Bois-Sinistre/11

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Éditions Édouard Garand (54p. 17-19).

XI

JOURS ENSOLEILLÉS


Philippe Duverney était un commis voyageur ; il voyageait pour une compagnie importante, et d’un bout de l’année à l’autre. Ayant droit à deux semaines de congé, par année, il passait toujours ce temps avec sa vieille tante Charlotte ; soyez assurés que Mme Duverney n’avait pas manqué de me faire remarquer la chose.

— Penses-y, Marita ! Un charmant garçon comme Philippe, si recherché partout, passant tous ses congés avec moi ! Une vieille femme comme moi ! N’est-ce pas adorable de sa part ?

C’était indéniable vraiment !

Après le déjeuner, le lendemain de l’arrivée de Philippe aux Pelouses-d’Émeraude, il demanda :

— Qu’y a-t-il sur le programme pour aujourd’hui, tante Charlotte ?

— Oh ! Je n’en sais rien, moi ; il faut le demander à Marita, répondit Mme Duverney en souriant.

— Eh ! bien, Mlle Marita ?…

— C’est la veille de Noël, vous savez M. Philippe, fis-je, et il y a beaucoup de choses à faire… Ce matin, je vais lire et faire la correspondance pour Mme Duverney, comme d’habitude ; cet après-midi, par exemple !…

— Qu’y aura-t-il à faire, cet après-midi, Mlle Marita ?

— Il y a l’arbre de Noël à finir de préparer et…

— L’arbre de Noël ?… Y aura-t-il vraiment un arbre de Noël ? s’exclama Philippe.

— Bien sur… et il sera superbe !

— Mais, pour qui le préparez-vous ?… Oh ! que je voudrais être jeune encore ! s’écria-t-il, d’un ton si comique que Mme Duverney et moi nous éclatâmes d’un rire joyeux.

— L’arbre de Noël est une idée de Marita, dit Mme Duverney ; il est pour quinze à vingt enfants pauvres du village. Quelle fête pour eux, hein, Philippe ?

Mme Duverney a eu la bonté de me permettre de satisfaire ma… toquade, M. Philippe et je lui en suis si reconnaissante !… Toute ma vie, j’ai rêvé de faire une fête pour les petits pauvres, à Noël.

— Pourrais-je vous être utile à quelque chose… en ce qui concerne l’arbre de Noël, je veux dire, Mlle Marita ?

— Vous le pourriez certainement, M. Philippe ! m’écriai-je. Nous avons reçu je ne sais combien de livres de bonbons, qui doivent être mis dans des bonbonnières, de ma confection… et puis, l’arbre n’est pas décoré encore…

— Oh ! Elle te tiendra occupé, mon garçon, je t’en avertis ! rit Mme Duverney. Avant la fin de la journée, tu demanderas grâce, je le prédis.

— Je serai trop heureux de pouvoir me rendre utile, répondit-il : ainsi, vous pouvez compter sur moi Mlle Marita. En attendant, je ne veux pas vous déranger, Mesdames, je vais donc faire quelques petites excursions, dans les environs. Vous savez comme j’aime à explorer, n’est-ce pas tante Charlotte ? dit-il en riant.

— C’est bien, Philippe, explore tout ce qu’il te plaira aux Pelouses-d’Émeraude, et je te souhaite de faire bien des découvertes intéressantes… quoique j’en doute… Dans tous les cas, du moment que tu es heureux ici, je t’ai donné, et depuis bien des années déjà, carte blanche sur mon « domaine », comme dit Marita lorsqu’elle parle des Pelouses-d’Émeraude, fit Mme Duverney en riant.

Je venais de poser un timbre-poste à ma dernière lettre, et je me disposais à aller m’habiller pour le dîner, quand Philippe arriva, en coup de vent, dans le boudoir, où nous étions assises, Mme Duverney et moi.

— Oh ! Attendez donc que je vous dise la découverte que j’ai faite dans un des hangars, Mlle Marita ! s’écria-t-il. Vous ne devineriez jamais ce que c’est ! J’ai trouvé…

— Ciel ! interrompit Mme Duverney en feignant une sorte de crainte. Qu’est-ce que ça peut bien être, cette fois ?… La dernière fois que tu es venu ici, Philippe, ajouta-t-elle, en riant, je me souviens que tu avais trouvé quatre petits chiens ; Bravo, notre Terre-Neuve, est l’un d’eux, Marita.

(Bravo était en effet, un gros chien Terre-Neuve à qui était imposé la garde des Pelouses-d’Émeraude).

— Ce ne sont pas des chiens, cette fois, tante Charlotte, répondit Philippe avec un rire joyeux ; c’est une selle de dame.

— Une selle de dame ! s’exclama ma vieille amie. Mais, d’où vient-elle ? comment se fait-il qu’elle se soit trouvée là ?

— Je n’en sais rien, chère tante ; mais il est une chose que je sais : Zeus est à nettoyer la selle, et Mlle Marita ajouta-t-il, en se tournant de mon côté, quelles belles promenades à cheval nous allons faire, vous et moi !

— Mais, je ne sais pas monter à cheval ! dis-je. Jamais de ma vie je n’ai mis le pied dans un étrier !

Vous apprendrez ! dit Philippe. C’est moins difficile que d’encadrer des images, vous savez, ajouta-t-il en riant. Je vous donnerai des leçons, et je prédis qu’en moins de trois leçons vous saurez monter à cheval comme si vous n’aviez jamais fait autre chose de votre vie. Nous commencerons après demain.

— J’aimerais cela à la folie ! m’écriai-je, et si Mme Duverney n’y a pas d’objections…

— Je n’ai certainement pas d’objections. Marita ! répondit Mme Duverney. Pourquoi en aurais-je ? Je serai bien contente au contraire, de te voir t’amuser… de vous voir vous amuser, tous deux, acheva-t-elle.

— Je n’ai pas d’amazone, objectai-je, d’un ton attristé.

— Il est facile de remédier à cela, je crois, répondit Mme Duverney. Tu pourrais te tailler un amazone dans ma robe en drap noir… tu sais, celle que j’ai fait faire tout dernièrement et que je n’ai portée qu’une seule fois, parce que tu m’as dit qu’elle ne m’allait pas ?… Toi qui es si adroite à l’aiguille, je suis certaine que tu en ferais quelque chose de bien, si tu t’y mettais.

— Vous consentez à prendre des leçons d’équitations, n’est-ce pas, Mlle Marita ? demanda Philippe. Vous verrez quel maître consciencieux je puis être ! ajouta-t-il en souriant.

Consentir ?… Mais, j’étais littéralement folle de joie ! Jamais de ma vie je n’avais rêvé même de me promener à cheval, quoique je l’eusse désiré beaucoup. L’équitation… cet exercice était réservé à d’autres jeunes filles ; quant à moi, obligée de gagner ma vie, étant continuellement occupée, j’essayais de ne jamais penser aux amusements, aux distractions d’autrui, afin de n’être pas tentée de faire des comparaisons. Inutile de le dire, je n’avais jamais en le loisir de m’apitoyer sur mon sort ; encore moins d’envier celui de plus favorisées que moi !

Ainsi, le lendemain de Noël, je prendrais ma première leçon d’équitation et Philippe serait mon maître !… Après cela, qu’aurais-je eu à envier à qui que ce fut ici-bas,… N’étais-je pas la jeune fille la plus heureuse de la terre ?… Oui, vraiment, mon sort était digne d’envie !

J’insiste sur ces incidents, afin que vous compreniez la beauté de la vie que je menais, en ce temps dont je vous parle… Plus tard, quand on sera tenté de faire des comparaisons… Mais, n’anticipons pas !

Est-il nécessaire de dire que depuis quelque temps (mais depuis, surtout l’arrivée de M. Philippe Duverney aux Pelouses-d’Émeraude) je pouvais penser à mon cousin Arthur sans en souffrir ; le seul sentiment qui eut survécu à mon… ardeur d’autrefois, c’était celui d’une franche amitié.