Bleu, blanc, rouge/33

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Déom Frères, éditeurs (p. 148-150).


LE COCHER



LA belle vie que celle de cocher, flâner, persiffler, batifoler tout le jour, insouciants comme ces beaux poissons dorés qui se chauffent au soleil, sur les rochers à fleur d’eau. Heureux cocher, va !… L’air gouailleur, l’éclat de rire sarcastique, ils suivent les évolutions de la foule, cinglant le ridicule de chacun d’un mot incisif, brutal, qui lacère comme un coup de fouet. Pas un détail de toilette ne leur échappe. L’épanouissement floréal des robes d’été a le don de les mettre en gaîté. À chaque femme qui passe, ils croient avoir le droit de penser tout haut leurs impressions : La belle créature ! Mais elle a l’air de le savoir une miette — Ris pas, la petite, tu vas montrer tes dents que t’as pas ! — Quel patron, hein, vieux loup ?

Malheur, si ayant une sacoche au bras, vous interrogez l’horizon, histoire de savoir où souffle le vent. Vingt automédons se précipitent sur vous, hurlent, vocifèrent comme des sauvages :

« Carrosse, Mamzelle. — Par icite, Mamzelle — Non à moi. »

Quarante bras s’arrachent votre valise. Vous êtes le prix de la victoire ; le plus vif écarte les autres et vous jette dans sa voiture. C’est un enlèvement. « Hue ! cocotte ! » — Et vous filez ! Frappez sur les vitres, criez. Il fera mine de ne rien entendre. Malédiction, trois fois, si vous ne l’avez pris à l’heure, le misérable voudra l’emporter sur le tramway ! Il sautera les traverses dans un vent de vitesse endiablée, s’accrochera aux bornes fontaines, écrasera cinq ou six marmots et fera pester les vieux promeneurs paisibles. Êtes-vous pressé, il n’avancera guère plus que l’ombre du midi. Si vous vous faites conduire à la gare, il trouvera l’occasion de se fourrer dans quelque bagarre, d’accrocher une des roues de sa guimbarde à quelque tombereau, de perdre un de vos cartons et de vous faire manquer le train. Si vous lui désignez un numéro, il se trompera d’un chiffre, sinon de deux. Et, au terme de votre course, après avoir chicané une heure durant, vous devrez lui donner vingt sous de plus que permet son tarif. À moins que vous ne préfériez retarder d’une quinzaine votre promenade à la campagne, pour le plaisir d’aller vous prélasser sur une banquette de la cour du recorder.

Mais, il ne faut pas compter avec ces petits désagréments, ces pauvres cochers ont les nerfs si étrillés depuis que le tramway leur fait une concurrence déloyale. Aussi, de quel souverain mépris n’enveloppent-ils pas les banals wagons qui promènent aux quatre vents la joie vulgaire du troupeau humain ! Leur voiture, à la bonne heure, avec ses sièges capitonnés, ses portières à glace et son intimité de boudoir, l’élégante victoria qui roule comme sur du velours, voilà des nids d’amoureux !

Ces beaux carrosses reluisants, aux roues bien astiquées, que d’histoire ils pourraient raconter ! Tour à tour ils ont abrité le bonheur des épousés, l’orgueil d’un jeune papa portant son héritier aux fonds baptismaux, la douleur des parents et des amis qui reconduisent à sa dernière demeure le mort regretté, dont on prône chemin faisant les vertus et les rares mérites.

Pour chacune de ces circonstances, le cocher a les emblèmes de la joie ou de la tristesse : la rosette blanche ou le crêpe de deuil.

Brave cocher, dernier ami… Mais je finis par m’attendrir ; un peu plus je te sauterais au cou.

Tant il, tant il est vrai qu’il y a des larmes dans mes sourires et des sourires dans mes larmes.