Bois-Sinistre/05

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Éditions Édouard Garand (54p. 7-9).

V

LES DEMOISELLES BRASIER


Oui, le train de six heures était entré en gare… Mais Arthur n’était pas arrivé !

Je l’attendis en vain… J’écoutai… espérant entendre son pas sur la véranda… dans le corridor… Je ne l’entendis pas… Il n’était pas encore arrivé… Quelle déception, grand Dieu ! Quelle affreuse déception !…

Mais peut-être qu’il avait seulement manqué le train… Peut-être aussi… Oh ! quelque chose d’extraordinaire était arrivé, bien sûr !… Un accident ?… Il me sembla le voir, étendu à côté d’un trottoir, dans quelque rue obscure de la ville, blessé… saignant à mort peut-être…

— Arthur a dû manquer le train. Marita, dit soudain la voix de Mme Duverney.

— Un accident peut-être… murmurai-je. Arthur ! Arthur !

— Un accident ! Allons donc ! Je le répète, il a dû manquer le train ; mais nous ne devons pas l’attendre maintenant avant le train de nuit.

— Il y a un train à sept heures moins le quart, vous savez, répondis-je ; mais il n’arrête ici que rarement… Il est arrivé quelque chose, un accident à mon fiancé, Mme Duverney, j’en suis sûre !

— Voyons, Marita, ma fille, ne te mets donc pas martel en tête ainsi !… Je voulais te demander d’aller au magasin pour moi ; iras-tu ?

— Assurément oui, j’irai ! Que désirez-vous que je vous apporte ?

— Il me faudrait une verge de soutache en soie blanche, pour terminer un de tes sous-vêtements de noce…

— J’y vais à l’instant ! En même temps, je me rendrai chez les demoiselles Brasier : il y a longtemps que je ne les ai vues ces bonnes vieilles demoiselles… Si vous n’y avez pas d’objections, Mme Duverney, je leur apporterai une des tartes et l’un des gâteaux que vous avez faits aujourd’hui.

— Très bien, ma petite… Et ne te fais pas de bile à propos d’Arthur ; il ne peut manquer d’arriver soit par le train de nuit, soit par celui de demain matin, tu sais.

Je partis. Ayant acheté la soutache de soie blanche, je pris la direction de la maison des demoiselles Brasier.

À L… quand les gens parlaient des demoiselles Brasier, ils les appelaient : « les deux vieilles filles qui demeurent dans une cabane, à l’autre bout de la ville ». Cependant, les demoiselles Brasier n’étaient pas bien âgées : l’aînée n’avait que quarante ans, la cadette, Mlle Agathe, n’avait que trente quatre ans. Mais, comme elles n’avaient pas les moyens de s’habiller à la mode du jour et qu’elles ne portaient que des robes rapiécées et usées, ces pauvres filles paraissaient plus âgées qu’elles ne l’étaient, surtout à ceux qui ne prenaient pas la peine de les observer de près.

La « cabane » des demoiselles Brasier était, en réalité, une petite maisonnette, que la plus âgée de ces demoiselles tenait toujours excessivement propre. Elles étaient très pauvres.

Mlle Agathe était une invalide, depuis plusieurs années ; depuis qu’elle avait été frappée et jetée par terre par un lourd camion un jour et qu’il lui en était restée une déviation de l’épine dorsal. La Compagnie à laquelle avait appartenu le camion payait une petite pension à Mlle Agathe, depuis l’accident, et cette pension était le seul revenu des deux sœurs.

Je fus reçue fort cordialement et affectueusement par les demoiselle Brasier.

— Voilà bien longtemps que nous ne vous avons vue, chère enfant ! s’écria Mlle Agathe en m’apercevant.

— J’ai été si occupée, Mlle Agathe ! répondis-je, en m’approchant du canapé sur lequel elle restait étendue, nuit et jour. Je viendrai vous voir plus souvent dorénavant, je le promets… Comment va la santé, de ce temps-ci ?

— Assez bien, je vous remercie. Mlle Marita.

— Voyez, je vous ai apporté une belle grappe de raisins bleus ; ils sont délicieux, je crois.

— Merci ! Merci, chère enfant, fit Mlle Agathe. J’ai toujours si soif et rien ne me désaltère comme le raisin.

Mlle Brasier repris-je, en m’adressant à l’ainée de ces demoiselles, voici un cadeau que Mme Duverney vous envoie. Elle a confectionné tartes et gâteaux aujourd’hui : voilà un échantillon de chacun.

— Cette bonne Mme Duverney ! dit Mlle Brasier. Vous voudrez bien lui transmettre mes sincères remerciements, Mlle Marita n’est-ce pas ?

Mme Duverney va-t-elle passer encore quelque temps avec vous ? demanda Mlle Agathe.

— Hélas ! non. Mme Duverney retourne chez elle samedi.

— Et vous allez partir avec elle, sans doute. Mlle Marita ? demanda Mlle Brasier.

— Bien… non… Je reste… ici…

— Impossible, chère enfant, s’écrièrent-elles toutes deux.

— Vous ne pourrez pas demeurer seule avec votre cousin ! ajouta Mlle Brasier.

— À moins que… commença Mlle Agathe.

— Vous allez épouser votre cousin, n’est-ce pas, Mlle Marita ? C’est la seule solution possible.

— Oui, Mlle Brasier, répondis-je. Nous nous marierons, Arthur et moi, avant le départ de Mme Duverney.

— Cette semaine alors ! Quel jour ?

Quel jour ?… Ma foi, je ne le savais pas moi-même !…

— Jeudi, dis-je, à tout hasard. Et, Oh ! Il faut que je vous dise comme cette bonne Mme Duverney a été généreuse pour moi !

Je parlai aux deux vieilles demoiselles de ma belle robe de noces, de mon magnifique voile de mariée, de ma guirlande de fleurs d’oranger, de mes gants montant jusqu’au coude, de mes bas de soie blancs et de mes mignons souliers de chevreau, blancs, eux aussi.

— Mais ! C’est splendide ! s’écrièrent ensemble les demoiselles Brasier.

— J’espère, de tout mon cœur, que vous serez heureuse. Mlle Mérita ! fit Mlle Agathe. Soyez aussi heureuse que vous méritez de l’être, chère enfant ; je ne saurais dire plus, ni mieux, je crois.

— Merci, Mlle Agathe, répondis-je, d’une voix émue. Oh ! ajoutai-je, en me levant pour partir, que je voudrais que vous puissiez voir le magnifique gâteau de noces, que Mme Duverney a fait venir de chez le meilleur confiseur de la Ville ! Il est à trois étages, et tout décoré de Cupidons et de fleurs d’oranger… Je vous en apporterai, à chacune, un gros morceau, aussitôt que je le pourrai.

— Vous partez déjà, Mlle Marita ? dit Mlle Agathe.

— Il le faut… Si je retardais davantage, Mme Duverney serait peut-être inquiète à mon sujet… D’ailleurs, nous attendons un peu mon fiancé, par le train de sept heures et…

— Au revoir, alors, chère, chère enfant ! fit Mlle Brasier. Que le bon Dieu sème le bonheur sur votre route, toujours !

— Merci ! Merci ! répondis-je, en donnant aux deux vieilles demoiselles un tendre baiser.

Ayant prolongé ma visite chez les demoiselles Brasier, je marchai rapidement ; mais, en apercevant notre maison, de loin, je me mis à courir, car je vis que la salle à manger était vivement éclairée : Arthur, mon cher fiancé, était de retour !