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Bodin - Le Roman de l’avenir/Carthage. Le kiosque. Le rêve.

La bibliothèque libre.
Lecointe et Pougin (p. 59-84).

I


CARTHAGE. LE KIOSQUE.
LE RÊVE.
Multa renascentur, etc.
Il renaîtra bien des choses qui sont tombées en décadence, et d’autres qui sont debout aujourd’hui tomberont à leur tour.
Ovide.
Les songes contiennent infiniment moins de mystères que le peuple ne croit, et un peu plus que ne pensent les esprits forts.
Bayle.

I



Carthage. Le Kiosque. Le Rêve.

De toutes les villes nouvelles qui se sont élevées sur d’antiques et glorieuses ruines, pour raviver l’immense littoral de la Méditerranée, Carthage est, de l’avis de tout le monde, la plus animée et la plus pittoresque. Si vous connaissez les délicieuses maisons de plaisance dont ses environs sont ornés, principalement, du côté d’Utique, vous avez sans doute remarqué celle qui domine toutes les autres par son élévation, en les surpassant par une magnificence au moins égale à celle des plus beaux palais de Constantinople.

Je n’en ferai point la description, parce qu’en général il faut éviter de décrire les choses ordinaires, surtout au commencement d’un livre.

Ce serait à n’en plus finir : des colonnades de marbre, de brèche et de granit r ose, de vastes bassins d’albâtre, des eaux jaillissantes, et des fontaines dans le goût africain ; et puis des berceaux de lauriers et de myrte, des portiques de verdure, comme on en voit dans toutes les ville, mais avec un caractère particulier.

Chacun sait que cette somptueuse habitation est la résidence favorite de la belle Politée, fondatrice de la Carthage rétablie.

Politée donc est assise avec la jolie Mirzala, sa sœur, à respirer la brise du soir dans un kiosque de porcelaine, d’où l’on aperçoit à droite la mer comme un horizon enflammé, et puis sur un plan moins éloigné quelques mamelons encore incultes, couverts de nopals et d’aloës en fleur, et çà et là de gaies plantations de palmiers, de citronniers, d’orangers, d’arbousiers, de térébinthes, d’arbres pittoresques ou productifs des deux hémisphères.

Dans un lointain bleuâtre, une échappée laisse entrevoir la ville moresque de Tunis, et sur une autre plan une partie du vaste aqueduc de la ville antique d’Annibal. À gauche, et comme du bord d’un précipice, l’œil plonge sur la ville nouvelle, ses terrasses, ses dômes, ses minarets et ses vastes et monumentales constructions, les unes achevées, les autres hérissées d’échafaudages, de grues et de machines mues par des milliers d’hommes ; puis, plus loin, se découvre le port si ingénieusement creusé à l’aide de la nouvelle machine, et déjà couvert de bâtimens de toutes grandeurs, de tous pavillons.

Ceux qui ont joui du spectacle d’une ville ainsi vue comme la voient les oiseaux, se souviennent aussi du bruit confus qui s’élève de ces fourmilières d’hommes, et qui porte à l’oreille comme un vain et vague résultat de tant de mouvement. Ce mouvement, c’est en grande partie le travail, l’industrie ; c’est le matériel de la civilisation. Il y a encore d’autres bruits, ceux de la souffrance et de la joie ; mais la grande voix du travail les couvre, et c’est sans doute un bien.

Voilà ce qui s’offre aux sens et à la pensée des deux amies, tandis qu’elles prennent le thé dans le beau kiosque orné des plus délicates peintures de la nouvelle école grecque.

Cette grande femme au port majestueux, au noble visage, et dont les traits sont si beaux qu’il lui sied bien d’avoir près de trente ans, on a déjà compris que c’est la femme célèbre qui a été surnommée la Didon moderne, que c’est la petite fille de l’habile ingénieur qui gagna six milliards[1] avec sa machine à creuser les ports et le lit des rivières, qui ouvrit la route la plus directe de l’Europe à l’Inde par Antioche et l’Euphrate, qui réunit les deux océans jadis séparés par l’isthme de Panama ; enfin que c’est la fille du plus riche des actionnaires de la compagnie européenne d’Afrique.

Cette charmante vierge à la mine un peu asiatique, aux grands yeux noirs en amande, aux sourcils gracieusement arqués, à la longue et soyeuse chevelure qui tombe en tresses épaisses sur ses blanches et larges épaules, j’ai déjà dit qu’elle se nommait Mirzala. Mais qu’est-ce que Mirzala ? Au premier aspect on voit qu’elle ne peut être la sœur naturelle de Politée, tant elles diffèrent dans leur air et leur complexion. Pour le moment, le secret de sa naissance ne lui est qu’imparfaitement révélé.

Environ quinze ans avant l’époque à laquelle commence cette narration, lors de la fin de la dernière guerre contre l’esclavage et la polygamie, tous les journaux de l’univers, en rendant compte de la prise de Babylone, parlèrent d’une jolie petite fille, encore à la mamelle, trouvée dans le harem du dernier des sultans de cet empire. Le père de Politée, le riche Pontarque, l’un des trois puissans associés qui avaient concouru par leurs talens et leur crédit financier à l’achèvement de cette guerre longue et terrible, la prit, dit-on, sous sa protection, et bientôt l’adopta. Le plus grand mystère entourait le berceau de l’orpheline ; et si Pontarque savait mieux que d’autres à quoi s’en tenir, il usa, par des motifs inconnus, de la plus grande discrétion, au point que cette charmante enfant ne sut pas bien si la nature ne lui avait pas donné le même père qu’à Politée.

Une femme qui vécut toujours sous le voile, selon l’antique usage d’Orient, s’attacha avec une tendresse toute maternelle à l’éducation de la petite Mirzala, dont le visage charmant ne rayonna jamais non plus aux yeux des hommes, hors un seul, celui qu’elle est sur le point d’épouser. On ajoute que cette femme, dont l’influence sur l’esprit de Pontarque était remarquable, et pour laquelle il montrait même du respect, se trouvant à l’article de la mort, lui fit promettre que sa pupille, sa fille d’adoption, continuerait à être élevée selon les mœurs et les idées asiatiques, et dans l’islamisme réformé, qui se rapproche singulièrement du christianisme, comme chacun sait.

Quand Mirzala perdit cette institutrice dévouée qui passait auprès de beaucoup de gens pour sa véritable mère, Pontarque la laissa auprès de sa fille Politée, qui étant beaucoup plus âgée et douée d’une raison précoce, était bien capable de tenir lieu de mère à la petite sœur qu’elle chérissait d’ailleurs tendrement.

La mort de Pontarque laissa les deux sœurs complètement orphelines bien peu de temps après. Mirzala était encore enfant, et Politée n’avait que quinze ans, presque libre si jeune, sous la surveillance peu gênante d’une vieille tante. Ce ne fut toutefois que cinq ou six ans plus tard qu’eut lieu son aventure avec le fameux guerrier Philomaque.

Ce mariage fit assez de bruit dans le temps ; et l’abandon éclatant qui lui succéda peu de mois après, fournit à tous les journaux du globe matière à d’assez longs commentaires pour que de tels faits puissent être rangés parmi les faits historiques. On se souvient de tous les rapprochemens auxquels donna naissance cette triste similitude entre le destin de la nouvelle Didon et celui de sa poétique devancière. Les beaux esprits des deux hémisphères, blancs, noirs, marrons, cuivrés, s’escrimèrent en prose, en vers et dans toutes les langues, sur ce sujet. Mais la réputation de vertu dont jouit la fondatrice de Carthage moderne, ne reçut pas la moindre atteinte dans cette mêlée de poèmes, de drames et de romans, tant elle est solidement établie.

La situation de Politée ainsi connue, il n’est pas difficile d’expliquer l’air de mélancolie répandu sur son beau visage, la pâleur touchante de son teint, toutefois pur et diaphane, et la légère nuance bleuâtre vers les orbites, qui ajoute à l’expression de ses beaux yeux, comme la turquoise sert à rehausser l’éclat du diamant. Sa démarche est toujours majestueuse, ses attitudes toujours nobles, parce qu’elle est ainsi faite, parce que sa taille est à la fois haute et élégante, parce que son esprit est élevé, son âme fière, parce qu’elle joue le rôle d’une reine de l’antiquité, et qu’en réalité elle est bien une sorte de reine aussi. Mais de temps en temps, quand ses souvenirs ou ses réflexions l’assaillent, ses gestes sont comme nonchalans et abandonnés, elle semble déchue de son trône et redevenue une simple femme.

C’est précisément dans ces dispositions qu’elle se trouve, maintenant qu’elle est penchée négligemment sur l’épaule de Mirzala, et qu’une larme paraît prête à s’échapper de ses yeux, attachés à la brillante mosaïque avec cette fixité de regard qui ne voit rien.

Mirzala, qui est assise sur le même divan, à la turque et les jambes croisées, relève une de ses larges tresses de jais, pour essuyer les yeux de son amie, et se pendant gracieusement au cou de celle-ci, elle lui prodigue ces baisers si purs de jeune fille, ces caresses si naïves, auxquelles nul chagrin ne peut résister, doux parfum de bonheur et d’espérance, sans aucun mélange de regret et d’inquiétude.

— Bonne sœur, murmure à mi-voix Mirzala, je n’ai pas osé vous parler de mon rêve de cette nuit, parce que je craignais d’amener ce sujet indiscrètement, et de vous donner quelque fausse joie.

— Oh ! pourquoi cela ? dit vivement Politée ; au contraire, vous savez combien vos rêves m’intéressent et m’amusent. Contez-moi donc celui-ci, ma chère Mirzala.

— Eh bien ! belle sœur, je l’ai vu ; il était dans les airs, et j’ai un pressentiment qu’il revient ici.

— Oh ! non, non, répond Politée en rougissant un peu ; je ne peux le croire dans ce moment, chère Mirzala, quoique je sache par expérience quelle est la lucidité de tes rêves, souvent aussi sûrs que les meilleures visions magnétiques. Mais pour cette fois, je doute fort…

— Je vous jure, Politée, que je l’ai vu très-distinctement et comme je vous vois, et avec cette netteté, cette force de vision qui distingue tout-à-fait de mes rêves ordinaires ceux qui m’avertissent des faits lointains et actuels.

— Il y a pourtant assez long-temps que vous ne l’aviez vu, Mirzala ; êtes-vous bien sûre d’avoir pu le reconnaître ?

— Oh ! ma chère, comment oublier cette mine si mâle, si fière, surtout lorsque l’on a vu dans sa vie, comme moi, derrière un voile et à la dérobée, tout au plus une douzaine de figures d’homme ?

Politée prenant un air indifférent : — Oui, j’avoue, dit-elle, que sa physionomie était assez remarquable, quoique trop guerrière pour notre siècle pacifique. C’eût été une belle tête pour les tableaux de bataille des vieux peintres de l’empire français. Mais quel triste avantage ! Pour toi, Mirzala, qui connais mon cœur, tu sais que cette image en est dès long-temps effacée ; c’est l’orgueil de femme outragée qui souffre en moi, et me ferait presque désirer la vengeance si je n’étais chrétienne ; et depuis huit ans je n’ai pu m’accoutumer à l’humiliation si publique de mon amour-propre

Mirzala, aussi fine que bonne, n’insiste pas ; et abondant même dans le sens de sa sœur, elle approuve fort l’entier oubli de l’infidèle, et s’attache à montrer combien il avait peu de qualités qui pussent le rendre digne d’un profond attachement ; puis elle passe un peu malignement à un autre sujet de conversation.

— Vous disiez donc, reprend Politée, que vous l’avez vu bien réellement lui-même. Comment était-il ?

— Mais, répond Mirzala en souriant, il était toujours beau, ses traits se dessinant avec délicatesse, quoique avec grandiose, son regard de feu, sa stature élevée…

— Oh ! je sais tout cela, dit Politée avec une légère impatience cachée dans un ton plein de douceur ; ce que je te demande, bonne Mirzala, c’est… c’est…

— Comment puis-je vous dire cela ?

— Oh ! tu m’impatientes avec tes mystères (et aussitôt donnant un petit baiser à la charmante Babylonienne, comme pour lui demander pardon de cette vivacité) : Dis-moi s’il t’a paru un peu changé.

— Mais… pas trop… non ; un peu, je crois.

— Ah ! dit Politée avec un léger soupir comprimé ; et puis elle se tait.

— Tu ne dis rien de plus, ajoute-t-elle après un court silence, il faut donc que j’obtienne le reste question par question. Quel était son costume ?

— Oh ! c’est là ce qui m’a frappée : il portait le turban, un grand et beau turban blanc, vraiment, avec une riche aigrette de diamans, qui étincelait sous le ciel comme un groupe d’étoiles. Puis il avait de longues, longues moustaches noires, qui donnent à sa bouche encore plus de sévérité ; et enfin j’ai vu à sa ceinture un yatagan arabe, dont la poignée était également couverte de ces énormes diamans, que les chimistes ne peuvent pas faire encore.

— Voilà, se dit Politée, en inclinant sa tête vers son sein, une vision de lui, plus claire et plus circonstanciée que je n’ai pu en obtenir depuis long-temps d’aucune pythonisse[2] magnétiquement endormie. Il y a là quelque chose d’étrange. Et se tournant vers Mirzala : Il faut, chère enfant, que ce rêve se rapporte directement à vous.

— Je serais tentée de le croire ; car…

— Ah ! vous n’avez donc pas tout dit ?

— Eh ! chère sœur, vous ne m’en laissez pas le temps. Eh bien ! il m’a semblé que Philomaque me regardait très-fixement, avec sa tendresse de beau-frère, comme autrefois, mais cependant avec un air d’autorité qui m’a intimidée, et dont je tressaille encore rien qu’à y songer.

— As-tu cru qu’il te parlait ?

— Ses lèvres frémissaient, et j’ai cru qu’il allait ouvrir la bouche ; mais son aérostat, qui était sans doute un oiseau de guerre du premier rang, monté par un fort équipage, fendait l’air à tire-d’ailes, et, secondé par le vent, il passait comme l’éclair. Ma respiration était comme oppressée par la rapidité de sa marche et la commotion de l’atmosphère : cela m’a réveillée en sursaut. J’ai depuis ce moment un triste pressentiment pour moi-même, et je ne vous ai rien dit, bonne sœur, encore pour cette raison ; puis je suis sérieusement inquiète de ne pas le voir arriver, depuis trois jours que nous l’attendons : vous savez bien qui ?

— Ah ! oui, toi aussi, chère enfant, tu as déjà tes soucis, tes craintes ; tu ne vas plus t’appartenir, et tu vas t’imaginer qu’un autre t’appartient. Tu vas te marier… Est-ce que tu as peur qu’il ne t’enlève ton fiancé ?

— Je ne sais ; mais j’ai tout à craindre : il y a tant d’antipathie entre eux ; ou, pour mieux dire, Philomaque déteste si fort mon pauvre Philirène, qui, je crois, ne peut haïr personne, lui !

— Et c’est pour cela que tu l’aimes tant, toi, douce colombe.

— Vraiment, je ne puis le dire. Je ne sais si j’aime comme vous dites avoir aimé vous-même, comme on aime dans les poèmes et dans les drames que j’ai lus. J’aime avec calme et sécurité, avec un bonheur suave, comme cette légère brise qui nous apporte les parfums de la campagne ; j’aime avec la certitude d’être aimée toute seule, parce qu’il me paraît impossible qu’il en aime d’autres que moi, d’autant mieux qu’il me l’a dit ; il me l’a dit devant vous, chère sœur, et vous avez paru le croire. Est-il vrai pourtant qu’il vous ait aimée vous-même autrefois ? j’ai entendu vaguement parler de cela ; vous devenez pensive, est-ce que c’est vrai ? Dites donc, dites donc vite.

— Tu sauras tout cela quand tu seras mariée.

— Non, tout de suite, je veux le savoir.

— Allons, est-ce que vous allez devenir jalouse, Mirzala ? Dieu vous en préserve. Continuez à aimer tranquillement Philirène, et prenez garde de l’aimer trop. Je vous promets de vous conter un jour ce qu’il y a eu entre nous. Oh ! c’est déjà bien vieux, et vous, avec vos quinze ans et votre charmant visage, vous n’avez rien à redouter des souvenirs.

Mirzala jette rapidement un regard sur une glace, comme les femmes n’y manquent jamais dans toutes les circonstances où leur beauté est intéressée dans une question. Puis, suffisamment rassurée par cette inspection fugitive, elle dit :

— Pourquoi pas, chère Politée ? Mais vous m’aimez trop pour être capable de chercher à lui plaire ; et puis, il me semble que ce n’est point un homme comme lui qui aurait pu jamais vous convenir.

— Qu’en sais-tu ? pauvre enfant, toi qui n’as guère vu que lui dans le monde.

Il est dans notre nature de ne pas toujours accepter les désavantages de notre position. Une recluse, qui n’a vu le monde qu’à travers la grille de son parloir, a la prétention de connaître au moins parfaitement ce qu’elle en a vu, et même d’en avoir vu ce qu’il y a de mieux à voir. C’est ainsi que la naïve Mirzala, sentant presque son amour-propre blessé de ce qu’on lui rappelle qu’elle n’a vu qu’un seul homme, se trouve portée à faire cause commune entre le mérite de cet homme et son amour-propre, à les rendre tous deux solidaires. Elle veut qu’il soit le premier des hommes, pour qu’elle ne soit pas la plus inexpérimentée des femmes.

— Eh ! oui, je le sais bien ; il est le seul devant lequel j’aie paru sans voile ; il est le seul que j’aie pu observer depuis que je ne suis plus un enfant. Aussi l’ai-je bien étudié ; aussi le sais-je par cœur, mon Philirène. Comme il est bon, comme il est aimable, comme il est spirituel ! Comme ses idées sont grandes et généreuses, et toujours dirigées vers le bonheur et la dignité morale de l’espèce humaine ! Combien il y a d’élévation religieuse, de sentimens tendres au fond de son scepticisme que je ne partage pas, mais qui me conçoit si bien, moi, pieuse et presque dévote. Et puis, si l’on disait qu’il n’est pas beau à la façon de Philomaque, comme les beaux guerriers de ta galerie de tableaux, moi je dirais qu’il est beau comme ces têtes de savans, de penseurs, de poètes, d’artistes, que j’admire souvent dans nos collections. Je l’aime comme cela, mon Philirène… Mais je suis fâchée contre lui, car il commence à se faire trop attendre.

Brava, brava, s’écrie Politée, en appliquant un baiser sur le cou rond et bien modelé de sa belle sœur ; quel feu, quelle abondance de paroles ! Je suis enchantée que tu l’aimes ainsi, car il le mérite bien ; je suis heureuse de votre bonheur à tous deux.

— Oh ! si je pouvais vous en céder une partie de ce bonheur, en échange de vos chagrins, que je le ferais avec grand plaisir !

— Je le crois bien ; mais je n’aurais garde d’y consentir.

— Et pourtant, belle sœur, combien d’avantages avez-vous sur moi, combien d’élémens de bonheur que je n’ai pas ! Vous faites de grandes choses ; vous avez de la gloire ; vous qui, maîtresse à quinze ans de vous-même et d’une fortune immense, eûtes l’idée, si neuve pour une jeune fille, de fonder un empire et presque une civilisation ; vous êtes une femme supérieure ; vous êtes plus qu’une femme, car vous êtes allée aussi loin que les hommes dans leurs sciences, dans leurs arts utiles, dans leurs spéculations philosophiques ; vous êtes ce qu’on nomme une femme à pensée ; et moi, je ne serai jamais qu’une simple femme à sentimens.

— Toutes ces distinctions, ma chère, dont tu veux me faire une flatteuse application, ne sont jamais bien réelles. Pour moi, je ne me crois pas assez exclusivement ce qu’on appelle une femme pensante, pour être tout-à-fait exempte des passions de notre sexe. Je n’ai pas ce bonheur ou ce malheur-là ; tu le sais bien, mauvaise. Et toi, qui es si profondément poète, si gracieusement artiste, est-ce que tu ne prétends pas penser un peu ?

Les deux jeunes femmes continuant cette causerie, tantôt triste, tantôt égayée, souvent mêlée de doux sourires et interrompue par de tendres caresses, une porte du salon vient à s’ouvrir.



  1. Vu la dépréciation progressive du numéraire par l’accroissement de la circulation, ces six milliards n’en représentent que trois et demi, valeur en France au commencement du dix-neuvième siècle.
  2. On a rendu aux somnambules, ou plutôt aux somniloques magnétiques du dix-huitième siècle, l’un des noms dont on les appelait dans l’antiquité.