Bleu, blanc, rouge/19

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Déom Frères, éditeurs (p. 82-85).


PAROLES D’AGONIE



QUE d’événements pour les journalistes, cette dernière quinzaine ! La Reine, Verdi, Buies, montent au ciel, comme Faust, dans le superbe apothéose des torches incendiaires. Étrange coïncidence, le règne de Victoria Ire se lève sur la rébellion de 37 ; alors que les martyrs de la liberté expient sur le gibet infamant le crime de rester français et de ne pas lécher la main du maître, qui veut les courber comme des fauves sous le bâton rouge. Le sang canadien coule par torrent et rougit les ruisseaux de nos campagnes, la tête des patriotes est mise à prix, leur chaumière incendiée, leur femme et leurs enfants rudoyés et battus par d’ignobles soudards.

« Le soleil se couche comme il se lève, » dit un vieil adage du pays. L’astre de la royauté britannique disparaît en jetant sur le sol ensanglanté de l’Afrique Sud un rayonnement de topaze et de rubis ; son disque lumineux est voilé par une large tache rougeâtre qui empourpre le ciel. Mais, avant de tomber dans la grande ombre, le soleil mourant se penche doucement pour caresser la campagne désolée et donner un dernier baiser aux héros transvaaliens : la grandeur et la plèbe, la lumière et l’ombre se confondent…

Sur ce cercueil fermé de la reine d’hier, nos martyrs, les Chénier, les deLorimier, les Cardinal, les Duquette, tendent la main aux Villebois-Mareuil, aux Dewet, aux Kruger, unis dans une même confraternité d’âme, dans un même amour de la patrie et de ses droits — dans la même haine des oppresseurs !…

Reine infortunée, le voilà tombé de tes mains, ce vain simulacre d’une apparente puissance, ce sceptre inutile, qui ne sut pas dompter tes sanguinaires vassaux. Ton front glacé ne sent plus le poids du diadème d’or qui le meurtrissait… Pourquoi troubler le repos de tes cendres N’es-tu pas lasse de tant de bruit, de tant de mensonge ? Faut-il que ces clameurs insensées viennent troubler cette grande paix à laquelle ton âme aspire depuis si longtemps !… Ces larmes, ces désespoirs de convention sauvent-ils les souverains de l’éternel oubli ?… Après avoir pleuré un an il faudra se réjouir une autre année pendant les fêtes du couronnement et boire force libations à la santé des nouveaux souverains.

Chaque élément retourne où tout doit redescendre :
L’air reprend la fumée et la terre la cendre ;
L’oubli reprend le nom !

Eux, les pasteurs du Transvaal, soldats obscurs sans blason et sans couronne, ils vivront !

Ô Victoria, tu fus esclave sous l’hermine ; ils restent libres sous les haillons. L’intérêt et la cupidité guettaient avidement le dernier souffle de ta sénilité ; l’humanité haletante se penche anxieuse sur la république épuisée pour surprendre dans son sein un regain de vitalité, une nouvelle poussée d’héroïsme.

Et, quand la plaine désolée aura bu la dernière goutte du sang des boers, l’univers recueilli défilera devant leur humble tombeau. Ils arriveront de toutes les parties du globe baiser la terre sanctifiée, fécondée par le sang des héros. Il s’y fera des miracles ! Des malades se relèveront guéris de l’indifférentisme fatal du siècle ! Transfigurés, enthousiastes, la voix de ces nouveaux apôtres aura des accents convaincus pour soulever les masses et conduire les peuples à l’indépendance.

La Reine se débattait dans les affres de l’agonie, et son râle couvrait les paroles de l’absolution suprême que son oreille ne percevait plus. Les princesses royales, la tête cachée dans la bordure du lit d’apparat, pleuraient silencieusement. Les courtisans, selon les strictes lois de l’étiquette, avaient interrompu leurs chuchotements hypocrites ; les rois, la cour cérémonieuse, en grande tenue, regardaient mourir la vieille souveraine. Soudain, la mort accorde un sursis. L’agonisante ouvre des yeux démesurés, éclairés déjà par un reflet de l’au-delà… La vérité pour la première fois peut-être lui apparaît et, la pupille dilatée, elle contemple effrayée et ravie cette lumineuse vision ! — Pourquoi Dieu refuserait-il aux rois ce qu’il accorde au plus humble mortel, à l’heure dernière… un coup d’œil embrassant l’inconnu ? Alors que l’âme, presque dégagée des pesantes molécules de la matière, plonge dans le monde éthéré et voit la pensée divine dépouillée de ses voiles… Comme l’oiseau qu’un fil retient captif, l’être plane déjà dans l’air libre, encore un dernier effort, il volera jusqu’au soleil… Oui, la reine, à cette minute suprême, comprit la vanité des choses, le néant de sa triste vie, le faux éclat des pompes royales ; elle vit se dessiner en lettres de feu sur les tentures sombres le Mane, Thécel, Pharès ! Ses actions, jugées, pesées, condamnées peut être par le tribunal de l’humanité, qui n’a d’appel qu’au trône de Dieu !… Un grand cri fit tressaillir les échos du sombre château, les rois tremblants crurent à une résurrection et s’approchèrent. — « Jurez-moi, fit la reine, solennelle et majestueuse, jurez-moi de faire cesser la guerre… Que la paix règne en Angleterre… la paix… »

Et la souveraine du plus grand royaume retomba dans son sommeil comateux, pour n’en plus sortir !

Sois bénie, ô reine, pour cette pensée suprême de pardon ! L’ont-ils compris, cet élan de ton âme généreuse ? Qu’ils prouvent, tes sujets, la sincérité de leur deuil et de leurs regrets, en accomplissant religieusement ce dernier codicille ajouté à ton testament ! Qu’ils rejettent avec horreur le cimeterre teint du sang de leurs frères ; ils adorent le même Dieu de la Bible qui a dit : « N’achevez pas le roseau à moitié brisé par le vent — N’éteignez pas la mèche qui fume encore. »

Et, si dans le cœur de ton peuple, Victoria Ire, tu as laissé une si grande admiration, un amour si respectueux pour tes vertus de femme et de reine, qu’ils fassent oublier à l’Angleterre ses injustes griefs, son ambition effrénée, sa soif de l’or… Si au nom de son idole, la fière Albion prend dans ses bras la brebis blessée et qu’elle panse ses plaies, alors Victoria, tu seras grande, l’histoire fera devant toi son salut, tu deviens digne de figurer avec Kruger, et l’auréole de la charité, nimbant ton front, consacrera l’immortalité de ton nom !