Bizerte

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Bizerte
Revue des Deux Mondes5e période, tome 11 (p. 41-67).
BIZERTE

Tunis et Bizerte sont deux voisines, que moins de soixante-dix kilomètres séparent, mais qui ne se ressemblent guère. — Tunis, assise au fond de son lac bleu où volent des flamans roses, sous son ciel presque toujours pur, apparaît, avec ses maisons blanches et ses minarets, comme une cité orientale. Fière de ses cent cinquante mille habitans, de ses quartiers indigènes, si pittoresques avec leurs rues tortueuses, leurs mosquées et leurs souks, orgueilleuse aussi de ses nouvelles avenues, de ses élégantes villas européennes, Tunis mire avec complaisance sa beauté dans les sebkas qui étendent autour d’elle leurs nappes d’azur. Elle n’est ni tout à fait française, ni complètement orientale ; sa physionomie reflète cette conception politique originale qu’est le protectorat. Tunis n’est pas la France, comme cette Alger où il faut chercher jusque sur les hauteurs de la Kasbah un reste de la cité des deys ; laborieuse et active, mais aussi coquette et voluptueuse, elle a, dans sa toilette levantine, quelque chose du charme alangui des villes de l’Asie musulmane ; bien que l’avenue de France s’anime, au déclin du jour, d’un chatoiement d’uniformes bariolés, Tunis n’a pas l’aspect d’une place forte ; elle tourne son activité vers les affaires et vers les plaisirs. Les Français qui y vivent subissent très vite son influence séductrice ; tout en restant attachés à la mère-patrie, ils deviennent bientôt, et ils en conviennent facilement, des Tunisiens. Tunis est une capitale ; elle tient à son titre et à ses prérogatives. Quelque peu personnelle, comme le sont les belles filles d’Orient, elle place volontiers les intérêts tunisiens avant ceux de la grande France. Et qui donc songerait à lui en l’aire grief ? Capitale de la Régence, Tunis a trouvé, en restant tunisienne, le meilleur moyen de remplir sa tâche et d’être une bonne Française.

Bizerte, au contraire, est aussi peu tunisienne que possible ; sa physionomie est tout européenne. N’était la ville indigène, qui blottit ses petites maisons aux toits plats au pied du vieux fort espagnol, Bizerte, avec son lac et ses collines plantées de maigres oliviers, rappellerait plutôt quelqu’un de nos bourgs de Provence voisin de l’étang de Berre, qu’un port du Levant. Il n’est pas jusqu’à son climat, plus humide et plus froid, à son ciel plus souvent nuageux, qui ne la distinguent de Tunis. Bizerte est un prolongement de la France, elle est la France même. Sentinelle que la France a placée là pour être la gardienne de son empire africain et pour surveiller les routes de la Méditerranée, elle a conscience de son rôle et elle tient à s’en rendre digne. Avant tout, Bizerte est militaire ; elle appartient à la marine et à l’armée ; les affaires n’y passent qu’au second plan Ici, l’on a l’impression constante d’être en face de l’ennemi ; ici, la guerre, si elle venait à éclater, ne surprendrait personne ; chacun y pense à la guerre possible, que quelques-uns appellent la guerre fatale. On croirait, à voir Bizerte laborieuse et vigilante, que la France lui a confié un secret redoutable : avertie, elle se prépare. La ville naissante n’offre à ses habitans et à ses visiteurs ni la douceur de vivre, ni même le confortable ; elle oublie qu’une partie de ses rues sont encore désertes, que son magnifique port est souvent vide de bateaux, que son arsenal vient de sortir de terre ; le sentiment qu’elle a des avantages de sa situation incomparable lui inspire une foi entière en sa fortune : elle vit de travail et d’espérances. Tunis parfois prend ombrage des ambitions de sa jeune rivale et raille volontiers ses visées grandioses ; Bizerte n’en a cure : elle se complaît dans l’attente de sa gloire future et, à son tour, elle se moque de l’étroit bassin d’une douzaine d’hectares qui sort de port à Tunis et dont l’hélice des paquebots remue la vase ; elle rit du long et maigre boyau qui y conduit lentement les bateaux. Elle ne prétend pas devenir la capitale de la Régence ; elle aspire à un rôle aussi beau, mais différent : devenir un grand port militaire, une citadelle de la « plus grande France. » L’amiral Gervais, l’un des hommes qui ont veillé, avec le plus d’énergique sollicitude, sur les premières années de Bizerte, précisait joliment ces jours derniers, la vocation des deux villes, quand il disait : « Dans l’Afrique du nord, à côté de Tunis la blanche, se trouvera Bizerte la forte. » Quand elle contemple son merveilleux lac, vaste et profond, abrité des vents du large, comme des injures d’une flotte ennemie, son canal et son port, les gracieuses collines qui s’inclinent vers elle et le promontoire du Djebel-Zerhoun qui, en face de la Sicile, sépare en deux bassins la grande mer Intérieure, Bizerte peut être fière d’elle-même et confiante dans ses destinées ; il lui semble, dans son rêve d’avenir, que le sceptre de la Méditerranée peut échoir, un jour, à l’héritière de Carthage.


I

Pour embrasser d’un coup d’œil le magnifique panorama de Bizerte, de ses lacs et de son golfe, c’est au fort du Djebel-Kébir que nous montons. Du haut de ses 277 mètres, il domine tout le pays d’alentour. Du côté de la mer, entre le Ras-Zebib et le cap Blanc, s’ouvre, en demi-cercle, une large baie qui se confond, au loin, avec l’immensité des flots. Une fumée raye la limpidité monotone des eaux bleues : c’est un vapeur qui passe au large et qui vient reconnaître l’île Cani, dont le piton isolé se dresse, dans le prolongement du Ras-Zebib, comme une borne sur une grande route. C’est bien, en effet, une grande route de la mer qui s’allonge devant nous, et les bateaux qui entrent dans le bassin occidental de la Méditerranée ou qui en sortent la suivent invariablement ; sauf ceux qui, pour gagner les ports d’Italie ou de Provence, traversent le détroit de Messine, tous défilent en vue de Bizerte. Le sémaphore du cap Blanc, qui s’élève au sommet du Djebel-Nador, signale en moyenne un grand vapeur par heure, vingt-quatre par jour !

À nos pieds, c’est la vieille Bizerte, la Bizerte arabe et maure, avec ses terrasses et ses maisons blanches ; c’est l’avant-port, le canal, que coupe la haute silhouette du pont-transbordeur, le quai, où s’alignent les constructions de la nouvelle ville, la baie de Sebra et la baie « Sans nom, » avec la flottille de la « défense mobile ; » le long des rives du lac, la voie du chemin de fer file vers Tunis. Du côté du sud, le canal, s’élargissant, débouche dans une immense nappe, véritable mer intérieure, de 12 000 hectares de superficie et de 60 kilomètres, de tour, qui a ses courans, ses vagues et parfois ses tempêtes. Plus loin encore, apparaît l’isthme qui sépare du lac salé le lac d’eau douce, dont la teinte jaunâtre, boueuse, décèle la faible profondeur. Voici, parmi les oliviers, l’Oued-Tindja qui réunit les deux bassins, et, fermant l’horizon du côté du sud, la masse sombre, nuancée de bleu par l’éloignement, du Djebel-Iskeul, avec ses forêts où s’abritent les derniers bœufs sauvages de la Tunisie ; vers l’est, une série de collines s’étagent, comme un immense cirque, autour du lac. — Plus près de nous, mais sur l’autre rive du canal et du goulet, ce sont d’abord des jardins entourés de haies de cactus et plantés d’arbres fruitiers ; puis des coteaux, mouchetés çà et là d’oliviers ; les épaulemens d’un fort, les baraquemens et les tentes d’un camp se laissent apercevoir dans la verdure ; on nous montre une maison blanche, d’où l’on embrasse un immense horizon, et qui domine la ville, le lac et la mer : c’est la demeure du consul d’Angleterre. Au loin, des séries de dunes se prolongent vers l’est et vont rejoindre les hauteurs du Ras-Zebib.

Nous redescendons vers la ville et, tandis que le soleil décline, nous longeons les murailles de l’antique Kasbah, qui a succédé elle-même à la citadelle d’Hippo-Zarytos ; la vieille colonie de Tyr s’élevait là, à l’issue du déversoir du lac qui lui servait de port. Comment ne pas rêver d’histoire sur cette terre imprégnée du passé ? Là-bas, au large, ont vogué les trirèmes de Carthage et celles de Rome ; elles se sont abritées dans le vieux port, agrandi et fortifié par Agathocle, comme s’y abritent encore les bateaux légers des pêcheurs de Bizerte. L’armée farouche des mercenaires s’est emparée de la ville ; de ces hauteurs, les Gaulois, les figures, les Grecs ont jeté un regard de regret et d’indicible espérance sur cette mer, qui aurait pu les porter vers la patrie tant regrettée. Bien des siècles plus tard, les nefs du saint roi Louis de France ont dû contourner l’île Cani avant d’aborder la côte tunisienne. Pays de commerçans, de forbans ou de pêcheurs, Hippo-Zarytos, dont le temps a fini par déformer le nom en Benzert et Bizerte, avec son abri naturel, son lac et les bancs de poissons qui y pénètrent à chaque saison, a, depuis les Phéniciens, toujours tenté les peuples maritimes ; ils y trouvaient l’avantage d’un port très sûr, s’ouvrant directement sur cette grande voie commerciale que, dès l’antiquité, les bateaux ont suivie. Au XVe siècle, Bizerte fut un moment conquise par les Espagnols, au temps où Charles-Quint sembla vouloir poursuivre sur la Méditerranée les musulmans chassés de la péninsule ibérique. Le fort qu’ils ont élevé est aujourd’hui en ruines ; et c’est tout ce qui reste de cette éphémère domination. Reprise par les musulmans, Bizerte redevint un nid de pirates ; ils infestaient les côtes de la Méditerranée, s’aventuraient jusqu’en Provence. Il advint un jour, au début du XVIIe siècle, que les brigantins de Bizerte battirent les galères de Malte : 200 chevaliers furent faits prisonniers. C’est ici, dans la vieille Kasbah, entre ces murs délabrés, auxquels le temps a donné une teinte d’ocre foncée, et dont les créneaux à demi effrités s’écroulent au vent du large, qu’ils furent enchaînés et qu’ils gémirent longtemps, dans les misères du bagne. Ici, dit-on, passa saint Vincent de Paul, esclave d’un Maure de Tunis. Dans la rade, les vaisseaux et les galiotes de Duquesne parurent un jour, bombardèrent la ville et détruisirent les barques des forbans. De toutes ces époques diverses, les dragues de la Compagnie du Port, en approfondissant la rade, ont retrouvé d’étranges reliques : des boulets de pierre et de fer, une longue couleuvrine toute rongée de rouille, des fusils de l’époque de Charles-Quint, des bombes de Duquesne et du chevalier Emo, amiral de Venise, et surtout ce merveilleux plat antique, en or et argent ciselés, que possède le musée du Bardo, épave sans doute de quelque riche trirème.

Nous croisons des indigènes de Bizerte qui, la nuit venant, regagnent leur logis ; ils descendent de leurs jardins et, paisiblement, rentrent leurs maigres récoltes ; un enfant, le long du rivage, pousse, à grands coups de trique, un petit bourricot dont les reins pelés plient sous le faix d’un double sac rempli de sable ; quelques femmes voilées traversent furtivement la rue. Toute cette population d’anciens pirates, de hardis matelots, est aujourd’hui pacifique et paisible ; elle vit, en une curieuse promiscuité, avec les Italiens et les Maltais, qui habitent, comme elle, la vieille ville. Les gens de Bizerte ont un type spécial ; ce sont des sang-mêlés, descendans des femmes qui furent volées, jadis, sur tous les rivages de la Méditerranée ; mais l’Islam a mis sur eux son sceau indélébile.

La Bizerte indigène n’a pas changé d’aspect ; les bouleversemens qui ont donné une autre issue au lac, la naissance d’une cité nouvelle, l’ont laissée presque intacte ; son vieux port endormi reflète toujours les mêmes maisons blanchies à la chaux, les mêmes ponts si pittoresques, les mêmes barques de pêche, et la font ressembler à quelque Venise orientale. Mais, tout près d’elle, une vie différente s’est tout à coup développée ; des bâtimens de guerre et de commerce sillonnent le nouveau canal. Les turcos d’Afrique, les petits fantassins de France, campent peut-être aujourd’hui là où furent jadis les tentes d’Hannon, quand il reprit Hippo-Zarytos aux mercenaires révoltés. D’une rive à l’autre du détroit, les chrétiens et les musulmans ont cessé de se menacer, les galères des chevaliers de Saint-Jean ont disparu, comme les brigantins de Bizerte ; mais l’importance internationale du canal sicilien-africain n’a fait que s’accroître. Trois grandes puissances navales surveillent le seuil des deux bassins de la Méditerranée. L’Italie, à Messine, tient l’une des portes ; l’Angleterre, à Malte, les observe l’une et l’autre ; et la France achève de faire de Bizerte un port et un camp retranché.


II

Le 23 avril 1887, une embarcation promenait, sur le lac de Bizerte, Jules Ferry… Saisi d’admiration à la vue de la nappe d’eau immense, l’esprit assailli par une foule de souvenirs et de pensées d’avenir, il s’écriait : « Ce lac, à lui seul, vaut la possession de la Tunisie tout entière ; oui, messieurs, si j’ai pris la Tunisie, c’est pour avoir Bizerte[1]. » Visible même sur des cartes à faible échelle, le lac de Bizerte a eu, avant même l’établissement du Protectorat, les faveurs du public français ; aussitôt après les événemens de 1881, l’opinion et la presse, frappées des avantages de la position de notre nouvelle conquête, ne cessèrent plus de demander que l’on fît de Bizerte « notre Toulon africain. » Mais, longtemps, des raisons d’ordre diplomatique s’y opposèrent.

La mainmise de la France sur la Tunisie avait provoqué, en Italie surtout, une mauvaise humeur qui se traduisait par l’adhésion, de plus en plus étroite, du gouvernement du Quirinal à la Triple Alliance. Le dépit des feuilles dévouées à M. Crispi s’exhalait surtout à propos de Bizerte ; elles ne nous pardonnaient pas d’occuper une position que l’Italie avait longtemps convoitée et qui lui aurait assuré l’empire de la Méditerranée[2]. Ni la Ville éternelle, ni les côtes africaines n’ont changé de place depuis le temps où le vieux Caton apportait, dans le Sénat, les fruits tout frais des figuiers de Carthage. Que Bizerte, au pouvoir des Italiens, devînt un port et une place de guerre, c’en était assez pour rompre l’équilibre politique dans la mer Intérieure ; la Méditerranée se trouvait coupée par le milieu ; la « troisième Rome » aurait pu dire, comme la première, après la ruine de Carthage : Mare nostrum. L’Angleterre elle-même sentit le péril ; notre Protectorat fut établi en Tunisie, sans que le Cabinet britannique y fit opposition. M. Gladstone, l’Amirauté et l’opinion publique anglaise auraient seulement souhaité que Bizerte restât, entre nos mains, ce qu’elle était sous le gouvernement beylical. Deux jours après la signature du traité de Kassar-Saïd, lord Lyons s’enquérait, auprès de M. Barthélémy Saint-Hilaire, des intentions de la France à ce sujet. Sans engager l’avenir, le ministre des Affaires étrangères rassura l’ambassadeur de la Reine. « Il est possible que nous soyons amenés, lui écrivait-il, à favoriser le développement commercial de ce port et à encourager les tentatives qui seraient faites, dans l’intérêt même de la Régence, pour en améliorer les conditions matérielles. Mais, quelles que soient les entreprises que les sociétés privées veuillent tenter à Bizerte, il n’entre nullement dans nos projets de dépenser aujourd’hui les sommes énormes et de commencer les travaux gigantesques qui seraient nécessaires pour transformer cette position en un port militaire pouvant servir de base à des opérations de guerre maritime. »

Combien de temps durerait le « aujourd’hui » de M. Barthélémy Saint-Hilaire, c’est ce que décideraient les circonstances. Il était sage, en tout cas, de ne pas heurter les susceptibilités des grandes puissances, tant qu’elles n’auraient pas reconnu diplomatiquement le droit qu’avait la France de tirer, de l’exercice du Protectorat, toutes les conséquences avantageuses qu’il comportait légitimement. Lorsqu’en 1886, un clairvoyant ministre de la Marine, l’amiral Aube, proposa, d’accord avec son collègue de la Guerre, le général Boulanger, un plan complet d’aménagement et de défense de Bizerte, son audace alarma le Conseil et son projet fut rejeté. Mais, du moins, l’insistance patriotique de l’amiral obtint l’exécution de quelques travaux préparatoires : il fut décidé que l’ancien port serait approfondi à 3 mètres, protégé contre les ensablemens par une jetée et pourvu d’une station de torpilleurs. L’entreprise de ces premiers travaux fut confiée à un ingénieur qui, depuis 1883, sollicitait la concession d’un port de commerce et en étudiait la réalisation, M. Abel Couvreux, dont le nom est, avec celui de l’amiral Aube, inséparable des premiers progrès de Bizerte.

Avant de songer à faire de Bizerte un port militaire, il fallait d’abord en faire un port, creuser un canal qui mettrait en relations directes la pleine mer avec le grand lac. Un décret beylical, du 18 février 1890, approuva la concession de la construction et de l’exploitation du nouveau port à la Compagnie du port de Bizerte, fondée et administrée par MM. Hersent et Couvreux. Immédiatement, les travaux commencèrent ; le canal fut ébauché, et bientôt, sur les déblais enlevés dans la tranchée, les premières constructions de la future Bizerte s’élevèrent ; le 23 mai 1891, M. Massicault posait solennellement la première pierre de la ville nouvelle.

Ce fut une heure solennelle, dont ceux qui en furent témoins se souviennent avec émotion, que cette matinée du 4 juin 1895, où le croiseur-cuirassé le Suchet, portant le pavillon du vice-amiral de La Jaille, et le Wattignies, glissant lentement entre les deux berges du canal, tendirent, pour la première fois, les eaux de l’avant-lac. L’année suivante, l’amiral Gervais venait mouiller dans le lac avec deux grands cuirassés, le Brennus et le Redoutable. — De ce jour, notre flotte possédait, sur la côte africaine, un admirable refuge ; mais, si elle y pouvait trouver un asile contre la tempête, elle n’y était pas à l’abri des poursuites d’un ennemi. Sans forts et presque sans garnison, Bizerte n’avait encore aucune valeur offensive, ni même défensive.

Le traité de Kassar-Saïd, du 12 mai 1881, s’il établissait le protectorat de la France sur la Régence de Tunis, ne créait, ni en fait ni en droit, une situation équivalente à une annexion pure et simple. L’article 4 disait : « Le gouvernement de la République française se porte garant de l’exécution des traités actuellement existans entre le gouvernement de la Régence et les diverses puissances européennes. » Ces traités étaient des « capitulations » analogues à toutes celles que les nations chrétiennes avaient obtenues des États musulmans de la Méditerranée. Les puissances étrangères conservaient donc, en Tunisie, avant comme après les événemens de 1881, la juridiction exclusive sur leurs nationaux et devaient jouir, en vertu de « la clause de la nation la plus favorisée, » des mêmes avantages commerciaux que la France pourrait obtenir pour elle-même. Cet état de choses, nécessaire et légitime tant que le bey et ses ministres exerçaient la plénitude de la souveraineté, devenait gênant et humiliant pour la France, depuis qu’elle s’était interposée entre le gouvernement beylical et les autres États européens. Cette terre, que le sang de nos soldats avait chèrement achetée, nous n’en étions donc qu’à demi les maîtres ; tout contrôle nous échappait sur les nombreux étrangers domiciliés dans la Régence ; nos industriels et nos commerçans se plaignaient qu’aucun avantage douanier ne fût fait à leurs produits et que les importations françaises ne pussent se développer, dans un pays occupé par nos troupes et dont nous avions pris la dette à notre charge. Ainsi les droits de la France paraissaient se borner à une coûteuse occupation militaire, à une garantie financière onéreuse, à la surveillance de l’administration et des finances indigènes et au contrôle des relations extérieures du bey. Avant d’achever, en Tunisie, son œuvre de réorganisation et de mise en valeur, avant de songer à fortifier Bizerte, il s’agissait donc, pour le gouvernement français, d’amener les puissances européennes à renoncer à leurs anciennes « capitulations, » incompatibles avec le régime nouveau, et à admettre qu’il ne pouvait plus exister en droit, puisqu’il n’existait plus en fait, égalité de traitement et parité de situation entre elles et la nation protectrice. Il fallait entamer une série de négociations d’autant plus délicates, pour notre diplomatie, que nous demandions aux autres États de renoncer, en notre faveur, à des avantages dont nous leur avions, nous-mêmes, garanti le maintien, et à des droits que rien n’était venu, juridiquement, rendre caduques[3].

Nous ne saurions, durant cette courte excursion à Bizerte, faire l’histoire complète de « la révision des traités tunisiens[4]. » Il serait cependant très intéressant d’y montrer une application heureuse de la méthode sûre et prévoyante qui conduisit, durant toute cette période de 1893 à 1898, la politique étrangère de la République. Notre expansion coloniale avait soulevé, en Afrique et en Asie, une série de « questions, » parfois très épineuses ; il était urgent de les résoudre ; et elles ne pouvaient l’être que l’une après l’autre, et, pour ainsi dire, l’une par l’autre, en commençant par les plus simples, pour finir par les plus complexes. Il était nécessaire, pour mener à bien une pareille tâche, d’embrasser tout l’ensemble de nos intérêts dans le monde, de saisir le lien qui unissait les différents problèmes que notre diplomatie allait aborder ; puis de sérier, et, en quelque sorte, de hiérarchiser les difficultés, pour les résoudre enfin, en profitant de nos alliances et des circonstances favorables qui pourraient se présenter. Ce fut l’œuvre, discrètement conduite et achevée, sans heurts et sans bruit, par M. Hanotaux, ministre des Affaires étrangères, jusqu’au moment où la politique l’éloigna du pouvoir à l’heure même où, nos frontières africaines étant partout déterminées et la question du Niger définitivement réglée, celle du Nil restait seule et allait à son tour recevoir une solution. On sait comment ces dernières négociations, conduites dans un tout autre esprit et avec une tout autre méthode, aboutirent à la fatale convention du 21 mars 1899. — La guerre sino-japonaise, en 1895, avait provoqué « l’action commune » de la Russie, de l’Allemagne et de la France : cette entente permit au gouvernement français d’entreprendre et d’achever la conquête de Madagascar ; puis, cette première tâche accomplie, d’ouvrir des négociations pour la révision des traités tunisiens. Une à une, en commençant par celles qui n’avaient dans la Régence que de faibles intérêts et par nos alliées, les puissances furent amenées à reconnaître le droit supérieur de la France et à renoncer à leurs anciens privilèges. L’Autriche-Hongrie, la première, moyennant une très légère concession douanière, renonça, par la « Déclaration » du 20 juillet 1896, « à invoquer en Tunisie le régime des capitulations, » et à réclamer, pour elle-même, en vertu de la « clause de la nation la plus favorisée, » le régime établi ou à établir, en matière de douane et de navigation, entre la France et son Protectorat tunisien. » L’Italie, découragée dans sa résistance par l’attitude de l’Autriche-Hongrie, son alliée, comprenant que toutes les puissances finiraient par imiter la première, craignant surtout de rester isolée et dépourvue de tout moyen d’action au moment où son traité avec la Régence allait arriver à échéance, se résigna, non sans peine, et négocia, avec le ministère du quai d’Orsay, une « convention consulaire et d’établissement, » et une « convention d’extradition, » qui furent signées, l’une et l’autre, le 28 septembre 1896 : tout en accordant des garanties à ses nationaux, elles abolissaient le traitement d’exception dont ils jouissaient dans la Régence, et elles admettaient que les Italiens ne seraient, à l’avenir, justiciables que des tribunaux français ; d’ailleurs, le fait seul qu’une convention entre l’Italie et la France était substituée à une convention entre l’Italie et la Tunisie, était une reconnaissance formelle du régime nouveau issu du traité de Kassar-Saïd. Presque en même temps, la Russie et la Suisse signaient des déclarations équivalentes à celle de l’Autriche. L’Allemagne y consentit également, entraînée par l’exemple de ses deux alliées, et désireuse aussi, sans doute, au moment où les affaires d’Orient occupaient toute son attention, de faire à la politique française une concession opportune. Après elle, successivement, la Belgique, l’Espagne, le Danemark, les Pays-Bas, la Suède et la Norvège firent des « déclarations » analogues. La Grande-Bretagne restait donc seule ; et il était évident, dès lors, que sa résistance et sa mauvaise volonté persistante n’étaient plus que de vaines manifestations ; elle se décida enfin, non sans mauvaise humeur, à conclure « l’arrangement » du 18 septembre 1897 ; moyennant que, jusqu’au 1er janvier 1912, ses cotonnades ne seraient pas frappées, dans la Régence, de droits supérieurs à 5 pour 100 de leur valeur, elle reconnut, à son tour, le nouvel état de choses créé en Tunisie par le Protectorat français.

Cette campagne diplomatique, si habilement menée et si heureusement terminée par M. Hanotaux, ne faisait en apparence que mettre fin à un conflit de juridiction, qu’étendre à la Tunisie les traités et conventions en vigueur en France, et procurer des avantages à notre commerce : elle équivalait, en réalité, à une seconde conquête de la Régence ; elle nous en rendait vraiment les maîtres, en supprimant les servitudes dont elle était grevée, et, du même coup, elle libérait Bizerte.

En même temps que se poursuivaient les dernières négociations pour la révision des traités, le gouvernement acceptait et la Chambre votait le projet de loi, proposé par M. Lockroy et « rapporté » par M. de Mahy, qui ouvrait un crédit de 200 millions, pour l’augmentation de la flotte et la création de « ports de refuge et de points d’appui » pour nos escadres aux colonies. Les travaux de Bizerte étaient, les premiers, prévus dans le projet et, dès le 24 juillet, la Chambre votait un crédit de 1 800 000 francs pour permettre d’y commencer, sans délai, les travaux. « L’affaire de Fachoda, » qui surprit notre grand port militaire africain à peine armé et presque dépourvu de garnison, en fit, plus que jamais, ressortir l’importance, et, en venant démontrer la possibilité d’une guerre maritime, fit commencer, en toute hâte, les travaux. — Bizerte, désormais, entre dans la phase d’activité.


III

Aux pessimistes, qui désespèrent de la France, nous aimerions à conseiller une promenade à Bizerte. Ici, chacun travaille ; toutes les énergies sont tendues vers un même but, dont la grandeur stimule les courages ; Bizerte passionne ceux qui préparent son avenir. Deux chefs éminens règlent et dirigent cette activité : le général de brigade Marinier est gouverneur de la place et chargé de la préparation des défenses de terre ; le contre-amiral Merleaux-Ponty, commandant en chef la division navale de Tunisie, remplit, sans en avoir encore le titre, toutes les fonctions d’un préfet maritime. Tous deux ont cette foi dans leur œuvre sans laquelle il n’est pas d’efforts féconds, et ils ont su la communiquer à leurs collaborateurs. Partout, des nuées d’ouvriers bâtissent, poussent des wagonnets, manœuvrent des dragues, creusent, maçonnent, remuent la terre. On travaille au canal, on travaille aux digues, on travaille dans la ville.

Le canal, sur 1 500 mètres de longueur, avait 100 mètres de largeur à la surface et 60 au plafond, avec une profondeur de 9 mètres. Mais l’expérience démontra qu’un grand bâtiment, engagé dans le couloir, pour peu qu’une fausse manœuvre ou la violence du courant, parfois très rapide dans le chenal, le fit dévier de sa route droite, pouvait se heurter à l’une des rives et obstruer le passage. En temps de guerre, pour un bateau poursuivi par l’ennemi ou maltraité par le combat, les risques d’échouage auraient été plus grands encore ; le moindre accident dans le canal pouvait enfermer toute une escadre ou, au contraire, la retenir dans l’avant-port. Il fut décidé que la largeur du chenal serait portée à 240 mètres à la surface, ce qui donnera, la déclivité des berges restant la même, une largeur de 200 mètres au « plafond ; » sa profondeur sera portée à dix mètres. Ces travaux, entrepris par la Compagnie du Port, sont poussés avec une grande ardeur. Déjà, aux deux extrémités, d’énormes masses de terre et de roche ont été enlevées ; seule, la partie centrale est encore intacte ; il a fallu, avant de l’attaquer, transférer ailleurs l’ancien port à charbon, refaire, pour les eaux de la ville, un nouveau siphon ; et il reste à démolir le fameux pont-transbordeur, édifié naguère à grand frais.

Si la marine tient avant tout à disposer d’une large issue toujours libre, l’armée de terre n’attache pas moins d’importance à pouvoir transporter rapidement, d’une rive à l’autre, ses troupes et ses canons : le canal, indispensable aux bateaux, est un obstacle pour la défense terrestre. En outre, la route de Bizerte à Tunis, très fréquentée par les indigènes, s’est trouvée coupée. Le transbordeur, avec ses deux immenses piliers, son pont roulant et son tablier, si haut suspendu que les plus grands navires pouvaient passer dessous, servait à la traversée L’élargissement du canal le condamne à la chute ; les marins, d’ailleurs, craignaient qu’en cas de guerre, il ne fournît à l’ennemi un point de repère, visible à très grande distance, pour régler le tir de ses canons ; ils redoutaient que, démolie par les obus, sa carcasse ne vînt à obstruer le passage. Mais par quoi le remplacer ? Quel moyen trouver qui soit pratique, en temps de paix, pour les Bizertins, et qui permette, en cas de guerre, de concentrer rapidement les troupes sur un point quelconque du secteur à défendre, sans gêner la navigation ? Le projet d’un tunnel a des défenseurs chaleureux : il aurait le double avantage de libérer le canal de toute servitude de passage et d’assurer à la garnison une voie de communication abritée et toujours libre. On s’est résigné, pour le moment, par raison d’économie, à l’établissement de deux bacs à vapeur à chaîne immergée.

L’entrée du canal était protégée par deux jetées ; celle du Nord, longue de 1 023 mètres et celle de l’Est, de 950 mètres, s’avançaient au-devant l’une de l’autre et délimitaient un avant-port triangulaire de 86 hectares. Juste dans le prolongement du canal, entre les deux musoirs, surmontés chacun d’une tourphare, une passe de 420 mètres s’ouvrait. Cette disposition n’empêchait pas la grosse mer de s’engouffrer dans l’avant-port et d’y produire des ensablemens. En outre, les événemens de Santiago de Cuba attirèrent l’attention des marins sur un inconvénient plus grave : un bâtiment, venant du large, pouvait, en gouvernant droit devant lui, entrer à toute vitesse jusque dans le chenal et, en s’y échouant, « mettre en bouteille » l’escadre qui aurait cherché un refuge dans le lac. Pour parer à ce danger, l’on achève en ce moment de prolonger de 200 mètres, dans son propre alignement, la digue du Nord, et, en avant de l’ancienne passe, une digue nouvelle, longue de 610 mètres, commence à sortir de l’eau ; elle laissera, entre elle et la digue Nord, une passe de 320 mètres, et une autre de 680 mètres entre elle et la digue Est. La construction de ce nouveau brise-lames, par des fonds de 17 à 19 mètres, est une laborieuse et difficile opération, aujourd’hui en voie d’achèvement ; des enrochemens forment un soubassement en remblai, sur lequel d’énormes blocs de béton, longs de 33 mètres et pesant 5 000 tonnes, maçonnés sur la berge, montés sur des armatures de fer, et coulés côte à côte, constituent la digue. Dès maintenant, le résultat désiré est atteint : un bâtiment ennemi ne pourrait plus pénétrer dans l’avant-port qu’en décrivant une série de courbes qui le forceraient à ralentir sa vitesse et à passer sous le feu convergent de toutes les batteries des côtes. Le danger de « mise en bouteille » se trouve, d’ores et déjà, conjuré.

A Bizerte, le port et la ville sont deux jumeaux qui ont grandi en même temps. Il y a dix ans, des grèves de sable, des marais où serpentait le déversoir du lac, occupaient tout l’espace entre le goulet et les vieilles murailles arabes. Avec les matériaux enlevés par les dragues, tout cet emplacement a été remblayé, bordé de quais, et la nouvelle Bizerte s’y est élevée. Du premier coup, elle a voulu être une grande ville et elle s’est préparée à devenir le centre de la domination française en Tunisie. Les terrains nouvellement nivelés ont été régulièrement divisés, al lotis, mis en vente ou attribués aux divers services publics de la ville. Au milieu du vaste quadrilatère, un lot a été aménagé en un jardin, d’où partent en diagonale quatre avenues. Malheureusement, une grande partie des terrains sont encore vides ; des îlots de maisons, répandus çà et là, sporadiquement, ne sont pas encore parvenus à se rejoindre. Bizerte, quelque peu déçue, oublie peu à peu ses ambitions, peut-être trop vastes, des premières années, quand elle montrait, parmi ses terrains vagues, l’emplacement du futur palais du bey, de la résidence générale, de l’hôtel du commandant de la division d’occupation A coup sûr, si les Français étaient arrivés, comme autrefois Didon, dans un pays sans villes ni ports, c’est à Bizerte, et non à Tunis, qu’ils auraient fondé leur colonie principale. Mais, Tunis existant, il n’était ni possible, ni souhaitable de la transporter, d’un coup de baguette, à Bizerte ; il fallait se contenter de faire jaillir du sol une ville nouvelle. De toutes parts les constructions neuves s’élèvent : ici, c’est un grand hôtel, là une église qui va remplacer la petite paroisse ancienne, blottie au milieu des masures arabes près des murailles de la vieille cité ; un théâtre a été ouvert l’année dernière, pour égayer une garnison campée sous la tente ou dans des baraquemens ; des casernes sont presque achevées. Mais il n’est pas rare encore, à côté de ces édifices tout neufs, de trouver un marécage, où les grenouilles, la nuit, font un bruit de crécelles ; il n’y a guère plus d’un an qu’un écriteau, planté au milieu d’un terrain vague, portait l’inscription « Mairie et Justice de paix. » Tout se transforme à vue d’œil, dans la « cité champignon » de Tunisie ; presque chaque jour des magasins nouveaux sont ouverts, des maisons neuves sont habitées, le commerce et l’animation grandissent. L’achèvement de l’arsenal, du port et des défenses, la construction de nouvelles lignes de chemins de fer, feront de Bizerte, dans peu d’années, la première place forte de l’Afrique française et la seconde ville de la Régence[5].


IV

La vie, à Bizerte, n’est pas concentrée dans la ville ; elle se répand sur les rives du lac et sur les collines prochaines. — Franchissons le canal, et, par la route de Tunis, montons parmi les oliviers et les cactus des jardins de Zarzuna ; devant nous, au sommet du Djebel-Rouma, se profilent les casemates d’un fort ; plus à l’est, la batterie du Djebel-Remel, installée sur une haute dune, commande le golfe. Sur ces coteaux où, il y a quelques années, l’on n’eût rencontré que de rares indigènes, occupés à la récolte de leurs fruits ou surveillant leur bétail, un camp apparaît, tout à coup, parmi les oliviers taillés en boule ; un tirailleur monte la garde à l’entrée et, tout autour, au milieu des arbres clairsemés, des lignes blanches de turcos, en tenue d’exercice, manœuvrent sous la surveillance d’officiers bleus. De l’autre côté du canal, un camp semblable se cache sur les pentes des collines qui dominent la ville et, sur les hauteurs, des terres remuées décèlent la présence de tout un ensemble de fortifications. Au sommet, le Djebel-Kebir, centre et réduit de la défense du camp retranché, domine le canal et le chemin de fer ; au-dessous de lui, les batteries du Djebel-Labiod et du Djebel-Zebla, le fort du Djebel-Demma, étagent leurs feux, et, plus près de la mer, la redoute du Djebilet-Rara commande les abords de la plage. Outre ces ouvrages anciens, on aperçoit des batteries nouvelles déjà achevées ou seulement ébauchées ; les unes renforceront le front, déjà si imposant, que Bizerte présente du côté de la Méditerranée ; d’autres surveilleront les approches de la ville, du lac et de l’arsenal. Bizerte, avec son lac, doit devenir un immense camp retranché, inattaquable du côté de la mer comme du côté de la terre.

Embarqués sur une chaloupe à vapeur, nous faisons maintenant la visite du lac. C’est sur ses bords, au fond des anses profondes de la rive occidentale, que s’échelonnent tous les établissemens maritimes qui feront, dans peu d’années, de Bizerte, l’un de nos premiers ports militaires. Du canal, nous débouchons dans une rade naturelle : elle se prolonge d’un côté par un large couloir qui va rejoindre le grand lac ; de l’autre, elle s’enfonce dans les terres et s’évase en une baie, la baie de Sebra, qui, avec ses fonds de sept à neuf mètres, offre un excellent mouillage aux plus grands navires. Ce vaste bassin, que l’on dirait creusé tout exprès pour servir de port à Bizerte, sera facilement, suivant les besoins du trafic et conformément aux projets de la Compagnie du Port, bordé de quais et aménagé pour devenir un port de commerce très fréquenté.

Nous doublons la pointe de Sebra ; elle ferme au sud la belle rade naturelle qui est comme le vestibule du lac ; son feu, placé exactement dans l’axe du canal, dirige de loin l’entrée des bateaux. Nous glissons rapidement entre les berges du goulet, large en moyenne d’un kilomètre ; à notre droite, une nouvelle échancrure s’enfonce dans les terres : c’est la baie « Sans nom » où s’abrite la « défense mobile. » Sur la pointe qui porte Je vieux marabout de Sidi-Salah, s’élève une belle construction neuve : là, dans un admirable site, dominant le goulet, la rade et l’entrée du lac, réside l’amiral commandant la division de Tunisie. Nous abordons au fond de la baie, auprès d’une frégate d’ancien modèle, le Talisman, qui sert de caserne, de bureaux et de magasin à la « défense mobile. » Près d’elle, sont rangés les longs fuseaux gris des quatorze torpilleurs attachés au port de Bizerte ; explorateurs infatigables des côtes africaines, ils vont, rasant les falaises, scrutant les plus petites criques, jusqu’à la Goulette, où ils ont une « station, » jusqu’à Sfax, et jusque dans cette belle rade que l’île de Djerba sépare de la haute mer. À terre, un grand enclos abrite la maison du commandant de la « défense mobile, » une caserne, des ateliers de réparation, le magasin des torpilles, en un mot tout ce qui est nécessaire pour entretenir, armer, réparer toute une flottille de torpilleurs. Au milieu du goulet, immobiles sur leurs ancres, stationnent les autres bâtimens de la division navale : le contre-torpilleur Flèche, du type de ces élégans et rapides coureurs qui portent des noms d’armes, Espingole, Fauconneau, Dragonne, Hallebarde et cette Framée dont le destin fut si tragique. Près de la Flèche, voici le Casablanca, un petit croiseur de mille tonnes qui a donné aux essais une vitesse de 25 nœuds ; et, enfin, la Tempête, un vieux cuirassé garde-côtes, lancé en 1875, au temps où la puissance des cuirasses passait pour le seul facteur essentiel de la victoire ; ses formes, lourdes et massives, « en fer à cheval, » sa faible vitesse de huit nœuds au maximum, le rendent impropre à une action à grand rayon ; mais la puissance de ses deux canons de 270, parfaitement abrités dans une tourelle blindée, font, de cette batterie cuirassée, flottante et mobile, une unité de combat qui n’est pas sans valeur pour la défense d’un port. Avec la canonnière cuirassée Phlégéthon, et sans compter un « sous-marin » dont on attend avec impatience l’arrivée promise, ce sont là tous les élémens de la « défense mobile ; » s’ils ne constituent pas encore une force offensive importante, ils sont assez puissans déjà pour faire respecter, avec l’appui des forts, les positions confiées à leur garde, pour surveiller le canal sicilien-africain et les abords de Malte. Les travaux, hâtivement exécutés autour de la Valette, témoignent assez des inquiétudes que les torpilleurs de Bizerte causent à l’Amirauté britannique.

C’est dans l’enceinte de la « défense mobile » que nous avons eu l’occasion de voir manœuvrer les cent premiers « turcos de la mer, » les Baharia, ou marins indigènes. On se souvient du légitime succès qu’obtint, à la Chambre, le discours très chaleureux de M. Albin Rozet, député de la Haute-Marne, pour demander l’inscription, au budget de l’année 1900, d’une somme de un million « pour reconstituer une force navale tirée de l’Algérie du Nord et organiser à la fois, en Algérie par voie d’engagemens volontaires, en Tunisie par voie de conscription ou d’engagemens volontaires, des équipages indigènes plus particulièrement réservés à la défense de ces régions et du bassin de la Méditerranée. » Habillés comme nos marins français, mais coiffés de la chéchia, les premiers baharia ont fait preuve, au dire des officiers chargés de leur instruction, des mêmes qualités d’endurance et de discipline que nos turcos et nos spahis ; quant à leur aptitude pour le service à la mer, il est difficile d’en juger d’après l’expérience, encore trop restreinte, que l’on vient de faire. Un marin ne s’improvise pas, et les musulmans adonnés à des professions maritimes sont peu nombreux sur nos côtes africaines, sauf en quelques endroits comme les îles de Djerba et de Kerkennah. Quoi que l’on pense d’ailleurs de la résurrection d’une marine indigène, espérée par M. Albin Rozet, l’idée dont il s’est fait l’interprète mérite d’être appliquée dans une plus large mesure. Les indigènes, employés sur nos bateaux, comme chauffeurs, comme matelots de pont, ou groupés en sections de débarquement, pourraient rendre d’excellens services. L’Algérie-Tunisie n’a pas, actuellement, de réserve de matelots, et cependant, en cas de guerre sur mer, elle risquerait de rester longtemps coupée de la France ; il serait donc extrêmement utile qu’elle pût, le cas échéant, trouver, sur son propre sol, des marins exercés pour combler les vides des équipages, armer les bâtimens de réserve, seconder et suppléer de toutes manières le personnel français. L’augmentation du nombre, des baharia, l’organisation d’une sorte d’inscription maritime indigène, sont des mesures qui s’imposent, au moins à titre d’expérience prolongée. Les cent matelots, coiffés de la chéchia, que nous avons regardés avec plaisir exécutant « l’école du soldat, » dans la cour de la « défense mobile, » n’étaient peut-être que le premier noyau de la future marine franco-algérienne.

Avant de pénétrer dans le grand lac, nous sommes encore arrêtés par le barrage des pêcheries, dont il faut franchir la porte. Deux pointes qui, d’une rive à l’autre, se font vis-à-vis et dont l’une se prolonge par des hauts fonds, ont permis à la Compagnie du Port, concessionnaire de la pêche, d’établir là un barrage ; des pieux métalliques sont solidement fichés les uns à côté des autres, tandis qu’un treillage mobile, en fil de fer, ferme les intervalles et arrête les poissons. Au milieu du goulet, sur un espace de 50 mètres, le barrage est remplacé par des filets qui s’élèvent et s’abaissent, au moyen d’un treuil, quand un bateau se présente pour franchir le seuil. C’est dans cet appareil très simple que viennent se faire prendre par milliers, par bancs entiers, les dorades, les mulets, les rougets, les bars, les soles et tous les innombrables poissons qui, dans leurs pérégrinations à travers la Méditerranée, viennent, chaque année, poussés par un instinct séculaire, séjourner dans l’immense lac. A certaines époques, absolument fixes et connues d’avance, les filets sont levés et laissent entrer les bataillons serrés des migrateurs, et, plus tard, quand ils tentent de ressortir, ils tombent dans les mailles qui les capturent. La Compagnie du Port en livre à la consommation, par an, une moyenne de plus de 500 000 kilogrammes, dont 100 000 environ sont exportés en France, soit conservés frais dans la glace, soit salés ou fumés dans une usine spéciale installée à Bizerte.

Derrière notre bateau, le filet des pêcheries s’est relevé, nous contournons la pointe Shara et, tout à coup, au détour du dernier promontoire, c’est une mer qui s’ouvre devant nous, c’est le lac de Bizerte. A peine aperçoit-on les rives lointaines du magnifique bassin ; et, sur presque toute cette étendue, les fonds, variant de neuf à douze mètres, sont suffisans pour les plus grands bateaux ! Encore sept kilomètres, et nous arrivons à la pointe d’El-Caïd et à l’anse de Sidi-Abdallah ; nous sommes à l’arsenal. Ici, il y a seulement quatre ans, dans la grande plaine qui s’étend autour du marabout de Sidi-Saïd et sur les pentes, coupées de haies de cactus et plantées d’oliviers, du mamelon de Sidi-Yaya, l’on n’apercevait ni une maison, ni une cabane, rien qu’un marabout et quelques pans de mur d’une ancienne villa romaine. Aujourd’hui les deux jetées d’un port s’avancent dans le lac, des bâtisses en construction dressent vers le ciel leurs échafaudages, plus de mille ouvriers travaillent sans relâche, un chemin de fer roule, et Ferryville, une cité de près de 5 000 habitans, aligne ses maisons neuves. Tout est sorti de terre comme par magie, tout s’est transfiguré sous l’effort du travail humain.

La position choisie pour y créer un grand arsenal maritime ne pouvait guère être meilleure. A plus de quinze kilomètres de la mer, les ateliers et les magasins n’auraient rien à redouter des projectiles d’une flotte ennemie ; la profondeur du lac permettait aux gros bâtimens d’arriver jusqu’à proximité de la côte ; la butte de Sidi-Yaya, haute de 77 mètres, offrait des carrières de pierre ; enfin, l’étendue de la plaine permettait aux établissemens de la marine de s’étendre sans ménager l’espace. Les premières études rapidement achevées, les plans faits, l’on se mit à l’œuvre. Depuis trois ans, sous l’impulsion énergique de l’amiral Ponty et de MM. les ingénieurs Pavillier et Boulle, directeur et sous-directeur des travaux publics de la Régence, le travail a marché avec une étonnante rapidité.

Draguer, le long du rivage, quelques hectares trop peu profonds était la première œuvre à faire ; il fallait ensuite construire des digues pour abriter le port, car le lac est si vaste que les coups de vent n’y sont pas sans danger ; depuis la pointe d’El-Caïd, l’anse de Sidi-Abdallah a été ainsi transformée en un large bassin que les machines achèvent d’approfondir à dix mètres, ainsi que le chenal qui y conduit. En même temps commençait l’un des travaux essentiels, le creusement d’une forme de radoub ; les plans de l’arsenal en prévoient, pour le moment, trois, dont deux grandes et une plus petite ; la première, malgré les éboulemens, fréquens dans les terres argileuses, est aujourd’hui très avancée : longue de 200 mètres, profonde de 15, elle pourra, en juillet 1903, recevoir les plus grands cuirassés ; une seconde est déjà commencée. — Les terres, retirées de l’énorme excavation, ou draguées dans le bassin, ont servi à niveler tout l’espace environnant et à édifier les quais. Sur l’immense terre-plein, tout un monde d’ateliers et de constructions de tout genre a surgi : quelques-unes sont achevées, d’autres sortent de terre, d’autres sont encore à l’état de projets. Le long de la baie de Sidi-Abdallah, un vaste enclos enfermera l’arsenal proprement dit, les bassins de radoub avec le bâtiment où s’abritent de puissantes machines d’épuisement, les ateliers de réparation pour les canons et les machines, les fonderies, l’usine d’électricité, les magasins a, vivres, en un mot tous les ateliers, tout l’outillage nécessaire pour réparer et ravitailler des navires de guerre. D’immenses parcs à charbon, qui contiennent déjà plusieurs milliers de tonnes de combustible, sont aménagés avec des appontemens et des voies ferrées permettant de remplir rapidement les soutes de toute une escadre. Plus à l’ouest, au-delà de la pointe d’El-Caïd, seront établis, un peu à l’écart, dans un enclos spécial, les ateliers de pyrotechnie, les dépôts de munitions ; les bateaux viendront embarquer leurs « poudres » dans un petit port spécial, déjà presque terminé. Un embranchement de la ligne ferrée de Bizerte à Tunis multiplie ses ramifications à travers ce dédale de magasins et d’ateliers. Entre les deux grands enclos, le long d’une large avenue déjà tracée, vont s’élever les bâtisses de la cité militaire : l’hôtel du commandement, que l’on appelle, par avance, la Préfecture maritime, une caserne pour les équipages de la flotte, une autre pour un bataillon de l’armée de terre, des logemens, des réfectoires pour les ouvriers et employés de l’arsenal, un hôpital de 60 lits. Des squares embelliront de verdure les abords de l’arsenal ; de vastes jardins entoureront l’hôtel du commandement ; une pépinière est, dès aujourd’hui, plantée, car, sous le soleil d’Afrique, l’ombre et la fraîcheur sont plus qu’un agrément, une nécessité.

Une ville est née de l’arsenal, ville étrange et cosmopolite où se coudoient des Italiens, des Maltais, des Français, des Espagnols, des indigènes, des nègres, attirés par les travaux de Sidi-Abdallah. Près de 5 000 habitans peuplent déjà la cité nouvelle, qui a reçu le nom de l’homme d’Etat auquel la France doit la Tunisie. Les débitans de boissons, les mercantis qui accompagnent toujours une nombreuse population ouvrière, sont installés à Ferryville. Il faut espérer que, bientôt, l’achèvement de l’arsenal y amènera un plus grand nombre de nos nationaux[6] ; des maisons plus coquettes, de jolies villas vont s’élever sur les flancs de Sidi-Yaya pour recevoir les ingénieurs, les officiers et tout un monde d’employés et de contremaîtres français ; ils augmenteront la population de la ville nouvelle et, pour ainsi dire, la franciseront, achevant ainsi de donner, à ces bords du lac de Bizerte, hier encore inhabités, l’aspect d’un coin de France, laborieux et passionnément fidèle à la grande pairie.


V

Ainsi, à Bizerte et autour de Bizerte, tout est vie et activité féconde. Les maisons se multiplient, la ville s’étend, l’arsenal grandit, la pêche est fructueuse, le chemin de fer de Djedeida donne de gros excédens de recettes ; par quelle étrange contradiction le port, l’un des plus beaux et des plus sûrs du monde, reste-t-il à peu près désert ? Les droits de port et de pilotage n’y sont pas supérieurs à ceux que l’on acquitte pour entrer à Sousse ou à Tunis ; et cependant, si l’on excepte le paquebot de la Compagnie transatlantique qui, une fois par semaine, vient de Marseille et y retourne, celui de la Compagnie italienne Florio Rubattino qui, depuis six mois, touche à Bizerte une fois par semaine, et celui qui fait le service des côtes tunisiennes et algériennes, si l’on excepte encore les bateaux de la Compagnie du Port et ceux qui apportent du charbon et du matériel à l’arsenal ou à la « défense mobile, » l’on est obligé de constater qu’un petit nombre seulement des bâtimens de commerce qui passent en vue du cap Blanc fréquentent le port de Bizerte, et que son trafic ne s’accroît que dans de faibles proportions. La raison en est simple : les bateaux ne viennent pas à Bizerte parce qu’ils n’y trouvent rien à charger, parce qu’ils n’y peuvent pas prendre de « fret de retour. » Il n’est personne, à Bizerte, qui ne parle de cette question du « fret de retour ; » elle n’intéresse pas seulement l’avenir commercial du nouveau port, mais aussi, de la façon la plus directe, la puissance défensive et offensive du port militaire et du camp retranché. Le charbon est, dans les guerres maritimes modernes, l’élément le plus indispensable à toute armée navale ; comme l’Algérie et la Tunisie n’exploitent pas de mines de houille, il est nécessaire d’en constituer à Bizerte d’énormes approvisionnemens. Cent mille tonnes seraient à peine un chiffre exagéré, car, en cas de conflit sur mer, Bizerte pourrait se trouver, pendant de longs mois, séparée de la France. Le charbon de très bonne qualité, qu’exigent les bateaux à grande vitesse, se détériore sous l’action du temps et il faut en renouveler souvent le stock ; un port où de nombreux bâtimens font escale vend constamment et remplace son combustible et, en cas de guerre, la marine s’empare, par voie de réquisition, de la provision des Compagnies de navigation et du commerce privé. Gibraltar, Malte, ont ainsi d’énormes dépôts de charbon toujours frais. Il n’en est pas de même à Bizerte, que ne fréquentent pas les navires marchands ; l’Etat français ne peut compter que sur lui-même pour fournir à son port et à son arsenal, dans les conditions les plus onéreuses, tout le combustible dont ils ont besoin, et pour le renouveler.

La Tunisie est prospère, ses cultures florissantes, ses mines riches. Si donc Bizerte manque de fret de retour, c’est parce qu’elle n’a pas de chemins de fer qui lui amènent les produits de la Régence. Une seule ligne la relie à Tunis, qui, elle aussi, est un port. Bizerte réclame depuis longtemps, et avec plus d’insistance encore depuis qu’on la dotée d’un arsenal, une voie ferrée nouvelle, dont elle serait le « terminus » et qui apporterait à son port les élémens d’un trafic suffisant. Nous touchons ici à la question des chemins de fer tunisiens qui, depuis deux ans, passionne la colonie, qui a nécessité enquêtes sur enquêtes, provoqué un débat devant la Chambre des députés, suscité une foule de brochures et d’innombrables articles de journaux. La lutte est ardente entre Tunis et Bizerte ; et il n’est pas jusqu’à Sousse qui ne prenne part à la bataille. Chacun des trois ports cherche à attirer à lui les phosphates de la région de Kalaat-es-Senam, et chacun vante les avantages d’un tracé différent. Tunis réclame le prolongement, jusqu’à Kalaat-es-Senam, avec embranchement sur le Kef, de la ligne à voie étroite, qui atteint déjà le Pont-du-Fahs, et elle allègue les intérêts de la colonisation, que la ligne favoriserait en desservant une région riche et fertile. Sousse demande que la ligne de Kairouan soit continuée jusqu’à Sbiba, où d’autres gisemens de phosphates ont été récemment « prospectés. » Bizerte, enfin, invoquant les nécessités supérieures de la défense nationale, préconise une ligne qui, de Mateur, rejoindrait Béja, et de là, en utilisant, jusqu’à Souk-el-Kremis, la grande ligne de la Medjerda, remonterait, au sud, sur Kalaat-es-Senam ; les phosphates pourraient ainsi choisir leur route et se diriger soit vers Je port de Tunis, soit vers celui de Bizerte, auquel ils fourniraient le « fret de retour » tant cherché. L’examen de ces divers projets et des discussions qu’ils ont soulevées serait curieux, parce qu’il nous ferait pénétrer dans les petites intrigues dans les querelles locales qui divisent la colonie ; mais il nous entraînerait trop loin de Bizerte. D’ailleurs, le litige est aujourd’hui tranché ; le Parlement français a adopté le projet d’emprunt de 30 millions que le gouvernement tunisien va émettre pour la construction de son deuxième réseau de voies ferrées. Conformément aux vœux de la Conférence consultative tunisienne, les Chambres ont décidé l’exécution immédiate de la ligne à voie étroite du Pont-du-Fahs à Kalaat-es-Senam et au Kef. Un peu plus tard, quand les finances de la Régence permettront de gager le reste de l’emprunt, l’on construira, à voie étroite, la ligne de Sousse à Sbiba, et enfin, pour donner satisfaction à Bizerte, une ligne en partira pour s’enfoncer, à l’ouest, parallèlement à la côte, dans la région des Mogods et des Nefzas, où une Société concessionnaire d’importantes mines de fer s’engage à exporter, chaque année, 50 000 tonnes de minerai. En y joignant quelques milliers de tonnes de calamine et les produits agricoles que peut fournir la région parcourue par la ligne nouvelle, Bizerte disposerait, dès l’achèvement de ce réseau, d’un « fret de retour » assez considérable. Enfin, le ministère de la Guerre a décidé de faire construire de suite le raccordement, par une ligne à voie large, de Mateur à Béja, reconnu indispensable pour mettre les communications de Bizerte avec l’Algérie à l’abri d’un coup de main tenté sur Tunis et sur Djedeida, qui n’en est qu’à vingt kilomètres, par un ennemi débarqué aux environs de la capitale.

La question qui a si vivement passionné la Tunisie est donc aujourd’hui tranchée ; tout récemment, lorsque la flotte de l’amiral Gervais est venue, au cours de ses manœuvres, simuler l’attaque de Bizerte, une grande fête a réuni, dans la ville nouvelle, le résident général, les représentans de Tunis et les principaux fonctionnaires de la Régence, et il a paru qu’entre les deux rivales la réconciliation était scellée ; il serait donc malséant de revenir sur le passé. Mais l’avenir dira si ce n’est pas faire fausse route que de favoriser Tunis, dont le port, quelque argent que l’on y engloutisse, ne sera jamais que médiocre, plutôt que Bizerte ; s’il n’est pas regrettable d’ajourner l’exécution de la ligne qui doit amener à Bizerte les minerais espérés ; si cette ligne, qui aboutit à une impasse, sera très utile à la colonisation et apportera effectivement les 50 000 tonnes de marchandises promises ; si enfin la combinaison proposée est vraiment la plus économique, la plus conforme aux intérêts de la Régence et à ceux de la France. Pour nous, au nom de nos grands intérêts nationaux, nous ne saurions insister ici que sur un point : que Bizerte puisse disposer, dans l’avenir le plus proche possible, du « Fret de retour » qui y attirera les bateaux marchands, et qu’en attendant, l’Etat prenne soin d’y accumuler tous les approvisionnemens en charbon dont l’arsenal et le port pourraient avoir besoin, dans le cas d’une guerre ou d’un séjour prolongé de nos escadres.


VI

Dans un an, l’arsenal de Sidi-Abdallah, muni d’un bassin de radoub et des ateliers les plus indispensables, sera en état de faire à une escadre les réparations les plus urgentes, de la ravitailler en charbon, en vivres, en munitions ; dans cinq ans, il sera entièrement achevé et devenu l’un des établissemens maritimes les plus complets et les mieux outillés du monde entier. Ce jour-là, comme le disait, dans son discours du 12 janvier, à Saint-Etienne, M. Waldeck-Rousseau, anticipant quelque peu sur les événemens, « un port sans rival s’ouvrira à nos flottes dans la Méditerranée. » Au lieu d’un Toulon, au lieu d’un seul centre et d’une seule citadelle de sa puissance navale dans la mer Intérieure, la France en possédera deux qui, d’une rive à l’autre, se feront pendant et pourront se prêter un mutuel appui. Et ces deux places d’armes ne seront pas une petite île ou un bloc de rocher, perdus loin des côtes de la mère-patrie ; elles auront derrière elles toute la puissance militaire, toutes les ressources de la vieille France et de la France africaine. Nos escadres de la Méditerranée, disposant de cette double base d’opérations, trouvant en outre un « point d’appui » ou un refuge momentané à Porto-Vecchio et à Mers-el-Kebir, pourront devenir plus mobiles, plus offensives ; bien abritées à Toulon et à Bizerte, dégagées du souci de la défense des côtes par l’organisation des postes de la « défense mobile, » elles seront libres de choisir leur heure pour frapper un coup décisif. Toulon et Bizerte, avec la Corse, cette admirable forteresse naturelle qu’il serait si facile de rendre inexpugnable, avec Mers-el-Kebir ou Rachgoun, jalonnent une ligne française qui relie l’Algérie-Tunisie à la Provence et d’où nous tenons en échec Malte et Gibraltar, la Maddalena et la Spezzia. Solidement appuyée sur Bizerte, la puissance française pourra rayonner, avec plus d’éclat que jamais, vers l’Orient, où tant d’intérêts français périclitent, vers l’Egypte, où la « question du Nil » est toujours pendante. Dans tous les temps, la Méditerranée a été, par excellence, le domaine français. L’accroissement de la population française en Algérie et en Tunisie, l’augmentation constante du commerce de la métropole avec ses colonies de l’Afrique du Nord, font, de plus en plus, de la prépondérance dans la Méditerranée, un article essentiel de notre programme politique. Bizerte nous aidera à reprendre et à conserver, dans ces parages où nos flottes ont si souvent promené avec gloire le pavillon fleurdelisé et le pavillon tricolore, une situation assez forte pour y sauvegarder tous nos intérêts et y maintenir intact notre prestige. Ce sera le rôle méditerranéen de Bizerte.

A un point de vue plus strictement tunisien et algérien, la transformation de Bizerte en un arsenal maritime et en un camp retranché marque aussi une date dans l’histoire de l’Afrique française. Le régime du protectorat en Tunisie, l’abandon progressif du système des « rattachemens » en Algérie, montrent de plus en plus la tendance à faire de nos deux possessions africaines, non pas des colonies autonomes, mais des colonies qui, liées très étroitement à la mère-patrie par la communauté du sang et des intérêts, seront, en même temps, capables de se suffire à elles-mêmes et de pourvoir à leurs propres besoins. Avec le port de guerre de Bizerte, l’Algérie-Tunisie se trouve dotée d’un organe de plus ; elle est mise en état de se défendre, dans une certaine mesure, elle-même ; elle aura peut-être un jour une marine indigène, comme elle a une armée indigène. Si les péripéties d’une longue guerre européenne venaient à isoler l’Afrique française de la métropole, Bizerte deviendrait le réduit de la défense, la base d’opérations, et, au besoin, le refuge de l’armée d’Afrique. Très forte, dès aujourd’hui, sur le front de mer, — les dernières grandes manœuvres viennent de le montrer, — la place a besoin, pour remplir ce grand rôle, d’être défendue du côté de la terre par des ouvrages capables, non seulement de repousser un « raid » tenté, pour détruire l’arsenal, par un ennemi débarqué sur quelque point des côtes, mais encore de soutenir un long siège ; l’histoire prouve que c’est toujours à des attaques du côté de la terre qu’ont succombé les grands ports de guerre. Il est, en outre, indispensable que le ministère de la Guerre et les gouvernemens d’Algérie ou de Tunisie se préoccupent de doter l’Afrique du Nord d’une fabrique de poudre et d’explosifs, d’une fonderie de canons et d’une manufacture d’armes.

Ainsi, par sa situation, Bizerte est destinée à être à la fois le grand port militaire de la Méditerranée française, le Toulon de l’Algérie-Tunisie et une citadelle de la « plus grande France. » Elle symbolise le double caractère de nos possessions de l’Afrique du Nord : elles ont leur individualité propre, elles sont l’Algérie et la Tunisie, mais elles sont aussi, et avant tout, des parties de « l’empire français ; » elles ont leur rôle et leur place dans le plan général de notre politique, elles contribuent pour leur part à la grandeur présente de la mère-patrie et elles travaillent à lui préparer un avenir de puissance, de prospérité et de gloire.

Si d’aventure l’on était tenté de nous accuser, au relourde cette visite à Bizerte, d’avoir vu trop grand, c’est encore à la ville nouvelle, à son lac, à son arsenal que nous irions demander notre excuse. Comment ne pas concevoir de vastes espérances, comment ne pas vibrer d’une émotion intense, en présence de cette œuvre française qui est venue compléter l’œuvre grandiose de la nature elle-même, et dont la conception si nette et l’exécution si rapide attestent, avec tant d’éclat, la puissance et la fécondité de notre génie national laissé à son libre développement ? Il n’est, sans doute, qu’une chose au monde qui puisse produire sur l’âme humaine une impression plus profonde que la contemplation des vestiges d’un passé illustre, c’est le pressentiment d’un glorieux avenir. Nulle part cette double émotion n’est plus saisissante qu’en Tunisie, sur les rivages où Carthage régna dans sa splendeur, et parmi les travaux de Bizerte naissante.


René Pinon.
  1. C’est en rappelant ces paroles significatives de Jules Ferry, que le général Marmier commençait, le 25 juillet dernier, son discours, en recevant, à Bizerte, l’amiral Gervais.
  2. Voyez, dans la Revue du 1er juin 1894, l’article de M. Charles Benoist : l’Italie dans la Triple Alliance.
  3. Ces traités ou « capitulations » étaient des conventions sine die, des conventions perpétuelles, ou tout au moins sans échéance déterminée, sauf en ce qui concernait le traité italo-tunisien.
  4. C’est le titre du Livre jaune publié en 1897.
  5. D’après les chiffres du recensement du 16 décembre 1901, l’on comptait, dans le contrôle de Bizerte, 3 559 Français (dont 2 354 pour la ville elle-même) contre 934 en 1896. — Bizerte vient d’obtenir la création d’une Chambre de commerce.
  6. On cherche, en ce moment, à faire venir à Bizerte et à Ferryville, environ 2 000 ouvriers français, et l’on a de la peine à les trouver, malgré les bonnes conditions offertes.