Bleu, blanc, rouge/53

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Déom Frères, éditeurs (p. 254-259).


LA VOCATION



LA vocation ! Ce mot mystérieux me rappelle tout un monde de troublantes émotions : l’émoi délicieux de l’explorateur qui pressent des rives inconnues, fiches de tous ses rêves. Quand la religieuse au pensionnat daignait nous causer de la vocation, les plus espiègles se faisaient graves avec une vision attendrie de fleur d’oranger, de voile blanc, de bure devant nos yeux avides de percer le brouillard de l’avenir. Chacune descendait en tremblant dans la crypte de son cœur pour y entendre la voix mystérieuse, parfois suppliante comme une prière, souvent impérieuse et dure, avec des éclats de tonnerre, des éblouissements de lumière, ainsi qu’il advint à Saul foudroyé sur le chemin de Damas par le commandement du Maître.

La vocation est-elle un mythe ? L’âme lancée dans l’univers serait comme une épave à la merci du flot et des vents, sans aiguille magnétique qui dirigeât sa marche vers le port de l’éternité ? Non, de même que le marin peut lire dans le pâle rayon de l’aurore le pronostic du jour nouveau, il faut épier sur le front de l’enfant, dans ses premiers gestes, dans ses aspirations, les signes précurseurs de sa destinée, afin de le pousser vers cette voie qui l’attire et lui rendre le bonheur plus facile !

Voyez cette bambine à qui l’on donne une poupée pour la première fois, le cœur lui bat ; toute rose de plaisir elle la saisit, presque angoissée de bonheur, la berce, lui dit de douces choses, l’habille et la déshabille sans gaucherie, peigne sa jolie chevelure un peu durement, quelques fils d’or restent dans les dents d’écaille. C’est déjà une petite femme toute à l’assujétissement de ses devoirs maternels. De longues heures durant, elle coud à grands points des langes, des chemises, des robes taillées par la grande sœur. Mais où éclate chez la petite fille une intuition des choses artistiques, c’est dans la confection des minuscules chapeaux. Pas de nuance criarde, rien de surchargé, un sens créatif qui surprend.

Depuis que cette tendresse occupe le cœur de la fillette, c’en est fait de sa joueuse insouciance. Tous ses moments sont pris par le tyran de carton. Regardez-la, faire l’éducation de sa poupée ; écoutez ce qu’elle dit, comme elle la réprimande parfois. Mais vient la réconciliation, la petite mère essuie les larmes de la rebelle avec des baisers. Le soir, elle l’endort dans son petit lit blanc, serrée dans ses bras.

Ah ! comme elle sera malheureuse, si plus tard un destin cruel laisse désert le petit berceau comme un tabernacle vide de la blanche hostie de vie !…

Le garçonnet est resté pensif devant le polichinelle qu’on a glissé dans son bas au premier de l’an. Il s’est tôt fatigué des grimaces du bouffon, il voudrait savoir quel génie mystérieux, au bout de la ficelle, agrandit la bouche, dilate les yeux, tord les membres de l’énigmatique pantin. Il le tourne et le retourne en tous sens, curieux de savoir le secret de cette âme fictive, qui l’intrigue autant que le tic-tac de l’horloge. « C’est dans la tête, se dit-il, que ça marche… » Tremblant, il serre un peu le crâne du polichinelle, plus fort, encore plus fort. Crac ! la tête éclate et s’effrite sur le sol, livrant son secret : un peu de moulure de scie !

Voilà un chercheur en herbe qui n’en est pas à ses dernières désillusions, s’il s’avise de vouloir analyser ce qu’il y a dans l’âme de ces jolies poupées vêtues de tulle qui l’inscriront plus tard sur leur carnet de bal.

Voyez cette pâle enfant si frêle, si jolie, elle s’éloigne des jeux bruyants, ses yeux où les paupières descendent comme des feuilles de rose, lorsqu’ils s’ouvrent, laissent apercevoir un coin de ciel bleu. Son teint pétri, il semble de la chair des lis, est d’une transparence laiteuse que la plus légère émotion nuance de rose ; on dirait un ange exilé : le rayon céleste qui nimbe ce front limpide accuse sa divine origine.

Assise auprès d’une grande table, lentement elle retourne les pages d’un livre de gravures sans les froisser, avec ce ouaté au bout des doigts qu’ont les sœurs sacristines lorsqu’elles manipulent les objets du culte. Sa démarche recueillie ne déplace pas le silence qui l’enveloppe comme d’un voile. Si la fillette consent à jouer, ce ne sera pas comme ses jeunes compagnes, pour étaler de longues jupes tapageuses, avec des airs de précoce coquette. Non, elle jouera à la sœur : un mouchoir en guise de cornette, un autre pour la guimpe, et un chapelet pendu au côté. Cette miniature de religieuse impose à toutes ces petites étourdies. Devenues subitement sages, elles écoutent les histoires du grand livre colorié, prises par la voix persuasive, par le charme mystique que dégage la sainte enfant : aurore d’innocence, précurseur du soleil de charité qui plus tard fera germer pour la vertu ces légions d’âmes que la patrie confie à la tendresse de la femme éducatrice.

Hélas ! ils sont nombreux pourtant ceux qui ne sont pas dans leur vocation : La rude enveloppe d’un débardeur, d’un charron ou d’un paysan peut emprisonner l’âme d’un poète délicat. Par contre, combien de mercenaires, de roturiers, de dépravés, pincent les cordes de la lyre des dieux. Souvent une âme de femme, pleine de générosité, et de tendresse poétique, languit captive dans la peau brunie d’un rude gaillard qui s’évertue à mater sa sensibilité, à renfoncer les larmes lui montant aux yeux devant le spectacle du malheur. Savez vous qu’un cœur de lion peut battre sous le tissu transparent d’une poitrine de femme ? Que d’énergie dans ce fragile réseau de nerfs capable de dompter une souffrance assez aiguë pour terrasser un homme aux muscles de fer !

Parfois, c’est un acharnement de circonstances incontrôlables qui accule l’homme à l’irréparable et rive à son destin la chaîne d’une vie manquée, si lourde à traîner…

L’aube filtre sa pâle lumière à travers les rideaux d’une chambre toute blanche. Plus blanche encore, parce qu’elle reçoit sur sa tête inclinée la lueur laiteuse du jour naissant, une jeune fille lentement défait sa toilette de faille dont le reflet mat encadre bien sa fragile beauté empreinte d’un air de lassitude. Une aigrette de brillants taquine le front creusé d’une ride… Puis de ses doigts effilés glissent des bagues dont les faibles scintillements sur le satin de la boîte à bijoux ont le pétillement d’yeux ensoleillés. Ses cheveux dont elle vient d’arracher les épingles d’une main nerveuse, déroulent leur flot sombre ; on dirait le manteau de la nuit tombant sur des montagnes de neige. Dans une déchirure du ciel, le soleil qui se lève l’enveloppe d’une caresse d’or, comme si une fée l’avait touchée. Mais ses bras, dans un appel désespéré, se tendent vers le ciel.

— Ah ! que je souffre, mon Dieu ! Toujours cette fatale comédie ; parée de fleurs et de bijoux, mon cœur agonise. L’adulation de ces valseurs, de ces hommes qui papillonnent autour de ma dot, me dégoûte de vivre. Cette robe de bal adhère à ma peau et la brûle comme une tunique de Nessus… Est-ce donc ce que j’avais rêvé ? L’amour d’un homme bon, sincère, loyal, les douces joies de l’intimité dans le sanctuaire de la famille !…

Des pas inégaux résonnent sur le pavé, comme une mesure syncopée. Oscillant des planches disjointes du trottoir au ruban blanchâtre de la rue, un homme jeune encore, élégant, bien mis, une tête pleine de fierté et d’audace, les cheveux au vent, revient chez lui après une nuit orageuse sans doute. Apercevant la tête échevelée de l’astre dans les rideaux rose de sa couche matinale, il l’interpelle : « Ris donc pas de moi, vieux soleil, c’est vrai que je suis gris, et puis après, n’ai-je pas raison de boire, si tu souffrais comme moi tu boirais la voie lactée et tous les tonneaux de la rosée du ciel pour oublier. La Terre, toujours bonne, toujours fidèle, toujours amoureuse, ne t’a jamais menti… tandis qu’à moi… Hélas ! toutes pareilles, les femmes…

Pourtant, je l’avais chantée dans mes vers, l’hôtesse de ce paradis d’harmonie, de douceur, de paix et de sérénité, la femme chaste, tendre et loyale, désirée et attendue. Comme tout le jour j’aurais butiné pour le rendre chaud de prévoyance et d’amour, ce cher nid que mon cœur lui avait préparé… Je me trouble, je m’égare, je divague, parce que je n’ai pas vu se lever sur ma vie la consolante étoile des yeux d’une femme…

Et les carreaux n’ont pas volé en éclats !… Quel corps non conducteur s’est interposé entre ces deux êtres qui se pressentaient, se cherchaient à tâtons, se frôlant presque, brûlant de s’étreindre, dans un baiser d’amour ? Pauvres âmes à jamais veuves et dépareillées, pourquoi ?