Bric-à-brac littéraire et dilettantisme poétique

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BRIC-À-BRAC LITTÉRAIRE
ET
DILETTANTISME POÉTIQUE.




I. Imagination and Fancy. — II. Wït and Humour. — III. A Jaw of Honey from Mount Hybla. — IV. Men, Women and Books, by Leigh Hunt. — London, Smith, Elder.




En 1782, par une froide matinée de décembre, dans une maison de campagne anglaise, une jeune fille, amie des livres, eut le courage de se lever avant le jour. Elle descendit d’un pas léger, dont le bruit s’éteignait sur le velours des tapis. Elle entra dans la bibliothèque de famille, alluma toutes les bougies, fit flamber le charbon dans la cheminée ; puis, après avoir égayé ses yeux de la chaude illumination de cette retraite austère, après s’être un instant recueillie pour envoyer une pensée à Dieu et pour écouter le silence de cette heure endormie, après avoir soulevé le lourd rideau pour regarder à la vitre gelée les froides ténèbres du dehors ou voir venir dans la brume la pâle aurore d’hiver, elle retourna avec un tressaillement d’aise auprès du feu, devant la table de travail. Elle plaça et déplaça en rêvant quelques volumes, prit sa plume la plus facile, sa plus blanche feuille de papier festonné, et, d’une encre qui riait, en courant sur le vélin, à la lueur des bougies, elle écrivit un sonnet sur le plaisir de se lever matin en hiver et de feuilleter ses livres avant le jour. — Le nom de la demoiselle ? la Muse, qui tache d’encre ses doigts l’épelle à peine ; elle s’appelait miss Seward. — Le sonnet ? — vous venez d’en lire la traduction en prose libre.

Je me suis donné une fête de ce genre, au mois de décembre 1848, avec les livres de M. Leigh Hunt, dont je vais vous entretenir : élégans volumes qu’on a plaisir à voir reluire sous la clarté de la lampe, dans leurs étuis dorés de cadeaux de Noël ; pages riantes comme les plus doux songes du passé, où, en hiver et en temps de révolution, il fait bon de s’oublier quelques heures ; feuilles gracieuses, consacrées les unes à l’imagination, les autres à la fantaisie, celles-ci à l’esprit, celles-là à l’humour, d’autres où est réuni le plus pur miel des poètes et que l’auteur compare avec raison à une jarre emplie au mont Hybla, d’autres encore où sont crayonnés à vol d’oiseau et au hasard des portraits d’hommes, des études de femmes, des impressions de lectures : tablettes bigarrées d’un flâneur curieux, alerte, infatigable, spirituel artiste, un peu maniéré comme quiconque a horreur du vulgaire, toujours amusé d’ailleurs, et qu’on suit, à son caprice, dans l’île de Prospero où dans un salon du XVIIIe siècle, dans un omnibus de Londres ou dans la forêt d’Oberon.

Ce serait rentrer dans la réalité d’où il m’a fait sortir que d’essayer de vous dire ce qu’est M. Leigh Hunt ; je serai donc sur ce point le plus bref qu’il me sera possible. Leigh Hunt est en Angleterre un des derniers survivans de la forte et éclatante génération littéraire du commencement de ce siècle ; son nom est lié aux noms les plus illustres de cette période : il fut l’ami de Byron, de Coleridge, de Shelley, et presque le parrain littéraire de Keats. Il escorta ce chœur de poètes en critique, en reviewer, en humourist, comme Hazlitt, comme son ami Charles Lamb, avec cet ardent amour des lettres, cette passion de l’art qui est la plus douce idolâtries. Voici donc de longues années que cet aimable esprit fait en littérature l’école buissonnière, répandant à fines doses son imagination, son goût, sa bonne humeur, ses élégances dans les revues, les journaux, les préfaces, les keepsake. Impossible, au reste, d’imaginer une nature plus propre à cet heureux métier de pourchasseur de chimères, d’affineur de belles idées et de belles paroles, de dilettante et d’amateur. Il y a en lui du sang créole et un rayon de ce soleil des tropiques qui verse dans les veines de la nonchalance et du feu. Aussi Leigh Hunt adore-t-il les beaux pays du soleil : l’Italie, la Sicile, la Grèce ; aussi, par ses aspirations et par ses voyages, est-il un digne citoyen de cette belle république poétique que j’appellerai méditerranéenne, qui fleurit depuis l’Iliade autour de la mer où ont erré Homère et Byron. Il y a des critiques hargneux et rageurs qui ne semblent chercher dans les lettres que des sujets de haineuses querelles et de pédantes colères ; Leigh Hunt, véritable humourist, n’est point de ceux-là Il ne fait pas de la littérature un chagrin, il ne lui demande que des plaisirs, et il butine le plaisir littéraire sans exclusion, sans prévention, sans défiance, un peu partout. Il pense de la critique comme La Fontaine au sujet des causeries :

La bagatelle, la science,
Les chimères, le rien, tout est bon : je soutiens
Qu’il faut de tout aux entretiens.
Sur différentes fleurs l’abeille se repose
Et fait du miel de toute chose.

Et il ajouterait volontiers avec le bonhomme, un si grand humourist lui-même :

J’aime le jeu, l’amour, les livres, la musique,
La ville et la campagne, enfin tout ; il n’est rien
Qui ne me soit souverain bien,
Jusqu’au sombre plaisir d’un cœur mélancolique.

Leigh Hunt est donc une nature saine et heureuse, un critique sympathique et plein de fraîcheur, un critique, si j’ose dire, friand et sensuel Il ne prend la plume que pour admirer et faire admirer, à quoi il s’entend mieux que personne. Il y a des gens sensibles aux beautés poétiques qui ne savent pas toujours se rendre compte de leurs impressions Quel guide que Leigh Hunt, précieux pour ceux-là, délicieux pour tous ! Vous connaissez ces belles phrases, ces notes enflammées, ces mots de génie que l’inspiration fait jaillir du contact de l’ame et de la nature, et où la poésie condense, comme en un cristal lumineux et pur, le rayon de la beauté, l’étincelle de l’esprit, l’éclair de la passion accens divins qui renvoient sans cesse à l’imagination et au cœur la chaleur, la lumière et le parfum dont le souffle poétique les traversa et les imprégna un jour ! Ces mots radieux, comme Leigh Hunt les flaire et les découvre, comme il les met en relief et sous leur jour, comme il en fait chatoyer les facettes, comme il les étale et les fait sonner dans sa main ! Avec quel art amoureux et familier il revêt de leurs joyaux ses poètes favoris, et quel plaisir de voluptueux et de prodigue il prend à ce jeu de luxe ! On dirait parfois un peintre du XVIe siècle ou un orfèvre florentin parant sa maîtresse. Les livres que j’ai sous les yeux sont des écrins. La critique de Leigh Hunt est une femme qui plonge ses bras nus dans un coffret incrusté rempli de pierres précieuses et qui fait ruisseler entre ses doigts transparens les diamans, les perles fines et les bijoux d’or.

Rousseau disait qu’il ne sentait jamais avec plus de vivacité et qu’il ne décrivait jamais avec plus d’éloquence les beautés de l’été que durant les nuits d’hiver « Que j’aime le premier frisson d’hiver ! » s’écriait le poète de notre génération au premier vers d’un sonnet plein de contraste et de grace. Tandis que la politique et la bise soufflent à nos fenêtres, nous pouvons passer avec Leigh Hunt, dans la société des poètes, une journée qui commence comme une matinée de printemps et finit comme une nuit d’été ; car il semble qu’il y ait dans les jeux de la poésie et de l’esprit un épanouissement successif dont le soleil marque les phases. Le matin, la poésie s’éveille emperlée, fraîche et parfum comme l’aurore, rieuse et chantante comme l’oiseau : c’est la fantaisie. L’humour, avec ses caprices, ses raffinemens, ses vagabondages, est la poésie du milieu du jour. L’esprit, c’est la poésie joyeuse et tapageuse à l’heure du dîner, ou babillarde, précieuse et gantée dans un salon. L’imagination enfin est là muse rêveuse au clair de lune, la muse qui donnait « ses doux plaisirs » au vieux du Bellay « sous la nuit brune, »

Dessus le vert tapis d’Alors qu’en liberté,
Dessus le vert tapis d’un rivage écarté,
Il la menait danser aux rayons de la lune.


Imagination and Fancy, Wit and Humour, cela fait donc bien en vingt-quatre heures le tour du cadran poétique. Commençons par le premier volume de Leigh Hunt, celui de la fantaisie et de l’imagination, pour le reprendre en finissant. Ce volume nous porte en plein dans la poésie exubérante du XVIe siècle et de la renaissance. C’est le beau matin de l’histoire littéraire de nos voisins, l’ère de la poésie jaillissant et débordant sans entraves, fraîche et pure comme l’eau de source, l’ère de Spenser et de Shakspeare. Vous entendez l’alouette de Roméo : « Mon amour, vois quelles lueurs jalouses traversent les nuages là-bas à l’orient. Les chandelles de la nuit sont éteintes (Shakspeare ne dit pas les lampes d’or de la nuit, comme les bons élèves de rhétorique de nos jours : on ne connaissait pas les lampes Carcel dans ce temps-là), et le jour joyeux vient sur la pointe du pied au sommet des montagnes brumeuses. » Vous entendez ces vers de Fletcher, qui vous rafraîchissent le sang comme un souffle matinal : « Vois, le jour commence à poindre, et la lumière éclate comme une traînée de feu clair. Le vent souffle froid pendant que le matin se déplie. » C’est une de ces brises folâtres qui emporte dans son léger tourbillon la troupe fantastique de Titania fuyant le soleil et « suivant la nuit comme un rêve. » Vous respirez un air de ce printemps que Chaucer faisait pressentir, lorsqu’il partait pour son gai pèlerinage de Canterbury, « au moment où les douces pluies d’avril ont percé jusqu’aux racines la sécheresse de mars et versé dans les veines des plantes le doux baume qui produit les fleurs, au moment où les petites créatures ailées qui dorment toute la nuit les yeux ouverts commencent leur musique. » Printemps qui durait encore lorsque Milton chantait dans son Allegro « ces vents espiègles qui un jour de mai, lutinent l’Aurore sur des lits de violettes, bleues et de roses trempées de rosée. »

Et cependant il y a toujours eu des gens qui ont cru la poésie au moment de quitter la terre. Tantôt on nous disait que le monde était trop vieux, avait trop d’esprit, avait fait de trop bonnes humanités pour produire encore ces belles fleurs de nature ; tantôt on a prétendu que les belles imaginations allaient s’enfuir effarouchées devant les grincemens et la fumée charbonneuse de nos machines de fer ; on leur faisait peur hier de Le Batteux, aujourd’hui de la locomotive. Eh bien ! Long-temps même avant ce splendide lever de la poésie au XVIe siècle, Chaucer avait des craintes semblables : il regrettait le monde éthéré des fées, évanoui avec sa poésie fantasque et naïve. Ce n’étaient pas le pédant et l’ingénieur qui les mettaient en fuite alors ; c’était, au dire du malin poète, le froc du moine. Chaucer avait été ambassadeur d’Édouard III à Florence. Il était partisan de Wiclef et avait connu Boccace : on s’en aperçoit. Qui lui eût dit que ses moines, chassés eux-mêmes de leurs vieilles abbayes, seraient pour les poètes à venir, comme pour lui les fées, un souvenir romantique et un poétique regret ? Qui lui eût dit aussi que ces belles légions de sylphes revivraient deux siècles après, avec de si éclatantes couleurs, dans la Faerie Queene de Spenser, avec des notes si douces dans les chansons d’Ariel ?

Quand Spenser, l’auteur de la Fée-Reine, fait son entrée, le soleil resplendit dans toute sa pompe, toutes les voix de la nature chantent, tous les parfums de la campagne fumante montent vers le ciel, et la terre s’épanouit dans la virginale verdure des prés et des bois. On croit voir marcher comme une vivante image cette strophe de Spenser lui-même : « Alors vint la Belle de Mai, la plus belle des nymphes de l’année, toute parée des charmes et des gloires de sa saison, versant à flots, de son sein, les fleurs à la ronde. Elle était portée sur les épaules des deux frères, les jumeaux de Léda, qui, de chaque côté, la soutenaient comme leur reine et souveraine. Dieu ! comme toutes les créatures riaient de bonheur en l’apercevant, et dansaient et bondissaient de joie ! L’Amour voletait autour d’elle, tout enguirlandé de verdure. » Le poème de Spenser précéda Shakspeare de quelques années, et fit passer dans la poésie anglaise ces chaudes et fortes couleurs dont le Tasse et l’Arioste avaient enluminé la poésie italienne, plus luxuriant même que ses modèles, « plus méridional que le Midi, » comme dit Leigh Hunt. La Faerie Queene est un riche et harmonieux mélange de la mythologie païenne et du fantastique du moyen-âge, fondus avec cet exquis sentiment de l’antique que la renaissance fit éclore. C’est un fouillis éblouissant d’idéal et de merveilles : damoiselles effleurant en bateau des lacs enchantés, chevaliers étincelans terrassant les hideuses tarasques a la gueule des cavernes, nymphes des bois dansant en rond dans les clairières, fontaines d’émeraude au fond des forêts sombres, magiques palais incendiés de la lumière des torches, débordant de dames et de chevaliers, et du faste bruyant des magnificences féodales. « C’est le poète des poètes ! » disait Lamb en parlant de Spenser, et en effet tous les poètes anglais sont allés puiser dans cette féerie comme à une source première, et aujourd’hui encore la nouvelle école poétique, qui a emprunté à Spenser sa stance, lui a pris quelques-unes des plus vives couleurs dont elle a rajeuni la muse anglaise. Coleridge remarque avec charme l’indépendance absolue de toute réalité qui distingue la Faerie Queene : « Vous n’êtes dans le domaine ni de l’histoire ni de la géographie ; vous n’apercevez aucune limite matérielle ; vous êtes vraiment dans la région des fées, c’est-à-dire de l’espace idéal. Le poète nous a donné un rêve enchanté, et vous n’avez ni le désir ni la pensée de demander où vous êtes et comment vous y êtes vénu. » Cet entier oubli de la réalité est le charme souverain que des hommes d’état submergés par les affaires, comme lord, Somers et lord Chatham, trouvaient à la lecture de la Faerie Queene. Avec son imagination pétrie de verdure, de soleil et d’azur, Spenser est naturellement aussi le poète des peintres. « J’ai lu, racontait un jour Pope, le versificateur classique, le poète de salon, j’ai lu un chant de Spenser à une vieille dame de soixante-dix où quatre-vingts ans : elle me dit que je lui avais montré un galerie de tableaux. Je ne sais comment cela se fait, mais elle disait vrai. »

Leigh Hunt a pris Pope au mot : il a détaché de la Faerie Queene une série de nobles peintures au bas desquelles, suivant la couleur et le style, il inscrit le nom d’un grand maître. C’est malheureusement une trahison, comme dit le proverbe, de traduire un poète ; aussi n’oserai-je reproduire qu’un où deux de ces frais tableaux, comme on donnerait une méchante aquatinte d’après une toile vénitienne ou florentine. Par exemple, ne voyez-vous pas dans ce fragment le motif d’un délicieux Corrége, une Suzanne au bain qui n’a point encore aperçu les vieillards lascifs : « Ses beaux cheveux étaient réunis et tordus par un nœud ; elle les délia. Ils se répandirent à longs flots et à ondes épaisses et enveloppèrent d’un manteau d’or son corps d’ivoire. Une partie de ce corps charmant fut alors dérobée par un voile, mais par un voile aussi charmant. Noyée dans ses cheveux et dans l’onde, qui la défendaient des larcins du regard, elle ne laissait voir que son aimable figure. En même temps riante et rougissante en même temps, sa pudeur augmentait la grace de son sourire, et son sourire la grace de sa pudeur. » Voici un morceau plus large ; c’est une Diane nue surprise par Vénus. Leigh Hunt ne sait s’il l’attribuera au Titien ou à Annibal Carrache.


« Vénus vint dans les bois déserts et y trouva la déesse avec ses nymphes se délassant au bord d’une fontaine des fatigues de la chasse. Les unes se lavaient avec la rosée liquide et enlevaient de leurs membres charmans la poussière mêlée à la sueur qui en ternissait les teintes vives, d’autres fuyaient sous l’ombre le soleil brûlant ; celles qui restaient veillaient attentives autour de la déesse.

« Elle, ayant suspendu à une branche haute son arc et son carquois peint, avait délacé ses brodequins d’argent sur sa jambe agile ; elle avait délié sa ceinture et recevait sur son flanc grêle et ses seins nus la fraîcheur de la brise ; ses boucles dorées, tout à l’heure attachées en tresses luisantes pour ne point gêner sa course, retombaient maintenant sur ses épaules, dénouées et tout humides d’une ambroisie parfumée.

« Dès qu’elle vît Vénus derrière elle, comme réveillée en sursaut, elle rougit de sa nudité, fâchée contre ses compagnes négligentes, qui ne l’avaient point avertie et la laissaient surprendre dans ce désordre. Elle ramassa rapidement ses voiles épars, les ramena comme elle put sur son sein et se leva vers la déesse, tandis que toutes ses nymphes, l’entouraient comme une guirlande. »

Tout cela regorge, dans l’original, de ces vers de belle venue qui font nager dans la lumière une idée ou un contour ; tout cela est musical autant que pittoresque.

Marlowe, qui mourut si jeune, et que, je ne sais pourquoi, on appelle toujours le vieux Marlowe, — peut-être parce qu’il est aussi de quelques années l’aîné de Shakspeare, — Marlowe fut également possédé de cette ivresse païenne de la renaissance qui a ouvert à la poésie des intuitions si ardentes sur la nature. Un de ses contemporains, Drayton, poète lui-même, disait de lui en beaux vers : « Baigné dans les sources thespiennes, Marlowe avait cette braverie des choses trans-lunaires qu’eurent les anciens poètes ; ses transports étaient tout éther et tout feu ; de là vient la transparence de ses vers, car il conserva cette belle folie qui doit remplir la tête du poète. » Ce fougueux jeune homme, victime du philtre enivrant que la muse antique verse à ses hôtes, en décrivait lui-même les délices empoisonnées dans un de ses drames. C’est un favori qui veut entourer de séductions un roi efféminé.

« J’aurai, dit-il, de voluptueux poètes, des hommes d’esprit amusans, des musiciens qui, en touchant une corde, feront aller où je voudrai ce prince faible. Musique et poésie font ses délices ; c’est pourquoi j’aurai des mascarades italiennes la nuit : doux entretiens, comédies, charmans spectacles ; et le jour, lorsqu’il sortira, mes pages seront vêtus en nymphes sylvaines ; mes hommes, comme des satyres paissant sur l’herbe, danseront, avec leurs pieds de bouc, les rondes antiques. Parfois un joli enfant, sous la forme de Diane, dorant de sa chevelure le flot qui miroite, se baignera dans une fontaine ; un autre, près de là, épiant, comme Actéon, à travers le feuillage, sera métamorphosé par la déesse irritée. Changé en cerf, il fuit, traqué par une meute aboyante, et semble mourir. Telles sont les choses qui plaisent le mieux à sa majesté. »

Et ceci s’écrivait du temps d’Henri III. Le poète n’en poursuivait pas moins lui-même la perfide, l’épuisante syrène. Ce jeune homme, qui n’a pas vécu vingt-huit ans, a écrit un Faust, la Tragique histoire du docteur Faustus, peut-être la sienne. Aussi avec quels accens fiévreux et tendres il exprime les désirs qui brûlent l’ame de son héros ! Faust s’écrie en tendant les bras à la vision d’Hélène :

« Est-ce le visage qui lança aux flots des milliers de navires et embrassa les hautes tours d’Ilion ? Douce Hélène, fais-moi immortel avec un baiser. Ses lèvres aspirent mon ame. Où s’enfuit-elle ? Viens, Hélène, viens, rends moi mon ame. C’est là que je veux rester, car le ciel est sur ces lèvres, et tout ce qui n’est pas Hélène n’est que poussière. Je serai Pâris, et pour l’amour de toi, a lieu de Troie, Wittenberg sera brûlé ; je combattrai le faible Ménélas, je porterai mes couleurs sur mon casque empanaché : oui, je blesserai Achille au talon et je retournerai prendre un baiser à Hélène. O toi, plus belle que l’air du soir revêtu de la beauté de mille étoiles ! plus charmante que la voluptueuse Aréthuse serrant le roi de la mer dans ses bras d’azur ! »


Marlowe était un vrai poète : il y a dans la poésie elle-même, comme dans l’amour, comme dans l’ambition, comme dans toute notre destinée ici-bas, une chaîne, un esclavage, que les élans de notre ame vers l’infini repoussent sans cesse sans jamais pouvoir en triompher. En poésie, cet esclavage est l’impuissance de l’expression. Marlowe la sentait aussi bien que celle du désir : « Quand les plumes des poètes seraient nourries des sentimens de leurs maîtres et de toutes les délicatesses que leur inspirent sur des motifs admirés leur cœur, leur intelligence et les muses ; quand les célestes essences qu’ils distillent des fleurs immortelles de la poésie se seraient toutes mêlées dans le moule harmonieux d’une phrase accomplie ; — même alors, dans la tête inquiète du poète, flotteraient encore une pensée, une grace, une merveille suprême qu’aucune puissance ne pourrait couler en paroles. » Ainsi le poète est comme le philosophe : pour vaincre l’impuissance de l’art, son dernier effort est de la décrire.

Nous nous arrêterons plus tard, à l’heure que nous avons réservée à l’imagination pleine et radieuse, avec le grand et universel Shakspeare. Pour rappeler les enchantemens de sa fantaisie, ne faudrait-il pas citer tous ses ravissans drames féeriques ? Empruntons-lui plutôt, en passant, quelques éclairs, quelques sons plus mâles, par exemple le feu et le bruit des armures de ses jeunes guerriers, dans Henri IV. On y voit, suivant un mot de Rabelais, « la splendeur des épées, » et, comme dit Froissart, « le soleil rayer sur les bassinets bel et clair. » Le bouillant Hotspur demande à Vernon où sont cette mauvaise tête de prince de Galles et ses camarades. « Tous équipés, répond Vernon, tous en armes, tous emplumés comme des aigles qui s’ébattent en sortant de l’eau ; étincelans comme des nuages dans leurs cottes dorées ; bouillans de sève comme le mois de mai ; aussi superbes que le soleil de la mi-été, folâtres comme de jeunes boucs, farouches comme de jeunes taureaux. J’ai vu Harry, casque en tête et cuissards au corps, bravement armé ; il se leva de terre comme un Mercure ailé et saillit sur sa selle aussi aisément qu’un ange qui fondrait des nuages sur un pégase emporté comme la tempête, pour éblouir le monde de sa noble chevalerie. – Assez, assez, crie Hotspur, ces éloges donnent la fièvre. Qu’ils viennent ; ils viendront parés pour le sacrifice, et à la déesse de la guerre fumante à la vierge aux yeux de feu, tout chauds et sanglans nous les offrirons. Mars aura du sang jusqu’aux oreilles. Viens, donne-moi mon cheval, qu’il me porte comme un tonnerre sur la poitrine du prince de Galles. Harry contre Harry, cheval contre cheval, nous nous choquerons et ne nous lâcherons plus que lorsque l’un de nous tombera cadavre. » C’est le rhythme vaillant du discours de Cinna :

Romains contre Romains, etc.

Abandonnons cette puissante pléiade du siècle d’Élisabeth. À moins de refaire les livres de Leigh Hunt, nous ne pouvons que feuilleter du bout des doigts les extraits de Ben-Jonson, Beaumont et Fletcher, Middleton, Decker, Webster, Drayton, etc. En quittant cette génération, on n’est plus séparé que par Milton d’une période toute différente de la poésie anglaise ; on sort de la poésie de nature pour entrer dans la poésie de cabinet et de salon, ou, suivant les termes consacrés de nos voisins, on passe de la poésie de campagne à la poésie de ville. À ce moment, il est plus de midi à notre montre littéraire ; la fantaisie et l’imagination fatiguées font place au bon sens élégant, aux règles polies, aux convenances artificielles ; on nous permet l’humour sous la surveillance du goût ; c’est le règne de l’esprit et du bel esprit, si bien que dans l’histoire littéraire de l’Angleterre les héros de cette époque ont gardé tout simplement comme un nom propre le titre d’hommes d’esprit : les wits.

La littérature française a eu l’honneur, au XVIIe et au XVIIIe siècle, de transformer la littérature anglaise. Elle a appris à cette inspirée le bel air et les jolies manières ; elle a présenté cette fière fille des champs et des forêts, cette héroïne de la vie puissante et libre, à la cour, à la ville, à l’académie, dans les assemblées, en habit de marquise, le chignon poudré, le fard aux joues, la mouche au menton, l’éventail aux mains, robe frôlante et queue traînante. Sur l’heure même, les Anglais nous payèrent ce service argent comptant, en nous donnant l’un des plus purs et des plus scintillans écrivains de notre langue, le roi des graces cavalières, le ravissant Hamilton. Aujourd’hui, après quelques cent ans de réflexions, ils sont loin de se tenir pour nos obligés. Nous ne demanderons pas pourquoi nous n’avons pas eu, nous aussi, la grande poésie primesautière, amoureuse de la nature ; pourquoi, sauf le vers de Corneille :

Ces obscures clartés qui tombent des étoiles ;


sauf le vers de Racine :

Dieux ! que ne suis-je assise à l’ombre des forêts ?

sauf quelques naïvetés savoureuses de La Fontaine et quelques brusques fiertés de Molière, on ne voit pas dans tout notre XVIIe siècle un coin bleu au ciel, un air de verdure sur la terre. M. Sainte-Beuve en a trop bien donné les raisons dans son beau livre sur le Seizième Siècle. Mais puisque nous accostons enfin la littérature judicieuse, puisque nous entrons dans le cercle correct et raisonneur des wits, c’est le moment de nous poser les questions élégantes et graves soulevées, par Leigh Hunt : Qu’est-ce que l’imagination, et la fantaisie, et l’esprit, et l’humour ? Je sais bien que les définitions de ces choses impalpables comme des idées innées ont peu d’attrait et d’utilité : elles ne font pas plus toucher à l’imagination les qualités générales qu’elles expriment, que le nom latin d’une fleur rare n’en présente aux sens la couleur et l’odeur. Je ne sais si je suis d’accord avec Leigh Hunt ; mais, pour couper court, il me semble que l’imagination est cet effort et cette puissance qui, dans l’ame humaine, cherche parmi les aspects infinis du monde extérieur, — le monde de la nature et le monde de la civilisation, — comme en un miroir immense des formes, des analogies, des représentations, où elle se voit peinte, et avec lesquelles elle parle, si j’ose dire, ses sentimens et ses passions. Le monde extérieur étale devant l’ame un vaste vocabulaire d’images, de couleurs et de sons ; l’imagination, par un instinct et un attrait divins, plonge sur la forme qui répond à l’émotion de l’ame : du choc et de la fusion du sentiment et de l’image jaillit l’éclair poétique. Il y aurait, dans une leçon d’esthétique ex professo, bien des distinctions à faire sur les diverses applications de l’imagination ; nous n’avons à indiquer ici que la nuance par laquelle la fantaisie s’en détache. L’imagination est tout sentiment ; elle est sérieuse, elle donne dans son éclat le plus soudain et le plus large la flamme et la note poétique ; la fantaisie tisonne avec l’image, se joue aux étincelles, s’amuse et badine avec des représentations plus éloignées, plus subtiles du sentiment. Exemple : le sentiment à exprimer est celui-ci : faites un effort sur vous-même, et vous cesserez d’aimer. « Levez-vous, dit Shakspeare dans Troïlus et Cressida, le frêle Cupidon déliera votre cou de son amoureuse étreinte, et volera dans l’air comme la goutte de rosée que le lion secoue de sa crinière. » Ainsi traduit l’imagination. « Oh ! et moi, moi amoureux, dit encore Shakspeare dans Peine d’amour perdue, moi qui ai donné le fouet à l’amour, moi qui ai été le maître pédant de cet enfant pleurnicheur, errant et myope, de ce vieux bambin, de ce nain géant, Dan Cupido ! Moi, régent des vers d’amour, seigneur des bras entrelacés, souverain sacré de gémissemens et des soupirs ! etc. » Voilà, dans son plus extrême papillotage, comme parle la fantaisie.

Mais l’esprit, comment le définir ? Voltaire lui-même donne sa langue aux chiens. « Ce qu’on appelle esprit, disait-il, est tantôt une comparaison nouvelle, tantôt une allusion fine : ici l’abus d’un mot qu’on présente dans un sens, et qu’on laisse entendre dans un autre ; là un rapport délicat entre deux idées peu communes ; c’est une métaphore singulière ; c’est une recherche de ce qu’un objet ne présente pas d’abord et qui est en effet dans lui ; c’est l’art ou de réunir deux choses éloignées, ou de diviser deux choses qui paraissent se joindre, ou de les opposer l’une à l’autre ; c’est celui de ne dire qu’à moitié sa pensée pour la laisser deviner. Enfin » Enfin Voltaire, empêtré dans cette toile d’araignée, s’ennuie lui-même de ses propres explications, et s’écrie impatienté : « Je vous parlerais de toutes les différentes façons de montrer de l’esprit, si j’en avais davantage. » On pourrait bien s’en tenir là Et, en effet, n’est-ce pas La Rochefoucauld qui compte jusqu’à trente sortes d’esprits ? Je crois bien que Leigh Hunt a la patience d’aller jusqu’au bout d’une litanie tout aussi longue, qu’heureusement pour ses lecteurs il entrecoupe à propos de ritournelles joyeuses. Il était peut-être plus simple et non moins juste de se tirer d’affaire en disant que l’esprit est l’imagination saisissant dans les choses les contrastes imprévus et plaisans, les disparates singulières et bizarres, les rapprochemens grimaçans d’où étincelle et pétille le rire. L’esprit, qui partage donc l’empire de l’ame humaine avec l’imagination proprement dite, — à elle le pathétique, à lui la gaieté, — a des allures symétriques et des formes analogues à celles de l’imagination. La gaieté s’oubliant en elle-même, s’exaltant de ses propres saillies, comme le vin mousseux qu’elle verse dans son verre, a ses griseries comme la sensibilité a ses enthousiasmes ses strophes ailées et tapageuses comme l’autre sa verve pompeuse et ses transports éthérés, en mot son lyrisme. À l’épopée héroïque, elle oppose l’épopée burlesque, la comédie au drame, la satire à l’élégie. Chose curieuse, l’esprit, sous ces dernières formes, n’est souvent qu’un effort en quelque sorte désespéré d’une sensibilité douloureusement refoulée sur elle-même, qu’une autre contorsion de la douleur qui se déguise, et qui, dans sa plainte, à défaut d’une consolation, cherche une vengeance. Quand on a douté de Dieu, de l’amour, de la liberté, quand on a mesuré l’abîme de la méchanceté et de la sottise humaine, quand on a percé à fond les hideux mensonges du monde, quand on a été témoin de la honteuse décadence des peuples qui meurent du haut mal des révolutions, on ne veut plus voir les choses que par leur aspect grotesque, les hommes que sous leur aspect ridicule ; dès-lors tout change, on rit de tout ; tout devient divertissant, et, disent les moralistes amers, l’on conserve la santé. Hélas ! à ce jeu-là, ni Molière ni Byron ne l’ont conservée.

L’humour, voilà plutôt le remède que peut offrir l’esprit, s’il est des remèdes à nos incurables misères. L’humour est, en effet, à l’esprit ce que la fantaisie est à l’imagination ; dans l’homme, c’est une sorte de rêverie souriante, une bonne humeur nonchalante et fantasque, une malice bienveillante qui s’amuse à tuer doucement le temps en prenant les hommes et les choses par leurs enfantillages ; dans l’expression, à côté du feu d’artifice de la gaieté épique et lyrique, c’est la petite flamme capricieuse qui meurt et renaît mille fois en voltigeant sur la bûche embrasée et réjouit de temps en temps le foyer d’un sifflement moqueur Voulez-vous voir de l’humour ? lisez le discours de l’oncle Toby à cette mauvaise mouche qui, durant tout le dîner, s’est acharnée sur son nez comme le vautour au flanc de Prométhée : « Va, lui dit-il après l’avoir prise enfin, je ne te ferai pas de mal ; — et en parlant il s’était levé de sa chaise et traversait la chambre. — Je ne ferai pas tomber un cheveu de ta tête. Va, — et il levait le châssis de la fenêtre et ouvrait la main : Va, pauvre diablesse, pars ; pourquoi te ferais-je du mal ? Ce monde est bien assez grand pour nous contenir tous deux, toi et moi. » Dans un autre ton, un charmant chef-d’œuvre d’humour, c’est le poème coquet de Pope sur une boucle de cheveux enlevée, the Rape of the Lock. Un jeune lord, amoureux d’une belle fille d’honneur, épris des deux grandes boucles qui enroulent leurs anneaux flottans derrière cette jolie tête, a résolu de couper un de ces trophées d’amour et de l’offrir au dieu de la galanterie sur « un autel construit avec une douzaine de vastes romans français superbement dorés, où l’attendent déjà trois jarretières et une demi-paire de gants. » En vain les sylphes chargés de garantir la poudre des coiffures des coups de vent malencontreux qui la font voler en nuages, les sylphes qui empêchent les essences de quitter leurs prisons de cristal et les vases de Chine de s’écailler, qui préservent les demoiselles de la cour du malheur de tacher leur honneur où le brocart de leurs robes neuves, d’oublier leurs prières ou de manquer une mascarade, de perdre leur cœur où leur collier au bal, en vain ces sylphes tutélaires placent-ils Belinda sous leur protection. Un jour il y a réception à Hampton-Court, dans le palais où « la reine Anne prend quelquefois des conseils et quelquefois du thé. » La cour est réunie, les demoiselles d’honneur, les filles des délurées dont Hamilton nous a conté les libres avantages, sourient et caquettent sous leurs éventails pailletés. Les graves hommes d’état et les petits-maîtres arrivent à la file, en faisant leurs saluts plongeans qui jettent en avant les boucles de leurs grandes perruques ; mais, en se relevant, ils les ramènent en arrière avec une dignité parfaite, achèvent de les rajuster avec un trémoussement d’épagneul mouillé, et vont exercer à l’oreille des dames ce grand art du courtisan que Saint-Simon appelait le badinage des femmes. Notre ravisseur s’est glissé parmi ce flot derrière Belinda. Il approche du col neigeux et penché les ciseaux coupables. Cependant les petits sylphes soufflent des tempêtes dans les cheveux flottans de la belle ; ils secouent avec désespoir, ses pendans d’oreilles Peine inutile ! Elle ne s’éveille point à temps. La boucle est moissonnée.

Un humourist, dans le meilleur sens du mot, c’est notre guide, Leigh Hunt. Pourquoi ne pouvons-nous le suivre dans toutes ses courses capricieuses, devant les étalages de libraires, dans sa chambre à coucher de cottage dont il décrit si bien les agrémens rêvés, à Maïano où il passe un mois de mai italien, dans les anecdotes qu’il nous raconte sur les actrices qui ont épousé de grands seigneurs ? Il se plaît surtout à la société des femmes. Dans une série d’esquisses sur la beauté des femmes, il résume ces graves controverses, jamais apaisées depuis qu’il y a des artistes et des amoureux, sur la nuance des cheveux, la couleur des yeux, le charme d’une fossette, la grace d’une démarche, et, dans ce galant procès, un texte de poète est invoqué à l’appui de chaque opinion, ce qui fait du débat une vraie Guirlande de Julie adressée à la beauté idéale. Leigh Hunt possède un cheveu de Lucrèce Borgia qui est produit comme pièce de conviction. Ce cheveu était conservé à Milan dans la Bibliothèque Ambrosienne. Il fut donné à Byron, qui en fit cadeau à son ami Leigh Hunt en écrivant sur l’enveloppe ce vers de Pope, emprunté précisément au Rape of the Lock :

Et la beauté nous mène avec un seul cheveu.

« Si jamais cheveu fut doré, s’écrie notre critique, fier d’un si beau morceau de bric-à-brac, c’est celui-là. Il n’est pas rouge, il n’est pas blond, il n’est pas châtain ; il est doré, et pas autre chose. » Dante, l’Arioste, Pétrarque, le Tasse, Shakspeare, fournissent chacun quelque trait à la Pandore de Leigh Hunt ; notre La Fontaine est le parrain de son nez, avec ces jolis vers à la duchesse de Bouillon :

       Peut-on s’ennuyer en des lieux
Honorés par les pas, éclairés par les yeux
       D’une aimable et vive princesse,
A pied blanc et mignon, à brune et longue tresse ?
Nez troussé, c’est un charme encor selon mon sens,
       C’en est même un des plus puissans.
Pour moi, le temps d’aimer est passé, je l’avoue,
       Et je mérite qu’on me loue
       De ce libre et sincère aveu,
Dont pourtant le public se souciera fort peu.
Que j’aime où n’aime pas, c’est pour lui peu de chose.
       Mais s’il arrive que mon cœur
Retourne, à l’avenir, dans sa première erreur,
Nez aquilins et longs n’en seront point la cause.

On ne peut retenir un sourire à la lecture de ces vers, quand on songe au nez aquilin et long, dont le bonhomme était lui-même affligé. « Tous les Pidoux ont du nez abondamment, » écrivait-il un jour à sa femme. La Fontaine était Pidoux par sa mère. Le rire augmente, et Leigh Hunt n’y aurait pas résisté, s’il avait fait ces rapprochemens, lorsqu’on se rappelle la question saugrenue de Gargantua : « Pourquoi est-ce que frère Jean a si beau nez ? » et les burlesques réponses de Grandgousier, de Ponocrates et de frère Jean. N’est-il pas permis de penser à Rabelais quand on parle de La Fontaine ?

Leigh Hunt fait, une curieuse tournée chez les dames anglaises qui ont écrit des vers, chez les british poetesses. Parmi ces femmes élégantes, spirituelles, éloquentes, il en est une auprès de laquelle on est bien forcé de s’arrêter : c’est lady Mary Wortley Montagu, la Sévigné anglaise. D’ailleurs, elle nous ramène dans ce précieux monde des wits, le monde des belles robs qui frémissent, des éventails qui jasent, des perruques qui expriment, dans leurs balancemens majestueux ou badins, l’admiration excitée par un beau vers académique, ou la moquerie qui rit autour d’une épigramme piquante comme une épingle, ailée comme une flèche. Singulière vie que celle de lady Mary ! Elle était la fille d’un duc, le duc de Kingstown. Privée de sa mère presque en naissant, elle s’éleva pour ainsi dire elle-même, sous un père absorbé par la politique et les plaisirs. Elle était pourtant déjà, tout enfant, un petit prodige d’esprit, de grace et de beauté. Un jour, son père, whig ardent et membre du Kit-Kat Club, voulut montrer sa petite merveille, — elle avait huit ans, — à ses compagnons de politique et d’esprit. La réunion se composait des hommes les plus éminens de l’état et des lettres. La belle enfant eut un succès fou ; son nom fut immédiatement gravé sur un verre ; on but à sa santé. Elle, volant à la ronde sur les genoux des convives, passant des caresses d’un grand seigneur aux bras d’un patriote où d’un poète, comblée de bonbons, assourdie de louanges, nageait dans l’extase. Tel fut le baptême mondain de lady Mary Wortley Montagu. Plus tard, M. Wortley, homme important du parti whig, amoureux d’elle, ne parvenant pas à s’entendre avec le duc son père sur les arrangemens financiers du mariage, elle se laissa enlever avec l’indifférence la plus étourdie. Elle s’était donné un maître jaloux qui la tint deux ans captive à la campagne, mais qui, devenu ministre, fut bien forcé de la conduire à Londres. Lady Mary y fut la joie de la cour ennuyée de George Ier, les délices des poètes et des gens d’esprit et le désespoir de son mari. Celui-ci prit l’ambassade de Constantinople et mena la brillante femme du monde chez le Grand-Turc. C’est ce qui nous a valu les charmantes lettres de lady Montagu. Revenue en Angleterre après bien des années, encore belle, elle introduisit en Europe l’inoculation ; puis, se séparant à l’amiable de son mari, elle alla en Italie, où elle passa vingt ans encore, et ne retourna finalement en Angleterre que deux ans avant sa mort. Cette femme, jadis adorée, conserva jusqu’au bout sa vivacité, son entrain, la force et la sûreté de son jugement, mais avec de bizarres manies. « Elle ne pensait, ne parlait, n’agissait, ne s’habillait comme personne (c’est une de ses parentes qui parle). Son domestique était composé de toutes les nations. En entrant dans son salon, vous pensiez être au premier étage de la tour de Babel. Un laquais hongrois prenait votre nom à la porte, il le donnait à un Italien, qui le transmettait à un Français, le Français le passait à un Suisse, le Suisse à un Polonais, en sorte qu’avant d’être arrivé en présence de la vieille dame, vous aviez changé de nom cinq ou fois. » Lady Montagu avait, elle aussi, une fille sur laquelle toutes ses affections s’étaient concentrées ; elle se justifiait auprès d’elle, avec une bonne humeur touchante et le sentiment d’une douce expérience de la vie, de ses vieux enfantillages, et surtout de son goût pour les romans.

« Ma fille, ma fille, vous calomniez toujours mes plaisirs. Bagatelle, fatras, non-sens, voilà les noms que vous donnez à mon amusement favori. Si j’appelais la clé d’un chambellan un morceau de laiton doré, et les insignes des ordres les plus illustres des bouts de ficelle de couleur, philosophiquement je dirais vrai peut-être, mais comment serais-je accueillie ? Nous avons tous nos jouets, heureux quand on se contente de ceux qu’on a ! Celles-là sont les plus sagement dépensées de nos heures que nous passons à nous voiler les maux de la vie. Je trouve mon temps mieux employé à lire les aventures de personnages imaginaires que celui de la duchesse de Marlborough, qui passa ses dernières années à changer et à tourmenter son testament, cherchant mille moyens de vexer celui-ci, d’obtenir les louanges de celui-là, sans résultat, éternellement désappointée, éternellement rongée. Les scènes actives ne sont plus de mon âge : je me livre avec le plus d’art possible à mon goût pour la lecture. Si je voulais me borner aux bons livres, ils sont presque aussi rares que les hommes de bien : il faut que je me contente de ce que je trouve. À mesure que j’approche de ma seconde enfance, je m’efforce d’entrer dans les plaisirs de mon âge. Peut-être, en ce moment, votre plus jeune garçon enfourche un cheval de bois ; il ne regrette pas du tout qu’il ne soit pas d’or, encore moins voudrait-il le troquer contre un cheval arabe qu’il ne saurait conduire. Je lis un conte oiseux, je ne m’attends à y rencontrer ni esprit ni vérité ; je suis enchantée que ce ne soit pas un livre de métaphysique, qui mettrait ma raison à la torture, ou un livre d’histoire, qui égarerait mes opinions : voilà tout. Votre enfant fortifie sa santé par l’exercice, je calme mes soucis par l’oubli. Les deux méthodes peuvent paraître vulgaires aux gens affairés ; mais, s’il augmente sa force, lui, et si, moi, j’oublie mes infirmités, nous avons atteint tous deux, je vous assure, un résultat fort désirable. »

Curieuse destinée des romans, la jeunesse les garde à son chevet :

Moi qui n’ai que vingt ans, je prétends que l’Astrée
Fasse en mon cabinet encor quelque séjour,
Car, pour vous découvrir le fond de ma pensée,
Je me plais aux livres d’amour.


Et la vieillesse ne peut les laisser tomber de ses mains. C’est toujours le même mystère et le même néant de cette misérable vie, qui n’est supportable que lorsqu’on la regarde dans le miroir des chimères. Jeune, on se dresse sur la pointe des pieds pour y contempler la féerie des espérances naissantes ; vieux, on retourne la tête pour y endormir le regret à la dernière lueur des illusions.

Le plus illustre admirateur de lady Mary fut Pope ; heureux s’il n’eût voulu rester que son ami ! Vous savez ce qu’était Pope : un esprit de la trempe la plus fine, puissant même dans ses graces étudiées, mais pour corps une guenille ridicule, un petit avorton contrefait ; une lame d’or dans un fourreau de fer-blanc bosselé. Le pauvre diable, uni déjà à lady Montagu par les agrémens du plus intime commerce de l’esprit et des lettres, s’avisa un jour, la voix tremblante d’émotion, de lui déclarer sa flamme ; la jeune femme et la grande dame, répondit par l’éclat de rire le plus involontaire, le plus soudain, le plus franc, le plus humiliant par conséquent et le plus cruel pour le chétif amoureux confus. L’orgueil blessé changea l’amour en haine dans l’ame de Pope : il se vengea par des épigrammes. Personne, dans la satire, ne faisait siffler plus lestement le fouet et ne portait de plus cuisantes blessures que ce bel esprit, qui s’était trompé de corps en naissant. J’en voudrais donner une idée par un échantillon de ses satires politiques. Ici encore, nous pourrons faire toucher du doigt la différence qui distingue l’humour de l’esprit. Addison, le facile écrivain du Spectateur et le secrétaire d’état, était un humourist, même en politique. Les travers des partis n’amènent sur ses lèvres qu’un fin sourire caustique. De son temps, les femmes portaient des mouches ; de son temps aussi, elles prenaient feu pour la politique, elles étaient avec passion whigs ou tories. Les mouches et la politique se mêlant dans la boîte au fard, il arriva que les dames whigs portèrent leurs mouches d’un côté du visage, et les dames tories de l’autre ; les neutres les plaçaient au milieu. Addison plaisante gentiment sur cette guerre civile allumée par la politique dans la toilette. Il est à l’Opéra, il voit Rosalinde, une whig déclarée : « Je dois remarquer, dit-il, qu’elle avait très malencontreusement une mouche sur le côté tory de son front. Comme cette mouche était très voyante, elle a occasionné un grand nombre de méprises : elle adonné sujet aux ennemis de Rosalinde de la représenter faussement comme révoltée contre les principes whigs. » Voilà l’humour appliqué à la politique de ruelle. Voici l’esprit bouillant dans le cœur d’un homme libre et d’un sage indigné, et attachant une flétrissure vengeresse une faiblesse ignoble : c’est le portrait d’un homme politique, le duc de Wharton, enlevé par Pope avec une vigueur de touche singulière ; on dirait que le moule a été pris sur un masque de notre temps, sur un de ces parasites des applaudissemens de la multitude, — « l’animal aux têtes frivoles, » disait La Fontaine, sur un de ces éhontés adulateurs du peuple, — « tyran jaloux de quiconque le sert, » disait Voltaire, — enfin sur un de ces mendians de popularité que nous voyons parader honteusement sur les tréteaux révolutionnaires. On en fera l’application à qui l’on voudra. En lisant ces vers, le nom contemporain vient aux lèvres, il est inutile de l’écrire.

« Les mœurs changent avec la fortune, l’humeur avec la température, les opinions avec les livres, et les principes avec le temps.

« Recherchez donc la passion dominante : là seulement est la constance de l’ame mobile, le secret du rusé, la consistance du sot et la sincérité de l’hypocrite. Cette clé une fois trouvée, tout le reste est révélé ; la perspective s’éclaire, et vous connaissez Wharton, Wharton, le mépris et le miracle de nos jours, dont la passion dominante fut la soif des applaudissemens. Il est né avec tout ce qu’il faut pour obtenir ceux des sages ; il ne saurait vivre s’il ne plaît aux femmelettes et aux imbéciles ; quoique les sénats émerveillés soient suspendus à chacune de ses paroles il faut que les clubs le saluent comme leur maître. Vous voudriez que des talens si divers ne courussent pas après la nouveauté ? Il brillera tour à tour comme un Cicéron et comme un Clodius. Puis il se repent et il adore son dieu avec la même ferveur qu’il se prostitue. Pourvu qu’il soit admiré de son entourage, peu lui importe d’être applaudi tantôt par le prêtre et tantôt par la courtisane. Ainsi, avec tous les dons de la nature et de l’art, il ne lui manque rien…, qu’une ame honnête. Pour se faire tout à tous, il prend tous les vices, et, pour fuir l’impopularité, il s’est couvert d’infamie. Sa passion est d’enlever les suffrages, sa vie se passe à les perdre de mille manières. Bienveillance constante qui ne s’est point fait un ami, parole d’ange qui ne peut convaincre personne, fou qui a plus d’esprit que la moitié des hommes ; trop téméraire pour la pensée, trop raffiné pour l’action ; tyran de la femme que son cœur estime, rebelle au roi qu’il aime : il meurt triste, excommunié de l’église et de l’état, et, chose pour lui plus cruelle, fameux, mais non grand.

« Vous demandez pourquoi Wharton a renié tous ses principes ? C’est qu’il avait peur d’être sifflé par les coquins. »

Voilà le vil secret des apostasies emphatiques de notre temps, voilà un morceau qui ragaillardit un cœur mortellement blessé des lâchetés qui se pavanent hypocritement sous des masques généreux. Tels sont les cris suprêmes que pousse la poésie salie et saignante au contact des mascarades mondaines, parmi les foules déguenillées où dorées qui peuplent les salons et les boues des villes ; mais, à l’heure où les villes elles-mêmes cessent leurs sordides agitations et où les Sodomes s’endorment, la poésie retrouve sa fraîcheur dans le parfum des brises et ses extases radieuses dans le silence infini et le vague éther des nuits étoilées. L’angélus sonne l’heure du crépuscule : « l’heure, dit Dante, qui donne au marin le regret du toit domestique et qui attendrit l’ame à ceux qui ont dit adieu à de doux amis ; l’heure où le nouveau pèlerin a le cœur angoisseux d’amour, s’il entend au loin la cloche qui semble pleurer le jour mourant ; »

… Se ode squilla di lontano
Che paia ’l giorno pianger che si muore ;


l’angélus, qui a inspiré à Byron, dans la plus belle stance de Don Juan, ce doux Ave Maria : « Ave Maria ! Bénis soient le moment, le temps, le ciel, le lieu où j’ai ressenti si souvent l’influence de cette heure qui tombe sur la terre, si douce et si belle ; les vibrations profondes de la cloche résonnaient dans la tour lointaine, les dernières hymnes du jour s’éteignaient aucun souffle ne glissait dans l’air rose, et cependant les feuilles des forêts semblaient s’agiter pour prier. » — « C’est l’heure, disait un poète ignoré du XVIIe siècle, Brown, où les petites rafales qui secouent des feuilles vertes la poussière de l’aride été s’agitent avec un murmure craintif, comme si elles avaient peur d’éveiller un oiseau chanteur. » Vers charmans, dont Alfred de Musset, dans une élégie pleine des senteurs et des mélodies de la nuit, a rendu le motif avec une grace exquise, par une instinctive rencontre d’inspiration.

Ce n’était qu’un murmure ; on eût dit les coups d’aile
D’un zéphyr éloigné glissant sur des roseaux
Et craignant en passant d’éveiller les oiseaux.

Alors les belles rimes et les belles strophes s’allument dans la tête des poètes, comme les astres et les voies lactées au ciel et dans le miroir des lacs tranquilles. La pensée et le sentiment s’épurent et s’élèvent. « Minuit, a dit une femme, mistriss Barbauld, en un distique sublime, est le midi de l’ame, et la sagesse monte à son zénith avec les étoiles. »

This dead of midnight is the noon of thought
And wisdom mounts her zenith with the stars.

Cette splendeur céleste du midi de la nuit, jamais poète ne la réfléchit avec un sentiment plus profond, plus transparent, plus limpide et plus mélodieux que Shakspeare. Sa poésie s’exhale au clair de la lune comme une lente et pénétrante émanation des fleurs et des eaux, comme une vapeur calme et argentée qui baigne les champs dans les opulentes nuits d’été. Je ne connais pas, en ce genre, de plus beau nocturne que l’idylle contemplative et rêveuse entre Lorenzo et Jessica dans le Marchand de Venise.

« Comme le clair de lune dort doucement sur ce banc de gazon ! (dit Lorenzo.) Asseyons-nous ici et laissons les sons de la musique arriver à nos oreilles : le calme de la nuit convient aux accens d’une douce harmonie. Regarde la voûte du ciel incrustée d’une multitude infinie de patènes d’or brillant. Il n’y a pas un astre parmi ceux que tu vois qui, dans ses mouvemens, ne chante comme un ange dans le chœur des jeunes chérubins. Il y a une semblable harmonie dans les ames immortelles ; mais, tant que ce boueux vêtement de déchéance nous enferme, nous ne pouvons l’entendre. Venez, musiciens, éveillez Diane avec une hymne. — Je ne suis jamais gaie (dit Jessica) lorsque j’écoute la douce musique. — C’est que ton ame est attentive… L’homme qui n’a pas de musique en lui-même, où qui n’est point ému de l’accord des doux sons, celui-là est né pour les trahisons, les stratagèmes et le pillage. Les émotions de son ame sont aussi opaques que les ténèbres, et ses affections noires comme l’Erèbe. Ne vous fiez jamais à un tel homme. »

Nuits sereines, qui embaument les purs amours et bercent les chastes sommeils ! C’est en une pareille nuit que s’entrelacent la comédie fantastique et la comédie amoureuse du Songe d’une nuit d’été, en une nuit pareille qu’Imogène s’endort devant le voleur de son bonheur, Jachimo, qui dérobe dans sa chambre un gage qui puisse faire douter Cymbeline de sa fidélité. Tout à l’heure nous écoutions les mélodies de la nuit, maintenant c’est le tableau de ses pudiques mystères.

IMOGÈNE, lisant dans son lit — Qui est là ? C’est toi, Hélène ?

LA DAME D’HONNEUR — Pour vous servir, madame.

IMOGÈNE. — Quelle heure est-il ?

LA DAME. — Près de minuit, madame.

IMOGÈNE. — J’ai donc lu trois heures : mes yeux sont fatigués ; fais un pli au feuillet où j’ai laissé le livre. — Couche-toi ; n’emporte pas le flambeau ; laisse-le brûler. Si tu peux t’éveiller à quatre heures, je t’en prie, appelle-moi. Le sommeil m’a gagnée entièrement. (La dame sort.) À votre protection je me recommande, odieux ! Des fées et des tentateurs de la nuit préservez-moi, je vous en prie. (Elle s’endort. Jachimo sort du bahut.)

JACHIMO. — Les grillons chantent, et l’homme fatigué répare ses forces par le repos — Cythérée, comme tu es bellement entrée dans ta couche ! Lis frais et plus blanc que les draps ! que je puisse te toucher ! Seulement un baiser, rien qu’un ! Rubis incomparables ! C’est son souffle qui parfume la chambre ainsi ; — la flamme de la bougie se penche vers elle et voudrait soulever ses paupières pour voir les lumières qu’elles enclosent, maintenant couvertes sous ces fenêtres d’un blanc azuré bordé de bleu de la propre teinte du ciel. Mais il faut observer la chambre et prendre des notes. Tels et tels tableaux ; là, une fenêtre ; l’ornement de son lit ; — figures telles et telles. — Ah ! mais quelques notes naturelles sur son corps sont des témoignages dix mille fois préférables à des meubles pour enrichir mon inventaire. O sommeil ! image de la mort, appesantis-toi sur elle Qu’elle soit comme une statue couchée dans une chapelle ! Sors, sors. (Il enlève son bracelet.) Aussi coulant que le nœud gordien était serré ! Il est mien, et rien ne parlera aussi puissamment à la folie de son mari. Sur son sein gauche un grain de beauté, à cinq taches, comme les gouttes cramoisies au cœur d’une primevère. Voilà une preuve plus forte que la loi pourrait l’exiger ce secret connu de moi l’obligera de croire que j’ai forcé la serrure et pris le trésor de son honneur. Quoi de plus ! Pourquoi mettrais-je par écrit ce que j’ai là rivé, cloué dans ma mémoire ? Elle a lu tard la pièce de Térence : voilà marqué le feuillet où Philomène s’est interrompue. — J’en ai assez — Dans le coffre encore, et fermons-en l’issue. Je tremble. Quoiqu’elle soit un ange du ciel, l’enfer est ici. (La cloche sonne.) Un, deux, trois ; — il est temps, il est temps ! (Il se cache.)


En contemplant Imogène endormie, sous un regard impur et avide, dans la sérénité de ses chastes pensées, un tableau analogue, tracé par un poète antique, repassait devant mon imagination comme un contraste païen. Le peintre est Properce. Le témoin, ici, est le peintre amoureux, et la femme endormie est sa maîtresse. Le dessin est plein de vénusté, le coloris de fraîcheur et d’harmonie. Properce arrive chez Cynthia d’un pas alourdi par l’ivresse, à la lueur des torches secouées par les esclaves : elle dort appuyée sur ses mains incertaines. Le poète n’ose troubler son repos, craignant les reproches et les coups,

Expertae metuens verbera saevitiae.


Il demeure devant elle et joue autour de son sommeil avec mille gracieux caprices. Tantôt il ôte les couronnes de sa tête pour les poser au front de la belle dormeuse, tantôt il s’amuse à refaire les boucles de ses cheveux dénoués, tantôt il place dans le creux de ses mains des fruits que ses mains inertes laissent rouler sans cesse, jusqu’à ce qu’enfin un léger rayon de la lune tombe à travers la fenêtre et ouvre les yeux de Cynthia :

Donec diversas percurrens luna fenestras,
Luna moraturis sedula luminibus,
Compositos levibus radiis patefecit ocellos.

Quel joli tableau et quel cadre charmant ! On croirait le voir sur un mur d’Herculanum ; mais il n’y a rien dans cette poésie au-delà des lignes et des contours matériels, rien qui rappelle l’atmosphère idéale de la chambre d’Imogène. Dans la bouche du poète païen, ces rayons mêmes de la lune, consolateurs de l’attente, sont plus froids et ont moins d’ame que cette petite flamme de bougie qui vacille et se penche vers la paupière de l’héroïne de Shakspeare.

Keats, le jeune et malheureux poète dont M. Chasles nous a raconté, avec une critique si juste et si morale, la courte vie et la poésie luxuriante, Keats a peint, lui aussi, ce même tableau ; mais, chez lui, le poète de l’émotion moderne contraste plus vivement encore avec le païen qui vient de passer devant nous. Le petit poème de Keats est une chaude passion et une naïve superstition amoureuse qui s’irradie dans un fantastique chrétien et chevaleresque, comme une clarté de la lune filtrant à travers le treillis et les verres peints d’une rosace gothique. C’est la Veillée de Sainte-Agnès. On dit que, dans la froide veillée de apparaître leurs amans, si elles ont jeûné, si, couchées dans leur lit, ne regardant ni à côté ni derrière elles, elles adressent au ciel, les yeux levés en l’air, une fervente prière. Madeline, l’amante de Porphyro, parti pour les errantes aventures, éloignée de lui par la haine de son père plus encore que par l’absence, accomplit, avec un virginal trouble de cœur, les rites pieux C’est fête, cette nuit-là, au château paternel. La pompe féodale triomphe dans l’ondoyante foule des dames et des cavaliers qui déborde parmi les salles illuminées avec le tourbillon des danses et des fanfares. Dans ce tumulte étincelant, Porphyro, revenu le jour même de ses longs voyages, s’est glissé et se cache à l’ombre des piliers. Tandis que Madeline, impatiente de l’heure bénie, soupire au milieu des jeunes seigneurs qui l’entourent, et danse, l’œil sans regard, la respiration courte et pressée, perdue dans l’attente du miracle de sainte Agnès, Porphyro a touché le cœur d’une duègne aussi tendre que la nourrice de Juliette, qui l’introduit dans le doux nid de Madeline. Avant minuit la jeune fille quitte la fête et s’envole comme une colombe effarée.

« Sa bougie s’éteignit à mesure qu’elle entrait, et la petite fumée mourut dans un pâle rayon de la lune. Elle ferma la porte, aspirant les esprits de l’air et les visions ; elle ne prononça pas une parole ; mais son cœur parlait à son cœur, et perçait avec éloquence son sein embaumé, comme un rossignol sans voix ouvrirait en vain son gosier, et mourrait le cœur étouffé.

« Il y avait une fenêtre haute et à triple arceau, tout enguirlandée de fleurs et de fruits sculptés, diamantée de panneaux d’un charmant dessin, tachetés eux-mêmes de couleurs splendides, comme sont les ailes damassées du papillon-tigre, et au milieu, parmi des milliers d’emblèmes héraldiques, de saints crépusculaires et de blasons sombres, un écusson en bosse rougissait sur son champ de gueules du sang des lignées royales.

« La lune d’hiver éclatait en plein sur cette fenêtre et versait les chaudes couleurs des vitraux sur le beau sein de Madeleine, comme elle s’agenouillait pour implorer la grace du ciel. Une rose épanouie tombait sur ses mains jointes, et sur sa croix d’argent une douce améthyste, et sur ses cheveux un nimbe de sainte. Elle semblait un ange splendide vêtu, sauf les ailes, pour le ciel. — Porphyro se sentait évanouir : elle était genoux, elle, cet être si pur, si pur des souillures terrestres.

« Ses prières dites, elle ôta toutes les perles qui serpentaient dans ses cheveux, elle détacha l’un après l’autre ses joyaux enflammés ; elle dénoua son corset embaumé ; peu à peu, ses riches robes coulèrent sur ses genoux. À demi couverte, comme une sirène dans l’algue marine, pensive, elle rêvait éveillée, et voyait en imagination la belle sainte Agnès couchée dans son lit ; mais elle n’osait regarder derrière elle, où tout le charme se fût évanoui.

« Bientôt, tremblant dans son nid doux et froid, elle s’assoupit en une sorte de défaillance jusqu’à ce qu’un chaud sommeil couvrît ses membres, et que son ame fatiguée s’envolât comme une pensée pour revenir au matin, — abritée maintenant contre la souffrance et la joie, close comme un missel où prient les prêtres, repliée comme une rose épanouie qui pourrait fermer ses feuilles et redevenir un bouton.

« Debout dans ce paradis, et en extase, Porphyro regardait les robes vides et écoutait les soupirs de la jeune fille, si par hasard elle semblait s’éveiller à demi avec une somnolente tendresse. En l’entendant, il soupirait lui-même. Puis, il sortit de sa retraite sans bruit, comme la crainte se levant dans un désert immense ; il effleura le tapis, et entr’ouvrit les rideaux où elle s’était si tôt endormie.

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« Et maintenant, mon amour, mon beau séraphin, éveille-toi ! Tu es mon ciel et je suis ton solitaire. Ouvre les yeux pour l’amour de la tendre sainte Agnès, où je m’évanouis à ton côté, tant mon ame est souffrante. »

« Murmurant ainsi, il posa son bras brûlant, énervé, sur l’oreiller de Madeline. Elle rêvait, comme si d’épais rideaux lui eussent caché son rêve ; — c’était un charme nocturne impossible à fondre, comme un ruisseau glacé. Les coupes enlustrées brillaient cependant au clair de lune ; de larges franges d’argent couraient sur le tapis. Il lui sembla qu’il ne pourrait jamais vaincre le charme. Il cherchait en vain un moyen, perdu en une forêt de fantaisies.

« Se levant enfin, il prit tumultueusement le luth de Madeline, — et, sur les cordes les plus tendres, il joua une ancienne romance, depuis long-temps muette, qu’on appelle en Provence la Belle Dame sans merci. » Il murmurait à son oreille {{p fin de page} la mélodie touchante ; troublée, elle poussa un faible gémissement ; — il cessa ; elle respira d’un souffle haletant, — et tout à coup ses yeux bleus effarés brillèrent grand-ouverts. Lui tomba à genoux, pâle comme une luisante statue.

« Les yeux de Madeline étaient ouverts ; éveillée, elle continuait à voir le songe de son sommeil ; mais un changement pénible dissipait tristement les joies de son rêve si pures et si profondes. La belle enfant se mit à pleurer et à murmurer des mots sans suite entrecoupés de sanglots. Cependant son regard était attachée sur Porphyro : — agenouillé, les mains jointes, les yeux supplians, il n’osait faire un mouvement ou lui parler, — tant son regard était fantastique.

« Ah ! Porphyro ! dit-elle… »

Mais il finit le tableau et commence l’amoureux ramage, et, lorsque l’aube arrive, Porphyro enlève Madeline à la prison féodale. La veillée de Sainte-Agnès a son lendemain de bonheur, et le couple disparaît dans la brume matinale qui cache la vie.

Je ne ferai pas ressortir les contrastes de la scène païenne de Pro perce et de la scène chevaleresque de Keats, l’ivresse idéale de l’imagination et de la passion à côté de la double ivresse du vin et des sens car pour nous aussi sonne la fin de la journée que nous avons passée avec Leigh Hunt. Hélas ! j’avais commencé ce poétique voyage à la campagne, je le termine à la ville. « Non, ce n’est pas l’alouette » qui m’annonce l’aurore, ce n’est pas même le coassement des corbeaux d’hiver, dont les vols immenses s’en vont tournoyer, comme des essaims d’abeilles, aux cimes des peupliers lointains : — c’est, en cette saison républicaine, le triste glapissement des crieurs de journaux, odieux prélude des séances de l’assemblée nationale, des crises ministérielles et des banquets socialistes. Il me semble que, sortant d’un concert où des virtuoses sublimes ont exécuté de célestes variations sur des thèmes divins, je vais assister, dans la boue des rues, au défilé des masques déguenillés et chancelans qui s’écoulent par les vomitoires des bals de carnaval. Du sanctuaire où sont pieusement enchâssées dans l’admiration des siècles les glorieuses reliques du passé, je descends à la boutique borgne du loueur de costumes. Je ne fais que changer de bric-à-brac, car cette révolution de 1848, qu’a-t-elle été autre chose qu’une foire de vieilles friperies, où celui-ci a voulu prendre la défroque de Vergniaud, celui-là celle de Danton, cet autre celle de Marat, ce dernier peut-être celle de Robespierre : doublures du dernier ordre qui se sont mises, avec un comique sérieux à jouer en parodie le drame éclatant et terrible de la révolution républicaine ou impérialiste. Allez jusqu’au dénouement de vos rôles, magnifiques acteurs ; seulement, au nom de la poésie, je vous fais aujourd’hui une prière : dans la seconde représentation de la pièce du siècle, supprimez au moins une scène ; vous qui avez déjà tant aplati l’esprit français, épargnez-nous, de grace, une seconde littérature de l’empire.


Eugène Forcade.