Bleu, blanc, rouge/35

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Déom Frères, éditeurs (p. 154-159).


LES MOUSTACHES



JE ne l’aime plus ! fit la pauvre petite, en éclatant en sanglots.

— Allons, ma belle mignonne, calme-toi : la vie est faite de lumière et d’ombre. Une brouille d’amoureux c’est une querelle d’oiseaux au printemps ; on se lutine on s’agace on se cherche en se poursuivant jusque dans les bosquets, où le caquetage s’éteint dans un doux murmure… Tout cela passera, comme ces brumes matinales qui fuient devant l’aube.

— Non, jamais je ne me consolerai, car vois tu c’est trop horrible, c’est criminel… Mon Paul si gentil, si beau avec ses grands yeux pleins de caresse et le sourire tendrement railleur de ses lèvres minces, qu’il abritait derrière une moustache parfumée, fièrement retroussée… Mon pauvre Paul… dire que c’est fini !…

— Il est mort !… m’écriai-je en tressautant.

— Pis que ça ! Il s’est fait couper la moustache !…

Je restai un moment désappointée, ne sachant plus quelle banale sympathie offrir à cette affligée d’un nouveau genre, quand j’eus une idée géniale. — Mais elle repoussera, petite folle, et plus épaisse et plus soyeuse… Dis, elle seia superbe la tête de ton Paul, avec une moustache à la gauloise, comme en portaient les premiers rois francs, Mérovée, Clovis… !

Mais elle secouait la tête, peu couvaincue.

— En attendant, je suis comme le laboureur dont la chaumière vient d’être la proie des flammes, avant qu’une autre maison plus coquette se soit élevée sur les ruines, il erre, sans foyer, pleurant le nid de ses amours, incertain de l’avenir et tout au vide du moment.

Je verrai le dessous du nez de mon amoureux, passer par les phases premières de l’évolution. Charbonné comme avec un mauvais fusain, puis les poils droits, hérissés comme le museau d’un matou en colère !… Ah ! je le sais, cette nouvelle, je ne l’aimerai pas comme l’autre !… La pauvrette tamponnait avec son petit mouchoir, les deux fontaines qui coulaient de ses yeux.

Je n’oublierai jamais ce jour néfaste. J’allais le nez au vent, heureuse de vivre, étant aimée, je humais l’air avec délice, quand j’aperçus un inconnu venant à moi, l’œil souriant, la mine réjouie, les mains tendues. — Quel insolent personnage, pensai-je en détournant la tête pour éviter son regard — Bonjour Rosette. — Monsieur ! — Ah ! ça ! on est bien fière aujourd’hui. — Monsieur, voulez-vous !… Le monstre éclata de rire. Cette voix, cette casquette, mon Dieu, c’était lui, lui, avec une pareille face de moine. Mon cœur cessa de battre, un nuage passa sur mes yeux, un instant je souhaitai que la terre s’entrouvrît pour nous engloutir tous les deux.

Je ne sais quel vent de cyclone souffle de ce temps-ci, mais tous les jours des myriades de moustaches, de favoris, d’impériales, de pinceaux, de barbiches, tombent sous le fer profane des vulgaires figaros. Vous ne semblez pas vous douter, messieurs, que votre bonheur temporel, votre bonheur spirituel, soient attachés aux quelques poils qui ornent votre menton. « Tu ne raseras point les pointes de ta barbe » dit Moïse dans le Lévitique (Chap. XIX, v. 27). Un collier de barbe, était un signe de sagesse chez les anciens. Le Père éternel, les patriarches, les législateurs grecs, étalaient des houppes majestueuses.

En France, cependant, le port de la moustache fut interdit aux juges et aux avocats. Les prêtres et les acteurs adoptèrent la même mesure, pour s’empêcher, sans doute, de rire dans leurs barbes des travers de la pauvre humanité. Le juge Mondelet, enjoignant aux disciples de Thémis de se conformer aux sages traditions du passé en faisait valoir les avantages. La pureté de la diction aide à la clarté de la pensée ; un argument mâchonné avec une moustache, ne réveille pas le juge qui sommeille sur son banc ; il fallait supprimer cette broussaille intempestive où peuvent se dissimuler la ruse, la duplicité, etc. Voilà ce que dût faire valoir le savant juge, quand un spirituel avocat, aujourd’hui magistrat, se levant, riposta ; « Votre honneur, c’est impossible. Il y aurait trop de monde laid (Mondelet). »

Monsieur Paul, souvenez-vous du temps, où votre menton n’était encore que barbouillé de confiture ou de lait chaud, l’avez-vous posé souvent cette question : Maman quand aurai-je une belle moustache comme papa ?… Vous aviez pris au sérieux la taquinerie du grand’père : Petit, mange des couennes de lard, si tu veux avoir une belle grande barbe !… Et, vous avaliez sans broncher de méchantes choses croustillantes, qui vous râpaient le gosier. N’allez pas nier, monsieur Paul, on vous a surpris un jour devant le miroir, couvrant d’une mousse légère votre menton, qui ressemblait à une rose tombée dans de la crème. On vous a vu, d’une main hésitante, promener le rasoir sur votre joue et la gratter si fort, que des larmes vous montaient aux yeux. Vous reçûtes la première notion du sens de la vie : on doit payer nos moindres plaisirs avec la monnaie de la souffrance.

Plus tard, il faudra creuser, fouiller votre cervelle pour en arracher l’idée créatrice et mettre en jeu toutes les forces motrices de votre intelligence. C’est de ce fractionnement continu de toutes vos facultés que jaillira l’étincelle divine, météore céleste qui brille dans notre désert et guide la marche des peuples, vers la terre promise.

Amours, espoir, réussite, tout vous a souri à cette saison dorée qui donne l’incarnat aux joues, le velouté aux pêches et l’ombre duvetée aux mentons. Grâce à votre moustache, vous avez osé braver le destin. Et les illusions, les rêves de vos matins de printemps se sont réalisés… N’avez-vous pas une affection qui borne et remplit votre horizon ! Un asile de paix, où vous trouvez un dévouement constant, une reposante quiétude, avec bébé, cette mésange qui chante tout le jour. Car elle est déjà femme la grassette enfant, elle trouve infiniment drôle la moustache de papa qui se promène dans la petite chemise, agaçant les jolies fossettes de son cou blanc… Oh ! ça pique !… Encore !… Tu me chatouilles !… Et chaque soir, Bébé guette avec impatience le retour du père et du baiser qui pique et fait tant rire !… Elle restera dans ses rêves, cette moustache, elle viendra frôler le front pur de l’adolescente. Brune ou blonde selon que les yeux seront bleus ou noirs ; elle passera dans l’idylle entrevue, à travers les rideaux de mousseline, par la complicité d’un clair de lune. Vous qui croyez que les petites filles endormies sourient aux anges, ah ! ah !… les séraphins, dites-moi, ont-ils des moustaches ?…

Et, je vous souhaite mes bons lecteurs, de nombreux petits enfants qui vous tireront la barbe, attendu, qu’on n’ose pas toujours, nous autres…

Au nom de l’esthétique, Messieurs, supprimez breloques, monocle, éperons, etc. ; mais je vous en conjure de nouveau, gardez vos moustaches. Je ne sais quelle vague impression de tristesse me prend, quand je vois ces peaux tondues, tachetées de picots noirs, je pense à la désolation des prés de novembre, que pas une alouette ne vient becqueter.

La nature se montre prodigue à l’égard du mâle, richesse de coloris dans le plumage, harmonieuses vocalises du ramage, luttent avec la fidélité, les instincts de prévoyance, de dévouement et de fidélité de sa douce compagne. Le paon étale avec orgueil ses plumes couleur d’arc-en-ciel, le rouge-gorge, sa collerette de cardinal, le coq, sa crête majestueuse. Seul l’homme, défini par l’histoire naturelle, un animal raisonnable, (raisonneur serait plus juste) s’obstine à corriger le Créateur, en s’épilant.

Et, ceux qui n’ont jamais eu de moustache ?… Assurément le Seigneur n’exigera pas de moisson où il n’a pas semé. Il est de douces figures si belles, si nobles, si fières, comme celle de Lamartine, où la moindre ombre ferait tache. Des anges de Raphaël, qui font rêver à un autre amour plus éthéré, plus délicat, dans quelque monde fluidique, peuplé d’êtres diaphanes.

Donc, la morale de ce discours échevelé, pardon, barbelé, c’est qu’il faut rester tel que le Créateur, dans sa prescience, l’a voulu : moustachu, imberbe, si l’on veut, mais rasé, jamais !…