Bismarck et la Papauté/II/04

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BISMARCK ET L’ÉPISCOPAT
LA PERSÉCUTION (1873-1878)

IV.[1]
LES LOIS DE 1875

Le 5 décembre 1874, Bismarck, parlant aux représentans de l’Allemagne, avait jeté à Pie IX un dernier adieu ; le 5 février 1875, Pie IX, écrivant aux évêques de l’Allemagne, jetait à Bismarck un dernier défi. « Pour l’instant, je ne te connais plus, criait au Pape le chancelier. — Et moi, ripostait le Pape, je refuse pour toujours de connaître tes lois. » Ainsi se resserrait leur tragique dialogue, dont l’allure même témoignait que, des deux interlocuteurs, Bismarck était le plus faible. Le chancelier signifiait une décision sur laquelle les circonstances pourraient l’amener à revenir ; le Pape, lui, portait un jugement sur lequel l’autorité doctrinale de l’Eglise ne reviendrait jamais. C’est une force immense, de pouvoir parler pour toujours ; Pie IX n’avait plus que cette force-là, et il en usait. Sous sa plume de docteur se déroulait le procès des lois de Mai, subversives pour la constitution de l’Église, destructrices du droit épiscopal ; il montrait comment elles accablaient, au fond des cachots, son « frère » Martin et son « frère » Ledochowski ; comment elles menaçaient tous ses autres « frères ; » il les accusait de réclamer une obéissance qui ne convenait qu’à des esclaves ; il les livrait au mépris, pour leur appareil d’intimidation. « Afin de remplir le devoir de notre charge, proclamait-il, nous expliquons solennellement à tous les intéressés et à tout l’Univers chrétien que ces lois sont nulles, parce qu’elles contrecarrent absolument la constitution divine de l’Église. »

Le verdict était sans appel, la chrétienté tout entière était prise à témoin des méfaits de la Prusse. La main du Pape planait longuement sur cette Prusse coupable, pour y bénir évêques et fidèles, et pour y frapper d’excommunication ceux qui oseraient, avec l’appui de l’État, s’immiscer dans les charges vacantes de l’Église. Au demeurant, Pie IX rappelait que les catholiques gardaient conscience de leurs devoirs envers l’Etat, qu’ils rendaient à César ce qui était à César, et qu’ils payaient l’impôt. « Bonne plaisanterie ! » répliquait la Gazette de Cologne ; elle trouvait tout à la fois « tragique et comique, » douloureux et burlesque, ce « pauvre aliéné » qui « jouait au « Dalaï-Lama, » qui se figurait être « le roi des rois, » et qui autorisait les Prussiens à solder ponctuellement leurs contributions, C’était, en vérité, grand dommage qu’il ne possédât plus Civita-Vecchia : « quelques soldats allemands fussent allés l’y chercher et l’eussent ramené à Wilhelmshöhe ou à Stettin ; » prisonnier de guerre, il méditerait tout à son aise sur la valeur des lois. Au dire des Grenzboten, il fallait remonter jusqu’à Grégoire VII pour trouver sous une plume papale des grossièretés semblables, et la Correspondance provinciale accusait Pie IX d’excitations révolutionnaires menaçantes pour toutes les puissances temporelles. Ainsi se vengeait par des sarcasmes l’impuissance de la politique bismarckienne.

On avait, en 1873, légiféré pour les deux Églises, et fixé comment, dans l’une et dans l’autre, les ministres du culte devaient être formés, comment ensuite ils devaient être nommés : l’Eglise protestante, encadrée, de par son essence, dans l’organisme de l’État prussien, avait accepté ces lois, d’ailleurs sans enthousiasme ; l’Église catholique les avait systématiquement ignorées. On avait, en 1874, en présence de cette résistance, légiféré pour l’Église catholique seule, et déterminé les règles qui devraient présider au gouvernement des diocèses lorsque les évêques, toujours rebelles aux lois de 1873, apparaîtraient à l’État comme dignes d’être déposés : l’Église catholique, derechef, avait systématiquement ignoré cette loi.

Les lois de 1873 ne pouvaient être appliquées sans le concours des évêques, celle de 1874 sans le concours des chapitres : elles demeuraient lettre morte. Et là-bas à Rome une voix retentissait, qui les condamnait, les stérilisait, leur signifiait qu’elles étaient néant et resteraient néant. Deux ans durant, la législature prussienne avait travaillé, sans que rien de stable fût construit, sans qu’un effet durable fût acquis ; les pénalités innombrables qui partout châtiaient les infractions aux lois ne déterminaient aucun prêtre à s’y soumettre, aucun évêque à les appliquer. Le Pape redisait : Ces lois ne sont rien ; il traitait ces caprices d’une Chambre comme certains de ses prédécesseurs du moyen âge avaient traité les caprices des rois. Un seul mot du Pape consacrait ainsi la défaite effective de l’Etat.


I

Mais aux regards d’un Bismarck, Dieu pouvait-il permettre que l’État fût vaincu ? Encore plus avant, et toujours plus loin, il pousserait la lutte, au nom même de Dieu. Le chef de l’Église était gênant : Bismarck, pour faire taire les défenseurs du Pape et pour faire taire le Pape lui-même, recourut à l’Europe.

Un an plus tôt, Decazes, tenant en échec les machinations fiévreuses du chancelier, avait su faire comprendre que la France, même vaincue, ne se laisserait pas embrigader pour le Culturkampf international : la Belgique, en 1875, profita de la leçon. En vain le comte Munster, ambassadeur d’Allemagne à Londres, avait-il prié les ministres anglais successifs d’agir sur le gouvernement de Bruxelles pour qu’un terme fût mis aux agitations cléricales ; ces ministres s’y étaient refusés. L’Allemagne, alors, avait interpellé directement le Cabinet belge sur certains actes des évêques et des laïques catholiques et sur la lettre étrange par laquelle un chaudronnier, nommé Duchesne, avait mis son bras à la disposition de l’archevêque de Paris, pour tuer Bismarck, et copie de la dépêche avait été transmise par l’Allemagne aux chancelleries de l’Europe. Sans s’émouvoir, la Belgique, à la date du 26 février 1875, répondait par un long message d’explications, dont l’Europe aussi recevait connaissance. Ainsi l’Europe entrait en tiers dans le colloque entre le chancelier de l’Empire et le Cabinet de Bruxelles ; elle le voyait reprendre avec la Belgique le ton qu’un an plus tôt il avait pris avec la France ; elle entendait les partis antireligieux reprocher au ministère belge, comme naguère au ministère français, de jeter la patrie dans des difficultés internationales ; elle surprenait, à Bruxelles comme à Paris, l’énigmatique travail de certaines influences qui, très empressées à respecter les susceptibilités de Bismarck, s’essayaient à montrer que les ministères catholiques, que les majorités catholiques, manquant peut-être d’égards pour cet homme fort, mettaient par cela même les nations en péril. Bismarck voulait que la Belgique modifiât son Code pénal, qui laissait impunies des pensées meurtrières comme celle de Duchesne, et qu’elle prît des mesures pour empêcher ses sujets de troubler la paix intérieure des voisins. Au dire de l’Allemagne, il y avait là une sorte d’obligation internationale, pesant sur tous les Etats ; et sous couleur de perfectionner le droit des gens, elle n’aspirait à rien de moins qu’à préserver sa politique ecclésiastique contre les critiques des publicistes étrangers ou des évêques étrangers. Bismarck menaçait au dehors la liberté d’opinion, comme au dedans la liberté de conscience. La Belgique finit par annoncer le dépôt d’un projet de loi d’après lequel « l’offre ou la proposition non agréée de commettre contre une personne un attentat grave » serait, à l’égard de la menace, punie d’une peine correctionnelle sévère. Mais la Belgique ne promit rien de plus. Elle voulait bien braquer son Code pénal contre les imitateurs de Duchesne, mais non point contre ses évêques, ni contre ses écrivains. Il fallut que Bismarck se déclarât satisfait, car, au même moment, l’Italie, à laquelle il avait adressé d’autres représentations, ne lui accordait rien du tout.

A Rome, c’est du Pape lui-même qu’il se plaignait : il était tout près de rendre l’Italie responsable, pour le langage que tenait Pie IX à l’endroit de l’Allemagne. L’ambassadeur Keudell, causant avec le ministre Minghetti, le pressait de demandes sur la loi des garanties. A l’abri de cette loi, le Pape jugeait à sa guise les lois ecclésiastiques de l’Empire : était-ce tolérable ? était-ce compatible avec les bons rapports qui unissaient le Quirinal au gouvernement de Berlin ? En 1871, Brassier de Saint-Simon avait recommandé Pie IX au respect des Italiens ; Keudell, en 1875, semblait le signaler à leurs sévices. Étaient-ils donc vassaux ? et leur politique religieuse devait-elle se modeler sur celle de l’Allemagne ? Il semble que Victor-Emmanuel, recevant à Venise, le 2 avril, la visite de François-Joseph, se mît d’accord avec lui pour refuser de s’associer à la campagne nouvelle par laquelle Bismarck essayait d’atteindre, à Rome même, la liberté spirituelle du Saint-Siège. Le Culturkampf international s’était ouvert, dix-huit mois plus tôt, par le voyage qu’avait fait Victor-Emmanuel à Vienne, sous les auspices de Bismarck, et que l’Europe entière avait interprété comme un avertissement pour le Pape ; et voici qu’entre les deux mêmes souverains une entrevue se déroulait, que l’Europe entière interprétait comme un avertissement pour Bismarck. Les influences bismarckiennes furent assez puissantes pour amener un député de la gauche, Miceli, à questionner Minghetti sur l’anxiété à laquelle avait donné lieu la démarche allemande. « La faute en est à la loi des garanties, » déclarait Miceli. Évasivement, Minghetti répondit que jamais, entre l’Allemagne et l’Italie, les relations n’avaient été meilleures : les alliés qu’avait Bismarck dans l’extrême gauche italienne n’insistèrent point. Bismarck, suivant l’expression d’Arnim, avait adressé « sa recette contre l’Église à chacun en son logis et même à ceux qui ne se sentaient point malades : » et cette recette, — la Revalescière de Varzin, comme disait encore Arnim, — avait été repoussée par la France en 1874, par la Belgique, l’Italie, l’Autriche, au printemps de 1875.

Il restait à l’offrir à l’Angleterre : le comte Munster s’en chargea. Dans un toast retentissant qu’il portait, en mai 1875, devant le National Club de Londres, il présentait le Culturkampf comme un combat de l’Etat pour la conscience et pour la liberté ; il parlait de Canossa, de la guerre de Trente ans ; non sans crânerie, il qualifiait le nouvel Empire d’ « Empire protestant détesté des hommes noirs ; » il prévenait l’Angleterre que toutes les lois nécessaires seraient faites pour mettre la liberté des consciences à l’abri du danger, et puis il la conjurait d’avoir elle-même l’œil ouvert, d’observer ce qui se passait en Irlande, de prévoir, de préparer… C’était la première fois peut-être que dans le pays du self help, un ambassadeur étranger se dressait pour signaler aux Anglais un péril intérieur, et pour leur laisser deviner qu’en le combattant, ils seraient agréables à son maître. La presse bismarckienne applaudissait Munster, Mais tandis qu’en Belgique, en France, en Italie, retentissaient dans les assemblées politiques elles-mêmes certains échos des suggestions bismarckiennes, il ne se trouva personne, ni aux Communes, ni parmi les Lords, pour rappeler au peuple anglais les désirs de Bismarck. La preuve était faite, désormais, qu’il ne suffisait pas d’un ordre du chancelier pour que les Etats européens ennuyassent le Pape, soit chez eux, soit à Rome. Bismarck avait souhaité leur connivence ; ils avaient feint de ne pas comprendre, ou bien ils avaient refusé.


II

Le Cullurkampf international réussissait mal : Bismarck restait seul, en face d’un pape qui rendait ses ordres inutiles, en les déclarant nuls ; en face d’un épiscopat qui, par un document public, venait de réfuter la circulaire bismarckienne de 1872, relative au futur conclave. Ses représailles furent des projets de loi nouveaux, qui, pour entrer en vigueur, n’auraient pas besoin de la collaboration de l’Eglise, et qui échapperaient, dès lors, aux humiliations subies par les lois de Mai.

De par le projet de loi qu’il déposait au Landtag, au début de mars, tous les crédits affectés, sur les fonds de l’Etat, aux évêchés et à l’entretien des ecclésiastiques, devaient être immédiatement suspendus ; les taxes et prestations dues à l’Eglise cesseraient d’être levées, tant que se prolongerait cette suspension. Pour que les crédits fussent rétablis dans chaque diocèse, il suffirait que l’évêque promît, par écrit, l’obéissance aux lois de Mai. Lors même que l’évêque demeurerait inflexible, tout curé qui prendrait un engagement semblable, recouvrerait son droit aux générosités de l’État, et l’État pourrait même en faire bénéficier un curé qui manifesterait par des actes l’intention d’obéir aux lois. La cour royale pour les affaires ecclésiastiques protégerait contre les poursuites disciplinaires de l’évêque les prêtres qui, donnant au pouvoir civil ces preuves de déférence, recommenceraient d’émarger au budget ; mais si, plus tard, quelqu’un d’entre eux se permettait de rétracter ou de violer ses engagemens envers l’État, il serait châtié par la révocation et par l’incapacité juridique de remplir les fonctions sacerdotales. Ainsi la Prusse alimenterait les curés, s’ils péchaient contre l’Église, et les déposerait, si plus tard ils se repentaient.

Après avoir, en décembre, brisé tous liens entre Pie IX et Guillaume, Bismarck, en mars, commençait de déchirer la bulle De Salute, qui, depuis 1821, à la façon d’un quasi-concordat, fixait les rapports entre la Prusse et l’établissement catholique. Cette bulle assurait à l’Église certaines dotations d’Etat ; le projet de loi bismarckien subordonnait à l’humble souplesse de la créancière la générosité du débiteur. Ou bien l’Eglise ferait à Pie IX cet affront, de reconnaître enfin les lois, malgré lui, et la Prusse, alors, accomplirait loyalement les promesses faites au Saint-Siège ; ou bien l’Église demeurerait indomptable, et la Prusse, alors, infligeant à Pie IX un autre genre d’affront, suspendrait l’exécution de ces promesses. Des avocats subtils et passionnés s’apprêtaient à établir que la Papauté n’était plus la même qu’en 1821, et que dès lors le pacte était périmé.

Il y avait, dans cet artificieux projet, une menace pour tous les évêques, une tentation pour tous les curés. De nombreuses localités, où ne s’était, depuis le vote des lois de Mai, produit aucun changement, et où le ministère sacerdotal était légalement exercé par des prêtres légalement nommés, allaient désormais sentir, à leur tour, la répercussion de la lutte religieuse : leurs curés, bien qu’innocens de tout délit formel, seraient appauvris, peut-être réduits à la misère, parce que les évêques auraient refusé de se plier aux ordres de l’État. Et Bismarck espérait que ces curés se fâcheraient, que leur colère, peut-être, intimiderait l’épiscopat, que tout au moins, personnellement, pour éviter la disette, ils s’inclineraient devant le pouvoir civil. A l’huis des lointains presbytères, l’État séducteur viendrait frapper ; il tendrait une plume aux curés, pour qu’ils souscrivissent les textes législatifs qui dépossédaient leur évêque de ses droits ; et puis, d’un geste offensant, il leur rendrait la corbeille de pain nécessaire pour vivre. Ce projet de loi qui d’abord créait la mendicité des prêtres, et puis qui les asservissait, devint tout de suite odieux, sous le nom populaire de : loi de la corbeille de pain (Brotkorbgesetz).

Bismarck voulait cette arme nouvelle ; il la voulait sans délai : « On ne paie pas ses ennemis, » déclarait-il, et l’encyclique de Pie IX avait une fois de plus prouvé que l’Église était hostile à l’État. Les évêques en appelaient à Guillaume : De cette loi, lui écrivaient-ils, résulteront d’indicibles deuils et des bouleversemens. C’est votre faute, — leur répondait en substance l’Empereur ; vous aviez vous-mêmes, au Concile, prévu de pareils malheurs, et si vous aviez fermement maintenu vos convictions anti-infaillibilistes, vous auriez pu préserver la patrie contre les troubles que pressentaient vos propres cris d’alarme et que maintenant nous déplorons avec vous.

Les 16 et 17 mars, le Landtag discuta. « Où sont vos succès dans le Culturkampf ? » demandait à Bismarck le vieux Gerlach ; il reprenait le texte de l’apôtre Paul : « Mieux vaut obéir à Dieu qu’aux hommes, » et proclamait, au nom même de la liberté évangélique, que s’il y avait des citoyens à qui ce devoir s’imposait d’une façon plus expresse, c’étaient assurément les évêques. Mais Bismarck, fidèle à sa notion de Dieu et à sa notion de l’Etat, opposait à Gerlach une sorte de profession de foi : « Je crois obéir à Dieu, lui disait-il, quand je sers le Roi pour la défense de la communauté politique dont il est le monarque par la grâce de Dieu, et dont il doit, en vertu d’un devoir imposé par Dieu, sauvegarder la liberté contre l’oppression spirituelle étrangère. » Bismarck, au moment où il allait frapper un coup dont tous les prêtres d’Allemagne sentiraient la cruauté, s’affichait ainsi comme l’ouvrier de l’œuvre de Dieu. Ayant conçu Dieu comme protecteur de l’État, ayant conçu les intérêts de l’Etat comme identiques aux volontés bismarckiennes, il en venait à considérer les ennemis de sa politique, croyans protestans tels que Gerlach, ou croyans catholiques tels que Windthorst, comme les ennemis de Dieu.

C’est en vain que Windthorst s’insurgeait, au nom de la morale elle-même, contre cette tactique qui spoliait les prêtres pour les dompter ; Dieu n’apparaissait pas à Bismarck comme le garant d’une morale supérieure, mais bien plutôt comme le garant des égards dus à la raison d’Etat. Windthorst prévenait le chancelier que, même après cette loi, le Centre persisterait dans son attitude ; et Bismarck alors ripostait par un éloge du Culturkampf. « Au cours de cette lutte, expliquait-il, on avait serré les rangs : de même qu’Henri l’Oiseleur, dix années durant, avait exercé l’esprit de ses guerriers, avant de tailler en pièces les Hongrois sur les bords du Lech, de même le Culturkampf affermissait, dans les cerveaux prussiens, cette conviction qu’il était besoin d’un État fort. Avec le temps, continuait-il, nous n’aurons plus que deux grands partis, pour ou contre l’État. » Il feignait d’oublier que le projet même qu’il présentait attestait l’échec des précédentes lois ; il constatait que chez la plupart de ceux qui « voulaient sincèrement l’État, » le sens politique était en progrès, et sa voix confiante annonçait au Landtag que l’Etat sortirait de cette lutte plus fort et plus puissant. Mais c’était dans les mêmes termes exactement que, depuis deux années, évêques, prêtres, membres du Centre, célébraient les progrès et les développemens de l’Église. Il semblait que le pouvoir religieux et le pouvoir civil, échangeant entre eux un merci provocateur, se renvoyassent l’un à l’autre cet étrange témoignage : « Ma force augmente et c’est grâce à vous. »

Windthorst essayait d’abréger le duel : « Il est encore temps pour le ministre, disait-il, de voir s’il ne fera pas mieux de retirer la loi ; et peut-être peut-on lui conseiller de tenter un effort pour s’entendre avec les autorités de l’Église en vue du rétablissement de la paix. » Mais la décision de Bismarck était prise : il s’agissait de défendre la liberté spirituelle contre l’ordre des Jésuites et contre un pape jésuite, et de riposter à cette encyclique de Pie IX, qu’un député du Centre, profilant des droits de la tribune, s’amusait à lire d’un bout à l’autre, devant le Landtag. Bismarck pressentait, d’ailleurs, que les difficultés s’accumuleraient, que les « vicaires boute-feu » résisteraient ; il prévenait en passant les évêques qu’à des époques plus calmes, ils auraient avec ces prêtres-là quelque fil à retordre. Mais si tout le clergé mourait de faim, le Pape serait là, avec son denier de Saint-Pierre, les Jésuites seraient là, qui possédaient, à eux seuls, plus de la moitié de la fortune de feu Rothschild. Le Gesù pourrait faire vivre l’Église catholique d’Allemagne. De s’amuser à cette pensée, comme le faisait Bismarck, c’était assurément moins absurde encore que de supposer que l’Eglise catholique d’Allemagne pourrait humilier devant l’État je ne sais quelle tardive résipiscence et lui tendre, agenouillée, une main tremblante, mais avide.

Avec plus de docilité que de confiance, le Landtag vota le projet, et Bismarck s’en fut devant les Seigneurs, pour qu’à leur tour ils dissent oui.

La lutte des catholiques pour leur indépendance intéresse aussi l’Église évangélique, lui signifia Kleist-Retzow : un instant, contre le projet de loi, les deux confessions parurent faire front. Mais, sur les bancs conservateurs, Maltzahn se leva ; c’était un protestant rigide et croyant, qui jadis avait repoussé toute laïcisation de l’inspection scolaire, et qui depuis lors, par une sorte d’accoutumance, avait répudié toutes les lois bismarckiennes ; et Maltzahn déclara qu’en présence de l’Encyclique de Pie IX il voterait, aujourd’hui, ce que demandait Bismarck. Ainsi parmi ces conservateurs dont l’attitude politique avait conduit Bismarck à s’appuyer sur les nationaux-libéraux, il y en avait un qui se détachait, qui rentrait au bercail gouvernemental, et qui désormais, enfin, aiderait à l’assaut contre le Pape. La voix du chancelier trouva d’étranges caresses pour choyer l’enfant prodigue : il remercia Maltzahn, avec effusion, de confesser librement et à cœur ouvert l’Évangile de la Réforme. « Notre Evangile, » articulait-il triomphalement ; et sentant d’ailleurs qu’il était ministre d’un Etat où les catholiques formaient un tiers du peuple, il protesta qu’il parlait, non pas en tant que ministre, mais en tant que membre de la Chambre des Seigneurs. Et moyennant cette précaution oratoire, on vit le chancelier de l’Empire, le premier ministre du roi de Prusse, déployer savamment le drapeau de la Réforme, devant les Seigneurs attentifs et recueillis. « Ah ! leur disait-il, si cette confession que M. de Maltzahn vient de faire entendre avait retenti il y a quelques années, la lutte avec les catholiques n’eût pas été aussi violente. Ah ! si les conservateurs évangéliques m’avaient fidèlement soutenu, dans l’esprit de l’Evangile protestant ! Ah ! si la plupart avaient compris que notre Evangile, notre salut compromis et menacé par la Papauté, — je parle en chrétien évangélique, — valent mieux et plus, pour nous, qu’une opposition politique momentanée contre le gouvernement ! » L’expression de ses regrets demeurait inachevée ; ses gestes la terminaient, ses soupirs la ponctuaient. Il avait l’air de vouloir, cœur à cœur, causer de l’Evangile, — de l’Évangile de Luther, — avec les membres de la Chambre haute. Ce mot de cœur, si rare sur ses lèvres, y apparaissait : « Maltzahn, disait-il, m’a causé une joie de cœur. Ce m’est en quelque sorte un pont pour rétablir d’anciennes relations qui n’ont pas dû se rompre sans que j’en aie gravement souffert. » Il disait vrai : dans la mesure où il pouvait souffrir, la rupture avec les conservateurs lui avait été une souffrance. Il avait toujours craint, sans le dire tout haut, qu’en n’ayant plus d’autres amis que les nationaux-libéraux, il ne devînt leur captif. Il insinuait, comme toujours, que s’il avait dû commettre certaines violences, c’était leur faute, à eux, conservateurs ; mais il le redisait, cette fois, en leur ouvrant les bras. Le Culturkampf les avait brouillés avec lui ; et voici qu’à l’occasion d’un nouvel acte de Culturkampf, ils paraissaient revenir vers lui. Joyeusement il réveilla, dans leurs consciences luthériennes, tout ce qu’elles recelaient d’hostilité contre l’Eglise ; son projet en main, il s’afficha comme défenseur de l’évangélisme. La communauté catholique, qui n’est que « la pierre du pavé foulée par le prêtre ; » les évêques, qui ne sont que les fonctionnaires d’un pape étranger ; le Pape, ennemi de l’Evangile et, partant, de l’Etat prussien ; les Jésuites, docteurs du tyrannicide ; le Code papal, qui veut la mort de l’hérétique ; le Syllabus, dont l’application serait incompatible avec le fonctionnement même de la Chambre des Seigneurs, furent tour à tour dénoncés et bafoués par le chancelier. Ce n’était plus un homme d’Etat qui parlait : c’était un polémiste de la Réforme. « La conséquence logique de votre politique, déclarait Brühl, serait d’expulser ou de fusiller les catholiques. » Mais les plaisanteries de Bismarck, volontairement grosses, continuaient de tomber droit et dru ; elles visaient, après les catholiques, ceux qu’il appelait les crypto-catholiques ; et spécialement son oncle Kleist-Retzow, soupçonné de sympathie pour le catholicisme, pour ce catholicisme dont Bismarck dessinait à plaisir une interminable caricature « Si je suivais le Pape, s’écriait-il, je ne ferais pas mon salut. »

Deux ans plus tôt, dans cette même Chambre, Bismarck avait soutenu que la Prusse engageait une lutte purement politique, et qu’aucun motif confessionnel ne la guidait ; il semblait aujourd’hui sonner une fanfare de ralliement pour tous les protestans de la Chambre et du Royaume. On eût dit que Luther se dressait, que dans les conservateurs de la vieille Prusse, il reconnaissait et retrouvait ses enfans : on allait, pour la Réforme, donner le coup de sape contre l’Eglise… La loi triompha, naturellement, et cette accession de quelques conservateurs à la majorité bismarckienne fut peut-être interprétée, par les observateurs superficiels, comme l’indice que les partisans du Culturkampf croissaient en nombre et que l’esprit de Culturkampf croissait en force. L’indice, bientôt, devait se révéler trompeur : tout ce qui contribuait à rapprocher Bismarck des conservateurs tendait à relâcher ses liens avec le parti national-libéral, c’est-à-dire avec les dépositaires authentiques et les apôtres impérieux de l’esprit de Culturkampf. La démarche de Maltzahn et les sourires de Bismarck laissaient prévoir une heure, lointaine encore, où Bismarck pourrait se passer d’eux, et où pourrait se former, sur un terrain tout autre que celui de la lutte contre l’Eglise, une nouvelle majorité bismarckienne. La Chambre des Seigneurs réduisait tous les prêtres à devenir des pauvres ; mais les circonstances mêmes du vote, quelque inique qu’il fût, recelaient en elles-mêmes le germe, à peine visible encore, mais déjà très prometteur, de certaines nouveautés politiques, dont plus tard la paix religieuse serait l’effet.


III

Deux jours seulement après que la Chambre des Seigneurs avait applaudi le Credo évangélique du prince de Bismarck, le Landtag décidait de discuter immédiatement, sans le renvoyer à des commissaires, un autre projet déposé par le chancelier, et qui visait à supprimer les articles 15, 16 et 18 de la Constitution. L’on se rappelle peut-être qu’en 1873, deux de ces articles, qui garantissaient l’autonomie de l’Église, avaient été corrigés par des phrases supplémentaires, relatives aux droits de l’Etat. Mais en 1875, on voulait enlever à l’Eglise ce qu’ils lui laissaient encore : les supprimer devenait urgent. Les ministres reculaient ; ce mot même de Constitution leur inspirait une sorte de crainte religieuse, et Falk montrait autant de répugnance à donner des coups de canif dans cet auguste papier, qu’il avait naguère montré de zèle pour y glisser des interpolations. C’était Bismarck, et Bismarck tout seul, qui songeait à d’audacieuses déchirures ; c’était lui qui voulait que solennellement les articles 15, 16 et 18 fussent rayés, et qu’ainsi le législateur eût désormais la voie libre. Au conseil des ministres, il avait posé la question de cabinet ; Falk alors avait dû céder, on avait sacrifié l’intégrité de la Constitution à celle du ministère ; pour garder Bismarck, on avait accepté la proposition sacrilège, et le Landtag l’étudiait sans retard. Fréquemment, sur les lèvres des orateurs du Centre, des objections tirées de la Constitution s’étaient élevées contre les projets de lois ecclésiastiques ; ces objections tomberaient, dès qu’auraient succombé les paragraphes auxquels elles se cramponnaient. L’Etat prussien venait proposer aux membres du Landtag un accroissement de leur souveraineté : ces textes les gênaient, à eux de s’en débarrasser.

En fait, derrière les trois articles, un roi de Prusse était accusé : c’était Frédéric-Guillaume IV, le propre frère de Guillaume Ier. Sa politique religieuse avait apaisé les consciences en affranchissant l’Eglise ; après trois ans de Culturkampf, ils en étaient la seule survivance : à leur tour, on aspirait à les balayer. Ce fut le catholique Pierre Reichensperger qui plaida pour l’idéal du roi défunt et pour la Constitution libératrice, gardienne de cet idéal. Mais une voix déclara que la politique de Frédéric-Guillaume IV, « nature plus noble que pratique, avait fait une brèche dans les dispositions essentielles pour la paix générale de l’État ; » cette voix fut celle de Bismarck. Il reprit ses attaques contre l’ancienne « division catholique, » supprimée, dès 1871 parce qu’elle se composait de « légats du Pape. » D’ailleurs, alors même qu’à la rigueur, dans le passé, ces articles constitutionnels eussent été admissibles, ils avaient cessé de l’être. Bismarck observait qu’ils avaient eu pour but de donner des droits à une certaine corporation composée de tous les ecclésiastiques prussiens ; aujourd’hui, continuait-il, l’Eglise épiscopale s’est transformée en une monarchie papale absolue ; et qu’était-ce donc que le Pape ? Un étranger dont le programme, « directement opposé à celui de l’État, » était continuellement l’objet d’une solennelle publicité, le chef d’un parti compact, le metteur en œuvre d’une presse officieuse, mieux servie, moins chère, plus répandue et plus accessible que celle de l’État ; un docteur, enfin, qui visait à supprimer les institutions constitutionnelles, à exterminer les hérétiques, et qui, s’il était le maître, condamnerait les protestans à émigrer ou à perdre leurs biens. Stipuler, comme le faisait la Constitution, que l’Eglise gérait librement ses affaires, c’était, en fait, stipuler qu’elles seraient réglées par ce personnage-là. « Il ne dit pas : l’État c’est moi, il est trop habile pour cela ; mais le Roi et l’État prennent ce qui reste, après que le Pape s’est taillé dans les droits séculiers la part qui lui plaît. » Bismarck estimait que les articles incriminés laissaient une lézarde dans l’édifice prussien, il fallait réparer cette lézarde.

C’était un discours de guerre, mais les dernières phrases étaient d’un autre ton et semblaient déjà d’une autre époque « Une fois cette loi votée, terminait Bismarck, rien ne me sera plus à cœur que de chercher la paix, la paix même avec le Centre, mais surtout avec le Siège romain, dont les sentimens sont bien plus modérés, et j’espère que, Dieu aidant, je la trouverai. Je ferai en sorte que cette lutte, où nous fûmes contraints, pour un moment, de prendre l’offensive, ne se poursuive plus que d’une manière défensive, et que désormais l’offensive soit laissée à l’enseignement des écoles plutôt qu’à la politique. »

Il avait, depuis trois jours, dans les deux Chambres, entassé les invectives contre la Papauté ; il demandait, ce jour-là même, qu’on retirât à l’Église, formellement, tous les droits primordiaux qui faisaient obstacle aux fantaisies successives de la législation d’État ; il tenait à ce que l’État redevînt en théorie le maître de l’Église ; et puis il promettait qu’ensuite il redeviendrait pacifique et, tout au moins, cesserait d’être assaillant.

Mais le Centre demeurait sceptique, et Schorlemer-Alst le disait, avec cette raideur toute militaire, avec ces audacieuses façons d’attaque, par lesquelles s’illustra son éloquence durant les dernières années du Culturkampf. « Je me considère toujours comme en état de guerre, » signifiait-il au chancelier. Il le pressait, l’opposait à lui-même, le harcelait. Ce pape dont Bismarck dénonçait l’influence, n’était-ce pas ce même Pie IX dont en 1871 le même Bismarck avait précisément invoqué le crédit, pour le faire agir sur le Centre et contre le Centre ? Schorlemer, démasquant les intentions ennemies, les accusait de vouloir séparer de Rome les catholiques d’Allemagne ; ce serait nous séparer de la source de vie, déclarait-il ; et l’imminence même d’une nouvelle défaite ne l’empêchait pas de croire à la victoire finale, d’y croire avec orgueil, et de l’annoncer.

Bismarck répliqua, et Bismarck encore parlait de paix ; il trouvait des mots aimables pour Antonelli, « esprit lin, disait-il, et qui n’est pas aussi asservi aux Jésuites que le sont beaucoup d’autres, mais malheureusement sans influence à l’heure qu’il est ; » et ramassant dans une curieuse période tous ses griefs contre le Centre, et contre l’ascendant du Pape sur le Centre, et contre les prétentions pontificales, il savait si bien orienter, cependant, les replis de cette agressive période, qu’ils faisaient avenue, tous ensemble, vers certains mots évocateurs, qui suggéraient encore l’idée de paix.

« Je conserve l’espoir, disait-il textuellement, que l’influence du Pape sur le parti Centre se maintiendra, car, comme l’histoire nous montre des papes guerriers et d’autres pacifiques, des papes militans et d’autres se consacrant au spirituel, j’espère qu’un jour, bientôt, reviendra le tour d’un pape pacifique, qui ne tende pas uniquement à ériger eu suprématie universelle ce pouvoir issu de l’élection du clergé italien, mais qui soit disposé a laisser d’autres gens aussi vivre à leur guise, et avec lequel on puisse conclure la paix. C’est là ce que j’espère, — et alors, j’espère aussi trouver encore un Antonelli assez sage pour chercher à faire la paix avec le pouvoir séculier. »

Ainsi succédaient à deux discours insulteurs, tenus à quarante-huit heures de distance, des efforts de coquetterie à l’égard du Pape insulté. Windthorst ne voulait pas être dupe : il réinsistait sur les discours, il s’étonnait que le premier conseiller de la couronne, dans un pays mixte, pût impunément calomnier la foi d’une partie du peuple, la foi de quelques-uns des princes allemands. Est-ce un moyen, demandait-il, de fonder l’unité allemande ? Quant aux phrases pacifiques, à peine voulait-il les enregistrer, observant tout simplement qu’il y avait un moyen de faire la paix : négocier avec Rome. Le comte Landsberg, devant la Chambre des Seigneurs, relevait, lui aussi, le contraste étrange entre ces fanfares de guerre et ces premières sonneries de retraite : il constatait que Bismarck, par la suppression des trois articles constitutionnels, faisait place nette pour poser les assises d’un Etat policier gouverné bureaucratiquement ; et Landsberg s’épouvantait de ces architectures nouvelles. Rayer des paragraphes de la Constitution pour faciliter l’élaboration de certaines lois, cela lui faisait l’effet de couper une tête pour guérir le mal de dents. Il semblait à Landsberg qu’après ce sacrifice, Bismarck en réclamerait d’autres, que toutes les autonomies seraient tour à tour menacées.

Dans les deux Chambres, l’œuvre constitutionnelle de Frédéric-Guillaume IV reçut le soufflet que Bismarck exigeait. Trois vides s’y creusèrent, attestant la disparition des articles qui, pendant près d’un quart de siècle, avaient protégé la liberté et la dignité des Eglises. Une vieille haine de Bismarck était enfin satisfaite. Ces articles, il ne les avait jamais aimés : dès 1854, il les avait jugés dangereux pour l’Etat prussien ; il n’avait pas pardonné au Centre d’avoir voulu, en 1871, les inscrire, tels quels, dans la Constitution du nouvel Empire. La Prusse elle-même, enfin, les rejetait. Un jour la paix religieuse se rétablira ; Bismarck défera de ses propres mains, morceau par morceau, toutes les lois du Culturkampf ; mais la Constitution prussienne, malgré les efforts du Centre, restera toujours béante eu trois endroits ; on verra subsister, toujours ouverts, toujours inquiétans, les trous que Bismarck y aura creusés ; les libertés dont jouira l’Eglise prussienne, dont pour le moment elle jouit encore, lui seront reconnues, non plus par la Constitution, qui dure, mais par le législateur, qui change, et non plus comme des droits, mais bien plutôt comme des cadeaux.


IV

C’est ainsi que sous l’Église catholique de Prusse, en avril 1873, la terre prussienne achevait de s’effondrer. La loi qui suspendait les dotations supprimait à l’Eglise ses ressources ; la loi qui rayait les articles constitutionnels supprimait à l’Eglise ses garanties. Par la première, elle perdait sa sécurité matérielle ; elle perdait, par la seconde, ce qui lui restait encore de sécurité morale. Bismarck avait accumulé ces ruines en alléguant qu’il faisait la guerre ; il les avait consommées, en disant que c’était nécessaire pour la paix. Il scandait par le mot de paix les derniers coups qu’il donnait à l’ennemi.

Mais avant même que la Chambre des Seigneurs n’eût ratifié les votes du Landtag, d’autres projets se discutaient, qui n’avaient plus à redouter aucune collision avec les articles constitutionnels, et qui ne marquaient pas, assurément, des étapes vers la paix : l’un avait trait à l’administration des biens d’Église, et l’autre aux congrégations.

Voilà plusieurs années que les canonistes vieux-catholiques souhaitaient que, dans chaque paroisse, la communauté des fidèles fût organisée, et investie de certains droits : ils espéraient qu’ainsi l’Etat pourrait s’appuyer, contre la hiérarchie, sur la foule des laïques, et que, parmi ces laïques, des agitateurs vieux-catholiques parviendraient, tôt ou tard, à rallier une majorité, qui détacherait la paroisse de la communion romaine. Falk, à la fin de 1872, avait pressenti les évêques, au sujet d’une telle organisation ; ils avaient répondu par des fins de non-recevoir. Reprenant cette tentative au début de 1873, il avait cette fois négligé de les consulter. Le projet de loi sur l’administration des biens d’Église, déposé par Falk dès le 27 janvier 1873, visait le patrimoine ecclésiastique de toutes les paroisses catholiques. On comprenait sous ce nom de patrimoine ecclésiastique tous les biens affectés aux besoins du culte, à la rémunération des prêtres et à des services paroissiaux de bienfaisance ou d’instruction, et toutes les fondations pieuses pour lesquelles le donateur primitif n’avait prévu aucun mode spécial d’administration. Le soin d’administrer tous ces biens et de dresser chaque année le budget paroissial était confié par le projet de loi à un « conseil d’Eglise » (Kirchenvorstand), élu pour six ans par tous les paroissiens majeurs, et renouvelable par moitié tous les trois ans. Ce conseil devait répondre de sa gestion devant un comité trois fois plus nombreux, appelé la représentation paroissiale (Gemeindevertretung), et dont les membres seraient élus, avec la même périodicité que les conseillers d’Eglise, par tous les paroissiens majeurs ; l’approbation de la représentation paroissiale serait nécessaire pour toutes les décisions importantes du conseil. La hiérarchie sacerdotale perdait ainsi la libre disposition des biens ecclésiastiques. Le droit de présider le conseil d’Eglise demeurait reconnu au curé et consacrait ainsi son influence, mais l’assemblée paroissiale, qui jugerait des questions graves on dernier ressort, ne l’entendrait qu’à titre consultatif. Le projet stipulait que le conseil d’Eglise pourrait être convoqué, soit par l’autorité diocésaine, soit par les autorités de l’Etat ; que l’évêque et le président supérieur de la province auraient le droit, l’un et l’autre, de faire des suggestions au conseil d’Eglise ou à la représentation paroissiale, et de faire inscrire d’office, au budget, en cas de refus déraisonnable des corps élus, les dépenses normales. Ainsi était prévue une sorte de collaboration entre la hiérarchie religieuse et le pouvoir civil ; mais en cas de conflit entre ces deux puissances, le ministre des Cultes jugerait. Le projet, on le voit, ne prétendait nullement ignorer l’évêque ; mais il investissait le ministre des Cultes d’un droit de décision souveraine.

La destitution d’un conseiller ou d’un membre de la représentation paroissiale pourrait être prononcée par l’évêque et par le pouvoir civil, et serait susceptible d’appel devant la cour royale pour les affaires ecclésiastiques, c’est-à-dire devant le tribunal d’Etat que la hiérarchie avait toujours refusé de reconnaître. Si les évêques voulaient ignorer cette loi, si les catholiques se refusaient à constituer des conseils d’Eglise ou des représentations paroissiales, tous les droits que le projet laissait à la hiérarchie passeraient alors au pouvoir civil, et toutes les prérogatives promises à ces deux catégories de corps élus seraient accordées à des commissaires d’État.

Tel était, dans ses grandes lignes, le projet de loi. Il assignait un rôle à trois facteurs : les élus du peuple, l’évêque, l’Etat. Les droits qu’avait jusque-là possédés la hiérarchie pour l’administration des biens d’Église devaient désormais être limités, d’un côté, par deux pouvoirs résultant du suffrage universel des catholiques, de l’autre côté, par la bureaucratie. Le projet faisait une part à l’évêque, mais ajoutait immédiatement qu’on se passerait de lui, s’il le fallait. Tous les citoyens inscrits comme catholiques et prenant leur part des charges paroissiales étaient appelés à former, en face du sacerdoce, une formidable puissance démocratique : pratiquant ou non leur culte, déférens ou non pour leurs curés, voire excommuniés, ils demeureraient électeurs, éligibles ; et, servant Dieu bien ou mal, ils régneraient en quelque mesure sur toute la vie matérielle de l’Eglise de Dieu. La collectivité des membres de l’Église acquérait sur les biens de l’Eglise toute une série de droits jusque-là réservés à la hiérarchie.

C’est une usurpation, c’est une confiscation, c’est l’application du principe : La propriété c’est le vol, avaient expliqué au Landtag, dans les séances des 16 et 17 février, les députés Pierre Reichensperger, Dauzenberg et Windthorst ; et Falk, invité à préciser les irrégularités d’administration par lesquelles les évêques avaient mérité ces mesures de défiance, avait manqué d’élémens pour un réquisitoire décisif. On avait été gêné par la subtilité juridique de Pierre Reichensperger, demandant pourquoi les nouvelles réglementations élaborées en 1874 pour les communautés protestantes n’avaient pas été soumises aux Chambres, et pourquoi tout au contraire on remettait au caprice du législateur le soin de régler le fonctionnement matériel des paroisses catholiques ; mais on avait remarqué, cependant, que le Centre apportait moins d’acharnement contre ce projet que contre les lois antérieures ; et, dans les Grenzboten, Roesler avait exprimé l’inquiétude que les catholiques n’attendissent de cette loi certaines conséquences favorables et que la représentation paroissiale ne fût composée, partout, de partisans fanatiques de la hiérarchie.

Au nom des principes, Melchers, archevêque de Cologne, avait tout de suite protesté contre le projet : dans une lettre au Landtag, il avait démontré qu’une telle loi impliquerait une sorte de sécularisation des biens d’Eglise, désormais transférés à la communauté des fidèles ; qu’une telle translation violait le droit commun, le droit canon, les engagemens de l’Etat, et la Constitution ; que l’on créait de nouveaux organismes qui, d’après le droit canon, ne pouvaient être regardés comme juridiques ; et qu’enfin l’État n’était pas qualifié pour élaborer de pareils articles.

Mais la commission parlementaire avait passé outre : le projet, tel qu’elle l’avait remanié, tel qu’il revenait devant le Landtag le 24 avril, aggravait même le texte primitif. La commission, d’abord, étendait la définition du patrimoine ecclésiastique, elle faisait rentrer dans cette définition et soumettait dès lors au nouveau projet de loi les fondations mêmes pour lesquelles les bienfaiteurs auraient institué des organes spéciaux d’administration, et puis le produit des quêtes et collectes faites, soit durant les offices, soit à domicile, pour des buts religieux ou connexes. Ainsi l’argent même recueilli par le prêtre au cours de ses quêtes échapperait désormais à sa libre disposition ; d’une main, les fidèles lui donneraient, en tant que membres de l’Eglise ; mais de l’autre main, en tant qu’électeurs dans l’Eglise, ils lui reprendraient cet argent, et l’affecteraient à tel ou tel chapitre du budget paroissial. Ensuite la commission retirait au prêtre, en principe, la présidence du conseil d’Eglise ; elle lui enlevait le droit de vote pour la composition de ce conseil et de la représentation paroissiale ; elle interdisait de l’élire membre de cette dernière assemblée. Ainsi accentuait-elle l’autonomie de ce pouvoir laïque, démocratique en ses origines, que l’on voulait créer dans chaque paroisse en face du prêtre. La commission, d’autre part, permettait aux conseils d’Église d’en appeler au président supérieur, c’est-à-dire encore à l’État, de la résistance qu’opposerait l’évêque à leurs actes administratifs ; le président jugerait en dernier ressort : la bureaucratie d’Etat devenait ainsi juge entre l’évêque et les fidèles.

Entre la foule laïque et l’Etat bureaucratique, l’autorité de l’évêque, en vertu du projet de Falk, se trouvait déjà comprimée comme dans un étau : les commissaires rendaient plus vigoureuses encore les pinces de l’étau, ils en serraient la puissante vis ; et puis, non sans insolence, ils laissaient trente jours à l’épiscopat pour dire si oui ou non il appliquerait la loi. Si la réponse était non, tout ce qu’elle laissait de prérogatives aux évêques reviendrait à l’État. Falk et le Landtag acceptèrent docilement ces amendemens. La Chambre des Seigneurs voulut rendre au curé la présidence du conseil d’Eglise ; derechef le Landtag la lui refusa. Alors les Seigneurs cédèrent, et le 20 juin 1873, la signature de Guillaume ratifia cette tentative, que Kleist-Retzow qualifiait d’inouïe, d’organiser sans l’aveu de l’Eglise l’administration des biens d’Eglise.

Ainsi commençait de se réaliser un rêve, que les vieux-catholiques avaient longuement caressé ; et la complaisance du ministère et du Landtag leur ménageait tout de suite un autre succès. Un de leurs canonistes, à la fin de 1874, avait obtenu de Bismarck la promesse que le gouvernement prussien, suivant l’exemple du gouvernement badois, ferait bon accueil à un projet de loi établissant les droits des communautés vieilles-catholiques sur les biens ecclésiastiques. Ce projet de loi, soumis à Falk par le député Pétri, remanié par le bureaucrate Hübler, avait été, le 16 février, déposé devant le Landtag. Si la Prusse avait complètement exaucé les vœux des vieux-catholiques, elle aurait décidé que tous les deux ans le président supérieur de la province, sur la demande présentée par dix paroissiens, ferait interroger tous les autres fidèles, pour constater combien d’entre eux croyaient encore à l’infaillibilité, et pour ratifier, éventuellement, les prétentions des vieux-catholiques à la jouissance des biens d’Eglise et de l’édifice cultuel. Mais Falk avait refusé : en son for intime, il n’accordait à ces schismatiques qu’une médiocre sympathie ; et le projet sur lequel les vieux-catholiques et le ministère avaient fini par tomber d’accord stipulait simplement que les communautés vieilles-catholiques, là où elles existeraient, partageraient avec les catholiques romains l’usage de l’église et du cimetière ; que les curés déjà titulaires, qui se rattacheraient à ces communautés, garderaient leurs bénéfices ; que ces communautés auraient droit, proportionnellement au nombre de leurs membres, à la jouissance de tout ou partie des biens d’Eglise ; et qu’il appartiendrait aux présidens supérieurs des provinces, et puis, en dernier ressort, au ministre des Cultes, de qualifier de communautés et d’admettre, ainsi, aux avantages assurés par le projet de loi, les groupemens de vieux-catholiques qui feraient connaître leur existence et leurs prétentions, et qui seraient d’une « importance notable. »

Lorsque sous Frédéric-Guillaume III la volonté royale avait amalgamé dans un même creuset, sans souci de leurs divergences dogmatiques, luthéranisme et calvinisme, les luthériens tenaces, qui étaient demeurés rebelles à l’Eglise prussienne unie, n’avaient ni obtenu ni même réclamé une part des biens d’Église. Gerlach s’étonnait que les vieux-catholiques se montrassent plus ambitieux, et que l’Etat consentît. Les débats parlementaires dégénérèrent en discussions théologiques : on se querella sur l’infaillibilité, son vrai sens, sa légitime portée. Mais en quatre années, entre vieux-catholiques et catholiques romains, on avait vu s’élargir le fossé ; la primauté papale n’était plus le seul point qui les divisât. Un cousin du chef du Centre, qui comme lui s’appelait Windthorst, mais qui siégeait parmi les nationaux-libéraux, était tout heureux de faire savoir au Landtag que les vieux-catholiques, désormais, chicanaient un autre Concile, le Concile de Trente. A prendre à la lettre ce que disait ce Windthorst, ils ne pouvaient donc plus se donner comme les héritiers de l’Eglise romaine de 1809, mais, tout au plus, comme les héritiers de l’Eglise romaine de 1559 ; et l’aveu même de leurs audaces théologiques aurait pu se retourner contre leurs prétentions juridiques, que le projet de loi consacrait.

Le projet cependant devint loi et pesa comme une menace nouvelle sur tous les curés du royaume de Prusse : il suffirait que le chiffre de vieux-catholiques domiciliés dans leur paroisse apparût au pouvoir civil comme un chiffre « notable ; » alors ces curés cesseraient d’être les maîtres exclusifs de leur église, et concurremment, l’on devrait y célébrer deux cultes pour les catholiques fidèles au Concile du Vatican et pour les catholiques infidèles au Concile même de Trente.

Tout en même temps le ministère avait présenté, fait discuter, fait voter quelques articles, brefs et tranchans, qui achevaient d’exclure de Prusse « tous les ordres et toutes les congrégations de l’Eglise catholique. » Au bout d’un semestre, toutes les maisons religieuses devaient être fermées. La loi permettait au ministre des Cultes d’accorder un délai de quatre ans aux établissemens d’instruction ; elle exceptait de ses rigueurs les congrégations hospitalières, mais elle ajoutait qu’à tout moment une ordonnance royale pourrait les supprimer. C’était le juriste Hinschius qui avait, à la demande de Falk, élaboré ce projet : il avait allégué, pour le justifier, que les congrégations, cédant à l’impulsion de chefs étrangers ou d’évêques rebelles, étaient elles-mêmes un péril public, et que ce péril était aggravé par l’obéissance passive de leurs membres et par l’action qu’ils exerçaient sur le peuple. Sans modifier les vues d’une majorité d’avance acquise, les divers orateurs, comme c’est l’habitude en pareils débats, avaient institué deux procès symétriques : celui des vœux religieux et celui des engagemens franc-maçonniques : les vœux religieux avaient été condamnés. « Voilà détruit, s’écriait joyeusement Bennigsen, tout le travail que firent les ultramontains en trente années. » — « Tant mieux pour la paix religieuse, disait sérieusement l’historien Treitschke ; car les cloîtres troublent l’harmonie confessionnelle. »

Lorsque Bismarck avait parlé de paix religieuse, avait-il pris ce terme au même sens où le prenait Treitschke ? La paix telle qu’il la concevait devait-elle planer sur des ruines ? Windthorst commençait à le croire : « En vérité, disait-il, on aurait déjà proposé d’expulser tous les catholiques d’Allemagne, s’il ne s’agissait pas de 8 millions d’hommes et si l’exil de ces huit millions ne risquait pas de faire des vides dans l’armée. » Pour cette raison d’ordre militaire, peut-être, et pour d’autres aussi, Bismarck s’arrêtait là. Les Grenzboten insinuaient que peut-être il faudrait encore d’autres lois, qu’on serait forcé de gêner par l’obligation du placet les communications des catholiques avec Borne, de créer pour les fonctionnaires catholiques un serment du Test. Mais Bismarck en avait assez, et tout fier d’avoir fait rayer de la Constitution prussienne cette mention que l’Eglise était libre, il semblait considérer que pour l’instant la législation ecclésiastique était achevée.

A partir de mai 1875, Bismarck législateur se reposa.

« Je n’ai voulu que rétablir l’État dans une forte défensive contre l’agressive Eglise catholique, disait-il le 22 août 1875 au ministre wurtembergeois Mittnacht ; il n’est pas nécessaire d’aller plus loin, ni même d’étendre à l’Empire les lois ecclésiastiques, à moins que la Bavière ne crie au secours. » Il en voulait rester là : tel le Dieu de la Genèse, il se reposait, ayant fini son œuvre. Mais lorsqu’il jetait sur cette œuvre un regard paternel, il lui manquait, et ce jour-là même il le laissait voir à Mittnacht, la sereine certitude que son œuvre fût bonne, pleinement bonne.


V

On voulut aller vite ; et les brutalités, plus improvisées que calculées, furent tout de suite incohérentes ; l’État cherchait à paraître fort et réussissait à paraître fantasque. La loi qui coupait les vivres à l’église romaine, promulguée le 22 avril, reçut dans un certain nombre de localités un effet rétroactif ; ce fut à partir du 1er avril que les crédits ecclésiastiques y furent considérés comme suspendus ; on ne coupa les vivres, ailleurs, qu’à partir du 1er mai.

Parallèlement à la loi qui affamait le clergé séculier, fonctionna sans retard, avec une vigueur cruelle, la loi concernant les congréganistes. Elle eut vite fait, en quelques semaines, d’installer dans plusieurs centaines de maisons un silence de mort et de jeter à travers le monde, déracinées, un grand nombre de religieuses. On devait calculer en 1879 que les diverses mesures d’ostracisme prononcées contre les moines et contre les nonnes, depuis le début du Culturkampf, avaient eu pour résultat la suppression de 296 couvens, et la sécularisation ou l’émigration de 1 181 religieux, de 2 776 religieuses.


Plus encore que sur ces mesures de rigueur, l’État comptait, peut-être, pour maîtriser l’Église, sur le fonctionnement de la loi qui introduisait dans l’administration des biens ecclésiastiques le suffrage universel des paroissiens. Elle pouvait, on se le rappelle, s’appliquer de concert avec l’épiscopat, ou bien sans son concours : c’était à lui de décider.

Réunis en mars à Fulda, les évêques avaient longuement étudié le projet. Coopéreraient-ils à son application, ou bien opposeraient-ils, à cette loi comme à toutes les autres, une résistance systématique ? Les conséquences de cette résistance les effrayaient ; elle risquerait de faire tomber en de fort mauvaises mains, ad manus pessimorum hominum, l’administration des biens ecclésiastiques. Ils étaient si assurés de la piété de leurs fidèles, et de leur docilité, qu’ils auguraient que de fort bons catholiques pourraient être élus, presque partout, tant à la représentation paroissiale qu’au Conseil d’Église. L’heure était critique : on mettait ces évêques en face de la foule catholique ; ils n’avaient pas le droit de faire un choix dans cette foule, d’y choisir eux-mêmes les catholiques qui leur fussent agréables, pour se les associer dans l’administration des biens ; ils devaient décider si, oui ou non, par un geste confiant, ils autoriseraient cette foule tout entière à participer à cette administration, par l’intermédiaire de délégués que librement elle nommerait. Et les évêques inclinaient à répondre oui ; car cette foule, c’était un peuple pratiquant, trop solidement instruit de ses devoirs envers l’Église pour abuser des droits qu’il allait tenir de l’État. Aussi les évêques avaient-ils conclu que, pour éviter des maux très graves, il conviendrait de coopérer à l’application de la loi : des instructions seraient données aux fidèles pour que, d’abord, par acquit de conscience, ils demandassent à l’État la permission de ne pas l’exécuter, et pour qu’ensuite, une fois cette permission refusée, ils ne donnassent leurs suffrages qu’à de bons catholiques. Le 5 avril, Melchers avait écrit à Pie IX pour lui soumettre cette conclusion.

Mais on avait appris, bientôt, les aggravations qu’avait subies le projet de loi, et les prélats s’en étaient effrayés : trois d’entre eux, à la fin d’avril, avaient déclaré à Melchers qu’ils ne considéraient plus comme possible de collaborer à la mise en vigueur d’un tel régime. Melchers, le 30 avril, rapportait ce fait à Antonelli ; il jugeait, lui aussi, que la difficulté devenait sérieuse, et pourtant, il maintenait que par un refus l’Église s’exposerait à de grands périls. Deux lettres d’Antonelli survinrent, l’une du 3 mai, l’autre du 15 : la première, « pour éviter des maux plus graves, » acceptait la solution qu’avait préconisée Melchers dans sa lettre du 5 avril ; la seconde ajoutait que pourtant les évêques ne devraient pas promettre formellement leur soumission à une telle loi. Rome laissait aux évêques allemands le soin de trouver la formule qui conciliât les suprêmes exigences du droit canon et les prétentions de l’État.

Melchers alors se courba sur cette lâche difficile ; il y réussit. Ketteler l’encourageait à une attitude conciliante ; deux évêques qui d’abord eussent souhaité résister finirent par se rallier à l’opinion des autres. La lettre que, le 27 juillet 1875, Melchers fit expédier à tous les curés de son diocèse, servit de règle pour tous les diocèses de Prusse : sans pallier le vice qu’offrait cette loi nouvelle, faite sans le concours de l’Église, il observait que d’une part elle ne touchait qu’à des intérêts temporels ; que d’autre part, la collaboration qu’elle réclamait des laïques n’avait, en soi, rien d’inacceptable pour la conscience, et que l’Église, dès lors, pouvait tolérer cette collaboration. Confiant dans les dispositions et dans la loyauté des paroissiens, il priait les curés d’inviter leurs fidèles à élire de bons catholiques et à ne pas s’abstenir ; cette invitation devait leur être adressée, non du haut de la chaire, mais à titre privé ; et les curés eux-mêmes étaient priés par Melchers de prendre siège au conseil d’Eglise, une fois constitué. Les lettres que Melchers et les autres prélats firent parvenir aux présidens des provinces marquaient exactement leur attitude à l’endroit de la loi : ils ne reconnaissaient pas expressément, ils toléraient.

Le Vatican reçut des plaintes : on écrivit d’Allemagne à Antonelli que cette tolérance risquait de troubler et de diviser les catholiques. « Je savais déjà, répondit Melchers au cardinal, qu’il y avait en Prusse, parmi les catholiques, une petite faction d’hommes, qui servent l’Eglise avec grande foi et bonne volonté, mais dont la prudence est moindre : ils veulent généralement être plus catholiques que les évêques, voire que le Saint-Siège, ou du moins savoir mieux qu’eux ce qu’il faut à l’Eglise. » Et Melchers faisait remarquer que les ennemis de l’Eglise étaient au contraire déçus par l’attitude de l’épiscopat, et que l’espoir qu’ils avaient eu de voir tomber entre leurs mains tous les biens ecclésiastiques était désormais brisé. La petite faction voulait pousser Rome à des résolutions irréparables ; elle aurait aimé qu’en dernière heure l’épiscopat fût désavoué par Pie IX ; elle aurait ainsi, gratuitement, naïvement, procuré à Bismarck deux bonnes fortunes, d’abord la conquête des biens d’Eglise, et puis une excellente occasion de répéter que les évêques désavoués n’étaient plus que des préfets. Mais le silence du Saint-Siège attesta que Melchers avait raison de tolérer la loi pour éviter des « maux plus graves ; » Melchers songeait aux maux extérieurs : à l’Eglise appauvrie, aux évêques calomniés ; il songeait peut-être aussi au mal intérieur qui pour de longues années aurait miné l’Église d’Allemagne, si l’on eût assisté au triomphe de la petite faction sur la hiérarchie épiscopale.

Le peuple, bientôt, justifia les évêques. En dépit de mesures telles que Falk en prit à Wiesbaden, et par lesquelles il permettait aux vieux-catholiques de voter dans les élections paroissiales, le conseil d’Église et la représentation de la paroisse furent, presque partout, composés de catholiques exacts et respectueux de la hiérarchie. L’Etat prussien avait voulu mobiliser contre la hiérarchie une force démocratique ; mais la hardiesse zélée d’un grand nombre de curés sut transformer ces mobilisations en des sortes de revues d’appel : les fidèles s’y resserraient, s’y groupaient, acquéraient conscience de l’intérêt qu’ils devaient prendre à la vie de leur Eglise. C’était l’espoir de l’Etat qu’ils deviendraient des insurgés ; mais l’Eglise les connaissait, elle les avait assez bien instruits pour être sûre d’eux ; tolérant qu’ils prissent place dans les cadres mêmes que l’Etat leur ménageait, elle allait travailler à ce qu’ils devinssent des militans, et souvent elle y réussirait.

Ce n’était pas la seule déception que réservassent à la Prusse les lois bismarckiennes de 1875. L’autre organisation qu’elles paraissaient faciliter, celle d’une Eglise vieille-catholique en face de l’Eglise romaine, échouait à son tour, piteusement. Il apparut, à l’épreuve, que la loi qui permettait aux vieux-catholiques la conquête des richesses d’Eglise n’était susceptible que d’une application très restreinte : la conquête, presque partout, dut être ajournée, faute de conquérans. On cherchait des vieux-catholiques ; on leur ouvrait d’avance les portes des sanctuaires ; presque nulle part on n’en trouvait. Après discussion, les évêques et Rome avaient été d’avis que dans les édifices où l’Etat prétendrait installer le culte vieux-catholique, le culte catholique romain devrait cesser. L’Eglise romaine aimait mieux émigrer de ses temples que de les partager avec ceux qui l’avaient quittée ; mais rares furent les localités où s’imposa ce douloureux exode. Les promesses mêmes de libéralités pécuniaires ne pouvaient insuffler une vie au vieux-catholicisme. L’argent ne suffit point aux Eglises, il leur faut des âmes, et, définitivement, le vieux-catholicisme en manquait.

Des deux groupemens hostiles à l’ultramontanisme, sur lesquels en 1873 la Prusse avait espéré s’appuyer, l’un, le groupe des vieux-catholiques, n’avait même pas assez de vigueur pour profiter des lois, et l’autre, le groupe des catholiques d’Etat, se décourageait, se décimait, et commençait de faire résipiscence à l’endroit de l’Église. Vainement le comte de Frankenberg avait-il voulu, en février 1875, susciter une protestation contre l’encyclique papale ; en deux mois, on n’avait même pas recueilli deux mille signatures. « Ils finiront par tomber dans nos rangs, comme des pommes mûres, » disait au sujet des catholiques d’Etat le vieux-catholique Pétri. Mais cette illusion devait être sans durée. Le duc de Ratibor semblait gêné de voter contre l’Église, et gêné de voter contre Bismarck : il s’effaçait de plus en plus de la Chambre des Seigneurs, toutes les fois qu’on y discutait les questions religieuses. Et doucement, lentement, les catholiques d’Etat se rapprochaient des avocats de l’Église. On racontait que dans leurs rangs s’élevaient des plaintes contre l’application de la loi sur les ordres, et que Ratibor recourait à l’Empereur, vainement d’ailleurs, pour qu’une église de Breslau, réclamée par les vieux-catholiques, fût laissée à la confession romaine. Entre les deux poignées de sécessionnistes qui avaient un instant voulu menacer « l’ultra-montanisme, » des querelles commençaient à se dessiner, et l’Etat prussien pouvait constater son impuissance, soit à diviser contre eux-mêmes les catholiques d’Allemagne, soit à les faire émigrer vers une Eglise nouvelle, rivale de l’Eglise du Pape.


VI

Cependant, de semaine en semaine, à mesure que la mort dépeuplait quelques presbytères, les mécanismes législatifs de 1873 et 1874, mis en branle avec une régularité meurtrière, supprimaient le culte dans les paroisses endeuillées. En vain le député progressiste Kirchmann, dans une brochure qui était un appel à la paix, réclamait-il, dès 1875, que le poing de l’Etat ne s’abattit pas avec la même brutalité sur le prêtre qui de parti pris résistait aux lois et sur celui qui ne faisait qu’obéir aux supérieurs ecclésiastiques : ni l’intelligence ni la patience de la maréchaussée prussienne ne s’accommodaient de ces judicieuses distinctions. Un nouveau prêtre s’installait : il tenait de l’évêque ses pouvoirs, que l’Etat déclarait illégaux. Comme citoyen, il faisait à la mairie sa déclaration de domicile. « Vous venez pour être ministre du culte ? » lui disait-on. Son silence était la réponse. Alors, généralement, le bourgmestre allait le voir, lui remontrait à quels ennuis il s’exposait, lui demandait : « Où donc sont vos meubles ? » Un sourire était la réponse. De meubles, on n’en voyait point ; les amendes étaient bravées d’avance. Le fonctionnaire du Christ, qui, par l’exercice même de ses fonctions, allait entasser délit sur délit, arrivait en insolvable : ce fut une force, dès la première Pentecôte, de n’avoir qu’une sacoche et qu’un bâton, pour secouer le monde. Quelques semaines se passaient : de créancier, l’État devenait geôlier : il poussait en prison ce récalcitrant. De par les mêmes lois qui motivaient cette condamnation, aucun autre prêtre ne pouvait, dans le village, commettre un acte sacerdotal. Plus de baptêmes, plus de messes, plus de confessions, plus d’extrêmes-onctions, plus de bénédictions des tombes. Les fidèles allaient à la sacristie chercher la croix pour conduire les morts à leur dernière demeure ; au cimetière, ils murmuraient trois Pater, et puis, s’en revenaient à l’église dire le rosaire pour le curé séquestré.

Les prisons s’emplissaient de prêtres. Dans celle de Coblentz, un quartier spécial était organisé pour eux. La consigne, d’abord, leur prohiba de célébrer la messe, parce que l’Etat ne les reconnaissait pas comme légitimement appelés aux ordres. A la longue, sous les yeux complaisamment clos d’un gardien catholique, ils se risquaient, entre cinq et sept heures du matin, à transformer leurs cellules en chapelles : tous les dix jours, lorsque le gardien avait son congé, c’est dès trois heures du matin qu’ils perpétraient leur religieuse contravention. Il advint une fois que la surveillante de la prison des femmes aperçut trop de lumière, avant l’aube, dans les cellules des « noirs ; » le bon geôlier, prévenu, apporta de la toile verte, qui masquait les fenêtres, et qui tout en même temps faisait baldaquin, pardessus la rudimentaire pierre d’autel.

Ces liturgies clandestines exaltaient les âmes : sans rhétorique, on évoquait les catacombes. Les avenues de la prison étaient bien gardées ; les prêtres ne voyaient se glisser vers eux aucun membre de leur petite chrétienté délaissée. Mais parfois, dans l’après-midi, à un certain carrefour de Coblentz, se formaient de discrets attroupemens : les yeux s’y tournaient vers certaine fenêtre de la prison, où se dressait parfois une stature d’ecclésiastique : c’étaient de petits groupes de paroissiens, et, sans troubler la paix publique, l’éloquente fixité de leurs longs et lointains regards criait au prisonnier confiance et bravo. Il n’était pas rare que ces ouailles orphelines subvinssent à la nourriture de leurs pasteurs. Un vicaire de Neunkirchen apprit un jour au fond de sa prison que 100 thalers étaient survenus pour l’amélioration de son ordinaire ; c’étaient quelques indigènes de Neunkirchen, devenus mineurs en Amérique, qui d’au-delà de l’Océan lui envoyaient ce réconfortant souvenir.

La prison de Trêves se distinguait par la sobriété des menus. Des cuillers de bois y furent longtemps la seule vaisselle de table ; les fourchettes étaient inconnues ; on n’avait de viande, à proprement parler, que quatre jours par an ; avec l’appui d’un surveillant, les prêtres eurent tardivement la permission d’en faire acheter une demi-livre chaque semaine.

La prison de Sarrebrück, où l’on domiciliait aussi les délinquans du diocèse de Trêves, était réputée la plus dure : le chapelain Isbert, qui y passa trente-deux mois, y subit des privations auxquelles il ne devait pas longtemps survivre. Tant de prêtres s’y entassaient que la voiture cellulaire qui desservait l’établissement avait reçu dans le pays, par allusion au Culturkampf, le nom de Culturwagen. Ils obtinrent licence, tardivement, de faire venir leur nourriture du dehors, à la condition qu’ils promissent de ne plus faire courir après eux le gendarme lorsqu’une incartade future, — ce serait, dans l’espèce, une messe, — les désignerait à de nouvelles rigueurs.

Car, depuis le directeur de la prison jusqu’au dernier geôlier, tous savaient qu’on reverrait ces prêtres, que, leur peine expirée, ils ne sortiraient du cachot que pour commettre un nouveau délit de messe, de confession, d’extrême-onction, qui bientôt les y ramènerait. Au jour de leur rentrée dans la paroisse, des files de fidèles se formaient, cheminaient, jusqu’au village voisin, pour attendre le curé et lui faire escorte ; les petites filles, épiant son arrivée, désertaient l’école, en masse, afin de se faire bénir, et des chants s’élevaient, des rosaires se murmuraient, pour fêter son nouveau séjour, courte étape entre deux incarcérations. Comme s’il n’existait ni loi ni prison ; ce prêtre recommençait d’agir en prêtre ; et tous les paroissiens, revenant quérir les sacremens, étaient complices de son crime. Au jour où des policiers les interrogeraient pour lui faire un nouveau procès, leurs bouches demeureraient closes : ils aimeraient mieux payer l’amende pour refus de témoignage, que d’aider à l’intolérance de la justice prussienne.

On crut avoir raison de ces gens d’Église, que soutenait l’enthousiasme des laïques, en leur interdisant de séjourner dans le district auquel appartenait leur paroisse : mais ils rebondissaient, à l’improviste, là où les avait placés la consigne de l’évêque ; ils engageaient avec la maréchaussée d’interminables parties de cache-cache ; et les policiers avaient souvent houle de leurs mésaventures et parfois honte de leur besogne elle-même. « Respect à cet homme, il est debout pour son drapeau ! » disait un jour un officier qui voyait arrêter un vicaire. Bravant l’ostracisme, le prêtre se dissimulait dans quelque maison amie ; cette maison s’animait discrètement, une fois la nuit close ; à minuit, l’heure des crimes, on y venait se confesser, communier, se marier, et les couples renonçaient pour quelque temps à porter au doigt les bagues d’accord, afin de mieux cacher aux indiscrets qu’il y avait dans le village quelqu’un qui les avait bénites. Une fois l’on vit un père prendre le cercueil, ouvert encore, où reposait son enfant, et courir tout le long des chemins, pleurant et furtif, jusqu’à la cachette du curé, pour qu’une bénédiction planât sur cette dépouille. Mais il y avait des malades, des mourans : fuyant sa cachette, le prêtre se glissait jusqu’à eux, au risque d’être saisi par les gendarmes, en flagrant délit. Les familles faisaient le guet, écartaient les délateurs, s’effaçaient au moment des onctions suprêmes, afin de ne pas avoir vu l’administration du sacrement, l’acte effectif de culte, passible de prison ; le délit du prêtre, — ce délit sur lequel, peut-être, enquêteraient bientôt des magistrats, — n’aurait ainsi d’autre témoin que l’agonisant ; il serait bientôt couvert par le silence de la tombe, et ce serait devant Dieu, devant lui seul, que ce mort porterait témoignage, pour le prêtre audacieux.

La veille de chaque dimanche ou de chaque fête majeure, c’était grande corvée pour les gendarmes : ils se tapissaient à l’entour des villages, pour voir si les prêtres expulsés cherchaient à rentrer. Le vicaire Kerpen, que l’évêque de Trêves avait nommé à Dieblich et que l’Etat en expulsait, se fit une gloire, pour l’aisance souveraine et victorieuse avec laquelle il savait se faire cacher, tantôt par ses confrères, tantôt par les mariniers de la Moselle, et puis, à l’aube du dimanche, surgir à Dieblich, on ne savait d’où ni comment, pour dire la messe. L’odyssée de ce vicaire montre avec éloquence comment l’application des lois bismarckiennes se heurtait à la mauvaise volonté de tout un peuple, et comment les rouages de ces lois absurdes, si bien montés fussent-ils, grinçaient, se détraquaient, finissaient par s’arrêter. Un gendarme, cueillant Kerpen après sa messe illégale, l’emmenait à Coblentz. L’inspecteur de la prison voulait le mettre au violon, avec tous les garnemens ramassés dans les rues ; mais voilà que les soldats eux-mêmes s’émouvaient : la bonne du directeur survenait, se fâchait, allait parler à sa maîtresse, laquelle envoyait en ville chercher son mari, et Kerpen, finalement, était enfermé dans une cellule plus séante. Un gendarme se présentait le lendemain pour l’emmener, une fois encore, hors du district. En route, mangeant tous deux dans un hôtel, ils rencontraient un voyageur qui payait au prêtre son dîner. D’étape en étape, il fallait mobiliser des médecins pour constater que Kerpen, fatigué, avait le droit d’aller en voiture, et réveiller un bourgmestre, avant l’aurore, pour faire reconnaître ce droit. « Ce coquin m’ennuie, disait le bourgmestre. — Plaignez-vous à M. Falk, » ripostait Kerpen.

Le vicaire Schmitz, d’Andernach, était un véritable Protée. Les gendarmes étaient toujours à ses trousses, et presque toujours fourvoyés. Un jour, ils voulurent arrêter, à sa place, un autre prêtre du nom de Schmitz, qui circulait, sur le quai d’une gare. Mais le garçon boucher que tranquillement ils laissaient passer était le Schmitz authentique qu’ils cherchaient. Ses apparitions clandestines dans la région d’Andernach ne se comptaient pas. Il avait des abris tant qu’il en voulait : quand il devait dire la messe, les fidèles se le chuchotaient entre eux, et tous s’enfermaient dans l’église, avec ce garçon boucher qui soudainement revêtait la chasuble. L’instituteur et même le sacristain, dont on redoutait les connivences avec la police, apprenaient trop tard que la messe avait été dite avant l’aurore et que Schmitz était déjà parti. « Arrêtez-le, » télégraphiait à la gendarmerie un bourgmestre zélé, et la dépêche décrivait son accoutrement pour qu’il cessât enfin d’échapper à la vindicte des lois. Les cavaliers de l’Etat battaient les grandes routes, cherchant l’habit pour trouver l’homme, mais l’homme avait déjà changé d’habit. Une fois, sans se gêner, il était en train de donner la communion, lorsque, sabre au clair, un gendarme entra dans l’église et voulut arrêter Schmitz, séance tenante avec le ciboire en mains ; l’autre chapelain, qui était en train de confesser, s’interposa ; à la fin de la messe, Schmitz dut gagner la prison de Coblentz, que déjà deux séjours lui avaient rendue familière.

Un jeune vicaire qui n’avait plus le droit de demeurer dans le district de Trêves y rentrait, déguisé, et s’annonçait à In police même de cette ville comme voyageur en vins ; le dimanche suivant on apprenait qu’il s’était montré dans son ancienne paroisse et qu’il y avait prêché. Mais, tout de suite après le sermon, le lavoir d’un ami l’avait abrité. Il s’y blottissait et reprenait le lendemain, sous d’autres vêtemens, ses courses de commis voyageur. Son aventure faisait du bruit dans la région, il l’entendait raconter. « Si nous le pinçons, nous lui tordrons le cou, » disait à ses oreilles un policier dépité. Le voyageur en vins écoutait, se démenait, pérorait au casino de la petite ville voisine et causait du Culturkampf avec l’administrateur du district. L’entretien tombait tout de suite sur le prêtre introuvable. « Je vais finir dimanche, s’écriait le fonctionnaire, par mettre dans son village une compagnie de soldats. » Avec douceur, le voyageur approuvait, insinuait même qu’il serait bon de faire surveiller l’église dès cinq heures du matin. A quatre heures et demie, le dimanche suivant, les fidèles sortaient déjà du lieu saint, ayant entendu dès quatre heures la messe de l’insaisissable curé qui, la veille sur la Moselle, pour échapper à un gendarme de connaissance, avait été déguisé en matelot par les bons soins d’un capitaine de bateau, et qui, sa messe dite, disparaissait pour un autre asile et pour un autre métier.

C’est par centaines que l’on se raconte encore, d’un bout à l’autre du pays de Trêves, les anecdotes de marchands ambulans, de paysans, de houilleurs, qui le jour circulaient sur les chemins et qui, la nuit, redevenus prêtres à l’abri des ténèbres, officiaient dans des granges, visitaient des malades, catéchisaient des enfans. Les curés du diocèse de Cologne furent tous jaloux de ce paysan qui, dans une paroisse où le curé n’avait plus le droit de paraître, sortit de la foule, un jour, devant une tombe où l’on descendait un cercueil et, sous l’œil des gendarmes, proposa à tous ses camarades de dire entre eux les dernières prières : le curé lui-même, le curé qu’on cherchait, s’était ainsi grimé ; et peut-être les gendarmes rapportèrent-ils au préfet, comme le symptôme d’une victoire tardive de la loi, ce geste d’un paysan qui semblait résigné à se passer de prêtre.

Cependant à l’interdiction de séjour, sans cesse enfreinte, succédait, en vertu de la loi de 1874, l’expulsion hors de l’Empire. Ceux qui en étaient victimes renonçaient généralement à lutter ; ils considéraient que Dieu ne voulait plus d’eux en Allemagne. Ils laissaient s’élever une muraille entre eux et leurs familles : aucune permission de retour n’était accordée, même pour une brève durée. Leur père, leur mère, étaient condamnés à mourir seuls, à moins qu’un colporteur ou qu’un voiturier, à peine reconnaissable d’eux-mêmes, ne surgissent devant le lit d’agonie : c’était le fils, — le fils prêtre et paria, qui arrivait et partait dans la même nuit, et dont les frères et les sœurs, parfois, avaient peine à retrouver les traits. À l’enterrement, des gendarmes paraissaient, ils inspectaient le cortège, les approches de la tombe, constataient l’absence d’un fils, et l’interprétaient comme un succès de la loi. Elle avait enfin réussi, cette loi, à supprimer tous liens entre les prêtres exilés et leur paroisse ; seuls, les liens du cœur subsistaient, et elle les meurtrissait.


VII

Mais de par l’institution épiscopale, les évêques exilés demeuraient liés à leurs diocèses : il y avait là des attaches que le législateur était impuissant à rompre. Foerster, prince évêque de Breslau, invité à démissionner, puis déposé solennellement par la Cour royale, accueillait avec sérénité, dans la partie de son diocèse située en territoire autrichien, la nouvelle de ces rigueurs : quoi que fit et voulût l’État, le diocèse de Breslau continuerait d’être gouverné par Foerster. Brinkmann, de Munster, emmené en prison pour quarante jours au printemps de 1875, était l’objet de manifestations enthousiastes qui déjouaient, avec une impertinente allégresse, toutes les précautions des fonctionnaires : des files de voitures lui faisaient escorte, des fleurs lui étaient jetées, les hourras de tout un peuple réclamaient sa bénédiction, et l’organe national-libéral de la ville constatait que décidément les lois de Mai ne servaient de rien. Alors survenaient les suprêmes exigences de l’État : au refus de démission de Brinkmann, il répondait par un procès, et le prélat déposé finissait par s’en aller en Hollande, d’où il persisterait à régir l’église de Munster. Martin, de Poderborn, avait vu le geôlier, dès le mois de janvier 1875, afficher, à l’intérieur même de sa cellule, le texte du jugement par lequel la Cour royale venait de le déposer. Son emprisonnement touchait à son terme ; et comme on voulait avoir la main sur Martin et guetter au jour le jour son activité, on le mettait sous la surveillance de la police, en l’internant à Wesel. Mais quelques mois plus tard, le signalement d’un criminel était expédié à tous les gendarmes du royaume. Ce signalement était ainsi conçu :


Nom et prénom : docteur Conrad Martin ; habitation : Wesel ; profession ou état : autrefois évêque de Paderborn ; religion : catholique ; âge : soixante-trois ans ; taille : 5 pieds 6 pouces ; cheveux : gris et rares ; barbe : rasée ; front : haut ; sourcils : gris ; yeux : gris ; nez : long ; bouche : ordinaire ; dents : défectueuses ; menton : long ; visage : long ; couleur du visage : bonne mine ; stature : élancée ; pas de signes particuliers. « Secrètement évadé » de Wesel.


Martin, en effet, cherchant un territoire d’où il pût avec moins d’entraves expédier ses ordres d’évêque, s’était enfui de Wesel en Hollande. La colère de la Prusse l’y poursuivait ; la Hollande lui faisait comprendre qu’il eût à partir. Il s’installait en Belgique, et le Cabinet belge, aussi, recevait des observations. En quelque coin du monde que l’évêque Martin se trou-val, la Prusse redoutait l’évêque Martin. Quelque temps se passait, et les routes de Hollande étaient bientôt foulées par un autre nomade, un archevêque, celui-là, Melchers, de Cologne, également déposé de son siège.

Mais en vain la Cour royale enlevait-elle à ces évêques leur charge et même leur pays, elle ne leur enlevait pas leurs ouailles. Ni le Pape ni le peuple ne cessaient de les reconnaître, et cela leur suffisait. Ledochowski, lui, après une longue captivité dans la prison d’Ostrowo, reçut la nouvelle qu’il ne pouvait séjourner ni en Silésie ni en Posnanie : il s’en fut à Vienne, où les catholiques lui firent fête, et d’où les clameurs « libérales » l’obligèrent à disparaître : et ce fut de Rome, ce fut du fond même du Vatican, qu’il fit fonction d’archevêque de Posen, et s’attira par là même des condamnations nouvelles et désormais platoniques, dont le montant s’éleva bientôt à cinquante-cinq mois de prison. La Prusse, fouillant pour ses évêques l’arsenal de ses pénalités, leur avait appliqué l’une des plus dures : l’exil ; et par cette maladroite cruauté, elle avait rendu leurs personnes plus insaisissables sans rendre leur autorité plus débile. Ils s’acharnaient à régner chez elle, et elle ne régnait plus sur eux : c’était de Belgique et de Hollande, de Bohême et d’Italie, qu’ils présidaient à la résistance de leurs prêtres et de leurs fidèles contre les lois de Bismarck.

Alors la Prusse voulut trouver, à tout prix, les invisibles points d’attache par lesquels ces émigrés gardaient encore racine chez elle. Les bureaux de poste furent avertis ; en Posnanie, ils reçurent un fac-similé de l’écriture de Ledochowski, avec ordre de livrer à la justice toutes les lettres dont l’enveloppe trahirait la main de l’archevêque. Et puis les policiers coururent les presbytères, pressant les prêtres de questions, perquisitionnant, les faisant poursuivre, parfois, pour refus de réponse ou de témoignage ; on voulait savoir d’eux quel était le délégué secret de l’évêque. Un moment, dans le diocèse de Posen, vingt doyens furent sous les verrous, et le chiffre des prêtres qui étaient l’objet de poursuites disciplinaires dépassait trois cents. Dans l’Eichsfeld, on les questionnait sur les dispenses matrimoniales qu’ils avaient procurées à certains de leurs paroissiens ; comment les avaient-ils reçues ? d’où leur venaient-elles ? L’intermédiaire qui les avait transmises était naturellement inculpé d’une connivence coupable avec l’évêque Martin : cela s’appelait « participation à l’exercice illégal de la fonction épiscopale. » En Posnanie, un propriétaire laïque, même, fut un jour inculpé sous ce chef ; il avait mis à la poste le décret papal qui suspendait un prêtre : tel était son crime. Un prélat à qui des laïques avaient confié une adresse de félicitations pour Ledochowski fut soupçonné d’être le délégué ; mais les preuves manquaient ; et la maréchaussée prussienne continuait, à travers la Posnanie détestée, une chasse pitoyable et malheureuse. On la crut décisive, enfin, lorsqu’on eut mis la main sur le chanoine Kurowski : le délégué secret de Ledochowski, c’était lui… « Il ne faut pas être prophète, déclarait triomphalement l’avocat général, pour conclure que l’heure de Sedan a sonné pour la hiérarchie catholique en Prusse. » Kurowski fui condamné à deux ans de prison ; et comme le coadjuteur de Posen, Janiszewski, était lui-même interné, comme le coadjuteur de Gnesen, Cylichowski, était sous les verrous pour délit de consécration des saintes huiles, la Prusse se flattait sans doute que dans le diocèse de Posen la hiérarchie était désormais sans voix… Mais la Prusse se trompait : d’avance un personnage était désigné, qui devait éventuellement remplacer Kurowski comme délégué de l’évêque, dût-il ensuite le rejoindre en prison, et le correspondant d’un journal polonais déclarait que si, dans le clergé séculier, les représentans du primat prisonnier venaient à manquer, ce rôle passerait à des missionnaires qui travailleraient en Prusse comme ils travaillaient en Chine.

A la vie publique de l’Église de Prusse, qui s’épanouissait sous l’œil des préfets, une vie secrète s’était substituée, qui déjouait l’œil des policiers. On avait visé les têtes, on avait frappé les cimes ; mais la hiérarchie était devenue une force occulte qui, par ses mystérieux représentans, s’était plutôt rapprochée des âmes. « Quel est le plus haut fonctionnaire de la province du Rhin ? questionnait un inspecteur scolaire. — C’est le vicaire général de Cologne, répondait un enfant. — Pourquoi ? — Parce que l’archevêque est en prison. — Pourquoi est-il en prison ? — Parce qu’il a voulu nous conserver la foi qu’on voulait nous prendre… » Des millions de catholiques pensaient comme cet enfant.

Quelques prêtres se rencontrèrent, — seize en deux ans et demi, — pour accepter des charges d’Eglise sans l’assentiment de l’ordinaire : le mépris des fidèles châtiait ces pasteurs d’Etat (Staatspfarrer). Il n’était pas rare que les paroissiens auxquels de tels curés s’imposaient se hâtassent de déménager l’église de ses meubles, et ces mauvais bergers étaient frappés par leurs ouailles d’une sorte d’interdit : les commerçans, quelle que fut leur confession, n’osaient rien leur vendre. La colère du peuple les traitait comme eût fait au moyen âge la justice du Pape : les temps semblaient revenus où la société civile s’identifiait pleinement avec la société religieuse ; intrus dans la vie de l’Eglise, ils devenaient comme exclus de la vie du village. L’Etat venait à leur rescousse ; des procès s’engageaient, soit contre certains manifestans, soit contre les instigateurs présumés de ces manifestations : l’éclat même de ces procès éclairait d’une lumière plus crue la culpabilité de ces pasteurs à l’endroit de l’Eglise.

Mais si d’aventure les défiances des fidèles n’étaient pas suffisamment éveillées contre un de ces prêtres, si l’évêque, du fond même de sa prison, ne pouvait intervenir avec une parole d’alarme, le mystérieux personnage qui, secrètement investi, remplissait dans le diocèse le rôle de l’évêque absent, surgissait pour remettre tout en ordre. Un jour de 1875, dans une commune de Posnanie, le curé Kick, « pasteur d’Etat, » allait monter à l’autel ; un prêtre inconnu survint. Il prononça contre Kick la grande excommunication, proclama qu’il n’avait pas le droit d’absoudre, et qu’il fallait cesser avec lui tout contact.

« Tenez-vous calmes, poursuivit-il ; abstenez-vous de toute attaque, de tout excès ; un malheur plus grand pourrait en résulter. Priez instamment Dieu qu’il fasse la grâce au curé Kick de venir bientôt à résipiscence.

« Car je vous le dis, s’il ne fait pénitence, s’il ne répare le mal qu’il a fait, le Tout-Puissant, dans son terrible verdict, le pulvérisera comme je pulvérise ce cierge… »

On criait, on s’agitait, on pleurait : le messager de la colère divine était disparu… Il était l’envoyé secret d’un délégué secret, et toutes ces forces anonymes dépendaient du Pape lointain, du Pape insaisissable. La police cherchait des responsables : on arrêtait trois prêtres, un organiste ; on condamnait, pour son obstiné silence, le propriétaire qui avait conduit de la gare au village le porteur d’excommunication.

Mais le curé Kick, à l’avenir, était un curé sans ouailles ; l’État n’en pouvait mais : des vagabonds venus on ne savait comment, arrivés on ne savait d’où, et partis, aussi, pour on ne savait quel autre esclandre, annulaient ainsi, par un seul mot dit aux consciences, les prétentieux efforts de la loi.


VIII

La loi ne pouvait avoir tort ; donc, puisqu’elle échouait, c’est que les fonctionnaires l’appliquaient mal. Les tyrannies déconcertées aiment ces lâches conclusions, elles accusent leurs agens au lieu de s’accuser elles-mêmes : elles les acculent à certains excès de zèle, qui, loin de grandir la fonction, humilient l’homme, et volontiers elles suspendent, sur leurs têtes docilement courbées, le reproche de n’avoir pas su vaincre ou de n’avoir pas voulu. La disgrâce infligée dès la fin de 1874 à Nordenpflycht, président supérieur de Silésie, avertissait tous les fonctionnaires prussiens qu’ils devaient être des outils de guerre. « Ils rendent illusoires toutes nos mesures législatives et font douter le peuple du sérieux de notre action, » disait Bennigsen à Bismarck lui-même, un jour qu’ils dînaient ensemble ; et Bennigsen, au café, réclamait des têtes. C’était à la face de toute la Prusse qu’à son tour Wehrenpfennig insistait, du haut de la tribune, pour que l’administration fût purifiée. Et l’on assistait à ce spectacle inouï, d’un Sybel faisant trêve à ses travaux d’histoire pour organiser, sur le Rhin, l’espionnage des fonctionnaires.

Autrefois, en Bavière, Sybel avait détaché de l’Église et de l’Autriche l’esprit du roi Max et les cercles « éclairés » de Munich ; maintenant, installé comme une sorte de vigie dans la Prusse Rhénane, il luttait pour le germanisme prussien contre l’ « ultramontanisme welche. » Le groupe qu’il avait fondé sous le nom d’ « Association allemande » encerclait tous les pays rhénans dans un mystérieux réseau de surveillances : les fonctionnaires devaient marcher ou bien se démettre ; et Sybel aurait volontiers acheté le triomphe final des lois bismarckiennes par un bouleversement de toute l’administration prussienne.

Ce fut à Bonn que cette intolérante association remporta sa plus attristante victoire. Depuis vingt-quatre ans, le catholique Léopold Kaufmann était bourgmestre de la ville ; il avait contribué à en faire un centre d’art. Au début de février 1875, Kaufmann fut mandé à Cologne, au palais du gouvernement. Par ordre de Berlin, le préfet Bernuth voulut savoir, avant de confirmer sa réélection à la charge de bourgmestre, ce qu’il pensait du conflit entre l’Etat et l’Église. « Je reconnais, répondit Kaufmann, la nécessité d’une action de l’Etat pour le règlement de sa situation vis-à-vis de l’Eglise, mais je tiens les lois de Mai pour inopportunes et pernicieuses, plus encore pour l’Etat que pour l’Eglise. Comme je respecte la loi, cette opinion ne m’empêchera pas, dans ma charge, d’exécuter les lois de Mai, tant que cette obligation ne me mettra pas en conflit avec ma conscience ou avec mon honneur. » Bernuth comprenait à peu près ces propos : « Moi aussi, protestait-il, je ne suis pas un Culturkämpfer, et bien des fois j’ai déploré les lois de Mai. » Mais une tierce personne intervint ; c’était un bureaucrate nommé Guionneau. Non sans agacer le préfet, Guionneau demandait à Kaufmann si sa famille n’était pas ultramontaine : « Cela n’a rien à voir en l’affaire, » répliquait le bourgmestre, et le préfet pensait comme lui. Le pointilleux subalterne s’avisait alors d’une autre question : Si le curé de Bonn violait la loi, Kaufmann proposerait-il au gouvernement d’expulser ce curé du comité scolaire ? A quoi le bourgmestre répliqua que le curé n’avait jamais commis ce délit, mais que, si d’aventure ce fait se produisait, il ferait, lui, son devoir de bourgmestre, en agissant contre le délinquant. Mais agirez-vous volontiers ? insistait Guionneau ; et Kaufmann, cette fois, refusa de répondre.

Le dossier prit la route de Berlin, et Kaufmann s’attendait à être appelé par le ministre Eulenburg pour supplément d’informations. Kammers, bourgmestre catholique de Dusseldorf, avait subi, là-bas, dans le cabinet ministériel, un interrogatoire en règle, avant d’être confirmé dans son office par l’autorité royale. Mais tout le printemps s’écoula, sans qu’aucun signe survînt de Berlin : des professeurs de Bonn insistaient en haut lieu, pour que ces pénibles délais eussent un terme. Enfin, le 8 mai 1875, on apprit que Guillaume Ier invitait la municipalité de Bonn à faire un autre choix. Kaufmann était exclu d’une charge que depuis près d’un quart de siècle il exerçait avec éclat. On ne pouvait lui reprocher aucun acte illégal, même aucune intention illégale ; son crime, c’était ce qu’à part lui, dans son for intime, il pensait sur les lois de Mai.

« En ces temps de tyrannie presque illimitée, rien n’est impossible, » lui écrivait un membre du parti conservateur, son vieil ami Andreae-Roman. « Cette illustration de la liberté communale est trop significative, déclarait Windthorst, pour que nous ne la remettions pas souvent sous les yeux de messieurs nos soi-disant libéraux. »

Après la municipalité de Bonn, c’était au tour de celle de Munster, d’être l’objet de vexations. Elle avait complimenté Ketteler, évêque de Mayence, à l’occasion de son jubilé ; le président supérieur estima qu’en raison de l’attitude politique de Ketteler, chacun des signataires de cette adresse de félicitations méritait une amende. Nouvelle amende, ensuite, contre Ketteler, à cause de la lettre qu’il avait écrite au président supérieur pour lui reprocher sa mesure contre la municipalité : et le bruit ainsi fait par le président supérieur apprit à l’Allemagne tout entière qu’à Munster on admirait Ketteler.

L’ostracisme qui s’exerçait à Bonn, les amendes qui pleuvaient à Munster avertissaient les bourgmestres des petites bourgades qu’ils eussent à comprendre la gravité de leurs devoirs, c’est-à-dire à gêner les pèlerinages, à tracasser les processions, à se mettre aux trousses des vicaires délinquans, à obséder les préfectures de leurs rapports et les parquets de leurs procès-verbaux.

Mais Sybel était plus logique, plus proche aussi des réalités, lorsqu’il s’étudiait à venger, non seulement sur les fonctionnaires, mais sur le peuple lui-même, l’incontestable échec de la politique ecclésiastique… Oui, sur le peuple, et non pas seulement sur le peuple catholique, mais sur le peuple protestant. Au nom de l’esprit de Culturkampf et pour le triomphe de cet esprit, Sybel voulut ajourner, sur le Rhin et en Westphalie, l’établissement des libertés communales et provinciales : de sentir que ces populations, ultramontaines en majorité, allaient obtenir quelque autonomie, cela faisait mal à Sybel ; et puisqu’elles osaient se prononcer contre le Culturkampf, il fallait à ses yeux achever de les faire taire, au lieu de multiplier pour elles les moyens de parler. Même Sybel ne cachait pas que les libéraux du Rhin avaient désormais en haine l’élection du Reichstag par le suffrage universel. Il déplaisait à ces libéraux que les bulletins de vote s’égarassent en certaines mains, qui, sous l’œil des prêtres, se joignaient encore pour des prières. Adieu donc les progrès politiques, si imminens qu’ils parussent ! Adieu, même, les conquêtes déjà faites, si définitives qu’on eût pu les croire ! Le « libéralisme » de Sybel et de ses amis ne visait à rien de moins qu’à expulser la volonté populaire, parce que catholique, de la vie même de l’État ; et c’était pour lutter contre l’Église de Pie IX. — de Pie IX, jadis accusé d’hostilité contre la souveraineté du peuple, — que Sybel voulait amputer et mutiler cette souveraineté. « Peut-on concevoir un plus grand triomphe pour le Centre ? » s’écriait un député progressiste après le maladroit discours de Sybel.

Les catholiques écoutaient, curieux et contens ; et j’aime à croire que si l’on eût demandé l’affichage de ce discours de Sybel, ils l’eussent voté. L’Association allemande, fondée contre eux, professait ainsi, publiquement, des maximes de réaction politique ; elle refusait au peuple les droits qu’il désirait, elle lui marchandait ceux qu’il possédait, elle apparaissait comme l’antagoniste des aspirations populaires. Les catholiques aimaient que ceux contre lesquels ils luttaient pour Dieu leur offrissent des occasions toujours plus pressantes de lutter aussi pour le peuple : Sybel commettait cette maladresse, d’afficher la solidarité très exacte, très nette, par laquelle se rattachaient l’une à l’autre, et s’enchevêtraient ensemble, l’offensive anticatholique et la résistance antidémocratique. Le Centre en prenait acte. Le Culturkampf avait d’abord mis en péril les libertés religieuses conquises en 1848 ; il fut acquis, au cours de l’année 1875 ; qu’il mettait en péril les libertés politiques elles-mêmes.


GEORGES GOYAU.

  1. Voyez la Revue des 1er octobre et 1er novembre 1910 et du 1er janvier 1911.