Bleu, blanc, rouge/46

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Déom Frères, éditeurs (p. 214-221).


L’INCONNU


À la mémoire de mon oncle, feu
F. N. Beauchamp


Âme qui donc es-tu ? flamme qui me dévore ?
Dois-tu vivre après moi, dois-tu souffrir encore ?
LAMARTINE.


NOVEMBRE ramène au nid les oiseaux frileux. Il fait bon, en ces longues soirées, de se blottir au coin du feu, d’y deviser longuement, en buvant à petites gorgées une tasse de café au capiteux arôme. La bouilloire chante son grêle zézaiement, seul le lourd tic tac de l’horloge déplace un peu de silence. L’œil distrait suit les méandres capricieux de la flamme qui monte, baisse, s’exalte encore, pour crouler avec le brasier dans la cendre grise… image gracieuse de notre vie !…

Intimité du loyer, on ne t’a pas assez chantée ! Faut-il que ce soient les exilés et les bannis qui prônent les charmes puissants dont le goût exquis leur revient aux lèvres, quand la coupe en est déjà loin !

Où sont-ils, ceux que nous avons aimés ?…… Depuis tant de siècles que l’humanité pose au destin cette torturante question, l’Inconnu reste muet. Pourtant, le savant ausculte la plus légère vibration de l’éther, qui semble correspondre parfois à certains frémissements de notre être. Le P. Gratry a dit : « Ne savez vous pas que toute âme vit du mouvement des autres âmes et qu’une âme peut sentir en soi une âme qui l’a touchée. » De même qu’un frisson court sur les feuilles, aux approches de l’orage, n’avons-nous pas en notre âme une feuillaison intime qui tremble à l’approche de certains malheurs. Le pressentiment — puisqu’il faut l’appeler par son nom — pourquoi vous fait-il sourire, messieurs les savants ? Avant de mettre en doute la bonne foi et l’intelligence de ceux qui ont entendu de ces voix avant courrières de catastrophes, êtes-vous bien certains de l’infaillibilité de cette chose mouvante qui s’appelle la science. Parce que votre bistouri n’a rien touché, s’en suit-il que ce qui échappe à votre diagnostic n’existe pas ? Savez-vous si demain, un nouveau rayon d’une lumière à trois XXX n’éclairera pas ce qui nous semble obscur aujourd’hui ?

L’idéal, qu’est-ce ? Cette vision brune ou blonde, douce, souriante et consolante, penchée sur la couche de l’adolescent, qu’il retrouve en ses rêves, qu’il cherche partout, expirant, les bras tendus vers elle, sans l’avoir pu incarner ? — Le souvenir de quelque vision des pays bleus entrevue dans une trouée de l’azur et dont son âme a gardé le reflet ?

Oui, pressentiment, idéal, télépathie, coup de foudre de l’amour, quand donc l’archet humain saura-t-il tirer des mélodies de ces multiples cordes de l’âme, qui n’attendent peut-être que le souffle éolien de l’inspiration pour se mettre à vibrer. Les curieux du paradis trépignent des pieds et crient : musique !

Les délicats soupirent discrètement, le chef d’orchestre lève le bras. Qui sait, l’harmonie divine, partie des lointaines étoiles, depuis des milliers d’années, va demain peut-être frapper notre planète… Certains croient l’avoir pressentie.

En attendant, on éprouve une douce volupté à manier du mystérieux, voire même des épouvantes, comme certains enfants aiment à jouer avec le feu.

Il devient facile en écoutant ces dissertations sur l’inconnu, de surprendre les tendances morales des interlocuteurs. Aux petites filles, il faut promettre un paradis avec de merveilleuses poupées, des layettes pour de bon, des petits carrosses traînés par de jolis chevaux blancs.

— Y aura-t-il de grosses toupies ? demande un bambin de trois ans…

— Oui, mon chéri, des mondes qui marchent tout seuls dans l’espace, sans avoir besoin d’une corde pour les mettre en mouvement.

— Oh !…

— Et des confitures, et du chocolat, et des fours à la crème ?…

— Des montagnes !

— De belles robes aussi ? demande anxieusement une blondine, dont les yeux, comme deux turquoises, jettent des lueurs azurées.

— De toutes espèces, en gaze clair de lune, en chiffons nuageux, en taffetas reflet d’étoile ; des écharpes légères et transparentes comme la tulle des nuages. Des rivières de diamants rutilants comme les pléiades des nuits d’hiver.

— Et puis, quoi encore ?

— Un beau trône d’or entouré d’archanges et de séraphins qui chanteront, accompagnés de leurs théorbes, des hymnes mélodieux se déroulant en notes sonores, caressantes comme des baisers, des miracles de fragilités que ces suaves cantates ! Des fanfares éclateront tout à coup comme mille orgues de nos cathédrales…

Des vierges voilées en filigranes de rayons plus ajouré que les dentelles de givre sur nos vitres. Dans leurs mains de cire, les saintes tiennent de longues palmes qu’elles agitent devant la face de Dieu lumineuse ainsi qu’un astre, pénétrant les âmes d’inénarrable béatitude…

— Maman, dit un pauvre petit pâlot comme un lis trop tôt poussé, maman tu viendras avec moi dans le ciel, je serais trop gêné, tout seul.

— Est ce qu’on se reconnaît au paradis, demande une jeune fille rêveuse, en jouant distraitement avec sa bague de fiançailles ?…

— Quand l’on a deux maris, fait une petite veuve sautillante comme un oiseau, comment le bon Dieu arrange-t-il ça ?

— Et si ma blanchisseuse s’allait aviser d’avoir au paradis une place près de moi, insinue une méchante petite parvenue, je serais bien capable de faire une scène à saint Pierre…

Le bon Dieu doit rire dans sa barbe blanche, d’entendre ces divagations des pauvres humains… Chose certaine, c’est que les plus secrets désirs de notre cœur seront comblés : pourquoi sans cela les avoir mis en nous ?…

La lèvre altérée boit à la source des montagnes, l’oiseau trouve accrochée à l’épine, l’ouate de son nid ; seul le cœur de l’homme aurait faim, soif et froid à jamais ?

C’était un soir de novembre, nous étions une quinzaine groupés autour d’un feu clair, les yeux dilatés et fixes comme des yeux de portraits, tout engourdis par la chaleur de l’âtre, dont les charbons enflammés allumaient dans la pénombre nos faces pétrifiées par la peur… On égrenait un interminable rosaire d’apparitions fantastiques, toutes plus extraordinaires les unes que les autres. Paniques de l’au-delà dont tous sont friands…

— C’est ainsi, mes enfants, que ma pauvre défunte femme n’a pu tenir parole, dit, en étouffant un soupir, le vénérable doyen de l’assemblée, qui, de sa voix grave, énumérait toutes les aventures extraordinaires survenues dans sa longue carrière — maison hantée, carillons subitement mis en branle au milieu de la nuit, coups mystérieux dans les meubles, mobilier, soudain pris de vertige et s’affaissant sur le parquet ou dansant une gigue effrénée, à l’épouvante des habitants de la maison. — Pourtant, vous souvient-il que ma pauvre Marichette nous avait promis de venir nous dire comment ça se passait de l’autre bord… Et rien !…

— Ma mère a tenu parole, dit une voix douce, qui tremblait légèrement.

Il y eut un mouvement dans l’assemblée, les chaises se rapprochèrent, une pénible anxiété se peignit sur toutes les figures, sans que des gorges serrées, un seul son pût sortir…

— Un soir, poursuivit la jeune fille, j’allais veiller chez Annette, vous savez, à la troisième maison de la grande montée. Je pensais à ma pauvre mère. Un irritant besoin de la voir s’était emparé de moi… Chère maman, elle, si bonne !… La nuit venait, le bosquet où je pénétrais s’emplissait d’ombre, quand soudain, au détour du chemin, j’aperçus une lumière toute grande :

Ah ! mon Dieu, le feu !… fis-je, tremblante.

Mais non, de cette clarté émergea une forme blanche, en même temps que des traits se dessinaient.

— Miséricorde !… Maman, fis-je, tombant à genoux… La forme bougeait maintenant, doucement elle venait à moi, ondulant, comme portée sur une nuée. Elle me jeta un long regard enveloppant, ah ! quel regard, j’en garde la caresse veloutée en mon âme. Elle ne remuait pas ses lèvres, mais je pénétrais sa pensée. Sa figure reflétait le calme, et n’avait plus la teinte jaune et fanée des cierges de catafalque, mais une seconde jeunesse fleurissait les roses de ses lèvres et les lis de son front, une toison d’or descendait comme un manteau sur ses épaules.

— Mon enfant, ta sympathie m’est douce !… dit le fantôme. Je viens, appelée par ton amour, sans pouvoir hélas ! me rendre à votre désir : nul ne peut dévoiler les mystères de l’Inconnu. Comment faire ce miracle de rendre avec huit notes la gamme infinie des béatitudes de l’au-delà. Pourrais-tu, toi, enchâsser la lune dans une monture de diamant…

Un immatériel parfum traîna dans l’air, j’étendis les bras vers elle… mais je n’étreignis que l’espace ; maman avait fui…

Je revins à tâtons vers notre demeure, il faisait une noirceur d’encre… moins sombre que mon âme, devenue orpheline pour la seconde fois…

Un silence suivit ces paroles, comme le vide qui se fait entre chaque coup de cloche d’un glas… Mais, un jeune homme, qui avait écouté ce palpitant récit, immobile, la tête dans ses mains, leva le front, un large front de penseur, creusé d’une ride. Un sourire amer crispa sa lèvre spirituelle.

— Allons, cousinette, es-tu bien sûre de ne pas avoir rêvé !

— Rêvé ! protesta la jeune fille, avec de l’indignation plein ses grands yeux.

— Mais oui, cela vaudrait mieux, je n’aurais pas à te dire que ta tête déménage ou que ta bouche sait mentir. C’est une fable à dormir debout, une histoire de ma grand’mère que tu viens de nous dire là. Mais non, j’aime encore mieux les belles allégories des contes de fées !… Tu as vu une âme !… veinarde, va !… et après la dissolution du corps !… Lubie, te dis-je, hallucination ! C’est comme si tu allais conter à Edison qu’une dynamo brisée peut projeter une force de mille chevaux vapeur. Ce qu’il t’enverrait promener, et vite. L’âme, ah ! la colossale erreur accréditée par l’ignorance… Est-ce que je l’ai trouvée, moi, qui depuis dix ans fouille la chaire humaine de mon scalpel ?… Les visionnaires, les fous auraient obtenu un meilleur résultat qu’un sage, après dix ans de patiente étude ?…

Des larmes tremblaient au bord des longs cils de la voyante……

— Ah ! c’est toi qui es malade et fou !… dit elle. Toi qui veux ravir le suprême espoir de l’au delà à ceux qui ont peiné et souffert ici-bas. Notre seule raison de vivre à nous femmes quand nous avons perdu ceux que nous aimons. Méchant ! Tu nous ferais douter de l’infinie sagesse du Créateur, de la force consciente qui régit les mondes dans leur imposante harmonie…

— Tut ! Tut !… ne discutons pas ces choses-là, fait le grand’père effrayé. À genoux, mes amis, moi je crois que la petite est dans le vrai ! Disons le chapelet des morts pour ma défunte femme, cela vaudra mieux que de se chicaner sur des choses qu’on ne comprend pas…

Tandis que les pie Jesu alternaient avec les Dona eis requiem, les lèvres du jeune homme, immobiles et glacées, gardaient cette amertume triste que laisse un cœur vidé par un cerveau trop gonflé…

Le chapelet terminé, tous demeurent consternés, pétrifiées, redoutant l’obscurité. Les fillettes grimpent les escaliers quatre par quatre, s’imaginant qu’elles sont poursuivies, prises d’une peur délicieuse, qu’elles voudront ressusciter demain soir. Partout elles croient voir des têtes de morts ; dans les glaces, dans la lune même, qui sourit, pâle et narquoise, dans le ciel étoilé.

Ô mondes ! splendides étoiles, soleils de l’espace, vastes berceaux aériens, balancez-vous dans l’éther nos chers disparus ? Le rêve commencé ici-bas va-t-il se continuer là-haut ? Étranges et mystérieuses planètes, vos habitants connaissent-ils comme nous les désillusions, la souffrance désespérante, les meurtrissures du doute, cette scorie qui souille nos plus saintes tendresses ? L’âme pénètre-t-elle l’âme, comme le soleil le diamant ? Sait-on ce qui se cache derrière un sourire ? Ô grand Inconnu, pourquoi rester muet : les clameurs de l’Océan étouffent-elles la voix de tes enfants ? Laisse déchirer le voile qui nous dérobe ta face ! Fais tomber du ciel la manne que réclame nos âmes, avides de savoir et d’aimer ! Dis-nous le secret de l’amour, le mot du commencement et le mot de la fin.