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Bodin - Le Roman de l’avenir/Révélation

La bibliothèque libre.
Lecointe et Pougin (p. 345-364).

XVII


RÉVÉLATION.

Faulconb. By this light, were I to get again,
I would not wish a better father.
……Ay, my mother,
With all my heart I thank thee for my father !

Par cette lumière, si j’étais encore à naître, madame, je ne souhaiterais pas un plus noble père… Oui, ma mère, je vous remercie de tout mon cœur du père que vous m’avez donné.
Shakespeare.

Bartholo. Voilà ta mère.
Marceline. Est-ce que la nature ne te l’a pas dit mille fois :
Figaro. Jamais.

Beaumarchais.

XVII



Révélation.

Après une pause de quelques instans, pendant lesquels ses larmes ont continué de couler avec abondance, la grande et majestueuse femme près de laquelle Philirène se trouve assis, essuie ses joues inondées et pousse un long soupir.

— Vous ne comprenez rien à cela, Philirène, dit-elle. Je vois ou plutôt je sens votre étonnement. Cependant vos préventions s’affaiblissent : vous pourriez éprouver de la sympathie pour moi…

— Madame, répond-il d’une voix douce, pourquoi non ? Vous êtes souffrante, et la nature qui ne m’a pas non plus épargné la douleur, ne m’a pas refusé la compassion pour celle d’autrui.

— Ah ! je sens que vous dites vrai. Vous êtes bon. Pourquoi faut-il que j’aie été condamnée par mon caractère, par mes opinions, à vous montrer tant d’éloignement ! Il parait que Dieu le voulait ainsi : je n’en murmure pas. Mais, je vous en conjure, pardonnez les hauteurs de la femme que vous avez connue en moi jusqu’à présent !

— Elles ne m’ont point offensé, parce que je les ai toujours expliquées. Je conçois vos croyances ; je les respecte même comme une sublime portion de la vérité, comme la vérité du passé.

— Oh ! dit vivement cette femme singulière, en prenant les mains de Philirène, qu’elle presse tendrement sur son cœur, laissons-là mes idées, qui n’ont guère d’empire sur moi dans l’état où je suis à présent. Ici je suis détachée des passions du monde, auxquelles je m’associe avec tant d’ardeur ; je les vois presque en pitié ; je les entends bruire sans émotion, comme le lointain murmure des vagues arrive à ceux qui dorment sur le rivage. Non, je n’entends plus à présent qu’une seule voix, la voix de la nature, qui me parle plus haut que toutes les voix de la terre, qui me crie… ah ! vous ne l’avez donc pas deviné, et pourquoi tarderais-je à le dire ? qui me crie que vous êtes… que tu es mon fils, mon fils chéri, mon fils, partie de moi-même, mon fils que j’ai porté si douloureusement, hélas ! et de cette douleur qui n’était point calmée par la tendresse et par l’espérance ; mon fils que j’ai eu l’inhumanité de ne point presser contre mon sein, de ne point tenir embrassé sur mes genoux, mon fils que j’ai paru ne pas connaître, qui ne m’a pas connue, et qui, à cause de moi, n’a pas même eu le bonheur de connaître son père ! Est-ce que tu ne m’entends pas, cher Philirène ? Est-ce que tu ne me crois pas ? Oh ! si, tu me crois ; car pourrais-je mentir une telle chose !

— Je le crois, dit Philirène, en l’embrassant avec une tendresse filiale ; certes vous êtes ma mère, puisque c’est vous qui le dites.

—-Ah ! voilà un baiser qui épanouit mon cœur, si long-temps desséché par les passions du monde !

Elle se repose un peu, et puis reprend ainsi d’un ton plus calme :

— Écoutez, Philirène, je vais vous expliquer enfin ce long mystère. Vous n’ignorez point, je le crois, que je suis Basilica Augusta[1] d’A…, descendante d’empereurs et de rois de l’Europe. C’est un avantage dont je suis très-fière quand je vis de la vie du dehors, mais auquel je tiens peu, à présent que mon ame, repliée en dedans, est moins enlacée par les liens terrestres ; à présent qu’elle communique directement avec d’autres ames, des ames élevées comme la vôtre, émanations prochaines de la Divinité. Orpheline de bonne heure, je fus placée et élevée à Constantinople, au couvent de Sainte-Hélène, qui sert de retraite, comme vous savez, aux personnes de mon rang qui n’ont aucune chance de contracter une alliance conforme aux idées anciennes, et dont la plupart se décident à prendre le voile. Mais telle n’était pas ma destinée.

» Le célèbre Agathodême, le plus riche propriétaire de l’île de Crète, avait été protégé par ma mère : c’est à notre maison qu’il devait les commencemens de sa fortune. Ses travaux chimiques sur les substances alimentaires, et ses découvertes sur les moyens de trouver de la fécule dans nombre de végétaux, en rendant à l’humanité des services qu’on ne peut méconnaître, avaient aussi contribué à l’enrichir. Quoi qu’il en soit, il fut loin d’être ingrat envers nous, et je ne sais si je dois attribuer à sa reconnaissance ou à ma beauté (dont je puis parler aujourd’hui sans qu’on m’accuse d’être vaine) la vive passion qu’il éprouva pour moi. Mais avec les idées dans lesquelles j’avais été élevée, je devais naturellement la rejeter bien loin. Quoique la fortune et la puissance de notre maison fussent renversées, je ne pouvais songer un moment à accepter le nom d’un homme artisan de sa puissance et de sa fortune.

» Le parloir du monastère de Sainte Hélène, comme on sait, n’est point sévèrement fermé aux visites ; il est même plus accessible aux jeunes hommes de haute naissance qu’il ne conviendrait pour l’austérité religieuse. J’y vis un jour le prince Nadir-Khan, plus connu sous le nom européen d’Alexandre III, chef des Tartares Usbecks ; ma vue fit sur lui une assez forte impression pour que, peu de temps après notre première connaissance, il me demandât en mariage. J’avoue que l’extrême distinction de ses manières m’avait trop favorablement prévenue pour que je pusse refuser. Libre de mes actions, je le suivis en Boukharie. Mais, peu de temps après notre union, il périt dans une campagne désastreuse, où il avait entrepris la conquête du Pénd-Jâb et de Kachmyr. Je revins en Europe avec fort peu de valeurs en pierreries et un fils qu’il m’avait laissé. Autant vaut vous le nommer tout de suite : ce fils est Philomaque.

— Juste ciel ! s’écrie Philirène avec une profonde affliction ; je m’y attendais. Ainsi nous sommes frères ! Encore une Thébaïde, une Braganciade, des frères ennemis ! Il me manquait ce chagrin !

— Que Dieu ne permette pas cette lutte odieuse, mon fils ; ce qui m’occupe le plus, c’est de l’empêcher.

— Et comment cela se peut-il, madame ? Mais je ne veux pas vous interrompre.

— Nous verrons : je poursuis. Ma fortune était fort dérangée. Il me restait de l’héritage de ma mère, princesse grecque, la moitié de l’île d’Itaque, Mais cette propriété, qui était le gage de plusieurs créanciers, était perdue pour moi, si le généreux Agathodême ne l’eût rachetée secrètement en mon nom : ce n’est que depuis lors que j’ai découvert lui avoir cette obligation. Il renouvela ses propositions qui auraient été bien séduisantes pour d’autres que moi. Par son immense entreprise de la belle route de Tyr à Bâlbek, à Damas, à Palmyre, et du chemin de fer de Palmyre à l’Euphrate, qui ouvraient une nouvelle communication entre la Méditerranée et l’Inde, et, comme une chaîne galvanique, venaient de rappeler à la vie ces magnifiques cadavres de villes desséchés dans le désert, il était le roi industriel de la superbe Tadmor. Il m’offrait pour ainsi dire le trône de Zénobie.

» Après avoir pris beaucoup de temps pour vaincre ma répugnance, je cédai enfin ; mais à condition que notre union serait ignorée du monde. Un prêtre du Liban nous bénit en secret.

» Soit que je ne pusse vaincre mes hauteurs ou du moins les lui cacher, soit qu’en me connaissant mieux et en me voyant en quelque sorte de plus près, il sentit son amour se refroidir (je parle avec une sincérité qui m’eût été impossible dans d’autres temps et ne me coûte rien ici), Agathodême ne parla plus de son désir de divulguer notre mariage. Je me sentis blessée, et quoiqu’il ne se fût certainement pas refusé à l’accomplissement de cette condition que lui-même avait si ardemment souhaité, j’étais trop fière pour en rien témoigner. Je choisis un autre motif pour lui annoncer que je me séparais de lui. Il n’épargna pas les instances pour me détourner de cette résolution ; mais elle était irrévocable, quoique je fusse enceinte et que cette circonstance eût dû resserrer notre lien. Je me retirai dans un village obscur de l’Attique, me proposant, après ma délivrance, de le quitter pour rentrer dans le monde. Je donnai naissance à un fils que j’envoyai à Agathodême, ainsi que nous en étions convenus, par une nourrice qui n’était instruite de rien. Ce fils, c’est vous.

— Ah ! ma mère, s’écrie Philirène, ne pouvant comprimer le transport de sa joie, que je rends grâces à Dieu tout puissant, d’être le fils d’un si grand homme, d’un bienfaiteur de l’humanité qu’on a surnommé Évergète, à si bon droit !

— Et moi, dit tristement Basilica, je suis bien punie comme je l’ai mérité, en vous voyant si fier de votre père et si peu de votre mère !

Philirène l’embrasse avec tendresse pour adoucir ce sentiment poignant. Mais on peut excuser son premier mouvement. Quoique Basilica comptât dans sa généalogie, qu’on faisait remonter au huitième siècle, de grands rois et d’illustres empereurs, Philirène, qui savait à quoi s’en tenir sur l’incertitude de ces hypothèses historiques, n’ignorait pas plus que tous les écoliers, qu’au bout de dix générations seulement, c’est-à-dire de deux siècles et demi tout au plus, et en admettant la transmission du sang de Lucrèce en Lucrèce, selon l’expression de Boileau, nous n’entrons que pour la mille vingt-quatrième partie dans le sang de nos ancêtres ; tandis qu’il était évident pour lui qu’il pourrait compter le grand Agathodême Évergète pour une moitié dans son existence.

— Mon père, mon cher père, s’écrie-t-il encore, pourquoi m’avez-vous refusé la douceur de vous donner ce nom, de révérer votre mémoire comme un tendre fils !

— S’il eût vécu plus long-temps, il vous eût peut-être révélé le secret de votre naissance. Mais ce secret m’appartenait aussi, et il m’avait promis que j’en resterais maîtresse. Austère dans ses mœurs et respectueux envers l’opinion comme il l’était, il aima mieux vous inscrire dans son testament comme le fils d’un de ses amis laissé orphelin dès le berceau. Quant à moi, je n’eus garde de divulguer ce mystère, quoique ma conscience me reprochât de vous laisser ignorer vos parens. Une révolution favorable à mon fils aîné me rappela au milieu des Usbecks, où je me consacrai toute entière à lui donner une éducation militaire digne de sa naissance. Le monde sait à quel point j’ai attaché ma vie à la sienne. En vouant ici à son fils le peu de jours qui me restent, je ne fais que continuer le sacrifice. Et quel autre but pourrais-je trouver à cette triste vie ? Quel autre lien ai-je avec ce monde, où périssent de jour en jour les gloires auxquelles j’ai été élevée à donner mon admiration, ma foi et mon culte ? Ces idées sont si puissantes sur moi qu’à présent même que les sentimens de la nature reprennent leur empire, je ne m’en sens pas assez dégagée.

« L’une des craintes de ma vie fut de voir s’allumer l’antipathie entre vous et votre frère. Je ne négligeai rien pour empêcher tout rapprochement, toute relation. Mais était-ce possible ? puisque la différence de vos penchans, de votre éducation, de votre position, devait vous appeler à jouer dans le monde des rôles si opposés, et à le faire l’un et l’autre avec un éclat qui ne pouvait manquer de vous rendre ennemis.

— Oh ! pour moi, je vous jure, madame, que je ne le hais pas. Je le plains seulement. Mais mon devoir est de réprimer ses coupables tentatives.

— Eh bien, cher Philirène, si la voix d’une mère suppliante a quelque autorité sur votre cœur, dit vivement Basilica en se jetant à ses genoux qu’elle tient embrassés, n’en faites rien. Je vous en conjure, quoique j’avoue avoir bien peu de droits pour cela. Ne croyez pas que je parle ici pour Philomaque seul. Non ; il me semble que dans ce moment vous êtes égaux dans mon affection…… Je vous aime peut-être plus que lui, vous dont la bonté se hisse pénétrer par moi, maintenant que je vis de la vie pure de l’ame, par moi qui, dans l’aveugle vie du monde ai l’injustice de vous accuser d’hypocrisie et d’ambition ! Philirène, je vous en prie, répèta-t-elle en lui baisant les mains, ne vous armez pas contre votre frère ; ne me donnez pas l’affreux spectacle d’une guerre sacrilège dont je croirais porter le théâtre dans mes flancs maudits de Dieu !

En achevant cette supplication dont Philirène fut tellement ému qu’il était prêt à y céder au risque de se couvrir de honte devant l’univers, Basilica tomba d’épuisement. Son fils la ranima un peu ; mais elle lui fit signe qu’elle avait besoin de repos et lui donna un baiser d’adieu. Kalocrator rentra pour soigner sa royale malade.

L’agitation que cette scène extraordinaire laissa chez Philirène, n’a pas besoin d’être dépeinte. Il se retira à l’écart pour n’en rien laisser paraître : en effet, il voulait garder son secret et attendre pour savoir si dans l’état normal Basilica le traiterait comme un fils. Enfin, se dit-il tout palpitant encore de caresses si imprévues, j’ai donc été pressé sur le sein d’une mère, moi qui ai tant souhaité ce bonheur ; mais s’il eût dépendu de moi, ce n’est point cette mère que j’eusse choisie !

Deux jours se passèrent encore sans que madame Charlotte sortit de ses appartemens. Le docteur dit qu’elle était tout-à-fait rétablie après un sommeil profond et non interrompu de vingt-quatre heures. Bientôt elle reparut et reprit ses fonctions auprès de son élève. Elle vit Philirène du même œil qu’auparavant, et sans qu’il parût trace de ce qui s’était passé entre eux.

Quoique Philirène eût fait des études physiologiques assez bonnes pour n’être point étonné de ce phénomène, il ne put s’empêcher d’en être affligé, et il dit avec un soupir : Ah ! j’avais bien raison de souhaiter une autre mère !

En effet, il n’avait guère de chance de retrouver celle-là qu’à la prochaine attaque de catalepsie.

Ce n’est point pour les amateurs de drame que je me suis arrêté assez long-temps sur cette situation pourtant un peu dramatique. C’est uniquement pour faire plaisir aux personnes qui ont commencé des recherches physiologiques et psychologiques sur les mystères du système nerveux et de la double existence de l’homme.

Toutefois les critiques me reprocheront avec raison d’avoir placé trois scènes de somniloquisme dans ce volume ; deux eussent été bien assez. Je ferai en sorte une autre fois d’éviter une pareille faute contre la composition. Mais j’ai pensé que plusieurs lecteurs seraient bien aises de savoir ce que ce chapitre leur apprend. Présomption d’auteur !



  1. Pour figurer ces noms comme on les dit à Constantinople et en Grèce, il faudrait écrire Vassiliki sévasti