Bleu, blanc, rouge/59

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Déom Frères, éditeurs (p. 280-284).


LA NOUVELLE ANNÉE.



LAN 1901 tombe lentement dans le grand sablier de l’éternité, et sans regret l’on voit une partie de sa vie s’engouffrer dans le néant du vide ! Ce que c’est que de nous ! bien des impressions, des joies, des espérances, des ambitions qui ont fait battre notre cœur sont mortes à jamais, empoisonnées peut-être par la dernière goutte de fiel qui a touché nos lèvres. Ainsi que les molécules qui constituent notre chair se renouvellent constamment, nos sentiments et nos idées subissent la transition des ans : nous aimerons et nous penserons demain différemment d’hier. Nos âmes pleines d’aspirations généreuses se glaceront demain au contact du froid mortel de l’égoïsme. Tel qui croyait à l’honneur, à la probité, maudira tantôt l’humanité, et sourira amèrement à l’enthousiasme des naïfs qui donnent leur sang et leurs rêves à l’utopie de la régénération sociale. Mais tous, fatigués, blasés, rassasiés, désillusionnés, tendent leurs bras vers la belle inconnue qui se lève radieuse dans un crépuscule doré, tandis que l’autre tombe dans le brouillard du passé. Belle, dites-vous, mais un triple voile cache ses traits ; sa taille est noyée dans un lourd manteau d’hermine ; ses yeux sont perdus vers le mystère des nuages. Vous cherchez sur le tapis des fées, pour la baiser, la trace de ses pas légers comme des bulles de savon, en la voyant s’avancer vers vous dans sa grâce charmeuse de déesse entourée des génies blancs du paradis, qui valsent en tourbillonnant dans l’air, frôlant ses cheveux, baisant sa nuque, becquetant ses lèvres, les fripons, comme des colombes familières !…

Belle !… Chacun aime et admire en toi son rêve et sa poésie, que tu viens incarner peut-être. Tu es ce que l’homme a de plus cher : l’illusion, le songe, le mystère et l’inconnu. Ah ! comme on brigue tes faveurs et tes sourires ! On se fait bon et conciliant ; les vieilles rancunes sont oubliées en des agapes familiales, où l’on choque les verres en se faisant les meilleurs souhaits. Les plus délicats ont raison de leur répugnance et subissent héroïquement le contact des lèvres lippues et humides qui salissent de bave le baiser ingénu, les becs pointus des vieilles filles, la joue glaciale des prudes, la bouche molle des oncles gâteux. Tout ça pour que tu daignes les trouver bons et généreux, leur accorder ta bienveillance et tes attentions !…

Les maisons s’enguirlandent de fleurs ; les carafes étincellent sur le buffet, avec des reflets d’émeraude, de topaze, d’opale, de grenat, où sourient la gaîté et l’ivresse. Les beignes jaunes comme de l’or saupoudrées de sucre blanc trônent au milieu des bouteilles avec une majesté de reines entourées de chevaliers servants, roides dans le sentiment de leur dignité. Les magasins sont éblouissants et féeriques. À travers la dentelle de givre sous le ruissellement des lumières, l’or flambe, le satin se moire de reflets, et le velours chatoie. La femme se fait plus lourde au bras de son mari, lui parle presque à l’oreille, avec des inflexions de voix qu’il ne lui connaissait pas, tandis que son œil, sautillant de désirs, s’arrête sur une robe de faille avec des appliqués en velours, constellée de jais, brillante comme un lambeau de nuit étoilée. La jeune fille tente d’entraîner son amoureux vers les boutiques de joailliers, où sur des lits de satin dorment des anneaux de fiançailles qui feraient un plus joli effet sur le satin rose de ses jolies menottes…

Le millionnaire au pauvre qui l’implore donne une pièce blanche. Tous veulent reconquérir une nouvelle innocence, afin de charmer. Comme ces marchands qui pour faire de l’œil à la chance distribuent tous les lundis cinq piastres en sous aux mendiants — « Méfiez-vous, dit le proverbe, des gens meilleurs dans un temps que dans l’autre. »

N’importe, les voyants optimistes peuvent tirer une grande leçon de cet état bienheureux de la société : quand tous veulent se comprendre et s’aimer, n’est-ce pas que la vie est belle !…

Une ère se lèvera où, tous les jours seront des jours de l’An, quand l’Amour aura pénétré tous les cœurs, quand Son règne sera universel…

Cruelle, va, tu serres contre tes flancs ton manteau d’hermine qui recèle le mystère de ce que tu apportes ; mais j’aperçois un bout de jupon rose qui dépasse, un amour de jupon, parsemé de glaïeuls et deux petits souliers vert-pomme, perchés sur leurs hauts talons cambrés en des poses coquettes, piqués de fleurettes des champs. Tu exhales un parfum de muguet et de lilas, je vois ton sourire plein de promesses à travers les giboulées.

Tu es donc le printemps, l’amour déguisé en marquise… Ah ! viens ! viens tirer des feux d’artifice de pierreries dans le ciel bleu, fais que les amoureux retournent dans les sentiers fleuris se dire des serments de tendresse, tandis que sur la branche les oiseaux se chamaillent en s’accrochant par grappes ! Qu’ils brodent, sur le thème de la romance du rossignol, une mélodie sortie de leur cœur plus douce que le plus harmonieux des chants humains !…

Année 1902, sois la bienvenue !… Il est d’usage à l’aurore de la nouvelle année, (respectable cliché des couvents) de former des souhaits de bonheur pour ceux qui nous sont chers. J’estime qu’il faudrait avoir un œil dans la divine prescience pour les offrir en toute sécurité.

Mademoiselle, vous voulez un beau petit mari à Pâques !

Dans le fouillis de votre jolie toilette rose, vous êtes si fraîche, si gentille, que vous ressemblez à une fleur aux pétales entr’ouverts. Si, au lieu du rayon de soleil que vous attendez pour vous épanouir, le simoun dispersait aux quatre vents votre corolle parfumée !… Si victime de l’égoïsme, de l’indifférence d’un homme sans cœur et sans honneur (il y en a), je vous retrouvais au bout d’un an abandonnée, désillusionnée et flétrie… Oh ! comme je regretterais de vous avoir souhaité un beau petit mari à Pâques !

Si, Monsieur, pour vous avoir désiré millionnaires, je voyais votre cœur se durcir comme un cailloux, votre main se fermer aux amis, votre sensibilité se cuirasser contre les plaintes des miséreux, et votre simplicité, votre bonhomie se métamorphoser en l’outrecuidance du parvenu, de désespoir je m’enfoncerais mon souhait dans la gorge !…

Poète divin, que la souffrance fait chanter, si je demandais à la nature de faire couler en tes veines un sang nouveau, je tuerais la sève poétique qui bouillonne en ton cœur, et que ta plume écoule en harmonie. Tu voudrais goûter à ce que tu chantes, et tu mourrais du mal de la bohème savante… Vis, souffre, mais chante et que le ciel n’écoute pas les souhaits de ceux qui t’aiment !…

Mais, comme il faut respecter les usages, je souhaite à chacun… d’être content de son lot, c’est un principe philosophique d’une compréhension facile et d’une application consolante. J’ai remarqué que les mendiants, les bossus, les gendarmes, les employés de l’Hôtel de Ville, sont toujours gais. Les banquiers, les hommes de loi, les boursiers, les financiers de toutes sortes ont aux tempes les rides des inquiétudes et des soucis. Il suffit donc pour être heureux d’avoir une belle âme indulgente aux faiblesses d’autrui, pour qu’à ce flambeau toute une vie soit éclairée… Prenons l’existence au sérieux, sans la tourner en élégie ou en drame… Enfin, dans le ciel parfois sombre des jours, tâchons de découvrir la petite paire de culotte bleue, qui fait trépigner de joie les petits, quand ils guettent dans la nue ce signe rassurant, pour partir en pique-nique.

Amen !