Bladé - Contes populaires de la Gascogne, t. 2, 1886/Le Souper des Morts

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II

le souper des morts



Il ne faut jamais se moquer des morts. Vous allez en avoir la preuve.

Un monsieur, qui traversait un cimetière, trébucha contre une tête de mort. Alors, il se mit en colère, et donna un grand coup de pied à la tête. Cela fait, il dit en riant :

— « Tête de mort, je t’ai maltraitée. Si tu es sans rancune, tu viendras souper avec moi, ce soir à huit heures. »

La tête de mort ne répondit rien, et le monsieur s’en revint dans son château. Le soir, sur le premier coup de huit heures, il allait se mettre à table, quand on entendit frapper un grand coup à la maîtresse-porte. Aussitôt, un valet descendit ; mais il remonta vite, vite, pâle comme un linge, et tremblant comme la feuille.

— « Monsieur, monsieur, voici un squelette, enveloppé d’un grand linceul. »

Le valet parlait encore, quand le mort entra dans la chambre.

— « Je viens souper avec toi. Tu vois que je n’oublie rien.

— Mort, tu es un homme de parole. — Allons, valet. Vite une chaise. Vite, un couvert. Vite, fais porter le souper, et monte-nous du vin vieux. »

Le mort s’attabla donc en face du monsieur, qui ne le laissait manquer de rien.

— « Allons, mort, buvons un coup.

— Merci. Les morts ne boivent pas.

— Mange, alors.

— Je mangerai tant que tu voudras. »

Le maître du château avait fort à faire, pour tenir toujours pleine l’assiette de son invité. Mais le mort ne faisait que semblant de manger, et jetait sous la table tout ce qu’il avait l’air de porter à sa bouche. Le souper fini, le mort dit à son compagnon :

— « Ton souper était bon. Maintenant, c’est à moi de t’inviter. Je t’attends demain, à minuit, dans l’église qui est au milieu de mon cimetière. Si tu ne viens pas, il t’arrivera de grands malheurs.

— Mort, fais mettre mon couvert. »

Le mort repartit pour son cimetière. Sur-le-champ, le maître du château s’en alla tout conter à un vieux curé fort savant.

— « Mon ami, dit le curé, il faut tenir parole. Mais fais semblant de boire et de manger, et n’avale rien de ce que le mort mettra dans ton verre et dans ton assiette. Je t’accompagnerai, pour te garder de tout malheur. Viens me prendre ici demain, une heure avant minuit. »

Le lendemain, une heure avant minuit, le curé et son compagnon partirent. La nuit était noire, les fenêtres de l’église brillaient, et l’on sentait une bonne odeur de cuisine.

— « Laisse-moi faire, dit le curé. »

Sur le premier coup de minuit, le curé frappa à la porte ; mais elle ne s’ouvrit pas. Alors, l’invité frappa lui-même. Aussitôt, la porte s’ouvrit et se referma, laissant dehors le curé, qui s’agenouilla pour prier Dieu.

Tous les cierges de l’église étaient allumés. La table était mise dans le sanctuaire, devant le maître-autel et je ne sais combien de morts, vêtus de linceuls, achevaient de faire la cuisine.

— « Allons, mon ami, tu es homme de parole. Asseyons-nous, et ne laissons pas refroidir la soupe. »

Tous les morts s’attablèrent, et le monsieur se mit en face de celui qui l’avait invité. Mais il se souvenait des recommandations du curé. Il faisait semblant de boire et de manger, et jetait adroitement sous la table tout ce qu’il avait l’air de porter à sa bouche.

Le souper fini, le mort dit :

— « Homme, tu as été bien conseillé. Si tu n’étais pas venu cette nuit, il te serait arrivé de grands malheurs. Si tu avais mangé une miette de pain, si tu avais bu une goutte de vin, tu étais mort sur-le-champ. Fais dire pour nous cent messes par le curé qui t’attend, et n’insulte plus les morts[1]. »

  1. Dicté par ma belle-mère, Madame Lacroix, née Pinèdre, née à Notre-Dame-de-Bon-Encontre, près Agen. Ce récit est encore fort populaire en Gascogne.