Bleu, blanc, rouge/10

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Déom Frères, éditeurs (p. 48-52).


MON PREMIER LIVRE



SES feuilles sont tantôt d’un bleu léger d’azur, parfumées comme un sachet, tantôt d’un violet sombre étoilé, parsemées d’enluminures et de dessins coloriés. Sur la couverture de velours vert ou blanc comme le paroissien d’une communiante, le nom de l’Éternel est écrit en grosses lettres d’or. Pour l’indifférent, pour le viveur égoïste, Mon premier Livre, à tranche lumineuse, est le missel fermé d’une châtelaine, mais il suffit d’un simple effort de la volonté, pour en faire saillir l’agrafe d’argent. Alors, sur la finesse du parchemin, se détachent des caractères brillants, que l’enfant peut lire sans l’aide du martinet et le vieillard, sans lunettes.

L’histoire de l’humanité toute entière se déroule dans l’illustration des fossiles nombreux : l’âge de pierre raconte ses luttes avec la matière brute jusqu’à la conquête du monde par l’électricité. La philosophie chante son premier hymne à l’immortalité de l’âme ; la poésie rythme ses naïves inspirations sur le battement des flots contre la grève ; la musique emprunte au rossignol d’harmonieuses cantilènes. En livrant ses secrets au lecteur studieux qui l’interroge fiévreusement penché sur ses cornues, ou l’œil braqué sur le télescope, le Livre admirable a créé la chimie, la physique et l’astronomie.

Au petit, dont l’intelligence dort encore, le grand Livre offre d’amusantes distractions : de grands oiseaux fantastiques, dont la queue en roue lance des feux artifice de pierreries, de grosses mouches ressemblant à des topazes ou des rubis volants, de larges fleurs blanches qui glissent sur l’eau comme de petits bateaux, d’autres mignonnes fleurettes bleues, jaunes lilas, des élégantes avec des minois chiffonnés de jeunes coquettes.

Au garçonnet, à la fillette, la prévoyance des fourmis, l’industrie du castor, l’ardeur travailleuse des abeilles, offrent d’utiles leçons. Au vieillard, dont le corps s’incline vers la terre, le spectacle des mondes se balançant dans l’espace donne l’espérance d’une immortelle patrie.

Ah ! que de sublimes élèves ont fait leur cours dans ce Livre : Homère, Virgile, Socrate, Platon, Aristote, Newton, Thomas d’Aquin, Saint-François de Sales.

« Les cieux racontent la gloire de Dieu, » chante le psalmiste !

Les hautes sciences vous effraient, vous aimez le roman les idylles honnêtes, la pastorale ingénue ?… Écoutez la bluette du rouge-gorge à sa bien aimée. Voyez son empressement à lui plaire : quels amours délicats ! Il butine tout le jour, heureux de lui apporter, le soir, un grain de mil, une cerise, un appétissant petit ver… Croyez-vous qu’il guettera le départ de son voisin pour aller fleureter avec sa voisine ? Ah ! non, le vent mauvais de l’adultère ne souffle pas dans les nids. Jamais vous n’avez vu le rouge-gorge arriver le soir, ivre de rosée ou de parfum, avec quelque plume jaune prise à l’aile, titubant, le bec pâteux, le caquet assourdissant, dire des bêtises. Et, si l’imprudent est pris dans un trébuchet, rarement il consent à chanter pour payer son loyer. Sa tendre compagne, elle, ne survit pas à la perte de son amoureux : convoler en seconde noces, c’est bon pour les hommes ! La pauvrette, solitaire sur une branche, déchire les échos de petits cris plaintifs. Un jour, vous la trouvez morte, les pattes raides, tombée le bec dans son nid.

Le livre porte en dédicace : Aux sensibles, aux délicats que blesse, tous les jours, la vulgarité de la vie, à ceux qui ont la douloureuse faculté de recevoir à fleur de peau les impressions du dehors : tristes à pleurer, un jour de brume, lugubres, au milieu d’une fête générale, étouffant dans une salle de bal, écœurés de cette joie bête et sautante, souffrant comme d’une écorchure du mauvais goût des meubles, des tons criards d’un chromo masquant un tableau de maître, etc… À tous les assoiffés d’idéalisme, aux affamés de vérité — à ceux qui souffrent du mal d’aimer — tolle et lege.

Le livre est gratuit. À l’aurore de chaque siècle, il en paraît une nouvelle édition, considérablement augmentée. Les feuillets se renouvellent d’eux-mêmes chaque année. Bien qu’on ait tenté souvent d’en arracher des pages, il demeure éternellement le même, vrai et beau !…

— Bénévole lecteur, pauvre brebis tondue, tu trembles… et me soupçonnes de vouloir pousser un nouveau Livre… Rassure-toi, mon premier Livre, c’est le Livre de la Nature ! Je voudrais que parfois, échappant au tourbillon qui t’entraîne, tu viennes sous l’œil de Dieu méditer ses pages sublimes.

1o Leçon. — Que dit le grand Livre, à nous, femmes ?

Mettons le signet aux derniers feuillets.

C’est la fin d’un jour d’automne, des parfums de fleurs mourantes traînent dans l’air attiédi comme dans la chapelle du cloître l’odeur de l’encens brûlé et les échos des antiennes chantées. La forêt dissimule son feuillage éclairci sous de larges plaques de fard qui baignent l’œil de splendeurs caressantes. Le lit des rivières s’est creusé, le torrent ne bondit plus sur les roches : un filet d’eau aminci coule sur la mousse jaunie avec de petits bruits de sanglots, comme pour pleurer le ciel bleu et les jolies pâquerettes qui se miraient dans son onde.

Mais quels sourires attendris a le soleil, sourires de femmes qui ont aimé, plus séduisants, plus touchants, que la danse des rayons printaniers sur les cheveux bruns ou blonds des fillettes. Une feuille se détache de la tête des grands arbres, c’est comme le premier cheveu blanc, un funèbre présage de la fin des jours d’amour : le front couronné de pampres, la nature, ainsi qu’une déesse, drapée dans sa robe de pourpre, a le suprême orgueil de vouloir charmer toujours et de se faire regretter…

Quand sonne pour nous l’automne de la vie, quand des rides osent souligner la pâleur des joues, quand les dents déchaussées montrent les alvéoles noires, rendons les armes, comme des vaillantes — soyons fières d’être de belles grand’mères. Certaines femmes ont grand air sous leur diadème de cheveux d’argent. Une pointe de guipure plutôt qu’un bonnet, un mantelet dissimulant la taille déformée, des lunettes d’or qui voilent l’azur terni des yeux — et la vieille grand’mère est heureuse, elle sourit quand ses petits enfants l’embrassent et lui disent avec conviction : « Grand’mère, tu es belle ! »

Elle a eu sa place au firmament, soleil couchant, dont on devine la splendeur passée par la trainée lumineuse qui dore encore le ciel.