrompue : l’héritage, l’argent…


Non, je ne sais rien. Ma pauvre science, dont j’avais rêvé de faire une armure forgée de toutes pièces sur l’enclume de la souffrance avec le marteau de la haine, n’est toujours, malgré tout, qu’un assemblage de haillons et de morceaux graissés de la graisse du pot-au-feu et salis de l’encre de l’école ― décroche-moi-ça lamentable de loques bourgeoises étiquetées par des pions. ― C’est si dur à faire disparaître, les sornettes que l’on vous a fourrées de force dans la boule ― vieux clous rouillés dans un mur et qu’on ne peut arracher qu’en faisant éclater le plâtre.

Je suis toujours l’enfant que pousse son instinct, mais qui ne sait pas voir. La douleur ne m’a pas éclairé, la souffrance ne m’a pas ouvert les yeux…


Ah ! Misère ! les épaules me saignent, cependant, d’avoir tiré ton dur collier ! Ah ! Vache enragée ! j’en ai bouffé, pourtant, de ta sale carne !…

Oh ! avoir une vision nette ! avoir une perception juste ! Avoir la foi !

La foi ! oh ! si je l’avais, je n’éprouverais pas ce que j’éprouve, je ne me laisserais pas agripper, comme un pâle malfaiteur, par le désespoir et le découragement, ces gendarmes blêmes des consciences lâches. ― Je ne hausserais pas les épaules devant les rages passées, je n’aurais pas le petit rire sec de la pitié moqueuse au souvenir des grands élancements qui si souvent m’ont brisé.


Car j’en suis là, à présent. J’en suis à me demander si je n’ai pas été le cabotin qui se laisse empoigner par son rôle, le rhéteur qui se laisse emballer par ses sophismes ! J’en suis à me demander si ma haine du militarisme n’est pas une haine de carton, si ce n’est pas l’écho du rappel qu’a battu la Famine, avec ses doigts maigres, sur mon ventre creux, et si ce rappel ne va pas en s’assourdissant et en s’atténuant, aussitôt qu’on a mouillé la peau lâche avec un litre de vin ou une chopine d’absinthe !


De la blague, alors, mes cris de colère ? Du battage, mes emportements furieux ? Du chiqué, les frissons qui me glaçaient les moelles ?

Quelle pitié ! Et comme c’est lugubre, tout de même, de ne pouvoir comprendre ce que l’on a dans le ventre, de ne pouvoir croire en soi ! Se figurer qu’on porte au cœur une plaie vive, quand on n’a peut-être sur la poitrine que l’emplâtre menteur d’un estropié à la flan !

Ah ! bon Dieu ! dire que j’ai été si misérable, pendant des années, parce qu’on voulait me forcer à voir les choses à travers un carreau brouillé ! Et voilà que je viens de m’apercevoir que, sur le trou qu’avait fait dans cette vitre mon poing d’enfant, j’ai collé, de mes mains d’homme, le papier huilé de la déclamation !….


Je suis plus malheureux que les pierres.


Je sens mon âme se fondre… Insensé ! Au lieu de vivre dédaigneux et sombre, les yeux fixés sur un avenir menteur, si tu avais pris ta part des joies saines de la famille, si tu n’avais pas étranglé tes émotions et fermé ton cœur, tu ne serais pas harcelé par le doute impitoyable, ou tu pourrais du moins trouver une consolation dans la tranquillité de tes souvenirs et la sérénité de tes espoirs. Ce serait si bon, de pouvoir calmer tes peines avec les réminiscences des affections anciennes ! Ce serait…


Mensonge !… Ce n’est pas avec cette huile rance qu’il me faut panser la large blessure que m’ont faite à petits coups les stylets empoisonnés du dégoût et de la solitude. Ah ! je m’en fous pas mal, par exemple, du sourire béat des espérances à gueules plates ! Et comme je m’en bats l’œil, de ne pas avoir roulé ma jeunesse, ainsi qu’un merlan à frire, dans la farine fadasse des épanchements familiaux !…


Ah ! c’est bien le doute qui me fait souffrir, vraiment !… C’est étrange, comme on aime à se tromper soi-même, comme on aime à transformer en palimpseste, aussitôt qu’on en a lu deux lignes, le livre grand ouvert de son cœur !

Car je sais quel est mon mal, à présent. Je la connais, l’affreuse bête qui se démène en moi, qui me surexcite et me torture, et plonge mon esprit dans la nuit. Oh ! il faut que je le hurle, que je fasse retentir mes cris de rage impuissante, comme le fauve qui, la nuit, dans la montagne, les flancs serrés et la gorge sèche, lance vers les étoiles impassibles le rugissement désespéré des ruts inassouvis.


Une vision m’obsède. Un cauchemar me poursuit. Du jour où j’ai commencé à songer à l’amour, j’ai été perdu.

C’est en vain que j’ai essayé d’étouffer le cri à la chair, c’est en vain que j’ai tenté de maîtriser mes crispations angoissantes. Toujours, de plus en plus impérieux, l’appel se faisait entendre, et je frémissais malgré moi, sursautant au milieu d’une accalmie, ainsi qu’au premier coup de langue de la diane, les dormeurs, réveillés en sursaut, ouvrent les yeux, effarés.

Voilà des mois que cela dure, des mois que je roule ce rocher qui retombe sans cesse sur moi, au milieu des éclats de rire des corrompus qui m’entourent. Elles ont fini par me couper les bras, leurs railleries, et je viens de me coucher à côté du roc que, Sisyphe esquinté, je n’ai même plus la force de soulever.

Ma cervelle est imbibée de luxure. C’est une éponge qu’il m’est impossible de presser sans faire couler à travers mes doigts le pus des passions sales.

L’affreuse image qui s’y est incrustée devient de plus en plus confuse, comme celle d’un objet qui a posé trop longtemps devant l’appareil finit par se brouiller sur la plaque.


Il est des choses que je voudrais taire, des abominations que je voudrais pouvoir passer sous silence. Je ressemble à l’un de ces arbres malingres et rabougris, couverts de végétations hideuses, de lèpres ignobles, de mousses galeuses, qui se tordent au fond d’un ravin sans air, au bord d’un fangeux marécage, et qui, plantés dans la vastitude solitaire de la plaine ou dans le resserrement fraternel de la forêt, auraient crevé le ciel libre de la saine poussée de leurs branches.


Ah ! oui, je voudrais qu’ils se cachent, les infâmes qui, à mes côtés, se prêtent à la satisfaction des désirs que la privation de femmes a surexcités ! Je voudrais qu’ils se cachent, car il y a longtemps déjà que mon sang bouillonne en leur présence, et j’ai été pris, trop de fois, de l’envie terrible de les tuer ― ou de les aimer. Ce n’est plus eux que je vois, ce n’est plus leur physionomie que je regarde avec dédain ; ce sont des intonations féminines que je recherche dans leurs voix, ce sont des traits de femmes que j’épie fiévreusement ― et que je découvre ― sur leurs visages ; ce sont des faces de passionnées et des profils d’amoureuses que je taille dans ces figures dont l’ignominie disparaît.

Cette cristallisation infâme me remplit d’une joie âpre qui me brise.


Oh ! les rêves que je fais, somnambule lubrique, dans ces interminables journées où mon corps s’affaiblit peu à peu sous l’action de l’idée troublante ! Oh ! les hallucinations qui m’étreignent dans ces nuits sans sommeil où les extravagances du délire s’attachent brûlantes à ma peau, comme la tunique du Centaure ! Ces nuits où j’écume de rage comme un fou, où je pleure comme un enfant ; ces nuits pleines d’accès frénétiques, d’espoirs ardents, de convulsions douloureuses, d’attentes insensées et d’anxiétés poignantes, où mon cœur cesse de battre tout à coup, ainsi qu’à un susurrement d’amour, au moindre bruissement du vent ― où je me suis surpris, tressaillant de honte, à étendre mes mains tremblantes de désir vers les paillasses où les lueurs pâles de la lune, perçant la toile, me faisaient entrevoir, dans les corps étendus des dormeurs, de libidineuses apophyses !…


Ah ! je ne veux point céder à la tentation ! N’importe quoi, plutôt…

Ma foi, oui, n’importe quoi ! Je suis descendu au ravin où paissent les bourriques que mon voisin appelle ses mômes, et j’ai fait la cour, moi aussi, à mademoiselle Peau-d’Âne…

Autant aurait valu essayer d’étancher ma soif avec du vinaigre.


Maintenant, c’est fini… Je suis la proie du rêve malsain. Je ne suis plus moi ; j’appartiens à ce bourreau : l’idée abjecte. Je ne vois plus rien qu’une chose : la femme ; pas même la femme, l’organe ; pas même l’organe, quelque chose de monstrueux, de vague, d’innommable, la résultante affreuse de la rêverie infâme : deux cuisses ouvertes et, dans l’écartement attractif du compas de chair, le vide sans forme, sans nom, la chose quelconque, mais vivante, intelligente, humaine, consolante, celle qui seule peut donner : la Satisfaction…


Oh ! qui me délivrera de cette obsession ? Qui brisera cette griffe immonde qui étreint mon cerveau ! Qui arrachera de devant mes yeux cette image qui m’exaspère, cet i grec de viande ― qui me rendra fou !…