Blanqui - Critique sociale, I/Economistes/Wolowski

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Félix Alcan (1p. 257-266).
V. Wolowski, sur la banque et la circulation fiduciaire

V

WOLOWSKI


SUR LA BANQUE ET LA CIRCULATION FIDUCIAIRE


C’est un article écrit dans le style de M. Prudhomme. Mais il y a des choses à noter. Il se range à l’avis de Laveleve sur la cause des crises commerciales, la fuite du numéraire.

Les malheureux économistes reçoivent des horions de tous côtés. Mais l’économie politique tiendra bon et conservera ses avantages. Elle couvre l’écu, elle dissimule sa tyrannie sous toutes sortes de semblants et de masques. Elle le traite avec un dédain qui l’abrite des haines. En cherchant partout midi à quatorze heures, l’économie politique cache au public la vérité dangereuse à dévoiler, la réalité terrible, la suprématie de l’or, l’omnipotence du capital-argent, le seul capital, les autres n’étant que des fantômes ou des singes.

La découverte de ce rôle despotique sera un danger pour le despote. Les hommes qui démasquent cette toute-puissance, jusqu’ici dérobée aux veux par les roueries des économistes, jetteront l’alarme dans le camp du capital. Wolowski cite les paroles suivantes de Mengotti, paroles redoutables, car il n’en est point de plus révolutionnaires. Il dit :

« Le numéraire est essentiellement rebelle aux ordres de la loi. Il vient sans qu’on l’appelle, s’en va quoiqu on l’arrête, sourd aux avances, insensible aux menaces, attiré seulement par l’appât des profits. »

« Pour l’empêcher de partir », continue Wolowski en beaucoup moins bon style, « pour l’empêcher de partir quand il s’en va, où pour le rappeler quand il est parti, n’y à qu’un moyen efficace, c’est élever la rémunération qu’on lui accorde, »

La dîme ! la dîme toujours ! la dîme quand mème, la dîme à discrétion ! Bas les armes ! Sans conditions ! Telle est la volonté du numéraire, et c’est de lui surtout qu’il faut dire :

Sic volo, sic jubeo, sil pro ratione voluntas.
Je le veux, je l’ordonne et mon vouloir fait loi.

Les économistes seront bientôt forcés d’amener pavillon et de laisser là leurs rengaines sur le capital qui n’est point l’argent, qui est du travail accumulé. Toutes ces balivernes vont faire place nette et la vérité apparaîtra aux yeux de tous : l’or-roi.

Grand éloge de la Banque de France, de son intelligence, de son dévouement, de sa générosité. Elle se contente d’un intérêt de 20 pour cent pour ses actions.

Wolowski appelle le numéraire : « le capital circulant ». C’est une dernière dissimulation. Il sera bientôt le capital tout court, malgré les cris des économistes.

C’est égal, ils ont fait un étonnant tour de force. Ils ont persuadé au public qu’on se trompe depuis six mille ans, et que la royauté de l’or est une chimère. Ils en ont fait une marchandise comme les autres.

Wolowski trouve magnifique cette pensée de Turgot que la baisse de l’intérêt livre de nouveaux domaines à la production, comme la mer, en se retirant, découvre de nouvelles plages propres à la culture. Mais il ajoute : « Pourvu que toutes les autres circonstances restent les mêmes. »

Le principe de Turgot, d’après Wolowski, cesse d’être vrai, si la demande du capital s’accroît par suite du meilleur parti qu’on sait en tirer. Alors, loin de marquer le déclin, la hausse de l’intérêt devient un signe de prospérité. Elle correspond à une plus riche récolte.

Sempre bène. Baisse de l’intérêt, bonheur suprême. fausse de l’intérêt, fortune inouïe. Les économistes étaient à cheval sur la baisse, il faut maintenant enfourcher la hausse.

L’or n’est rien, mais il fait tout avoir. Il ne constitue nullement la richesse, comme on l’a cru longtemps. Cette erreur avait une cause, du reste, et trop visible, c’est qu’ayant l’or, on a tout. On à dû conclure qu’il était tout. En réalité, par lui-même, il n’est qu’une marchandise de cinquantième ordre, si on considère son utilité propre, Mais, comme instrument obligé de l’échange, il devient roi, et il parait la richesse, parce qu’il la met en mouvement et lui donne son passeport, crée sa locomotion. Sans lui, elle ne circule pas et s’anéantit sur place.

Wolowski, dans son article sur la banque, dit :

« A l’exception de quelques rêveurs attardés. tout le monde reconnaît l’impossibilité de monnayer le sol, »

Il avait dit plus haut :

« Monnayer les titres de placement est une pensée tout aussi chimérique que celle de monnayer la terre. Le système de Law reposait sur des conceptions analogues. »

Monnayer les titres de placement, et même et surtout le sol, est une opération facile, moyennant une condition à peu près impossible, la confiance. Il ne manque absolument que cela. Car, en elle-même, l’opération serait excellente. Seulement, elle n’est pas praticable.

Quelle meilleure garantie que le sol pour un instrument d’échange ? Le sol reste en place et ne peut disparaître. Mais qui aurait confiance dans la certitude du gage ? dans la réalité de sa valeur ?

Pas de meilleure preuve de l’insécurité sociale que cette défiance universelle pour une garantie qui est, en somme, la première de toutes. Personne ne se fie, ni à la bonne foi qui atteste la valeur du gage, ni à la solidité de l’ordre qui en assure la possession et la transmission. Tout le monde se sent aux prises avec la tromperie et l’instabilité. On ne veut que de l’or, seul représentant sérieux de toute richesse, l’or qui brave également et la mauvaise foi individuelle et les tempêtes politiques, l’or qu’on enterre un jour d’invasion ou de bouleversement, et qu on déterre… au bout de quinze siècles, revêtu de sa puissance souveraine. Tout s’est écroulé, tout a changé, excepté lui, qui ressuscite roi, comme il était à l’heure de son ensevelissement.

« Le numéraire », dit Sismondi, « est une voie publique, et celui qui, à l’aide d’une circulation en papier, l’emprunte pour l’exporter, creuse, sous cette voie publique, un souterrain dans lequel elle peut s’abîmer. »

« L’image est heureuse et juste », ajoute Wolowski. « Chaque émission de papier-monnaie enlève des supports au terrain solide de l’or et de l’argent. Si on approche trop de la couche superficielle, tout risque de s’effondrer. »

Comme écrivains, Sismondi et Wolowski se valent. Cependant Wolowski a barre sur l’autre par la cumulation des qualités : lourd, traînant, rabâcheur, obscur, diffus et confus, majestueux dans le genre de M. Prudhomme. On compte les pages pour s’assurer qu’on ne sera pas écrasé par cet éléphant, avant d’être au bout.

Du reste, il ne fait que mettre en tudesque l’article Laveleve, article qui l’a mis en goût de rendre son arrêt, comme membre de l’Institut, avec accompagnement d’une épitre laudative de Gladstone.

« Membre de l’Institut ! » La qualification n’était pas de trop à la fin d’une pareille tartine. La Banque de France devrait faire rédiger ses plaidoiries par de meilleurs avocats. Wolowski serait peut-être moins assommant s’il plaidait pro domo sui.

Paroles prêtées par Wolowski à Robert Peel, quand il à fait passer le bill de 1844 qui a mis un frein aux banques d’émission :

« Désormais la livre sterling ne risque plus de perdre le type qui lui appartient et de devenir le sentiment de la valeur, au lieu d’être la valeur elle-mème. Elle correspond à un poids et à un titre déterminé du métal précieux qui sert de mesure commune aux échanges accomplis dans l’univers entier. »

Quel changement de langage ! Il y a trente ans, ce n’était, dans le monde des affaires, qu’un chant d’enthousiasme en l’honneur du crédit et des banques, mères de ce crédit, un panégyrique perpétuel du billet de banque, de sa supériorité sur le numéraire, de sa gloire commerciale, etc. Il devait faire tous les frais de l’échange. À peine si on concédait à la monnaie un service complémentaire, et le titre d’auxiliaire. On en a rabattu. Aujourd’hui, tout ce monde s’efforce de prouver que les billets n’ont jamais fait qu’un service maximum de neuf cent millions par an, une goutte d’eau dans la mer.

Wolowski dit :

« La moyenne des billets en circulation (en Angleterre) est de 900 millions de francs, dont environ la moitié représentée par une réserve métallique. L’économie, sur le métal précieux suppléé, est donc de 500 millions, c’est-à-dire le quatre-centième du chiffre auquel on évalue la richesse de l’Angleterre. En admettant un intérêt de 4 pour cent, ces 500 millions d’économie donnent un bénéfice annuel de 20 millions, le millième des 20 milliards auxquels monte chaque année la production britannique. Des chiffres analogues conduisent à un résultat pareil en France. Le Pactole qui roule les billets de banque se réduit donc à un mince filet d’eau. »

Quel dédain ! Qui aurait prévu ce profond mépris, en lisant les poèmes épiques de la finance à la gloire du billet de banque ? Aujourd’hui, ce n’est plus qu’un perfide papier-monnaie, un assignat, un expulseur de numéraire, un perturbateur de la prospérité sociale, une espèce d’ennemi publie. Honneur aux écus !

« Cette fixité de garantie » (du métal précieux), s’écrie Wolowski, « constitue un immense service rendu au commerce et à la production des richesses, qui reposent sur l’admirable mécanisme de la monnaie, dont rien ne doit altérer la pureté. Chacun reconnaît combien il importe de faciliter l’escompte ; mais ce qui domine tout, c’est la stabilité du gage des contrats. Pour ne point l’altérer, pour conserver aux transactions un point de repère infaillible, pour donner à la mesure des valeurs la plus grande stabilité qu’il soit possible d’atteindre, pour mettre les prix à l’abri des variations capricieuses, 1l faut veiller à maintenir au-dessus de tout soupçon la rectitude du mécanisme monétaire.

« Tel est le caractère véritable du currency principle qui l’a emporté en Angleterre sur le banking principle, en fesant triompher l’intérêt général et véritable du pays, lié à la solidité du mécanisme monétaire, sur l’intérêt apparent de la facilité de l’escompte. D’anciens préjugés ont été vaincus. Les négociants de la Cité, comme le disait dernièrement le Times, sont trop éclairés pour se laisser séduire par l’antiquaille du capital illimité et de l’escompte invariable. »

Voilà qui ressemble peu aux doctrines des économistes naguère si triomphantes, et toujours fières sur jambes, encore aujourd’hui. Michel Chevalier, ex-saint-simonien, ex-sénateur de l’empire, professe le plus souverain dédain pour l’or et pour l’argent. Sa doctrine, à lui, est celle-ci :

« La quantité du numéraire circulant importe peu. S’il est rare, il haussera. S’il est abondant, il baissera. Un écu, dans le premier cas, valant autant que deux dans le second, on fera exactement le même chiffre d’affaires, avec une quantité de numéraire deux fois moindre, ce qui est évidemment un avantage. »

C’est cavalier. Si ces deux circonstances se présentent, comme il arrive souvent, en effet, à quinze jours ou un mois d’intervalle, le même écu vaudra double ou moitié dans la poche du détenteur. Il se peut que la poche à la hausse se tienne pour contente. Mais la poche à la baisse ne sera pas du même avis. Peu importe aux économistes. Pour eux, ces alternatives de la bascule sont parfaitement indifférentes. C’est la loi de l’offre et de la demande. Tant pis ou tant mieux pour vous, selon votre chance. Cela ne regarde pas les économistes.

Autre axiome de M. Michel Chevalier :

« Les hommes superficiels et le vulgaire s’écrient que l’argent est rare, parce que l’argent est la mesure du capital. Mais l’expression est inexacte et suscite une fausse idée. C’est à peu près comme si, quand le drap ou la toile de coton manquent à une foire, on s’écriait : les mètres sont rares ! »

Cette plaisanterie économico-saint-simonienne passe la plaisanterie. Voyez-vous les mètres échangés contre de la toile, après l’avoir mesurée, et un acheteur se promenant dans la foire, les poches pleines de mètres, avec lesquels il fait une razzia générale d’étoffe de soie, de drap, de toile et de coton !

Et voilà l’argumentation des économistes !

Fort du Taureau, juillet 1871.