Bodin - Le Roman de l’avenir/Dédicace

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Lecointe et Pougin (p. 7-12).

DÉDICACE



Au Passé.


C’est vous, respectable passé, qui avez donné tous les élémens de ce livre : car lorsque vous avez eu l’avantage d’être le présent, vous étiez gros de l’avenir, ainsi que l’a très-heureusement dit Leibnitz. En vous dédiant cet ouvrage, je ne fais que vous restituer ce qui vous appartient (pour me servir d’une phrase qui ne vous appartient pas moins).

Vous voyez que je ne suis pas de ces gens inconsidérés, qui, tournant incessamment leurs regards vers l’Eden ou le Dorado des siècles futurs, vous prodiguent le blâme et l’insulte, comme s’il avait dépendu de vous de valoir mieux que vous n’avez valu, vous, pauvre victime immolée à la loi du progrès, vous dont les infortunées générations ont servi très-douloureusement de marche-pied à l’élévation et au perfectionnement de celles qui les ont suivies.

Il est vrai que dans d’autres temps on avait tort de vous louer comme l’apogée de la perfection. Mais aujourd’hui que les vieillards eux-mêmes commencent à ne plus radoter l’éloge du passé[1], comme au temps d’Horace, on pourrait bien donner dans l’excès du contraire, et ne pas rendre justice à vos mérites.

Je me garde donc bien de vous mépriser parce que vous avez voyagé modestement à pied avec un bâton, ou sur les chevaux, les chameaux, les ânes, dans des galères, des bateaux à rames ou sur des vaisseaux qui attendaient le vent, ou bien dans des coches, des diligences, et même, si vous voulez, dans des voitures de poste. Aujourd’hui que nous dévorons l’espace, aujourd’hui que la science et la richesse sont réparties plus également et sur un bien plus grand nombre d’individus, il se trouve encore toutefois beaucoup de têtes pensantes d’une grande force, qui doutent que nous soyons vraiment meilleurs et plus heureux que vous.

Pour moi, je reconnaîtrai du moins volontiers que vous avez eu des grandeurs dont la semence est perdue ou ne germerait plus désormais, des gloires dont l’auréole s’est évanouie, des sources d’émotion poétique et d’enthousiasme religieux qui semblent taries, des tableaux de simplicité patriarcale ou des splendeurs royales qui ne se reproduiront plus ! Faut-il appeler un Jérémie pour pleurer sur les rives de ce grand fleuve qui entraîne avec lui dans l’abîme tout ce qui finit sur la terre ? ou bien un saint Jean-Évangéliste pour briser les sceaux, verser les coupes, sonner les trompettes qui annonceront la fin de tout ce qui a commencé ? ou plutôt faut-il élever vers l’avenir, non un orgueilleux regard de confiance en la puissance humaine, mais un regard de pieuse espérance dans la providence divine ?

Pour le moment il n’est point convenable que j’examine cette grande et sérieuse question. Je reviens à ma dédicace.

Je conviens, noble passé, que je vous fais là un hommage qui ne peut vous être bon absolument à rien ; mais aussi je peux me vanter, ainsi qu’on le fait dans d’autres dédicaces, de donner une haute preuve d’indépendance en plaçant mon œuvre sous les auspices d’une puissance déchue comme vous. J’espère toutefois que l’avenir me saura quelque gré de cette politesse qui vous est due à tous égards, si tant est (ce dont je doute fort) qu’il ait jamais connaissance de ce livre et de son auteur.


  1. Époque bizarre, où l’on voit des vieillards optimistes et des jeunes gens désenchantés !