Biribi, discipline militaire/7

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VII


Il me semble qu’il y a des siècles que je suis arrivé à la Compagnie, ― et il n’y a que deux mois. Le temps ne m’a jamais paru aussi long. Les journées ont plus de vingt-quatre heures, ici… De toutes les sensations douloureuses qui m’avaient assailli au début et qui, peu à peu, m’abandonnent, celle de l’interminable longueur du temps est la seule qui persiste. Elle augmente d’intensité tous les jours. Elle m’assomme ; elle me désespère aussi, car elle me force à penser ― et je voudrais ne plus penser. Je voudrais vivre en bête. Comme le bœuf qu’on fait sortir tous les matins de l’étable, le front courbé sous le même joug, qui trace aujourd’hui un sillon, demain un sillon parallèle, piétinant sans cesse le même champ fermé du même horizon, impassible, habitué au poids de la charrue, insensible à l’aiguillon du bouvier.

Les coups d’aiguillon que je reçois, moi, ce sont les insultes. Ils ne m’épargnent pas, les chaouchs, durant les journées sans fin qui se ressemblent toutes, même les dimanches, consacrés aux travaux de propreté. Que je prenne part à un exercice, que j’assiste à une revue, que, pendant le travail, j’essuie mon front mouillé de sueur, l’injure pleut sur moi.

— Ils te cherchent, m’a dit Queslier. Ta figure ne leur revient pas, probablement. Ils veulent trouver un prétexte pour te mettre en prison et pour t’envoyer de là au conseil de guerre. Ne dis rien, ne réponds rien.

Je ne réponds rien. J’avale silencieusement les outrages, je ferme l’oreille aux provocations. C’est dur, tout de même ; je ne sais pas si j’aurai le courage de supporter cela pendant les trente-quatre mois que j’ai encore à faire. J’ai beau me répéter qu’on n’est jamais sali que par la boue et que ces gens qui s’acharnent lâchement sur moi sont des brutes et des canailles…


Ah ! oui, des brutes et des canailles, ces sous-officiers et ces caporaux aussi dénués de cœur que d’intelligence, ces hommes qui demandent à aller exercer contre ceux qu’ils devraient considérer comme leurs frères, des soldats comme eux, le métier de garde-chiourme ! Quelle vie ignoble et vile ils mènent ! comme ils devraient trouver triste leur existence, s’ils savaient s’en rendre compte ! Haïs, méprisés, se jugeant peut-être méprisables, ils font ce qu’ils peuvent pour se venger de ce dédain et de ce dégoût qu’ils sentent peser sur eux. Rien ne leur coûte pour cela. Ils ne reculent ni devant les brutalités, ni devant les mensonges, ni devant les provocations, ni devant la calomnie. Il n’est pas de moyen qu’ils n’emploient, il n’est pas de manœuvre basse et vile à laquelle ils ne se livrent pour arriver à avoir raison d’un individu qui ne se plie pas à toutes leurs fantaisies. Le sentiment de la haine contre les malheureux qu’ils ont sous leurs ordres et qu’ils commandent revolver au poing, celui de la vengeance idiote et lâche à satisfaire à tout prix, finissent par étouffer chez eux tout autre sentiment. L’homme est annihilé et remplacé par la bête fauve. Les neuf dixièmes sont des Corses.

Parmi les officiers, quelques-uns, comme leurs sous-ordres, qu’ils valent bien, ont demandé à quitter leurs régiments pour venir aux Compagnies de Discipline. D’autres y ont été envoyés par mesure disciplinaire ; ceux-là, n’ayant d’autre dessein que d’essayer de rentrer dans les cadres de l’armée régulière, font généralement preuve d’un zèle exagéré qui se traduit par des actes d’une sévérité excessive. La plupart du temps, ils évitent de se compromettre directement. À quoi bon ? N’ont-ils pas sans cesse sous la main les chaouchs toujours prêts à satisfaire leurs haines ou leurs rancunes ? Ils savent si bien se transformer en chiens-couchants, ces boule-dogues, et mettre leur avilissement et leur bassesse à l’égard de leurs supérieurs au niveau de leur morgue et de leur insolence vis-à-vis de leurs inférieurs !


Tout ce monde-là vit ― est-ce vivre ? ― sous la coupe du grand pontife : le capitaine. Un drôle de corps, celui-là : moitié calotin, moitié bandit. Un Robert-Macaire mâtiné de Tartufe, un Cartouche qui sait se métamorphoser en Basile. Un nez qui ressemble à un bec de vautour, des moustaches à la Victor-Emmanuel, des yeux de cafard et un menton de chanoine ; l’air d’un bedeau assassin qui vous montre le ciel de la main gauche et qui vous assomme, de la main droite, avec un goupillon. Il porte son képi sur l’oreille, de la façon dont le capitaine Fracasse devait porter son feutre et tourne les pouces, en vous parlant, comme les dévotes, après déjeuner. Quand il a une méchanceté à dire, il sait comme pas un l’entortiller de phrases mielleuses qui semblent toutes fraîches pondues par un sacristain. La famille, la religion, cela revient sans cesse dans ses discours où il nous promet de nous faire passer au conseil de guerre pour la moindre peccadille. Il a l’air de donner l’absolution à un homme quand il le fourre en prison et de lui accorder la bénédiction papale lorsqu’il ordonne de le mettre aux fers. Il trafique de nous comme de simples nègres. Il vend notre travail aux mercantis du pays auxquels nous élevons des maisons, à son compte, en utilisant, bien entendu, les matériaux du gouvernement. Il se soucie fort peu de ce que nous pouvons en penser. Il offre au Dieu de paix et de charité la haine et le mépris qu’il peut inspirer aux malheureux qu’il a sous ses ordres. Du reste, il se commet le moins possible avec eux, les regarde comme des serfs taillables et corvéables à merci dont il doit simplement chercher à tirer tout le parti possible, et garde des allures de pontife difficilement abordable. Méchant, il l’est, et cela se conçoit. Un homme qui conserve encore au fond de lui quelques sentiments d’humanité ne demande pas à remplir de pareilles fonctions. Sans scrupule aussi, malgré ses mômeries de marguillier. Tout lui est bon, pourvu qu’il remplisse ses poches. Une cruauté ne lui déplaît pas, quand il n’a rien de mieux à faire. Autrement, il préfère un tripotage, une combinaison quelconque qui lui permettra de grossir le sac d’écus qu’il remplit à nos dépens. S’il avait été bourreau et qu’il eût aperçu, au moment de faire tomber le couperet, une pièce de dix sous sur la plate-forme de la guillotine, il aurait parfaitement laissé le cou du patient dans la lunette et eût ramassé la pièce avant de tirer la ficelle.


— Tu as tort de t’emporter comme cela contre les hommes, me dit Queslier le soir, lorsque je lui fais part de l’amertume de mes réflexions. Il ne faut pas s’en prendre aux individus ; il faut s’attaquer au système.

Le système, il y a longtemps qu’il le connaît et qu’il le déteste, cet ouvrier qui sait tout au plus ce qu’on enseigne à l’école primaire, mais qui a appris, à l’école de la misère, à penser bien et à voir juste. Il m’a expliqué, verset par verset, le texte de cet évangile que j’avais à peine feuilleté, dans mon dédain bourgeois, et dont les chapitres sont écrits avec le sang et les larmes des Douloureux, ― quelquefois avec leur fiel.

Je comprends aujourd’hui bien des choses que je ne m’expliquais pas hier.

Je sais que les Compagnies de Discipline, les ateliers de Travaux Publics, sont la conséquence immédiate et forcée des armées permanentes. Je sais pourquoi une pénalité énorme est suspendue au-dessus de la tête du soldat indocile et pourquoi, lorsque celui-ci est assez habile pour se dérober, lorsque la griffe ignoble de la justice militaire n’a pas pu l’agripper, au lieu de le battre de verges et de lui donner des cartouches jaunes ― ce qu’on faisait autrefois ― on l’envoie à Biribi, ― ce qui est pire. Je sais pourquoi la société bourgeoise qui, pour sauvegarder ses intérêts, fait d’un citoyen un soldat, fait d’un soldat un forçat le jour où celui-ci essaye de secouer le joug de la discipline écrasante qui l’humilie et l’abrutit. C’est parce qu’elle a besoin, comme toutes les sociétés usurpatrices, d’appuyer sa domination sur la terreur, parce qu’elle a besoin de se faire craindre sous peine de perdre son prestige et de risquer l’écroulement.

Ce qu’elle veut, à tout prix, c’est une obéissance passive et aveugle, un abrutissement complet, un avilissement sans bornes, l’obéissance de la machine à la main du mécanicien, la soumission du chien savant à la baguette du banquiste. Prenez un homme, faites-lui faire abnégation de son libre-arbitre, de sa liberté, de sa conscience, et vous aurez un soldat. Aujourd’hui, à la fin du dix-neuvième siècle, quoi qu’on en dise, il y a autant de différence entre ces deux mots : soldats et citoyens, qu’il y en avait au temps de César entre ces deux autres : Milices et Quirites.

Et cela se conçoit. L’armée, c’est la pierre angulaire de l’édifice social actuel ; c’est la force sanctionnant les conquêtes de la force ; c’est la barrière élevée bien moins contre les tentatives d’invasion de l’étranger que contre les revendications des nationaux. Les soldats, ces fils du peuple armés contre leur père, ne sont ni plus ni moins que des gendarmes déguisés. Au lieu d’une culotte bleue, ils portent un pantalon rouge. Voilà tout. Le but de leurs chefs, les souteneurs de l’État, est d’obtenir d’eux, textuellement, « une obéissance absolue et une soumission de tous les instants, la discipline faisant la force principale des armées. »


Or, la discipline ― on l’a dit ― la discipline, c’est la peur. Il faut que le soldat ait plus peur de ce qui est derrière lui que de ce qui est devant lui ; il faut qu’il ait plus peur du peloton d’exécution que de l’ennemi qu’il a à combattre.

C’est la peur. Le soldat doit avoir peur de ses chefs. Il lui est défendu de rire lorsqu’il voit Matamore se démasquer et Tranche-Montagne se métamorphoser en Ramollot. Il lui est défendu de s’indigner quand il voit commettre ces vilenies ou ces injustices qui vous soulèvent le cœur. Il lui est défendu de parler et même de penser, ses chefs ayant seuls le droit de le faire et le faisant pour lui.

Et s’il rit, s’il s’indigne, s’il parle, s’il pense, s’il n’a pas peur, alors malheur à lui ! C’est un indiscipliné : disciplinons-le ! c’est un insurgé : matons-le ! Donnons un exemple aux autres ! ― Au bagne ! ― À Biribi !


Oui, cela, je le sais maintenant. Je le sens. ― Je l’ai senti tout d’un coup, si brusquement que j’en suis tout troublé. La fouille où s’est effondré l’échafaudage branlant de mes vieilles idées bourgeoises, je n’ose encore la combler avec de nouvelles croyances. Je suis un converti, mais je ne suis pas un convaincu.


— Il faut s’attaquer au système, répète Queslier, rien qu’au système. Vois-tu, lorsque le peuple saura bien ce que c’est que les armées permanentes, quand il saura qu’il est de son intérêt de jeter bas cette institution qui le ruine, quand il comprendra que ceux qui vivent de l’état militaire ne forment qu’une caste établie sur des préjugés et des intérêts égoïstes, il n’en aura pas pour longtemps… Un quart d’heure de réflexion et une heure de colère…

Je hoche la tête. Je crois que pour arracher de leurs gonds les portes de l’enfer social, la colère ne suffit point. C’est la Foi qu’il faudrait.

— Alors, tu penses que le peuple n’a pas la foi ? Tu ne crois pas au peuple ?

Pas trop. Il passera de l’eau sous les ponts, j’en ai peur, avant qu’il prenne le parti de ne plus réserver ses adorations aux idoles qui boivent ses sueurs et son sang. Et je crains bien que ses admirations et son respect n’aillent longtemps encore à l’être empanaché, bariolé, couvert de clinquant, ― reître, condottière, soudard ou soldat, ― à celui qui a été l’Homme d’Armes, et qui devient aujourd’hui, par la force même des choses, le maquereau social.