Braunsberg le Charbonnier, histoire invraisemblable

La bibliothèque libre.


BRAUNSBERG LE CHARBONNIER.
Histoire invraisemblable.

Je revenais de Vienne, il y a quelques mois. Je m’arrêtai à Linz, à l’auberge du Lion d’or, où une foule de voyageurs étaient descendus. Je trouvai là pour compagnie des officiers autrichiens de la garnison, des négocians, des commis, des bourgeois, des étudians allemands, avec la petite casquette et la grosse pipe d’écume de mer, partie indispensable du costume des universités. Ajoutez-y quelques abbés, une grande confusion d’idiomes, des brocs chargés d’une bierre écumeuse, un nuage de fumée de tabac à ne pas se voir à cinq pas. En attendant le dîner de la table d’hôte, on causa. Quand la table fut servie, on causa de nouveau ; enfin au dessert, on causait encore. Il faut dire que la foule était éclaircie, et que nous restions à table cinq ou six jeunes gens tout au plus. On remplit les verres, on se rapprocha, on parla politique, stratégie, arts, littérature, mais surtout voyages. Chacun se mit à raconter les aventures les plus inouies, les plus incroyables ; chacun renchérissant sur son voisin pour l’imprévu des accidens, pour l’originalité des situations. La tâche du dernier convive devenait assez difficile. Il n’avait plus la ressource des tours isolées, des vieux châteaux tombant en ruines. On lui avait gaspillé toutes ses contrefaçons d’Hoffmann et de Jean-Paul ; travesti ses voleurs et sa terreur nocturne. Les revenans ! il ne pouvait pas décemment en produire en l’an de grâce 1831. Le petit auditoire commençait à se fatiguer des contes à dormir debout qu’il venait d’entendre. M. Ulric Vilshofen, avocat de Goetingue, ôta sa casquette, déposa sa pipe sur la table, et demanda la permission de raconter une histoire dont il pouvait, disait-il, garantir l’authenticité, puisqu’elle s’était passée sous ses yeux ; il avouait cependant que son histoire était d’une grande invraisemblance. Après que nous l’eûmes entendue, nous demeurâmes tous de son avis. Voici à-peu-près en quels termes M. Ulric Vilshofen nous conta l’histoire de Braunsberg le charbonnier :


Au mois de juillet 1824, je me trouvais à Spa où je m’étais rendu avec plusieurs camarades de l’université, non pour prendre les eaux, mais pour nous divertir. Les bains du Tonnelet, les sources de Pouhon et de la Sauvenière, nous virent fort rarement grossir le nombre des buveurs pendant le court séjour que nous fîmes à Spa. Le jeu absorba lui seul nos jours et nos nuits. Nous perdîmes tout notre argent comme c’est l’usage, et à peine quinze jours s’étaient-ils écoulés depuis notre arrivée que nous annonçâmes notre départ.

— Mais avez-vous bien visité les environs ? me demanda un grand monsieur fauve que j’avais remarqué comme un homme extrêmement heureux aux cartes. Je gagerais que vous n’avez pas vu la cascade de Coo et le vieux château de Franchimont. Vous avez tort de partir si tôt. Je vous montrerai de superbes points de vue que vous ne soupçonnez pas ; vous regagnerez votre argent à la bouillotte ou au pharaon. Vous jouez bien la bouillotte, vous jouez très bien ! Il est vrai que jusqu’ici vous avez toujours eu du malheur ; mais votre tour viendra ! Prenez patience et restez-nous.

Je m’excusai de mon mieux, et prétextai des affaires qui me rappelaient à Goetingue.

— Au moins, interrompit un jeune fashionable en faisant tourner son lorgnon entre ses doigts, vous irez faire visite au curieux personnage que nous possédons. Je suis sûr, M. Vilshofen, que vous n’aurez jamais rien vu de semblable. C’est un savant, un fou, un maniaque qui passe sa vie à brûler des sacs de charbon. Il s’occupe, je pense, de conjurer les démons. Il fait de l’alchimie, il travaille au grand œuvre. Charmant ! charmant ! parole d’honneur. Il faut voir notre fou, M. Vilshofen, il faut voir Braunsberg le charbonnier. Ce sont les enfans des environs qui l’ont ainsi surnommé, parce que dans ses expériences, il brûle à lui seul plus de charbon que tout l’établissement des bains. Figurez-vous que ce malheureux est hideux à voir : haut comme une table de toilette ; des bas bleus ; chemise absente ; pas de gants, pas de gants, parole d’honneur ! Il a cependant étudié à l’université de Goetingue, de Goetingue en Allemagne, connaissez-vous Goetingue ? Tenez, tenez, voici Braunsberg qui passe. Les enfans le poursuivent en riant. Un charbonnier le suit avec un sac de charbon ! Mais regardez donc, M. Vilshofen !

Je portai les yeux vers la rue, et j’aperçus en effet un malheureux jeune homme, jaune, amaigri, dans une déroute de toilette vraiment affligeante. Ses cheveux étaient confusionnés, son air hagard, et pourtant sa physionomie n’indiquait pas la stupidité. Il y avait même dans ce regard quelque chose de fier et d’inspiré. Tant de misère et de dégradation me fit peine. Mon cœur saigna. J’imposai silence à mon fashionnable qui riait stupidement, et saisissant mon chapeau, je m’élançai dehors sans prendre congé de personne.

Un ancien camarade, me dis-je à moi-même, un écolier de l’université de Goetingue ! ô honte ! et je suivis malgré moi les pas de Braunsberg. Le malheureux s’arrêta chez une fruitière où il prit des radis et du beurre, à crédit, dans un carré de papier imprimé, puis il monta un petit escalier tortueux sans laisser tomber un regard sur les enfans qui le suivaient en lui jetant mille quolibets injurieux. Je suivis donc Braunsberg, et j’entrai presque en même temps que lui dans un grenier dont tout l’ameublement consistait en cornues de verre et de grès, en fourneaux, en soufflets. Le charbon qui servait sans doute à ses expériences chimiques roulait çà et là au milieu de la chambre ; il y en avait des masses énormes qui s’élevaient contre les murs en façon de pyramides. Un matelas jeté dans un coin composait à lui seul le coucher de Braunsberg. Lorsque Braunsberg m’aperçut, il fronça le sourcil, et je dois dire qu’en ce moment sa grimace était si horrible, qu’un autre eût peut-être pris la fuite. Je restai, je bravai le froncement de sourcils de Braunsberg, et je me mis tout d’abord à lui parler de sciences et de l’université de Goetingue. Le pauvre homme ouvrit de grands yeux, il me prit les mains ; il me baisa les mains ; il m’appela son camarade. Il me dit qu’il était sur la voie de la plus belle des découvertes que la chimie eût jamais mise au jour. Il me parla de ses veilles, de ses souffrances, de ses travaux, avec tant d’enthousiasme et de larmes, que je pleurai moi-même comme un enfant. Et vraiment, messieurs, Braunsberg avait une éloquence à lui ; sa foi était si vraie, son dévoûment était si pur, sa parole si expressive, son éloquence avait tant de persuasion, que je serrai Braunsberg entre mes bras. Le pauvre homme fut désolé quand je lui appris que je partais le lendemain. Il me restait à peine vingt ducats ; ma foi, je n’y pus tenir, j’en offris la moitié à Braunsberg. Il pleura de joie en les recevant ; il me força de lui laisser mon nom et mon adresse, et m’assura que ces dix ducats me rapporteraient un jour plus d’intérêts que je ne pouvais l’espérer. Je présumai que Braunsberg qui avait lu l’Écriture, faisait en ce moment une allusion piquante au royaume des cieux où les dons faits aux pauvres doivent être si merveilleusement remboursés. J’y comptai peu cependant, et le lendemain, j’étais avec mes camarades sur la grande route de Goetingue.

Huit mois se passèrent sans que j’entendisse parler de Braunsberg. Je pensai que le pauvre diable était mort dans quelque hôpital de fous. Je le plaignis sincèrement. À cette époque, quelques affaires m’appelèrent à Londres. Un soir comme je rentrais à mon hôtel, je trouvai la porte barrée par un grand valet de pied en livrée magnifique. Remettez cette carte à M. Ulric Vilshofen, dit-il au maître de l’hôtel, et il me coudoya en sortant.

— À coup sûr cet homme se trompe, me dis-je à moi-même. Moi ! pauvre diable d’avocat qui ne connais à Londres pas un homme de distinction. Je pris la carte où était écrit le nom de M. le baron de Neutitschein.

Le lendemain j’étais dans l’anti-chambre de M. le baron de Neutitschein. Il y avait foule de visiteurs qui attendaient. Je me disposais à faire comme les autres. Un laquais d’étiquette bondit jusqu’à moi de salutations en salutations, et m’engagea à vouloir bien passer, sans attendre, chez M. le baron, qui, déjà deux fois, s’était informé si je ne lui avais pas fait l’honneur de me présenter chez lui. On me fit traverser une enfilade de magnifiques salons. J’arrivai enfin dans un salon plus étroit, où j’aperçus un petit homme qui paraissait faible et malade, étendu sur une chaise longue. Cet homme toussait obstinément et semblait beaucoup souffrir de la poitrine. Je restai stupéfait en reconnaissant, dans M. le baron de Neutitschein, mon pauvre fou de Spa, Braunsberg le charbonnier.

Le baron jouit quelque temps de ma surprise. Il tourna vers moi un œil fauve, puis il lui reprit de nouveau une toux sèche et violente, puis il soupira douloureusement en regardant un calendrier suspendu à l’un des côtés de sa cheminée.

— Asseyez-vous, M. Vilshofen, et une fois pour toutes, je vous supplie, pas de temps perdu en vains complimens ; pas de paroles inutiles. Nous vivons vite, M. Vilshofen, et le temps que je passe à vous mettre au fait du changement que vous apercevez dans mon existence, c’est du temps qui m’est compté. Mais je vous dois cette confidence, écoutez donc.

Le plus éclatant succès a enfin récompensé mes travaux. Je suis riche, riche à millions. Mais vous le voyez, j’ai perdu ma santé, j’ai perdu ma vie. Je l’ai usée dans les veilles, sur des fourneaux. D’autres l’usent dans les plaisirs. Moi aussi je veux jouir. Riche, il serait cruel de mourir ainsi sans avoir vécu. J’ai consulté tous les médecins de Londres et de Paris. Ils m’ont condamné, M. Vilshofen. J’ai eu beau les payer, leur jeter à la tête des monceaux d’or, ils m’ont condamné ! Je suis atteint d’une phthisie contre laquelle il n’y a pas de remède. Je sais d’avance le nombre de mois, de jours qui me sont donnés. Entouré de soins, de privations, d’ennuis, je puis traîner ma misérable existence, m’ont-ils dit, pendant trois ans à-peu-près. Les malheureux ! autant vaudrait mourir tout de suite. Cependant je tiens à la vie ; je ne voudrais pas mourir. Dans ce peu de temps que mon destin me laisse, je peux épuiser tous les plaisirs, tous les bonheurs que l’homme peut goûter sur la terre. Mais alors je n’ai qu’une année à vivre, peut-être moins. J’ai choisi cependant ce dernier parti. Tous les secrets de la médecine je les emploie, non pas à prolonger mes jours, mais à les soutenir jusqu’à ce terme fatal. Je veux user plus de sensations dans cette année qu’aucun homme n’en éprouva jamais dans une vie longue, heureuse et bien remplie. Je prends sur la nuit pour ajouter au jour ; je dors vite. Mes moindres volontés sont exécutées aussitôt que formées ; et pourtant je ne puis être heureux ni content, parce que le pressentiment de ma fin prochaine empoisonne toute mon existence. Voyez ce calendrier, un seul mois en est effacé. Onze mois me restent encore, onze mois, c’est bien peu de temps, n’est-ce pas ? Je hais les hommes, M. Vilshofen, je hais le genre humain, vous comprenez que je ne puis l’aimer. Je veux me convaincre de son néant, de ses misérables vanités ; je voudrais pouvoir ne le pas regretter quand viendra mon heure fatale. Pourquoi donc cette heure ne la vois-je pas arriver sans frémir. Chaque tour de l’aiguille sur le cadran de cette pendule, c’est un coup de poignard qui m’entre lentement jusqu’au fond du cœur. Il faut que je supprime les pendules. Mais le soleil ? Oh !… je donnerais des millions pour un jour de vrai bonheur exempt d’inquiétudes et de tourmens ! Tenez, je voudrais être un manœuvre, un laquais, je voudrais retourner dans mon grenier de Spa, et m’appeler encore le charbonnier Braunsberg. Vous me croyez fou, n’est-ce pas ? C’est que vous ne pouvez comprendre mon supplice. Savoir d’avance le jour et l’heure de sa mort, mon Dieu ! c’est mourir chaque jour et à toute heure. Vous ne me plaignez pas peut-être, et vous plaignez le malheureux qui marche à la potence ou à la guillotine ! Je suis bien plus misérable que lui, moi ; je fais chaque jour ce qu’il ne fait qu’une fois dans sa vie. Je marche à la mort par étapes. Mon Dieu ! et personne qui ait pour moi de la pitié !

Et le baron prit sa tête hâve dans ses deux mains. Six heures, dit-il en regardant la pendule. À table !

Deux battans s’ouvrirent aussitôt, et nous passâmes dans une magnifique salle à manger, où une nombreuse et brillante compagnie attendait le maître de la maison. Il y avait des femmes charmantes : une réunion d’artistes, les gens les plus aimables, les plus spirituels, les plus recherchés de la ville ; tous affluaient chez le baron. Le repas fut splendide. Un admirable orchestre jouait dans un salon voisin les plus belles symphonies de Mozart et de Beethoven. Le baron souriait à tout ce monde, mais son œil terne revenait toujours se coller au cadran d’une pendule qui battait les secondes sur le marbre de la cheminée. — Déjà dix heures, interrompit le baron en se levant de table. Je m’amuse trop, ajouta-t-il d’un ton lugubre. Comme le temps passe ! Mes chevaux, ma voiture ; suivez-moi, M. Vilshofen. Jackson ! à l’hôtel du noble lord ***.

Nous arrivâmes à l’hôtel de mylord, duc de ***, en quelques minutes. L’attelage du baron dévorait la distance. On ouvrit les portes à deux battans. Le baron me présenta. Il grimaça un sourire en entrant, et ce sourire, croyez-moi, rendait sa figure plus hideuse encore. Il avait les cheveux roux comme le poil d’un renard. La mort riait sur ses lèvres. Toutes ces femmes charmantes qui ornaient les salons du duc suspendaient leurs regards au sien ; c’était entre elles à qui étalerait le plus de grâce et de poitrine devant les yeux du baron. Je sondai les regards de ces femmes, et c’étaient les plus belles et les plus nobles dames, je vous l’assure ; eh bien ! j’y trouvai le même feu, la même langueur, le même désir que si le plus beau, le plus aimable de tous les hommes eût été en leur présence. Et ce n’était pas une manœuvre de coquetterie, c’était de l’amour, c’était de la passion, et cette passion s’adressait au baron de Neutitschein, à un cadavre livide qui souriait comme râle un mourant ! Il y avait d’infernales réflexions à faire sur cette observation. Les femmes ! qui pourra les comprendre ?

Le baron jeta en quelques heures cent mille écus sur une table d’écarté. Quand il vit poindre le jour, il lui prit un affreux grincement de dents, et il sortit à la hâte sans rien voir, sans rien entendre, comme un condamné qui aperçoit le bourreau. Le duc l’avait cependant reconduit jusqu’à la porte, et toutes les dames s’étaient levées sur son passage.

Nous retournâmes à l’hôtel du baron aussi vite que nous en étions venus. Quand nous eûmes mis pied à terre :

— Dans un quart d’heure, dit-il à ses gens, que ma voiture de voyage soit à la porte !

Puis se tournant vers moi :

— Vous m’accompagnerez, M. Vilshofen. Nous dormirons en voiture…

Puis, appelant un de ses gens :

— Faites partir des courriers pour préparer les relais.

En entrant dans sa chambre à coucher, le baron s’étendit dans sa chaise longue, et il tomba pendant quelques minutes dans une amère rêverie. Il ne se remit un peu qu’après avoir bu un cordial que l’un de ses médecins lui apporta. Alors un peu de rouge lui remonta au visage, et se tournant vers moi, il me demanda si j’avais eu quelque distraction chez milord duc… Je lui rappelai ce cercle de délicieuses femmes, dont les yeux étaient si long-temps restés fixés sur lui, et je lui demandai s’il n’avait jamais eu l’envie d’essayer sur l’une d’elles quelques-uns de ses moyens de séduction. Il sourit affreusement.

— On se lasse de tout, me répondit-il ; il faut bien changer. Allons en France ; le voulez-vous ? À l’instant même nous partons.

On attacha sur le devant de la voiture une grande boîte fermée par plusieurs serrures. Le baron veilla lui-même avec l’attention la plus scrupuleuse à ce que sa boîte fut solidement amarrée au moyen d’une forte chaîne d’acier. Dans la seconde voiture qui devait nous suivre et porter les domestiques, je vis avec surprise le baron lui-même enfermer un petit sac de charbon. Je n’osai le questionner sur cette bizarrerie qui me rappelait mon fou de Spa, et je pensai, à part moi, que cet homme dont le cerveau ne me paraissait pas très sain, était décidément atteint de monomanie. Cependant, je dois l’avouer, le sac de charbon me fit songer.

Le surlendemain nous étions à Paris. À Paris ce fut comme à Londres. Fêtes magnifiques, des sommes énormes jetées chaque jour au vent, si bien que je commençai à m’étonner de cette prodigalité, de ces trésors qui semblaient une source toujours renaissante. Mes idées d’enfance sur la magie, sur la démoniomanie me revinrent en mémoire, un moment je fus tenté de me croire en compagnie d’un sorcier.

Le baron, cependant, produisait dans les salons de Paris la même sensation que dans les routs de Londres. C’était à qui le saluerait, lui donnerait, en passant, une poignée de main, lui dirait en passant : Bonjour, baron ! Les femmes se jetaient à sa tête. Les visites de toute espèce, les sollicitations grêlaient chez lui. Il fut obligé, au bout de huit jours, de se faire consigner à la porte de son hôtel.

Cependant le baron commençait à s’ennuyer. — Ce n’est que cela ! disait-il avec un sourire amer après chaque plaisir goûté, après chaque desir satisfait ; rien que cela ! misère ! Nous rencontrâmes une fois, au détour d’une allée du bois de Boulogne, une jeune femme toute blonde et naïve. Des yeux bleus comme un ciel d’Orient, une taille svelte, un corps dessiné à la Raphaël. Qu’elle était belle cette jeune femme ! Le baron la regarda un instant. Elle détourna les yeux. Le baron allait peut-être passer outre, lorsqu’un jeune homme descendit d’un beau cheval anglais qu’il abandonna aux mains de son domestique pour venir saluer la dame, laquelle lui sourit avec une grâce toute particulière, et lui dit quelques mots tout bas, en penchant voluptueusement sa tête sur l’épaule de son amant ; car c’étaient l’amant et la maîtresse, ainsi que nous l’apprîmes le lendemain. Ils devaient se marier le lendemain. Ce jeune homme était aussi élégant, aussi beau que la jeune femme était belle. Bon Dieu ! comme ils avaient l’air de s’aimer. Ils ne prirent plus garde à nous, et ils s’enfoncèrent dans une allée détournée. Le baron me fit signe, et nous les suivîmes à distance par un instinct de curiosité. C’était plaisir de voir comme les jeunes gens s’aimaient ; ils se tenaient par la main. La jeune femme s’entourait des bras de son ami, et lui jetait des baisers qu’elle croyait bien inaperçus. Le jeune homme se mirait aux yeux clairs de sa maîtresse. Leurs lèvres s’effleuraient, mais aussi délicatement que le vent touche les brins d’herbe dans une prairie étoilée de marguerites.

Ces baisers firent naître un sourire sur les lèvres pincées du baron. Il ne voulut quitter la trace des deux amans que lorsqu’il sut au juste à quoi s’en tenir sur la nature de leur liaison. Il faisait une soirée d’été magnifique. Nous avions pour tapis un gazon vert et touffu ; la lune était discrète comme un réverbère de Paris, ou comme le lustre de votre Théâtre-Français. Les amans ne nous aperçurent pas.

— C’est une belle chose que l’amour, dis-je au baron, en remontant dans la voiture qui nous attendait au coin de la grande allée.

— Oui, répondit-il, voilà une femme digne de moi.

Je ne pus m’empêcher de sourire de cette fatuité financière, et j’osai porter à ce sujet un défi au baron. Malheureux que j’étais ! je ne prévoyais pas ce qui devait arriver tout exprès pour me servir d’enseignement. J’ignorais la fragilité de cette illusion qu’on appelle amour ; brillant papillon à qui, dans ma brutale agacerie, je venais de casser traîtreusement les ailes.

Le lendemain de la célébration nuptiale, le baron prit dans une cassette une poignée de diamans, parmi lesquels il choisit les moins gros et les moins étincelans. Ils étaient cependant d’une grande beauté, et je vous assure qu’ils n’eussent pas déparé le joli cou de satin d’une marquise ou d’une princesse. Il y avait d’énormes diamans dans cette boîte qui contenait, sans aucun doute, une valeur de plusieurs millions. La vue de ces trésors me donna une espèce de vertige. Le baron remarqua le mouvement nerveux que je fis involontairement ; il eut peur, et s’éloigna de moi. J’eus honte de moi-même, je plaisantai sur la frayeur du baron, mais je baissai la tête, et je compris dans ce moment, qui fut plus prompt que l’éclair, je compris une grande partie des sales passions qui rongent incessamment l’âme humaine. Ce baron était comme un satan qui m’avait fait entrevoir le fond de l’enfer. Dès-lors je jugeai que la jeune femme et son amour étaient perdus.

Le baron, qui avait fait suivre le couple amoureux, saisit l’instant où le jeune homme était sorti, pour envoyer son collier. Fossin venait de monter ce collier d’une manière merveilleuse. Il n’avait que deux rangs ; mais les pierres en étaient si belles, si éblouissantes, que la pomme du Paradis, qui tenta la première femme, n’approchait pas sans doute de leur éclat. Après tout, Jésus fut bien tenté par le diable.

L’émissaire du baron revint cependant à l’hôtel avec le collier. La jeune dame l’avait refusé : elle avait pleuré ; elle s’était emportée. Elle avait menacé, si l’on se représentait chez elle, de tout déclarer à son mari. Le refus de la jeune femme me soulagea d’un grand remords ; car j’étais la cause involontaire de sa tentation, et je ne me serais pardonné de ma vie, si elle eût succombé. Je relevai fièrement la tête devant le baron, et je développai un magnifique plaidoyer en faveur de l’amour et de la fidélité des femmes.

Je n’ose assurer cependant qu’il y eut parfaite conviction au fond de ma pensée. J’attendis le lendemain avec une grande anxiété. Le lendemain, Fossin rapporta le collier à l’hôtel. Un troisième rang de diamans avait été ajouté au collier. Les pierres qui composaient ce troisième rang surpassaient de beaucoup en grosseur les pierres du premier et du second rang. Elles étaient d’une eau magnifique ; pas un défaut ne ternissait leur transparence. Fossin offrit 200,000 fr. de ce troisième rang. Le baron sourit et envoya son valet de chambre chez la jeune dame. La femme de chambre voulut lui refuser la porte ; mais Giuseppe était un rusé coquin. Le baron, homme prudent et sachant vivre, avait eu soin de prendre à son service un valet de chambre italien : donc le valet de chambre et la femme de chambre se pourparlèrent, et le collier fut déposé, à l’insu de madame, sur sa toilette. Madame se fâcha, gronda sa femme de chambre, et estima le collier 400,000 francs, Giuseppe se permit de s’introduire dans l’appartement de madame. Le drôle osa demander une réponse. Quelle audace ! Pourtant la dame se fâcha moins fort cette fois : elle rendit le collier à Giuseppe non sans avoir beaucoup vanté sa richesse et son éclat. Elle pria le maître du collier et de Giuseppe de la laisser en repos ; elle le pria de croire qu’il s’était mépris. Cette fois elle ne parla plus de dénoncer le maître du collier à son mari. Elle desirait même que M. le baron, qui paraissait être un homme de naissance et de distinction, liât connaissance avec son mari. Alors seulement elle pourrait recevoir M. le baron, sous la condition expresse qu’il ne s’agirait plus de diamans ni de colliers. La dame donna même un louis à Giuseppe pour sa peine, et Giuseppe eut le courage de refuser le louis, en affirmant que son maître, le plus grand et le plus magnifique seigneur de toute l’Allemagne, lui donnait plus d’argent qu’il n’en pouvait dépenser : c’était pour Giuseppe faire en prince les affaires du baron.

Le baron resta trois jours sans me parler de la jeune dame. Je pensai qu’entraîné dans le mouvement si rapide de son existence, il avait perdu de vue les amans de la grande allée du bois de Boulogne. Quelle fut ma surprise, quand le baron me montra une lettre d’invitation de bal, que le mari de cette jeune femme venait de lui envoyer pour le lendemain ! Nous nous rendîmes à l’invitation. La maîtresse du logis était resplendissante ; sa toilette d’une exquise élégance. Il ne lui manquait qu’une rivière de diamans pour couper la monotone blancheur de son beau cou et de ses belles épaules. Nous fûmes reçus à merveille par la dame, et encore mieux par le mari. Je ne sais comment cela se fit ; mais les femmes ont sur nous tant de supériorité de tact et d’esprit ! Ce fut le mari qui présenta lui-même à sa femme M. le baron de Neutitschein.

M. de Neutitschein causa long-temps de choses indifférentes avec la maîtresse de la maison. Il fut enfin question des dames parisiennes, de leur esprit, de leur goût, de leurs qualités diverses, de la charité qu’elles avaient vouée aux pauvres. La dame était elle-même une dame de charité. M. le baron se permit de lui adresser quelques reproches sur ce qu’elle l’avait oublié dans ses pieuses visites. Elle lui promit de réparer sa faute. C’était un excellent prétexte.

Le lendemain, en effet, la dame de charité fut présentée au salon du baron. J’eus le soin de m’esquiver, et je me tins pourtant à portée d’être témoin invisible de la scène qui allait se passer ; car le baron avait fait ajouter pendant la nuit un quatrième rang au collier. Je ne vous fatiguerai pas par tout ce que j’entendis de bizarre et d’incroyable dans ce tête-à-tête qui demanda plus d’une heure pour arriver à son plus entier développement. D’un côté, l’horrible figure du baron, son œil satanique, ce collier merveilleux à quatre rangs de diamans, qui valait presque un million ; et ce million qui pouvait tenir dans le creux d’une main ; ce million qui ne coûtait qu’une parole pour l’acheter ! En regard de tout cela, une belle jeune femme, douce, vertueuse, modeste, aimant son mari avec passion, confiante aux préjugés du monde, repoussée par un extérieur hideux, mais fascinée par ce collier miraculeux, brillant comme le soleil, et qui, comme le soleil, lui jetait mille regards de feu ! la pudeur, l’honnêteté, la coquetterie, l’avidité, l’instinct de femme que le dégoût repousse, l’instinct de femme que ce talisman ramène sans cesse, l’instinct vertueux qui faiblit et qui cède devant le tentateur ! c’était, en miniature, toute l’histoire de l’humanité. Horreur ! le baron posséda cette femme à mes yeux ! lui, un monstre, un fantôme !

Il savoura cette fleur précoce de l’adultère, il but ce parfum du crime que j’aurais acheté du plus pur de mon sang. Il fut plus puissant que le préjugé ; il terrassa l’honneur et la vertu, il mit la pudeur sous ses pieds ; atlas d’une nouvelle espèce, il porta ce monde sur ses épaules, et il ne chancela pas un instant. Lisez Sénèque après cela !

Enfin, messieurs, la dame posséda le collier. Un mois après, son mari acheta un château dans la Beauce, et le bruit courut dans le quartier que M. de… venait de gagner un million à la bourse, en jouant à la hausse. Quatre de ses amis voulurent continuer la hausse, et ils se ruinèrent.

Nous parcourûmes ainsi pendant plusieurs mois une grande partie de l’Europe, marchant de prodiges en prodiges, mettant à nu le cœur humain, et le pesant à cette balance. Je vous assure que bien peu furent trouvés de poids. L’organisation du monde est essentiellement mathématique : c’était partout une question de chiffres. Je conçus dès-lors pour la richesse un respect qui tient de la religion, et j’écrivis sur mon livre de maximes : La richesse est la première des vertus. Archimède, pends-toi à quelques vieux troncs de l’Élysée : tu n’as pas deviné ce levier pour soulever le monde !

Quand le tourbillon des plaisirs, dans lequel nous roulions incessamment, me laissait quelques momens de réflexion froide et calme, je cherchais à m’expliquer quelle pouvait être la source des trésors que le baron répandait avec une si effrayante profusion. Lorsque nous avions ainsi jeté l’or à pleines mains, le baron ouvrait alors sa petite boîte de vermeil : il en tirait des poignées de magnifiques diamans, et nous voyions alors accourir les joailliers et les riches capitalistes du pays, qui mettaient en échange, à notre disposition, leur fortune et leur crédit. Mais ce qui me paraissait effrayant et surnaturel, c’est que la petite boîte de vermeil, que nous avions vidée le soir, se trouvait remplie de nouveau le lendemain matin. Où le baron trouvait-il à remplir cette boîte talismanique ? Entretenait-il réellement des intelligences avec les puissances de l’enfer ? Je ne pouvais raisonnablement m’arrêter à cette idée. J’avais honte de moi-même, quand le bonheur me revenait. Franchement je me crus fou un instant.

Je m’imaginai un jour que tout ce que je voyais n’était qu’un rêve, une illusion de mon cerveau exalté. J’appelai un médecin, je me fis saigner, je me mis au lit, je bus des tisanes, je m’abstins de toute nourriture. Rien de nouveau en moi, si ce n’est un horrible mal d’estomac, qu’une vie plus rationnelle fit cesser presque aussitôt, et je me remis en route avec le baron.

Six mois s’étaient écoulés déjà depuis notre départ de Londres, et je vous assure que, dans ces six mois, j’avais vécu dix ans. J’en avais plus appris dans ces six mois de pèlerinage et de plaisirs, que dans tout le reste de ma vie. Au compte des médecins du baron, il ne lui restait plus que cinq mois à vivre. La phthisie, qui lui rongeait le poumon, devait être parvenue à son dernier période. Chaque jour devait être pour lui un pas de fait dans le sépulcre. Eh bien ! comme si le diable eût voulu donner un démenti à la médecine, malgré nos excès, malgré cette vie active et incessante dans laquelle nous tourbillonnions depuis six mois, le visage du baron prenait de la couleur et de l’embonpoint. L’horrible toux, qui m’avait tant effrayé à Londres, dans son hôtel, au coin d’un feu mordant de charbon de terre, cette toux opiniâtre s’était éventée au grand air. Nous l’avions noyée dans le vin de champagne, ou plutôt elle était retournée peut-être auprès de nos docteurs, comme un fonctionnaire à demi-solde, en disponibilité. Enfin le baron était devenu gros et gras pour un phthisique, presque frais et supportable ; mais, avec la santé du corps, la santé de l’âme ne lui était pas revenue. Son humeur prenait chaque jour une teinte plus sombre. Il avait épuisé tous les plaisirs, toutes les jouissances, tous les bonheurs. Rien désormais ne pouvait plus ni le séduire ni le flatter. L’ennui, la satiété dévoraient sa vie. Il me dit un jour dans un accès de spleen : « Je donnerais un million pour avoir un désir à former. »

Le baron n’avait pas jeté les yeux depuis long-temps sur son calendrier : il le prit un jour machinalement entre ses mains.

— Encore cinq mois à vivre, dit-il en soupirant. Non ! non ! cela n’est pas possible. Et il rentra dans une sombre rêverie.

Je pensai que c’était un regret qu’il jetait sur la vie, parce qu’il croyait à l’infaillibilité de la doctrine. Je me hâtai de le rassurer, en lui jurant que les médecins s’étaient trompés, et qu’à mon avis, la nature avait plus de puissance et d’infaillibilité que l’art.

— Vous croyez ? interrompit le baron, en accompagnant ces mots d’un sourire d’ironie.

Je sus plus tard que j’avais mal lu dans sa pensée.

Cependant le spleen du baron augmentait chaque jour. Je craignais que, la consomption s’emparant de lui, il ne finit par donner raison aux facultés de Londres et de Paris. Je craignais surtout qu’il ne mourût sans que j’eusse découvert le secret et la source de ses richesses ; car je commençais à ne plus douter qu’un agent chimique, inconnu au reste du monde, fit tout le fond de sa magie. J’avais remarqué que, depuis quelque temps, son imagination volcanisée délirait dans le sommeil. J’avais surpris quelques mots, qui m’avaient révélé les prolégomènes de confidences étranges qu’il me tardait de surprendre à vif. Le secret de cette puissance occulte et infernale me dévorait à mon tour. J’avais soif de le connaître : je ne dormais plus. J’étais décidé à tout, pour me l’approprier. Il n’y a pas de crime atroce que je n’eusse commis alors, pour me rendre possesseur de ce secret terrible : c’était un délire, une folie dont je n’étais plus le maître. Je compris le crime alors pour la première fois. Je compris comment la voix de la nature et de l’éducation est étouffée quelquefois dans notre cœur par une passion qui nous domine. Je cherchai vainement à chasser de mon esprit ces atroces résolutions qui venaient chaque nuit ensanglanter mes rêves ! Efforts inutiles ! Afin de mieux épier le sommeil du baron, je feignis une grande compassion pour ses souffrances, et j’insistai pour qu’il me permît de coucher dans sa chambre. À force d’importunités, j’obtins ce que je desirais avec tant d’ardeur. Nous étions alors en Italie. Nous retournions de Naples à Rome. La première nuit, le baron dormit avec un calme imperturbable. Le lendemain, nous nous arrêtâmes dans un petit village, sur la limite du territoire napolitain, au pied d’une haute montagne, dans un site d’une effrayante aridité. Mon compagnon de route avait paru très agité tout le jour ; car l’atmosphère était chargée de vapeurs, et des gros nuages noirs promenaient l’orage à l’horizon. J’augurai bien pour mon projet de l’état d’accablement dans lequel je le voyais plongé. Il fit monter dans sa chambre, comme de coutume, la grande boîte, fermée par trois serrures à secret, qu’il avait apportée de Londres et attachée lui-même sur le devant de la voiture, pendant tout le cours de notre voyage. Je fixai un regard ardent sur cette boîte, qui contenait sans doute la source de ces trésors que je convoitais depuis si long-temps. Le baron se mit au lit : je l’imitai. Nos deux lits n’étaient séparés que par quelques chaises. Une lampe fumeuse éclairait seule la petite chambre où nous étions enfermés. J’avais eu le soin de cacher mon poignard sous mon oreiller. Le baron ne s’était aperçu de rien. Il n’avait pas même cherché la cause de ce feu inaccoutumé qui brillait dans mes yeux. Le baron se tourna et se retourna long-temps dans son lit, avant de s’endormir. Enfin j’entendis le bruit de son souffle devenir plus égal. Il ne bougea plus : il était plongé dans un profond sommeil. Je me levai tout droit, pour écouter ce bruit, qui m’éjouissait l’âme, ce bruit qui m’annonçait que mon règne à moi pouvait commencer, si j’avais le courage de commettre le plus épouvantable de tous les crimes. Je froissai machinalement le manche de mon poignard entre mes doigts, et je regardai tour-à-tour et la boîte d’acajou avec ses trois serrures à secret, et le visage du baron, qui goûtait un repos tranquille et sans remords. La force morale me manqua, pour commettre un crime. Pour commettre un crime, j’avais besoin d’une excitation physique plus violente et plus immédiate que la vue d’une cassette et d’un homme endormi ; et puis ce sommeil d’un homme, qui ne m’avait fait que du bien, d’un homme qui s’était reposé sur mon honnêteté, me défendait contre moi-même, me gardait contre l’esprit infernal qui me tentait.

La voix du baron interrompit mon hésitation. Il balbutia quelques mots inintelligibles. Je reposai en toute hâte la tête sur mon oreiller, et je tins mon poignard prêt à tout événement. J’aperçus le baron se lever tout nu comme un fantôme. Il marcha lentement dans la chambre sans détourner la tête. Je remarquai que ses paupières restaient à demi entr’ouvertes, et que ses yeux étaient mats et ternes comme les yeux d’un mort. J’eus peur : un frisson me courut partout le corps : je sentis mes cheveux se lever sur ma tête. Le baron s’inclina vers la cassette. Il l’ouvrit au moyen d’une petite clef qu’il portait toujours sur lui, et il en tira quelques morceaux de charbon qu’il posa sur le carreau avec la plus délicate précaution. Puis il sortit encore de la boîte une machine d’une excessive complication, qui dégageait par intervalle des étincelles électriques d’une force et d’une lumière prodigieuses. Je me rappelai alors mes leçons de chimie de l’université de Goetingue, où le professeur nous prouvait que le diamant n’était autre chose qu’un morceau de carbone cristallisé ; que la nature, pour le créer, ne procédait pas autrement dans les entrailles de la terre ; et que si le génie de l’homme pouvait jamais découvrir un foyer aussi puissant que le feu des volcans, il posséderait le secret de la nature. Et Braunsberg avait été cet homme ! Braunsberg, le pauvre fou de Spa ! Braunsberg qui ne savait où trouver son pain, et que les petits enfans poursuivaient dans les rues comme un insensé ! Avec ce secret Braunsberg avait conquis le monde ! il pouvait avoir, s’il le voulait, des terres, des châteaux, des villes, des provinces, des royaumes ! Pourquoi Braunsberg n’aurait-il pu acheter un trône ? lui qui avait acheté des âmes, des passions, de l’amour ; lui qui avait vaincu les passions avec son talisman ; lui qui avait triomphé de la pudeur, de l’honnêteté, de la conscience, de toutes les vertus prises dans leur fraîcheur et dans leur plus pure essence !

Effrayant talisman ! source de toutes les jouissances comme de toutes les misères humaines, rien qu’en t’apercevant, je sentis le feu de l’enfer me dévorer le corps et l’âme ! Je sentis ta puissance descendre autour de moi, et pour te posséder, le meurtre me parut alors un jeu d’enfans. Je serrai convulsivement mon poignard de ma main droite. Je le serrai si fortement, qu’il me sembla que malgré moi, ma main était pressée dans un étau. Je marchai ainsi vers Braunsberg, la langue sèche, les yeux brûlans, le bras levé, Braunsberg, corps chétif, usé de veilles, nu et vert comme un cadavre, était accroupi à l’angle du mur, et dans un accès de somnambulisme, il préparait son œuvre d’enfer. Le souffle se suspendit à mes lèvres. Je n’osai plus bouger. À la clarté rougeâtre d’une lampe de cuivre, je regardais l’œuvre s’accomplir. Une colonne de feu électrique s’élança de la machine, et vint mordre le charbon que Braunsberg lui présentait. Elle s’accrut bientôt, et enveloppa dans ses plis tous les alimens que le chimiste lui offrit à dévorer. Cette clarté était insoutenable, tant elle était vive et blanche. Je vous le jure, messieurs, et ce n’est point ici une hyperbole, en présence de cette lumière électrique, les rayons du soleil eussent été éclipsés. Enfin, la flamme s’éteignit. La nuit revint, et avec elle le démon du meurtre qui me poussait. Braunsberg tira de son creuset douze diamans d’une grosseur prodigieuse. À cette vue, je ne fus plus maître de mes sens ; j’étreignis mon poignard plus fortement encore, et je me précipitai sur Braunsberg… Mais mon pied glissa sur les diamans qui étaient restés à terre, et de mon front, j’allai frapper l’angle d’une massive cheminée de marbre. Effrayé du bruit de ma chute, je me relevai en toute hâte, et je regardai Braunsberg au visage. Ses yeux étaient toujours à demi voilés, mais un frémissement par tous ses membres m’indiqua qu’il allait se réveiller. Je courus aussitôt me cacher dans mon lit, et je contrefis le souffle d’un homme endormi.

Le baron en effet ne tarda pas à se réveiller. Ses yeux redevinrent mobiles, et prirent quelque peu d’éclat. Il ne fut pas faiblement étonné de se trouver dans cet état de nudité, et occupé à une pareille œuvre ; il se hâta de faire disparaître toutes les traces de son travail nocturne, et n’oublia pas surtout de fermer les trois serrures de la boîte, où reposait avec cette machine, produit de son génie, le secret de sa puissance et de sa richesse. Lorsqu’il eut jeté un regard vers moi, il devint pâle et livide. Il prit un de ses pistolets, que le valet-de-chambre avait déposés sur la cheminée, et il en arma le chien, en m’appuyant le canon sur la poitrine. Je ne bougeai pas plus qu’un mort, tant l’espoir m’avait donné de force d’âme et de courage. Le baron, satisfait de son épreuve, et ne doutant pas que mon sommeil ne fût naturel, alla se coucher, en attendant le jour. Jusqu’au jour, nous restâmes immobiles l’un et l’autre ; mais pas un de nous deux ne ferma l’œil un instant.

Le lendemain nous continuâmes notre route ; mais, pendant plusieurs jours, je ne pus ressaisir l’occasion que j’avais manquée. Le baron trouvait sans cesse un prétexte pour éviter de rester en tête-à-tête avec moi. La nuit surtout il s’enfermait dans sa chambre. Tout le jour, nous courions la poste. Mon infernal projet de meurtre ne me quittait pas un instant et courait la poste entre nous deux.

Le baron, lui, continuait à se bien porter. Le régime de la grande route lui réussissait à merveille ; mais sa mélancolie augmentait tous les jours. Tous les jours il devenait plus sombre, plus ennuyé, plus taciturne. Nous ne nous adressions pas la parole quatre fois dans une journée. Un soir, le baron me dit :

M. Vilshofen, c’est assez voyager comme cela. N’êtes-vous pas de mon avis que le temps approche où nous devons penser à nous séparer ?

Ces paroles me surprirent au milieu de mes rêves, et tombèrent dans ma pauvre tête comme une bombe qui éclate au milieu d’un escadron. Je fus bouleversé, éperdu, anéanti. Je fis un signe de tête, que le baron put interpréter à sa guise. Au même instant les postillons arrêtèrent notre voiture à la porte d’une auberge isolée, jetée sur une crête de rocher sauvage, dans les Alpes tyroliennes. Le baron refusa de souper. Il annonça qu’on pourrait entrer de bonne heure dans sa chambre le lendemain matin ; puis il me serra la main avec bonté, ce qui ne lui était pas arrivé depuis bien long-temps ; puis il s’enferma dans sa chambre, en m’engageant à monter dans la mienne.

Cette conduite du baron, loin de me calmer, me jeta dans des transports de furueur indicibles. Je ne voyais dans cette bienveillance qu’une cruelle ironie, dont je ressentirais bientôt les effets. Plus de doute ! le baron me chassait : il voulait me déshériter de cette fortune, de cette puissance que je regardais déjà comme ma propriété. Je m’arrêtai plus opiniâtrement que jamais à cette monomanie de meurtre qui me poursuivait incessamment. Je sortis un instant de l’auberge. J’allai m’inspirer au bruit des torrens tombant des montagnes, précipitant de sombres sapins dans les fondrières, roulant des rochers comme le vent fait voler des grains de sable. Mon âme se mit à l’unisson de cette nature de mort et de destruction. Minuit sonnait à l’horloge de bois de l’hôtellerie. Je saisis de nouveau mon poignard, et j’allai me coucher sur le carreau, en travers de la porte du baron, bien décidé à le tuer sur la place aussitôt que la porte s’ouvrirait.

J’entendis le baron parler et marcher dans la chambre pendant une grande partie de la nuit, une forte odeur de charbon s’infiltra par les fentes qui divisaient la porte ; puis le bruit cessa tout-à-coup. Je pensai que le baron s’était endormi sur ses trésors ; et cette idée de sommeil et de trésors faisait parler plus haut dans mon âme le démon de la cupidité. Le jour vint ; le cœur me battait violemment ; mais la porte ne s’ouvrit pas encore. Le baron avait cependant l’habitude de partir au point du jour. Je battis à sa porte ; je l’appelai : il ne me répondit pas. Son valet-de-chambre vint battre à son tour. Toujours le même silence. On fut forcé d’enfoncer la porte. Nous trouvâmes le baron sans vie, étendu sur le carreau, la gorge ouverte et saignante, un rasoir à la main. Plus loin un réchaud de charbon allumé, qui remplissait la chambre d’un air fétide et irrespirable. Des débris de bois et de divers métaux jonchaient la terre. Je reconnus avec douleur, dans ces débris, l’objet de tous mes vœux, le but de tous mes rêves, la merveilleuse et fatale machine aux jets de feu. J’ouvris avec précipitation une lettre à mon adresse, que je trouvai sur la table. Elle était conçue à-peu-près en ces termes :

« Monsieur Vilshofen, je vous l’avais dit, il faut nous séparer. Il ne m’est plus possible de supporter une existence où je n’ai pas un désir à former, pas une espérance à conserver. Si le calcul de mes médecins est juste, j’avais encore trois mois à vivre. Ce terme est trop long pour moi. Adieu, j’emporte le secret de ma vie et de ma puissance : ce serait trop me venger de vous, que de vous léguer mon sort. »

Quelques sommes assez importantes, que le baron laissait en portefeuille, m’étaient données par lui dans un codicille, qui suivait la lettre. Revenu de ma fièvre et de ma monomanie homicide, je partageai une partie de cette somme entre les pauvres de la ville et les domestiques du baron. J’employai le reste, j’ai honte de vous l’avouer, messieurs, à recommencer le travail de Braunsberg le charbonnier. Pendant quatre ans d’un travail opiniâtre, je poursuivis cette tâche avec une foi aveugle, qui tenait du fanatisme. À la fin, exténué de fatigue, pressé par la plus horrible misère, désespéré par d’infructueux essais, je me ressouvins de ce que j’avais été autrefois. Je quittai mes fourneaux ; je repris la robe noire au barreau de Goettingue, je redevins un homme enfin, et je ne me rappelle plus ces temps de folie et de délire que pour conter à mes amis l’histoire de Braunsberg le charbonnier. »


alphonse royer