Bretons de lettres/Villiers de l’Isle Adam chrétien

La bibliothèque libre.
Honoré Champion, éditeur (p. 161-196).



VILLIERS DE L’ISLE ADAM CHRÉTIEN

(1855-1859)

________




Un de mes cousins, M, Amédée Le M… des C… a été l’ami de Villiers, à Paris en 1855 et l’a reçu chez lui, à Montfort-sur-Meu, petite ville de Bretagne, pendant les années 1858 et 1859. Je tiens de ce parent de nombreux renseignements sur la vie à Paris de la famille de l’Isle Adam et de curieux détails sur le séjour de Mathias à Montfort. C’est le témoignage même d’un ami, qui fut en outre, à ce moment, pour le poète, presque un initiateur et comme un maître ; je crois intéressant de le publier. Après l’avoir fortifié encore par quelques documents inédits, en faisant la lumière sur le réveil religieux de Villiers, peut-être aurai-je éclairé certains côtés obscurs de son âme en action. Du moins, on connaîtra davantage les circonstances, les leçons et les hérédités qui s’imposèrent à lui, c’est-à-dire son âme en puissance.

« Persuadés, écrit un des biographes de Villiers[1], que Paris seul était un théâtre digne du grand rôle que leur Mathias était appelé à tenir sur la scène du monde, convaincus qu’il était de leur absolu devoir de tout sacrifier pour permettre au génie de la famille de s’épanouir en pleine liberté, ces êtres admirables[2] résolurent de réaliser leur petit bien, de vendre tout et, munis de leurs quelques sacs d’écus de s’en aller, dans quelque coin perdu de la formidable ville, attendre la victoire définitive du dernier des Villiers de l’Isle Adam. »

M. Le M… des C… était alors premier clerc dans une étude d’avoué à Paris. Une succession, je crois, qu’ils eurent à débrouiller ensemble, mit en rapports fréquents le marquis Joseph Villiers de l’Isle Adam et son jeune compatriote ; leurs relations se nouèrent bientôt plus intimement et M. Le M… fut admis dans la famille. Voici quelle impression mon cousin a gardée de ces « êtres admirables. »

La tante Kerinou[3] celle qu’on appelait grand’maman ou bonne-maman, la mère adoptive de Mme de Villiers, l’admirable vieille au grand bonnet blanc tuyauté, fit tout d’abord la conquête du jeune homme. C’était une merveilleuse dévouée, une femme toute de foi, la foi en Villiers grand seigneur et grand écrivain, la foi jusqu’au renoncement de tout ce qui n’était pas son Mathias, usque ad contemptum sui selon le mot de saint Augustin, jusqu’au dépouillement de tout, pour orner la vie de prince et de génie qui devait être celle du petit neveu charmant.

Villiers, d’ailleurs, ne s’était-il pas accoutumé de bonne heure à ces tendresses de pélican ; il les accepta toujours avec une belle sûreté de son droit et non sans quelque désinvolture. Voici ce qu’il écrivait[4] à propos d’un nouveau sacrifice d’argent de sa grand’tante.

« Ah ! mon cher ami, quelle vie de forçat ! Quelle absurdité ! J’ai envie de faire comme X… Cependant, j’ai de bonnes nouvelles. Je pars avec cinq mille francs pour Paris, dans six semaines. Je travaille ferme… Je n’ai pas voulu dire les bombances de notre voyage, de crainte que le vent tournât et qu’on ne dise que je suis toujours le même… La bonne-maman avait des raisons pour être de mauvaise humeur, la dernière fois… Papa, que j’aime bien mais qui est étonnant, n’était pas pour peu de chose dans sa mauvaise humeur. Enfin c’est passé, et j’espère que je vais entrer dans le devenir, sinon d’une réputation magnifique, du moins d’une dignité potable. »

Combien de cinq mille francs avaient précédé et ont suivi ceux-là, sacrifiés par la vieille demoiselle à la plus grande gloire du nom et du renom de Villiers ! Mon cousin m’a dit que les biens en domaines congéables de Mlle de Kerinou auraient pu, convenablement mis en vente, atteindre une valeur de près de deux cent mille francs. Tout ce que ces biens mal vendus, au fur et à mesure des besoins, ont produit, tout a servi à défrayer l’existence aventureuse des Villiers à Paris, sans que la vieille demoiselle ait senti diminuer sa bonne humeur et sa foi.

Auprès d’elle, sa nièce et fille adoptive, Mme de Villiers, semblait une femme très faible, très douce, assez préoccupée des contingences mondaines, aimant beaucoup Mathias aussi, mais l’aimant à sa manière et si différemment, d’un amour moins obstiné. Un peu vain et peut-être plus soucieux en ce fils du gentilhomme que de l’artiste : une femme un peu futile enfin, mais d’un cœur excellent et tendre.

Le Marquis[5], lui, était un homme de foi débordante et multipliée. Il croyait à l’illustration de sa race, à son blason redoré, à des trésors enfouis, au génie de Mathias, à des parentés retrouvées, à la fortune, à la gloire ! Il croyait à tout cela, à d’autres choses encore, mais à Dieu aussi, fermement. Son cœur contenait mal tant de croyances hétérogènes, qui se répandaient au dehors avec une abondance incapable pourtant de tarir sa prodigieuse imagination d’aventures. Ce fut un chevalier errant, merveilleusement halluciné par l’argent et par la noblesse, mais qui ne put, hélas ! donner à ses ardeurs conquérantes un assez libre champ à travers la vie moderne et dans sa famille ruinée. Il voulut batailler pour d’autres noms que le sien et reconquérir d’autres fortunes que la sienne. Il fit des prosélytes par sa belle vaillance à partir en guerre et sa belle assurance à lutter : mais parce que, le plus souvent, il ne fut pas victorieux, on a dit qu’il avait fait des victimes sur un champ de bataille où les vaincus s’appellent habituellement des dupes. Il serait fort injuste de le juger trop sévèrement en le mesurant à l’aune de ceux qui naquirent et vécurent bourgeoisement. Les conditions de son existence et ses traditions de famille même expliquent et excusent bien des bizarreries de sa conduite. Il n’y aurait peut-être pas grand intérêt à cette justification, si les documents que je vais faire connaître n’intéressaient pas en même temps la physionomie de son fils ; c’est leur valeur relativement à celui-ci qui m’a déterminé à les produire. En ce qui concerne le descendant des Grands Maîtres, les recherches généalogiques ont une spéciale raison d’être ; c’est un souci bien légitime, même dans une biographie littéraire, de vouloir remonter aux sources et le scrupule de rectifier des erreurs est fort naturel aussi.

C’est à ces préoccupations que j’ai obéi en recherchant quelques traces des ancêtres immédiats du père étonnant d’un fils prodigieux.


Il est communément admis que c’est par un mariage avec une demoiselle de Courson vers 1670 que les Villiers de l’Isle Adam se sont fixés en Bretagne, dans l’évêché de Saint-Brieuc. Le petit-fils de ce premier des Villiers bretons « lieutenant du roi, épousa, en 1780, une demoiselle de Kersauson. Au moment de la Révolution, il émigra en Angleterre avec sa famille… Le vieil émigré, le marquis Armand, revint en France vers 1820. C’est le grand-père de Mathias », écrit Robert du Pontavice.

Il y a plusieurs erreurs dans ces lignes de l’intéressant biographe de Villiers. Le grand-père de Mathias ne s’appelait pas Armand et n’avait pas épousé une demoiselle de Kersauson et n’était pas lieutenant de vaisseau. Il se nommait en réalité Jean-Jérôme-Charles et avait épousé Marie-Gabrielle-Thomase Hamon de Trévenno ; il n’était pas officier de marine.

Ce « marquis Armand » doit être non le grand-père mais l’arrière-grand-père de Villiers. Celui-ci avait bien, en effet, épousé une Kersauson[6] ; toutefois il n’émigra pas pour la bonne raison qu’il était mort dès 1780 ; le fait de l’émigration doit être reporté à son fils Jean-Jérôme-Charles[7] mais celui-ci dut revenir en France au commencement du siècle et non en 1820. Ce qui le prouve c’est la naissance de son fils Joseph à Maël-Pestivien vers 1805 : ce Joseph est le propre père de Villiers.

Cette rectification nécessaire étant posée, voici quelle était, en 1824, la situation de la famille de l’Isle Adam. La note que je vais transcrire semble avoir été rédigée, cette année-là, par un ami de lai famille de l’émigré et nous en donne une piquante description[8].

« Le père (Jean-Jérôme-Charles), au dire de tout le monde, aurait droit à une pension. Le pauvre homme l’a souvent demandée, mais il est si fatiguant[9] en tout ce qu’il dit et fait qu’il dégoûte de lui accorder. Il faudrait qu’il pût ne pas s’en mêler et qu’on fit tout sans lui. »

Fatiguant, il devait l’être par des réclamations constantes et par la forme qu’il leur donnait. Mais comment exiger de la patience et du calme dans les requêtes d’un homme qui croit avoir de si bons droits, qui a vu tant d’émigrés mordre fortement au milliard, tout en y ayant moins de droits que lui et qui est réduit à écrire ses doléances, faute d’argent, « sans plume, avec un morceau de bois taillé avec un canif[10]. »

Fatigant, ne devait-il pas le paraître, le vieil émigré, à force de se rappeler au souvenir de son roi, qui semblait ne pas vouloir qu’on lui rafraîchit la mémoire. Et cependant, le marquis avait combattu à la frontière, de l’autre côté. Un M. de Villeblanche, sous-préfet de Guingamp et qui avait servi « dans le même corps, la même compagnie et avec le même grade, » était chevalier de Saint-Louis et pensionné ! Je m’étonne, écrivait le marquis[11] « qu’avec la protection de Mme la baronne de Damas, je n’aye pas encore put rien obtenir. » Étonnement d’autant plus légitime que M. de l’Isle Adam se signalait par son zèle en toute occasion. La note le constate : « Dernièrement, il a été appelé aux élections des Côtes-du-Nord : il s’est dévoilé de frais et de zèle, car, sur ce point, il a de belles preuves ; il dit avoir amené vingt paysans, plus ou moins il les a travaillés et a parmi eux une espèce de crédit. »

Ah ! cette pension ! Le marquis, cependant, se décidait à mettre plus de formes à ses demandes. « Je ne serai point, écrivait-il, assez indiscret pour la réclamer ; sans doute, si vous ne me l’avez pas accordée, je ne l’avais pas méritée et le trop d’exaltation que j’ai montré trop souvent, peut rendre inutiles et indiscrètes toutes les démarches qu’on a fait en ma faveur, je ne vous en serai point moins dévoué, Mme la baronne, et je désirerais trouver l’occasion de vous prouver mes sentiments, comme aussi, j’ai cru dans la douleur excusable de me plaindre de la perte de mes biens pour le service de mon roi et après de son oubli et son abandon et si de malheureuses circonstances avaient lieu, on me verrait encore exposer le peu qui me reste pour le roi et son auguste et infortunée famille et faire en sorte d’inspirer mon dévouement absolu à mes amis, mes parents et à toutes mes connaissances. »

On le devine, la situation était précaire au logis des Villiers. La fille aînée, âgée de 26 ans alors, Pauline, tenait le ménage. Elle avait fort à faire. La note fait observer que, pendant une des absences de son père, pour la cause du roi, elle est « restée sans rien, mais rien du tout pour vivre, si ce n’est des pommes de terre et des haricots, et l’on n’ose pas toujours lui offrir un dîner, tant elle est sensible sur le point de faire pitié. » Elle était fière, cette Pauline, on le voit. Ses amis demandaient pour elle « quelque chose qui lui fût personnel, soit pension ou argent. » Son dénuement était si grand qu’un secours d’un moment eut été le bienvenu. « Comme besoin, ce serait dix chemises : comme convenance de société, ce serait une petite toile jolie qui serait toilette pour elle, un chapeau simple, etc… » D’ailleurs, cette triste vie de lutte contre la pauvreté avait usé ses forces. Elle est « en ce moment encore, en grandes souffrances et triste état de santé ; » on craint « qu’elle ne meure fort jeune et sa perte serait cruelle. » Cruelle, certes ! N’était-elle pas la mère de tout ce petit monde et la maîtresse de maison, la vaillante « qui ne se soigne pas et vil de mal et de privations. »

Autour d’elle, avec le père, il y avait Joseph, Gabrielle. Julie, Victor, Delphine et Philippe-Auguste.

Philippe-Auguste, le plus jeune, avait six ans. « Il annonce beaucoup d’esprit, mais il laisse le temps de s’occuper des autres. » La seule trace que j’ai retrouvée de lui, c’est une mention, après ses deux frères, l’abbé et le comte Joseph, dans la lettre de faire part de la mort du comte du Laz, (26 septembre 1861.)

Delphine avait huit ans. On demandait pour elle « une éducation gratuite dans une des maisons soutenues par les Princesses. Ses dispositions étaient peu ordinaires : » elle montrait « de l’esprit, de la facilité. Il serait tout à fait heureux pour elle, si on pouvait obtenir qu’elle fût à l’établissement de Mme de Cauvigny. » Une telle nature, intelligente, droite et fière, méritait d’être cultivée.

Victor, « âgé de quinze ans » n’était plus à la maison depuis quelque temps ; M. de la Fruglaye avait obtenu une demi-bourse pour lui à Angoulême ; mais Pauline n’arrivait pas à compléter son trousseau. On lui réclamait une veste : elle était à la veille de voir son frère lui revenir, faute par elle de « pouvoir fournir à tout, » c’est-à-dire à ce très peu. Les choses s’arrangèrent sans doute et, soit à Angoulême, soit ailleurs, car je n’ai pas de renseignements à ce sujet, Victor put achever ses humanités. Il entra même au séminaire et devint prêtre. Il est mort recteur de Ploumilliau (Côtes-du-Nord), après avoir évangélisé cette paroisse pendant près d’un demi-siècle. Il y a laissé une réputation de sainteté qui va croissant chaque jour. Son tombeau est l’objet d’une véritable dévotion, et le bruit s’est répandu dans le peuple qu’il s’y faisait des miracles. C’est à ce saint homme d’oncle que Villiers a dédié une des nouvelles des Contes Cruels, l’Intersigne, écrite au presbytère même de Ploumilliau, en 1875.

Julie avait un an de plus que Victor. Ce devait être une enfant étrange. S’il faut en croire la note, elle avait « besoin du couvent et même d’un bon couvent ». Non pas qu’elle manquât de « dispositions ni d’esprit, » mais elle avait cette nature et ce tempérament « qu’on rencontre plus ou moins dans toute la famille. » Tempérament de rêve, nature contemplative ! On voulait alors la diriger vers la vie religieuse. Il semblait qu’un « couvent de Morlaix ou de Saint-Pol fût insuffisant pour elle. Comme elle avait un fond de grande piété, on avait chance d’en faire une bonne religieuse, si les dames du Sacré-Cœur, soit pour l’intérêt qu’inspire cette famille, soit autre considération de bonne oeuvre » consentaient à la recevoir. On avait grande confiance dans l’éducation du Sacré-Cœur qui donnait les meilleurs résultats déjà pour sa sœur aînée Cabrielle. On l’y avait reçue « pour peu de frais » et Madame de Damas venait d’envoyer cent francs pour aider à son entretien.

Cette Gabrielle avait dix-neuf ans. Elle avait fait de grands progrès. Les oncles du Laz avaient été « très contents de sa tenue. » Ces dames du Sacré-Cœur ne demandaient pas mieux que de la garder encore et on pensait qu’elles « visaient peut-être à la garder toujours, ce qui ne serait pas le plus mauvais résultat pour elle. »

Le couvent et le séminaire, tels semblaient être, en effet, les moyens imaginés par les amis du marquis et acceptés par lui, de tirer ses enfants d’affaire. On venait d’envoyer au séminaire de Saint-Sulpice l’aîné des garçons, âgé de vingt-deux ans. Joseph-Toussaint-Charles, celui qui devait être le père de Villiers, notre marquis enfin. « Celui-là, dit la note, on vous l’a livré ; nous n’avons plus à vous en parler. Entre vous et Dieu, tâchez d’en faire un bon prêtre. » Le malheur était que le séminariste n’avait pas la vocation. Il s’en était ouvert à son père, dont la colère avait été grande à la pensée de voir revenir au logis un fils dont il se croyait débarrassé désormais et pour qui l’avenir s’annonçait si beau « avec la protection de l’archevêque de Paris. »

Le vieux marquis écrivait[12] : « J’ai appris avec une vive douleur et en même temps avec une forte indignation, que sa vocation chancelle. Je lui avais donné le temps de prendre un parti. J’ai fait des sacrifices pour renvoyer à Paris, ainsi que polir son éducation. J’en ferai encore tant qu’il se comportera bien, mais s’il devient girouette, adieu ; veuillez donc bien le lui notifier et que partant de Saint-Sulpice qu’il regarde ce qu’il deviendra, car mon intention n’est plus de le recevoir. J’espérais qu’il serait le soutien, l’honneur de sa famille et je ne pourrais voir devant mes yeux celui qui après en avoir été la charge en deviendrait la risée et l’opprobre. »

Le père ne plaisantait pas et la perspective du retour à la maison ne devait pas sembler souriante au séminariste. Il quitta Saint-Sulpice, pourtant, et revint au pays. Il se maria à Saint-Brieuc, en 1837, avec Mlle Marie-Françoise Le Nepvou de Carfort. Les Carfort n’étaient pas riches non plus. La petite fortune que Mme de Villiers apportait à son mari lui venait, non de son père Charles-Jacques, mais de sa mère plutôt, Marie-Françoise Daniel-Kérinou ou mieux de la sœur de celle-ci, Mlle Marie-Félix, qui avait adopté sa nièce.

Robert du Pontavice raconte que « le marquis Joseph » dut obtenir du pape licence de se marier, « comme étant chevalier de Malte de la langue de France. » Je ne sais ce qu’il y a de vrai dans cette chevalerie ; peut-être, tout simplement, Joseph de Villiers, l’ancien sulpicien, dut-il faire lever à Rome les empêchements de cléricature, ce que, d’ailleurs, je ne saurais affirmer, ignorant quels ordres avait reçus le jeune clerc. Toujours est-il que, marié le 1er juin 1837, il présentait à l’église, le 7 novembre 1838, un enfant du sexe masculin qui fut seulement ondoyé ce jour-là par le curé Épivent. Le 23 janvier 1839, les cérémonies du baptême furent suppléées par l’évêque de Saint-Brieuc et le nouveau chrétien fut nommé Jean-Marie-Mathias-Philippe-Auguste. Ses nombreux prénoms lui étaient donnés : Jean par son grand-père et parrain Jean Jérôme Charles : Marie par sa marraine et grand’mère adoptive Marie Félix Daniel de Kérinou ; Mathias par Monseigneur Mathias Groing La Romagère, qui avait daigné officier à la cérémonie, et Philippe Auguste, en mémoire des ancêtres peut-être et aussi du jeune frère de son père.

Il est à remarquer que, dans cet acte de naissance, le marquis Joseph a pris, non pas dans le corps de l’acte, mais à la signature seulement, le titre de baron. Baron ou marquis, car il n’était pas très fixé là-dessus, Joseph de Villiers, qui avait le rêve facile, parmi toutes les imaginations qu’il se forgeait à cette heure, si folles qu’elles fussent, ne rêva certes pas cette folie que l’enfant qu’on baptisait serait le grand artiste, le fier écrivain, le haut poète, assez haut, assez fier, assez grand pour refaire une gloire au nom illustré par Jean de Villiers de l’Isle Adam, maréchal de France, et par Philippe de Villiers de l’Isle Adam, grand maître de l’Ordre de Malte.

Cette digression et ce retour en arrière n’auront pas été inutiles, puisqu’ils nous ont fait connaître « l’intéressante famille » des Villiers et m’ont permis de mettre au jour des documents ignorés sur le grand-père et le père « étonnant » de Mathias. J’ai dit aussi que tous ces détails devaient servir à justifier peut-être, à expliquer du moins, la vie aventureuse du marquis. N’expliquent-ils pas aussi et ne justifient-ils pas encore, non seulement ce qui a fait la grandeur et l’originalité de Villiers, mais aussi son impuissance relative et sa faiblesse à certains égards. Cet héritage « d’exaltation, de travers, d’incohérence, de faux dans l’esprit, rien de posé ni de fixe, » comme dit la note. Villiers n’en devait pas jouir en avare ; il l’a fait fructifier jusqu’au génie et son talent est dû pour grande partie à cette « disposition qui se retrouve plus ou moins dans toute la famille. » N’est-ce pas cette disposition aussi qui a pu souvent arrêter sa marche vers la lumière et l’immobiliser parfois ? Hérédités mystérieuses !


Mathias avait dix-sept ans, quand mon cousin, qui en avait vingt-trois, le vit pour la première fois ; mais il paraissait plus vieux que son âge. Son front large et ses yeux bleus rayonnaient d’intelligence et d’idéalité, mais le front semblait déjà presque meurtri par la pensée et les yeux comme pâlis par les larmes. Il avaîl aimé ; il avait pensé !

Amédée Le M… se prit d’affection pour cet enfant précoce, égaré dans ce milieu bizarre et perdu, dans ce grand Paris tentateur. Il crut, lui aussi, à la prédestination de Villiers, mais il se demandait avec inquiétude, lui, catholique fervent, quel serait le rôle de la foi dans l’évolution de ce génie. Son inquiétude croissait chaque jour. Villiers n’avait à ce moment ni l’ardeur mystique du poète ni la forte certitude du philosophe chrétien, que son pieux ami lui souhaitait pour son salut et pour sa gloire. Il avait perdu la foi de son enfance, sa douce foi de fils pieux de la Bretagne et de l’Église, la jolie foi qui duvète si poétiquement les jeunes âmes. Son instruction s’était faite un peu à tous les orients : aucun collège n’avait pu garder l’indépendant élève, et les précepteurs. dont deux furent de très braves prêtres pourtant, avaient été, médiocres déjà en eux-mêmes, tout à fait insuffisants pour l’éducation de cet indomptable pupille.

À Rennes, une aventure d’amour avait troublé la fin de sa seizième année et cette âme d’enfant en devait garder pour longtemps encore une impression de tristesse et de désenchantement. Ce premier amour n’est pas celui dont parle Robert du Pontavice. « La douce morte bretonne » qui fut, au dire de son biographe, son éphémère mais unique amour, la jeune fille à la mémoire de laquelle il écrivit, dans ses Premières Poésies, cette pièce qui a pour titre : De profundis clamavi


La pauvre jeune fille en ce monde venue
Pour consoler et pour mourir…


Son Ange, comme il l’appelle, « la pâle jeune femme » enfin, n’a rien de commun avec l’aimée dont je veux parler et dont la destinée fut autrement douloureuse. Mais c’est à propos de celle-ci surtout qu’il faut écrire avec Robert du Pontavice : « Je ne profanerai pas cette passion en essayant de la raconter : je dirai seulement : ils s’aimèrent. »

Avec son esprit curieux, avec son âme ardente, Mathias avait besoin, plus que tout autre, d’une ferme direction. Son père était incapable de la lui donner. En dépit de ses faiblesses et de ses fantaisies, le vieux marquis était un chrétien. Il eut pu, dans un autre siècle, par l’ardeur de sa foi, se haussera l’apostolat, voire au martyre. Il aurait pu, vivant en Bretagne dans quelque vieux manoir, au fond des terres, incarner encore assez convenablement, s’il y avait eu quelque fortune, le type, au dix-neuvième siècle, du gentilhomme campagnard, bien pensant et qui mène sa paroisse. Mais, à Paris, dans cette vie agitée et précaire, dénué de ressources et sans situation, il ne pouvait faire figure ni de père, ni de chrétien. Il était incapable d’être ce haut éducateur, toujours présent, toujours veillant, que réclamait la nature passionnée de son fils.

Que deviendrait, privé de ces conseils nécessaires, le génie même de Villiers ? Et, d’ailleurs, que serait ce génie sans la loi ? Tant de dons merveilleux devaient-ils s’épanouir humainement et quelle serait leur floraison divine ? Quel allait être ce grand homme, mais quel pourrait être ce chrétien ? Telles étaient les préoccupations de cet ami sévère qui n’avait pour loi de sa vie que d’aimer Dieu et de ne servir que lui. M. Le M… s’attristait à ces pensées que tant de grâces seraient perdues pour Villiers peut-être et pour Dieu certainement.

Sur ces entrefaites, ayant atteint l’âge de vingt cinq ans, comme tous ces Bretons qui ne peuvent être que des exilés temporaires, mon cousin revint au pays et se fixa par l’achat d’une étude d’avoué dans la petite ville de Montfort-sur-Meu. Sa première pensée fut d’appeler Villiers près de lui.

Cela se passait en 1858, Mathias allait avoir vingt ans.


« Montfort, écrit Villiers, est une ville ou plutôt… — oui, je dis bien, une ville — pleine de boue et de calme. Nous y vivons sur les ailes joyeuses de ce vieux séraphin qu’on appelle la gaieté. Ce pays pullule d’honnêtes gens ; c’est à ne pas s’y reconnaître, quand on vient de Paris. Il y a un moulin, un moulin pour de vrai, absolument comme dans les tableaux de Rosa Bonheur, (nature morte !) Le M… déverse quotidiennement à la fenêtre son speech dévot et son spleen métaphysico-transcendantal. Les passants effarés et rares l’écoutent… et accompagnent son discours sur l’air : Ah ! il a des bott’, bott’, bottes ! Ce qui produit un effet pour lequel je le congratule vivement. Nous demeurons sur la place, ce qui triple l’intérêt du coup d’œil… Moi, je rime paisiblement au milieu du tumulte ! »

On se rappelle encore à Montfort l’hôte étrange de la paisible étude.

Villiers se levait entre une et deux heures de l’après-midi. Il déjeunait seul d’une grillade arrosée de cidre, de cet excellent cidre du pays de Montfort, renommé entre tous les crus bretons. Son ami, parti pour le Tribunal, n’en revenait que vers quatre heures. Alors tous les deux sortaient et couraient les routes et les champs jusqu’à l’heure du dîner, qu’ils allaient prendre à l’hôtel, à la table des fonctionnaires.

Les promenades, à certains jours, s’allongeaient plus loin de Montfort et les heures libres s’écoulaient dans cette merveilleuse forêt de Brocéliande, Villiers dut y fréquenter Merlin et peut-être apprit-il de lui à se défier de Viviane ?

Pendant ces promenades se fit l’éducation religieuse et surtout l’instruction théologique du poète. Le M… était très pieux et très savant des choses ecclésiastiques. Il appartenait à une famille dont les traditions lui avaient fait une atmosphère spéciale. Les livres saints étaient sa lecture préférée, comme la théologie son étude favorite ; la religion fut toujours la seule grande affaire de sa vie. Il pouvait sembler le modèle de ces laïques, comme on en rencontre en Bretagne, dont toute la vie se dévoue à l’Église et à Dieu. On voit quel put être auprès de Villiers son enseignement et son apostolat. Ce ne fut pas seulement « à la fenêtre » qu’il déversa « son speech dévot et son spleen métaphysico-transcendantal ; les passants effarés » ne furent pas seuls à l’entendre ! Mais ce grand effaré de Mathias, aussi, entendit la bonne parole et, malgré qu’il eut l’air de les blaguer encore, speech et spleen le ravirent. Ce ne fut pas d’une chanson gouailleuse qu’il les accompagna, ce fut d’un cantique.

La parole du jeune apôtre était toute de science et de foi. Pieuse, ardente, érudite, elle s’emparait de l’esprit et du cœur de Villiers. La beauté morale de la religion, la splendeur artistique du culte, la poésie de ces traditions, la douceur de toutes ces choses, ravissaient le néophyte, comme à la vue de terres merveilleuses qu’il aurait découvertes ou mieux qu’il retrouvait après les avoir déjà vaguement aperçues dans un rêve. Quant à la théologie, ce fut avec une admiration respectueuse qu’il pénétra dans ce haut édifice dont la savante architecture l’éblouit à jamais.

Après le dîner, la soirée s’achevait chez mon cousin, où, dans la fumée des pipes, le ciel et la terre étaient livrés, selon le mot de l’Évangile, disputationibus corum. Nos deux amis y avaient pour interlocuteurs, ou plutôt pour auditeurs, car c’était entre eux deux un dialogue, les convives de « la table des fonctionnaires, » et quelques amis qui se retrouvaient là : président du tribunal, lieutenant de gendarmerie, juge de paix, receveur de l’enregistrement, etc., les « honnêtes gens » dont parle Villiers, sans doute. À dix heures, considérant que la journée était finie, ceux-là se retiraient et regagnaient leur maison et leur lit. La journée était finie aussi pour mon cousin, se couchant tôt comme tous ceux que le travail doit éveiller de bonne heure. Pour Mathias, elle ne l’était pas encore ; elle allait commencer même, la vraie journée, celle des heures de nuit, de solitude et de travail.


Quelques-unes des pièces des Premières Poésies, ont été écrites pendant ces nuits. Celle qui a pour titre : À mon ami Le M…, reflète bien le trouble de l’âme de Villiers à son arrivée à Montfort.

Au moment de quitter son enfance fanée,
Quand l’homme voit enfin la terre moins ornée,

               Le ciel plus inconnu ;
Pour la première fois se penchant sur lui-même,
Il se pose en rêvant la question suprême :
               Pourquoi suis-je venu ?

Il n’est pas d’un croyant, ce poème, et la conception de la vie qu’il manifeste est navrante. C’est la mélancolie un peu vague de la vingtième année, au lendemain des premières désillusions romantiques, avec des touches de Byron, de Lamartine et de Musset, dans laquelle il y a beaucoup de laisser aller avec un peu de pose, quelque sincérité, pourtant, grossie par l’éloquence poétique et la chaleur de la jeunesse. C’est, dans ce poème, le lieu commun du voyage de la vie sur la mer orageuse, que Villiers développe.

Toute voile pour lui n’est au fond qu’un suaire ;
            Toute barque un cercueil.

Mathias cependant ne s’enfermait pas dans son découragement et, à mesure qu’il se reprenait à croire, il faisait effort vers un peu plus d’espérance.

Encore, loin d’un siècle immonde,
Libre et seul dans les bois déserts.
Si j’avais pu venir au monde
Aux premiers jours de l’univers.

Quand sur la beauté découverte
Ève promenait son œil bleu,

Quand la terre était jeune et verte
Et quand l’homme croyait à Dieu.

Un lent travail se faisait dans l’âme de Villiers. D’abord il se sentit comme

Des étourdissements en regardant le ciel,


ce ciel que son ami lui montrait partout et toujours. Peu à peu son regard s’habitua devant l’infini ; il comprit que là était sa vraie patrie. Notre monde, avec ses laideurs et ses bassesses, ne devait être rien pour une grande âme. Ce qui se passe ici-bas, tristesse ou joie, ne mérite pas de préoccuper notre fierté. Les déclamations contre tout cela sont vaines, enfantines, indignes d’un noble esprit. Il faut se hausser, à ne voir que ce qui est Là Haut, ce qui est Au Delà, et, si l’on veut chanter, demander à la Muse des chansons immortelles. Pour planer, l’aiglon n’a besoin que d’avoir

L’immensité devant ses ailes.

Et Villiers regardait Là Haut, il voyait et l’infini ne lui donnait plus le vertige. Il avait maintenant de jeunes ailes pour tenter le grand vol vers l’Au Delà !

Le dernier poème du livre, le Chant du Calvaire est loin d’être encore un acte de foi, mais l’inspiration en est sévère et l’on y sent l’ardeur d’une âme fière et déjà consolée. Voici : Jésus meurt les yeux fixés, « ses beaux yeux bleus et graves, » vers les bonheurs de la terre : il a jeté son dernier cri par dessus les palmiers et les fleurs et les petits enfants qui jouent. Que signifie ce cri ? Qui nous en dira le secret ?

Emportant dans la mort le mot de son mystère,
Le Fils de l’Homme avait abandonné la terre.
Et pour nous, c’était bien fini sur le Calvaire,
          Seigneur, tout était consommé…

Car la Création ne devait-elle pas être foudroyée, pour châtier le meurtre d’un Dieu ! L’homme alors aurait compris le monde et la vie ; il aurait cru à un Dieu qui se vengeait. Mais non, et, devant l’indifférence céleste, la torture demeure de se dire, en doutant :

Ce fut peut-être un Dieu ! C’est peut-être un Sauveur !

Il faut donc que ce Sauveur vienne encore ! Le monde a besoin de lui plus que jamais ! Et nous voulons croire en Dieu, malgré tout et surtout pour ceci peut-être que nous avons soif d’être sauvés. Rien n’a pu déraciner la foi ; nous avons beau blasphémer. Nous appelons Dieu.[13]

Et malgré qu’à notre appel, Dieu n’ait jamais répondu, le doute est si cruel, la science est si sotte et l’amour est si vain, que nous envions la mort des martyrs : ils n’ont vu du ciel « que ce qu’il a de bleu, » et nous voudrions leur acheter leur foi, fût-ce au prix de leurs tortures. Au moins, conclut le poète, faisant effort pour s’arracher au pessimisme de Vigny :

Si nous n’aimons plus rien, pas même nos jeunesses,
Si nos cœurs sont remplis d’inutiles tristesses,
S’il ne nous reste rien ni des Dieux, ni des Rois,
Comme un dernier flambeau gardons au moins la Croix.

Voilà les derniers vers, les derniers beaux vers du livre[14]. On le voit, la réponse chrétienne à cet appel d’angoisse, ce n’est pas dans ce poème encore ni dans aucun autre de ce premier volume que nous la trouverons. Le Chant du Calvaire est un premier cri douloureux vers Jésus espéré ; c’est un cri d’admiration ; mais ce n’est pas un cri de foi… Devant le dévouement du martyr de la Croix,

                                   … douter serait un crime ;
Courbons-nous donc alors et tâchons de prier.

L’atmosphère de ce livre est lourde, étouffante comme celle des premiers jours de printemps. Sous le ciel chargé de nuages, on sent que de chaudes bouffées montent de la terre où l’œuvre de germination se fait ; le sol va craquer de toutes parts et les fleurs vont éclore, des fleurs de piété et de foi, dont Villiers plus tard saura se faire des bouquets pour parfumer sa triste vie.

Ces poèmes, écrits en grande partie et rassemblés à Montfort, Villiers les envoya pour l’impression à Louis Perrin. Le volume parut chez N. Scheuring à Lyon. « Le M… dit que ce sera phosphorescent ! » Plusieurs lettres de cette époque nous montrent Villiers plaisantant le maître imprimeur sur l’archaïsme de ses caractères ; il s’amuse parfois « par de petites épitres goguenardes, à fatiguer le cervelet de Perrin, » Ce premier livre de Villiers est un beau livre, aujourd’hui presque introuvable ; il est un document précieux pour l’histoire de son âme.


L’heure sonna de rentrer à Paris. Certes Villiers n’était pas encore le catholique ardent que son ami avait rêvé faire de lui ; ce n’est pas à vingt ans qu’on peut dépouiller le vieil homme et la vie n’a pas encore, fût-ce au plus désenchanté, manifesté tous ses déboires. Enfin Villiers voulait vivre mais dans le sens humain du mot.

Au moment de partir, il écrivait de Saint-Brieuc à son cousin :

« … Je vais utiliser mes moments de répit à m’oindre de cold cream et à me baigner de diverses façons pour être propre dans une certaine mesure en arrivant. Sombre sera pour moi le moment où j’avancerai le pied sur le tapis de quelques nobles salons de la fashion parisienne… Je serai comme je pourrai, afin que, si vous m’exhibez à Madame d’O…, je ne vous fasse pas trop honte. Enfin, vous me direz comment il faudra faire. J’ai l’honneur de vous inviter, cher ami, à vous bien porter, ensuite à souper, le 20 novembre prochain, à minuit. Je vous attendrai au café Riche. »[15]

Si Amédée Le M… avait eu connaissance de cette prose, il eut été peu satisfait de son élève. Il est vrai qu’il ne s’illusionnait pas sur l’état d’âme de son néophyte ; il le savait encore trop préoccupé des petites choses de ce monde. « Le cold cream, les tapis, les nobles salons, Madame d’O…, le Café Riche, » tout cela fourmillait de menaces pour l’avenir. Du moins, Villiers était-il armé maintenant pour la bataille. Pendant le scholasticat de Montfort, il avait appris à croire en Dieu et à aimer le catholicisme fortement. Son jeune maître pouvait se rendre ce témoignage que, s’il n’avait pas fait du cher poète « un autre homme, » du moins, Villiers n’était déjà plus « le même homme. » La guérison n’était pas complète ; la plaie se rouvrirait encore, mais peut-être ne fallait-il qu’une parole plus puissante pour décider le malade à ne pas trop entraver la convalescence, et peut-être même que des mains consacrées auraient le pouvoir de cicatriser les blessures.

Ce fut à Dom Guéranger, abbé de Solesmes, que le jeune théologien laïque adressa son ami Mathias, Villiers, en l’année 1860, je crois, passa quelques semaines à l’abbaye, Il y conquit rapidement l’affection des moines et le Père Abbé l’avait pris en telle amitié qu’en dépit de ses travaux et de ses affaires, chaque jour, il voulait lui accorder quelques instants d’entretien. Mon cousin pense que la conversion de Villiers dut s’achever là. Le regard de flamme du saint Abbé pénétra le poète jusqu’au tond de son àme et y laissa une lumière. Depuis son séjour à Montfort et sa retraite à Solesmes, Villiers comprit le sens du catholicisme, et devint le fidèle qu’il est resté toute sa vie, affichant sa foi en Dieu et son amour de l’Église avec la même ardeur qu’il affichait son scepticisme autrefois,

La profondeur de ses sentiments n’a fait aucun doute pour ceux qui ont connu Villiers. « Villiers fut, toute sa vie, écrit Robert du Pontavice, un catholique, apostolique et romain convaincu, ardent. » Dans le Figaro du 31 août 1889, on lit, sous la signature de G. Guiches : « Un des sentiments les plus profondément ancrés dans l’âme de Villiers était le sentiment religieux ; un sentiment vivace, candide, atténdri, qui remplissait ses yeux de larmes, quand on parlait devant lui des mystères divins.

J. K, Huysmans a fait remarquer que Villiers voulut remanier Axël, pour supprimer « des théories qu’il jugeait peu orthodoxes au point de vue catholique. » Henri Lavedan a noté aussi qu’il fut « un ferme chrétien, croyant et pratiquant parce qu’il croyait. »

D’aucuns se sont étonnés et quelques-uns scandalisés même de voir que Villiers avait traîné cette foi dans des chemins douteux et l’avait parfois proclamée en termes étranges ; du moins, personne n’a pu lui contester d’avoir été toujours sincère. Il s’est toujours fait gloire de sa croyance et la magnifiée dans ses œuvres. Mourant, il semble avoir eu le scrupule de n’avoir pas assez fait pour elle ; son mariage in extremis fut un hommage à sa foi et, bien plus qu’une concession à la morale bourgeoise, l’accomplissement de son devoir de chrétien. C’est devant Dieu qu’il s’est marié bien plus que devant les hommes, ce gentilhomme, ce poète qui donnait son nom deux fois illustre à une humble, à une illettrée.


La vie, d’ailleurs, avait séparé les deux amis bretons, et même, depuis 1865, la correspondance cessa entre eux. M. Le M… n’oubliait pas son néophyte d’autrefois, mais il ne pensait pas à lui sans tristesse. Pendant que Villiers publiait ces livres tout pleins « d’épouvante, d’hallucinations, de tendresse, de plaisanterie noire et de raillerie féroce »[16] qui étonnaient et qui charmaient Paris. Amédée Le M… des C…, dans les loisirs de sa vie d’affaires, écrivait un Commentaire de l’Évangile en cinq volumes. Le livre parut chez Bray et Retaux ; un exemplaire en fut envoyé à Villiers par son ami, Peut-être, pensait M. des C…, ce livre provoquerait-il une émotion salutaire et rappellerait-il d’heureux souvenirs ? J’ai sous les yeux la réponse de Villiers ; la voici :

Mon cher Amédée,

Je viens d’achever la lecture de votre admirable livre ; j’en parlerai le plus tôt possible. Adieu et merci.

Villiers de l’Isle Adam

Ce 12 juillet 1888.


« Tout souriait à Villiers, en cette année 1888 ; la gêne l’avait abandonné ; la célébrité était venue, » écrit Robert du Pontavice. Oui, et la mort approchait. Le 19 août 1889, Jean-Marie-Mathias-Philippe-Auguste Villiers de l’Isle Adam n’était plus. Sa mort fut celle d’un chrétien.

Peut être, pendant ces dernières journées, dans la maison des frères Saint-Jean-de-Dieu, eut-il un regard vers cette Bretagne dont il était resté le fils par sa foi robuste, et, sans doute aussi, une dernière pensée pour son ami breton, celui qui l’avait ramené vers les fontaines sacrées, ces fontaines baptismales du pays natal, où nous puisons à mains jointes la résignation de vivre et la douceur de mourir.


  1. Son parent et son ami Robert du Pontavice, dans son livre : Villiers de l’Isle Adam, l’écrivain, l’homme.
  2. Son père, sa mère et sa grand’tante.
  3. Mme Marie Félix Daniel-Kérinou, était la tante de Mme de Villiers et l’avait adoptée. La mère de Mme de Villiers était Marie-Françoise, mariée à Charles-Jacques Le Nepveu de Carfort.
  4. Lettre adressée à Hyacinthe du Pontavice, à la date du 22 septembre 1861. Villiers écrivait de Saint-Brieuc, où sa famille et lui étaient en vacances, pour annoncer son retour à Paris.
  5. Il est bon peut-être de faire remarquer que ce titre de marquis était de pure courtoisie : il ne figure sur aucun des actes de mariage et de baptême que j’ai fait relever aux archives de la Cathédrale de Saint-Brieuc. Sur l’un d’eux même, le marquis a signé baron. Je dois à Mme la comtesse du Laz communication de la lettre de faire part de la mort du comte du Laz, son beau-père, en date du 26 septembre 1861. Sur cette lettre, les Villiers, inscrits au degré des neveux à la mode de Bretagne, c’est-à-dire enfants de cousins germains, sont ainsi qualifiés : Monsieur le comte et Madame ta comtesse Joseph Villiers de l’Isle Adam et leur fils…

    M. le comte, c’est notre marquis, alias baron, et leur fils, c’est notre Villiers lui-même.

  6. Non pas pourtant en 1780. Son mariage est antérieur à cette date. En 1780, Marie-Jeanne-Josèphe de Kersauson du Vijac était veuve avec un fils de M. de Villiers et se remariait à Michel-Marie Jégou, comte du Laz. Mme la comtesse du Laz, à qui je dois ce renseignement, n’a pu retrouver les actes qui fixeraient la date exacte du second mariage de cette veuve d’un Villiers avec le grand-père de son mari. Suivant elle, le premier mariage doit avoir eu lieu en 1765. Cette date me semble extrêmement probable.
  7. On peut lire, sur une pierre tombale sous le porche de l’Église de Maël-Pestivien, l’inscription suivante :
    Ici repose
    M. Jean-Jérôme-Charles
    de Villiers, baron de
    l’Isle-Adam, ancien
    commandant d’artillerie,
    âgé de 77 ans, décédé
    le 26 juin 1846
    P. D. P. L. R. P.

    Il en résulte que Jean-Jérôme-Charles, commandant d’artillerie, (?) est né en 1769.

  8. Cette note et deux lettres dont je donnerai des fragments plus loin, ont été adressées à mon ami Robert du Pontavice, qui me les a communiquées, par M. le comte de Pimodan. Elles font partie des archives de cette famille, où elles ont été réintégrées après que j’en ai eu pris copie… Les autres lettres appartiennent à la famille du Pontavice.
  9. Je reproduis telles quelles l’orthographe et la ponctuation de la note et des lettres.
  10. Lettre à Mme la baronne de Damas, du 30 août 1823.
  11. Lettre en date du 15 août (1824 ?) à Saint-Paul-de-Léon et adressée à Madame la baronne de Damas, en son hôtel, rue de Bourgogne, à Paris.
  12. À Madame la baronne de Damas, née de Sallzfield, en son hôtel du ministre, faubourg Saint-Germain, à Paris. (Lettre en date du 20 août 1824, écrite de Lanrivain.)
  13. Oh ! nous avons pourtant, lorsque de leurs mains lourdes
    La Joie ou les Chagrins alanguissent nos jours.
    Crié : Seigneur ! Seigneur ! vers ces étoiles sourdes
    Qui répondent : Peut-être ! et qui brillent toujours !

  14. Il est très curieux à étudier, ce livre rarissime. Le plus curieux, c’est que le seul vrai cri de foi de Villiers ait jeté soit en l’honneur de la Patrie, en réponse à des toasts et à des journaux d’Angleterre (Juillet 1858.)

    Anglais, vous avez fait des choses méprisables ;
    Vous avez insulté par des mots flétrissantes
    Un drapeau devant qui vous avez tremblé tous !
    Tenez en vérité ces choses-là pour lâches ;
    Fouillez ces nobles plis pour y chercher des taches,
              Vous n’y trouverez que des trous !

    Ces strophes et les suivantes, qui sont bien les plus mauvaises du volume, n’en sont pas moins d’un patriote et vibrent de sincérité. Il est vrai que, quelques mois plus tard, au moment de livrer à l’impression ce poème patriotique, Villiers eut comme une pudeur de son chauvinisme ou peut-être un regret de cette amplification de rhétoricien. Le sceptique ou le critique qui était en lui, s’en tira par une plaisanterie : le poème est intitulé ironiquement : Une façon d’imiter M. de Pompignan. Toujours est-il qu’on ne trouverait pas dans ce livre une ode plus enthousiaste, un hymne plus chaleureux, ni un poème plus creux.

  15. C’est un fragment autographe de cette lettre que nous avons reproduit en tête de cette étude.
  16. J. K. Huysmans.