Boileau - Œuvres poétiques/Chapelain décoiffé/Chapelain décoiffé

La bibliothèque libre.
Chapelain décoifféImprimerie généraleVolumes 1 et 2 (p. 465-476).
CHAPELAIN DÉCOIFFÉ
OU PARODIE DE QUELQUES SCÈNES DU CID[1]



Scène I.


LA SERRE, CHAPELAIN.


LA SERRE.

Enfin vous l'emportez, et la faveur du roi
Vous accable de dons qui n’étoient dus qu’à moi.
On voit chez vous rouler tout l’or de la Castille.
 

CHAPELAIN.

Les trois fois mille francs qu’il met dans ma famille
Témoignent mon mérite et font connoître assez
Qu’on ne hait pas mes vers pour être un peu forcés.

LA SERRE.

Pour grands que soient les rois, ils sont ce que nous sommes :

Ils se trompent en vers comme les autres hommes ;
Et ce choix sert de preuve à tous les courtisans,
Qu’à de méchans auteurs ils font de beaux présens.

CHAPELAIN.

Ne parlons point du choix dont votre esprit s’irrite :
La cabale l'a fait plutôt que le mérite.
Vous choisissant, peut-être on eût pu mieux choisir ;
Mais le roi m’a trouvé plus propre à son désir.
A l’honneur qu’il m’a fait ajoutez-en un autre :
Unissons désormais ma cabale à la votre.
J’ai mes prôneurs aussi, quoiqu’un peu moins fréquens
Depuis que mes sonnets ont détrompé les gens.
Si vous me célébrez, je dirai que La Serre
Volume sur volume incessamment desserre,
Je parlerai de vous avec monsieur Colbert,
Et vous éprouverez si mon amitié sert.
Ma nièce même en vous peut rencontrer un gendre.

LA SERRE.

A de plus hauts partis Phlipote doit prétendre ;
Et le nouvel éclat de cette pension
Lui doit bien mettre au cœur une autre ambition.
Exerce nos rimeurs, et vante notre prince ;
Va te faire admirer chez les gens de province,
Fais marcher en tous lieux les rimeurs sous ta loi,
Sois des flatteurs l’amour, et des railleurs l’effroi.
Joins à ces qualités celle d’une âme vaine :
Montre-leur comme il faut endurcir une veine,
Au métier de Phébus bander tous les ressorts,
Endosser nuit et jour un rouge justaucorps,
Pour avoir de l’encens, donner une bataille,
Ne laisser de sa bourse échapper une maille ;
Surtout sers-leur d’exemple, et ressouviens-toi bien
De leur former un style aussi dur que le tien.

CHAPELAIN.

Pour s’instruire d’exemple, en dépit de Linière[2],
Ils liront seulement ma Jeanne tout entière.
Là, dans un long tissu d’amples narrations,
Ils verront comme il faut berner les nations,
Duper d’un grave ton gens de robe et d’armée,
Et sur l’erreur des sots bâtir sa renommée.

LA SERRE.

L’exemple de La Serre a bien plus de pouvoir.
Un auteur dans ton livre apprend mal son devoir .
Et qu’a fait après tout ce grand nombre de pages,
Que ne puisse égaler un de mes cent ouvrages ?
Si tu fus grand flatteur, je le suis aujourd’hui,
Et ce bras de la presse est le plus ferme appui.
Bilaine et de Sercy sans moi seroient des drilles ;
Mon seul nom au Palais nourrit trente familles :
Les marchands fermeraient leurs boutiques sans moi,
Et s’ils ne m’avoient plus, ils n’auroient plus d’emploi.
Chaque heure, chaque instant fait sortir de ma plume
Cahiers dessus cahiers, volume sur volume.
Mon valet écrivant ce que j’aurois dicté,
Feroit un livre entier, marchant à mon côté ;
Et loin de ces durs vers qu’à mon style on préfère.
Il deviendrait auteur en me regardant faire.

CHAPELAIN.

Tu me parles en vain de ce que je connoi ;
Je t’ai vu rimailler et traduire sous moi.
Si j’ai traduit Gusman[3], si j’ai fait sa préface,
Ton galimatias a bien rempli ma place.

 
Enfin pour épargner ces discours superflus,
Si je suis grand flatteur, tu l’es et tu le fus.
Tu vois bien cependant qu’en cette concurrence
Un monarque entre nous met de la différence.

LA SERRE.

Ce que je méritois, tu me l’as emporté.

CHAPELAIN.

Qui l’a gagné sur toi l’avoit mieux mérité.

LA SERRE.

Qui sait mieux composer en est bien le plus digne.

CHAPELAIN.

En être refusé n’en est pas un bon signe.

LA SERRE.

Tu l’as gagné par brigue étant vieux courtisan.

CHAPELAIN.

L’éclat de mes grands vers fut mon seul partisan.

LA SERRE.

Parlons-en mieux : le roi fait honneur à ton âge.

CHAPELAIN.

Le roi, quand il en fait, le mesure à l’ouvrage.

LA SERRE.

Et par là je devois emporter ces ducats.

CHAPELAIN.

Qui ne les obtient point ne les mérite pas.

LA SERRE.

Ne les mérite pas, moi ?

CHAPELAIN.

Toi.

LA SERRE.

Ton insolence,
Téméraire vieillard, aura sa récompense.
(Il lui arrache sa perruque)

CHAPELAIN.

Achève, et prends ma tète après un tel affront,
Le premier dont ma muse a vu rougir son front.

LA SERRE.

Et que penses-tu faire avec tant de foiblesse ?

CHAPELAIN.

O dieux ! mon Apollon en ce besoin me laisse.

LA SERRE.

Ta perruque est à moi, mais tu serois trop vain,
Si ce sale trophée avoit souillé ma main.
Adieu ; fais lire au peuple, en dépit de Linière,
De tes fameux travaux l’histoire tout entière :
D’un insolent discours ce juste châtiment
Ne lui servira pas d’un petit ornement.

CHAPELAIN.

Rends-moi donc ma perruque.

LA SERRE.

Elle est trop malhonnête.
De tes lauriers sacrés va te couvrir la tête.

CHAPELAIN.

Rends la calotte au moins.

LA SERRE.

Va, va, tes cheveux d’ours
Ne pourroient sur ta tête encor durer trois jours.


Scène II.



CHAPELAIN, seul.


O rage, ô désespoir ! ô perruque ma mie !
N’as-tu donc tant vécu que pour cette infamie ?

N’as-tu trompé l’espoir de tant de perruquiers,
Que pour voir en un jour flétrir tant de lauriers ?
Nouvelle pension fatale à ma calotte !
Précipice élevé qui te jette en la crotte !
Cruel ressouvenir de tes honneurs passés !
Services de vingt ans en un jour effacés !
Faut-il de ton vieux poil voir triompher La Serre,
Et te mettre crottée, ou te laisser à terre ?
La Serre, sois d’un roi maintenant régalé :
Ce haut rang n’admet pas un poëte pelé ;
Et ton jaloux orgueil, par cet affront insigne,
Malgré le choix du roi, m’en a su rendre indigne.
Et toi, de mes travaux glorieux instrument,
Mais d’un esprit de glace, inutile ornement,
Plume jadis vantée, et qui, dans cette offense,
M’as servi de parade et non pas de défense,
Va, quitte désormais le dernier des humains,
Passe pour me venger en de meilleures mains.
Si Cassaigne a du cœur, et s’il est mon ouvrage,
Voici l’occasion de montrer son courage ;
Son esprit est le mien, et le mortel affront
Qui tombe sur mon chef rejaillit sur son front.


Scène III.



CHAPELAIN, CASSAIGNE.


CHAPELAIN.

Cassaigne, as-tu du cœur ?

CASSAIGNE.

Tout autre que mon maître

L'éprouveroit sur l’heure.

CHAPELAIN.

Ah ! c’est comme il faut être.
Digne ressentiment à ma douleur bien doux !
Je reconnois ma verve à ce noble courroux.
Ma jeunesse revit en cette ardeur si prompte.
Mou disciple, mon fils, viens réparer ma honte,
Viens me venger.

CASSAIGNE.

De quoi ?

CHAPELAIN.

D’un affront si cruel
Qu’à l’honneur de tous deux il porte un coup mortel :
D’une insulte... Le traître eut payé la perruque
Un quart d’écu du moins, sans mon âme caduque.
Ma plume, que mes doigts ne peuvent soutenir,
Je la remets aux tiens pour écrire et punir.
Va contre un insolent faire un bon gros ouvrage.
C’est dedans l’encre seul qu’on lave un tel outrage.
Rime, ou crève. Au surplus, pour ne te point flatter.
Je te donne à combattre un homme à redouter ;
Je l’ai vu fort poudreux au milieu des libraires,
Se faire un beau rempart de deux mille exemplaires.

CASSAIGNE.

Son nom ? c’est perdre temps en discours superflus.

CHAPELAIN.

Donc pour te dire encor quelque chose de plus ;
Plus enflé que Boyer, plus bruyant qu’un tonnerre,

C’est....
CASSAIGNE.

De grâce, achevez.

CHAPELAIN.

Le terrible La Serre.

CASSAIGNE.

Le....

CHAPELAIN.

Ne réplique point, je connois ton fatras :
Combats sur ma parole, et tu l’emporteras.
Donnant pour des cheveux ma Pucelle en échange,
J’en vais chercher ; barbouille, écris, rime, et nous venge.


Scène IV.



CASSAIGNE, seul.

Percé jusques au fond du cœur
D’une insulte imprévue aussi bien que mortelle,
Misérable vengeur d’une sotte querelle,
D’un avare écrivain chétif imitateur,
Je demeure stérile, et ma veine abattue
Inutilement sue.
Si près de voir couronner mon ardeur,
O la peine cruelle !
En cet affront La Serre est le tondeur,
Et le tondu, père de la Pucelle.
Que je sens de rudes combats !
Comme ma pension, mon honneur me tourmente.
Il faut faire un poëme, ou bien perdre une rente :
L’un échauffe mon cœur, l’autre retient mon bras.
Réduit au triste choix ou de trahir mon maître,
Ou d’aller à Bicètre,
Des deux côtés mon mal est infini
O la peine cruelle !

Faut-il laisser un La Serre impuni ?
Faut-il venger l’auteur de la Pucelle ?

Auteur, perruque, honneur, argent,
Impitoyable loi, cruelle tyrannie,
Je vois gloire perdue, ou pension finie.
D’un côté je suis lâche, et de l’autre indigent.
Cher et chétif espoir d’une veine flatteuse,
Et tout ensemble gueuse,
Noir instrument, unique gagne-pain,
Et ma seule ressource,
M’es-tu donné pour venger Chapelain ?
M’es-tu donné pour me couper la bourse ?

Il vaut mieux courir chez Conrart ;
Il peut me conserver ma gloire et ma finance,
Mettant ces deux rivaux en bonne intelligence.
On sait comme en traités excelle ce vieillard.
S’il n’en vient pas à bout, que Sapho la pucelle
Vide notre querelle.
Si pas un d’eux ne veut me secourir,
Et si l’on me ballotte,
Cherchons La Serre ; et, sans tant discourir.
Traitons du moins, et payons la calotte.

Traiter sans tirer ma raison !
Rechercher un marché si funeste à ma gloire !
Souffrir que Chapelain impute à ma mémoire
D’avoir mal soutenu l’honneur de sa toison !
Respecter un vieux poil, dont mon âme égarée
Voit la perte assurée !
N’écoutons plus ce dessein négligent.
Qui passeroit pour crime.

Allons, ma main, du moins sauvons l’argent,
Puisqu’aussi bien il faut perdre l’estime.

Oui, mon esprit s’étoit déçu.
Autant que mon honneur, mon intérêt me presse :
Que je meure en rimant, ou meure de détresse,
J’aurai mon style dur comme je l’ai reçu.
Je m’accuse déjà de trop de négligence.
Courons à la vengeance :
Et tout honteux d’avoir tant de froideur,
Rimons à tire-d’aile,
Puisqu’aujourd’hui La Serre est le tondeur,
Et le tondu, père de la Pucelle.


Scène V.

CASSAIGNE, LA SERRE.
CASSAIGNE.

A moi, La Serre, un mot.

LA SERRE.

Parle.

CASSAIGNE.

Ote-moi d’un doute.
Connois-tu Chapelain ?

LA SERRE.

Oui.

CASSAIGNE.

Parlons bas, écoute.
Sais-tu que ce vieillard fut la même vertu,
Et l’effroi des lecteurs de son temps ? le sais-tu ?


LA SERRE.

Peut-être.

CASSAIGNE.

La froideur qu’en mon style je porte,
Sais-tu que je la tiens de lui seul ?

LA SERRE.

Que m’importe ?

CASSAIGNE.

A quatre vers d’ici je te le fais savoir.

LA SERRE.

Jeune présomptueux !

CASSAIGNE.

Parle sans t’émouvoir.
Je suis jeune, il est vrai ; mais aux âmes bien nées,
La rime n’attend pas le nombre des années.

LA SERRE.

Mais t’attaquer à moi ! qui t’a rendu si vain,
Toi qu’on ne vit jamais une plume à la main ?

CASSAIGNE.

Mes pareils avec toi sont dignes de combattre,
Et pour des coups d’essai veulent des Henri Quatre !

LA SERRE.

Sais-tu bien qui je suis ?

CASSAIGNE.

Oui, tout autre que moi,
En comptant tes écrits, pourroit trembler d’effroi.
Mille et mille papiers, dont ta table est couverte,
Semblent porter écrit le destin de ma perte.
J’attaque en téméraire un gigantesque auteur ;
Mais j’aurai trop de force ayant assez de cœur.
Je veux venger mon maître ; et ta plume indomptable,
Pour ne point se lasser, n’est point infatigable.

LA SERRE.

Ce phébus, qui paroît au discours que tu tiens,

Souvent par tes écrits se découvrit aux miens ;
Et te voyant encor tout frais sorti de classe,
Je disois : Chapelain lui laissera sa place,
Je sais ta pension, et suis ravi de voir
Que ces bons mouvemens excitent son devoir ;
Qu’ils te font sans raison mettre rime sur rime,
Etayer d’un pédant l’agonisante estime ;
Et que, voulant pour singe un écolier parfait.
Il ne se trompoit point au choix qu’il avoit fait.
Mais je sens que pour toi ma pitié s’intéresse ;
J’admire ton audace, et je plains ta jeunesse.
Ne cherche point à faire un coup d’essai fatal ;
Dispense un vieux routier d’un combat inégal.
Trop peu de gain pour moi suivroit cette victoire :
A moins d’un gros volume, on compose sans gloire ;
Et j’aurois le regret de voir que tout Paris
Te croiroit accablé du poids de mes écrits.

CASSAIGNE.

D’une indigne pitié ton orgueil s’accompagne ;
Qui pèle Chapelain craint de tondre Cassaigne.

LA SERRE.

Retire-toi d’ici.

CASSAIGNE.

Hâtons-nous de rimer.

LA SERRE.

Es-tu si prêt d’écrire ?

CASSAIGNE.

Es-tu las d’imprimer ?

LA SERRE.

Viens, tu fais ton devoir. L’écolier est un traître,
Qui souffre sans cheveux la tête de son maître.

  1. Boileau est tout au plus un des auteurs de cette parodie. Voy ci-dessus, p. 210.
  2. Linière avait fait une épigramme contre le poëme de (Jeanne) la Pucelle, par Chapelain.
  3. Chapelain avait traduit de l’espagnol le roman de Gusman d’Alfarache.