Brochard. — Descartes stoïcien

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NOTES ET DOCUMENTS


DESCARTES STOÏCIEN


CONTRIBUTION À L’HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE CARTÉSIENNE

Il est généralement admis parmi les historiens de la philosophie que la philosophie de Descartes est absolument originale et ne doit rien aux systèmes qui l’ont précédée : on sait que Descartes lui-même affectait d’ignorer ce que les autres avaient écrit avant lui et se flattait de ne relever que de lui-même. Si quelques historiens lui ont refusé cette originalité, ou du moins s’ils ne lui ont laissé d’autre mérite que d’avoir introduit une méthode nouvelle, tout en conservant des idées anciennes, ils entendaient que c’est à la philosophie d’Aristote[1], par l’intermédiaire de l’École, ou à celle de saint Augustin[2], que Descartes avait fait des emprunts inconscients. Profondément imbu des principes de ces philosophies, familiarisé dès l’enfance avec leurs manières de concevoir le monde et surtout la divinité, il aurait fait de vains efforts pour se débarrasser d’idées qui avaient laissé dans son esprit une empreinte ineffaçable et l’avaient pour toujours tourné dans une direction qu’il ne lui appartenait plus de changer. Par un autre chemin, il serait revenu au même point ; il serait malgré lui et à son issu le continuateur des devanciers qu’il dédaigne ; on devrait moins l’appeler le premier des modernes que le dernier des scolastiques.

Nous ne nous proposons pas de discuter ici cette question, qu’il serait, croyons-nous, facile de résoudre à l’honneur de Descartes. Mais à quelque degré qu’il ait subi l’influence d’Aristote ou de saint Augustin, il est une autre philosophie dont il nous semble que Descartes s’est inspiré directement dans sa morale et même dans sa métaphysique : nous voulons parler du stoïcisme. C’est un point d’histoire qui offre peut-être quelque intérêt, d’autant plus que cette influence stoïcienne n’est signalée ni dans l’excellente Histoire de la philosophie cartésienne de M. Francisque Bouillier, ni dans l’étude si complète que M. Millet[3] a faite des travaux de Descartes avant 1637.

Que la morale de Descartes, ou du moins ce qu’il a bien voulu nous en faire connaître (car il n’aimait pas à se prononcer sur ces sortes de questions ; il n’en parlait qu’à contre-cœur et quand il y était forcé[4]), se rattache directement au stoïcisme, c’est ce qu’atteste le Discours de la méthode. Il pense aux stoïciens, quoiqu’il ne nomme que les « anciens païens », quand il fait l’éloge de leur morale, et surtout quand il lui reproche de n’être « qu’une insensibilité ou un orgueil, ou un désespoir, ou un parricide[5]. » Plus loin, les stoïciens sont désignés encore plus clairement comme étant ces philosophes « qui ont pu autrefois se soustraire de l’empire de la fortune et, malgré les douleurs et la pauvreté, disputer de la félicité avec leurs dieux[6]. » On retrouve presque leurs expressions dans cette règle de morale provisoire qui était « de faire de nécessité vertu…, de tâcher plutôt à me vaincre que la fortune, et à changer mes désirs que l’ordre du monde, et généralement de m’accoutumer à croire qu’il n’y a rien qui soit entièrement en notre pouvoir que nos pensées. »

On peut assurer que cette règle provisoire était devenue définitive, car on la retrouve exprimée à plusieurs reprises avec la plus grande netteté dans les Lettres. Si nous prions Dieu, ce n’est pas « afin que nous tâchions d’impétrer de lui qu’il change quelque chose en l’ordre établi de toute éternité par sa providence… C’est seulement afin que nous obtenions ce qu’il a voulu de toute éternité être obtenu par nos prières[7]. »

Dans les Lettres à la princesse Élisabeth, Descartes discute la théorie de Sénèque sur le souverain Bien[8]. Il commente Sénèque. Il le critique sans doute et le corrige : il n’était pas homme à recevoir jamais une opinion toute faite, et même quand il s’inspire des autres, il s’approprie leurs opinions en les transformant. Mais il est d’accord avec le stoïcien sur le fond des choses, et cette discussion prouve au moins qu’il l’avait lu attentivement et le connaissait bien.

Zénon et Sénèque sont les seuls stoïciens qui soient nommés dans les œuvres de Descartes ; mais plusieurs passages autorisent à penser qu’il avait, comme Pascal, lu Épictète. Ne trouve-t-on pas comme une réminiscence de cette lecture dans les endroits où Descartes distingue « les choses qui dépendent de nous, comme la vertu et la sagesse, de celles qui n’en dépendent pas, comme les honneurs, les richesses et la santé[9]. » — « Et même, dit-il encore, à cause que presque toutes les choses du monde sont telles qu’on les peut regarder de quelque côté qui les fait paraître bonnes, et de quelque autre qui fait qu’on y remarque des défauts, je crois que, si l’on doit user de son adresse en quelque chose, c’est principalement à les savoir regarder du biais qui les fait paraître à notre avantage, pourvu que ce soit sans nous tromper[10]. »

Ce serait sans doute exagérer que de supposer que Descartes s’est souvenu des stoïciens quand il s’est servi du terme idées innées, qu’ils avaient déjà employé (ἔμφυται προλήψεις)[11] pour désigner, il est vrai, toute autre chose. Mais ce sont à coup sûr des idées stoïciennes que Descartes exprime quand il dit que « la vertu seule mérite d’être louée, que tous les autres biens méritent seulement d’être estimés, et non point d’être honorés ou loués, si ce n’est en tant qu’on présuppose qu’ils sont acquis ou obtenus de Dieu par le bon usage du libre arbitre[12] ; » lorsqu’il célèbre le libre arbitre qui « nous rend en quelque façon pareils à Dieu, et semble nous exempter de lui être sujets ![13] » ; lorsqu’il fait dépendre la félicité du droit usage de la raison[14], lorsque, recherchant ce qui est nécessaire pour bien juger, il exige à la fois la connaissance de la vérité et « l’habitude qui fait qu’on se souvient et qu’on acquiesce à cette connaissance[15] » ; lorsqu’il appelle l’âme divinæ quasi particula auræ[16] lorsqu’enfin il nous rappelle que nous ne sommes pas isolés dans le monde, que nous faisons tous partie du même univers, et « qu’il faut toujours préférer les intérêts du tout dont on est partie à ceux de sa personne en particulier[17]. »

Mais ce n’est pas seulement dans les questions de morale que Descartes est d’accord avec les stoïciens. Sa théorie du jugement, si étrange au premier abord et qui a donné lieu à tant de critiques, est conforme à la doctrine stoïcienne telle qu’elle est exposée dans Épictète. Comme les stoïciens, Descartes admet que l’acte d’affirmer, l’acquiescement ou l’assentiment, dépend, non de l’intelligence, mais de la volonté ; comme eux, il déclare que cet acte est libre ; comme eux, il proclame que la seule chose qui soit vraiment en notre pouvoir, ce sont nos idées et l’usage que nous en faisons. S’il ne dit plus dans sa métaphysique comme dans sa morale que le libre arbitre nous rend égaux à Dieu, il déclare, ce qui revient à peu près au même, qu’il est infini en nous comme en Dieu[18]. Lorsque Descartes, au prix d’une contradiction qu’il s’efforce vainement de dissimuler, déclare que, en présence des idées claires et distinctes, il nous est absolument impossible de refuser notre assentiment, et que pourtant nous ne cessons pas d’être libres, bien plus, que nous sommes plus libres que jamais, il ne fait encore que reproduire la thèse des stoïciens. Eux aussi croyaient que le sage ne peut connaître la vérité sans y croire, ou le bien sans l’accomplir[19], l’erreur et le vice résultent d’une connaissance incomplète ; et tous les disciples de Socrate avaient exprimé à leur manière l’idée que Descartes adopte à son tour lorsqu’il dit : Omnis peccans est ignorans[20].

Il paraîtra difficile de croire que cet accord si parfait résulte d’une simple coïncidence, si l’on remarque qu’il y a un lien très étroit entre cette thèse métaphysique et psychologique, et la doctrine morale exposée plus haut, qui est manifestement inspirée par le stoïcisme. Il faut bien admettre que nos croyances dépendent de nous et sont notre œuvre, si la vertu consiste à conformer nos désirs à l’ordre du monde et à faire de nécessité vertu ; le libre arbitre doit avoir sa place marquée dans la métaphysique si telle est la morale. Le système stoïcien, conçu et constitué par des logiciens tels que Chrysippe, n’est pas de ces doctrines dont on peut prendre une partie en négligeant les autres ; et à moins de consentir à des contradictions et à des incohérences qui ne pouvaient échapper à Descartes, il fallait le suivre jusqu’au bout et, après avoir adopté sa principale maxime de conduite, reprendre sa thèse du libre arbitre.

D’ailleurs, à y regarder de près, il ne semble pas qu’entre cette théorie du jugement et les doctrines qui appartiennent vraiment à Descartes et sont le fond de son système, c’est-à-dire la valeur absolue attribuée aux idées claires et distinctes et par suite la possibilité de déduire géométriquement toutes les existences particulières, il y ait un lien indissoluble. La métaphysique cartésienne peut subsister tout entière sans cette introduction du libre arbitre, qui est même plutôt une gêne pour elle. La preuve, c’est qu’elle est la première chose que l’esprit rigoureusement géométrique de Spinoza ait écartée. Avant même d’écrire l’Éthique, dans ce traité récemment découvert que M. P. Janet vient de traduire, Dieu, l’homme et la béatitude, le rigoureux logicien, fidèle encore à la pensée cartésienne sur bien des points où il l’abandonnera bientôt, n’hésite pas à combattre la théorie du libre arbitre[21]. Il semble que chez Descartes cette théorie soit une applique, une pièce rapportée, qui même s’adapte assez mal au reste du système. On ne veut pas dire que Descartes ait eu conscience de cette indépendance de son système vis-à-vis de sa théorie du jugement et que, de propos délibéré, il ait introduit dans sa métaphysique, pour rendre la morale possible, un principe qui la contredisait. Mais plutôt il aura été, dans sa jeunesse, vivement frappé et séduit par les mérites intrinsèques, par l’évidence et la haute valeur morale de la thèse stoïcienne. Cette vérité, considérée comme acquise, aura survécu plus tard à l’effort héroïque qu’il tenta pour se débarrasser de ses anciennes croyances. Cédant alors à ses habitudes invétérées, considérant l’action que nous exerçons sur nos pensées comme une vérité qu’on ne discute plus, et le libre arbitre comme un fait d’expérience, il a été naturellement amené à comprendre cette liberté à la manière des stoïciens. Elle lui revient fort à l’esprit lorsque la suite de ses méditations le met en présence du problème de l’erreur : elle lui fournit un expédient heureux pour se délivrer de cette question, qu’il se croyait, surtout pour les raisons théologiques[22], obligé de résoudre. — Voilà pourquoi cette théorie de la liberté, au lieu d’être exposée directement et pour elle-même, comme il semble que son importance l’exigerait, est présentée obliquement comme par hasard, à l’occasion d’un autre problème. C’est aussi parce que cette théorie n’occupait qu’une place secondaire dans son système que Descartes ne lui a point accordé beaucoup d’attention et ne s’est point préoccupé de chercher si elle pouvait se concilier avec le reste de sa métaphysique.

Il va sans dire qu’à nos yeux cette inspiration stoïcienne, qu’on peut suivre à travers le système de Descartes, ne diminue pas l’originalité du philosophe. Précisément parce que la théorie de la croyance libre n’est pas une partie essentielle du système, la gloire de Descartes peut subsister tout entière, comme le cartésianisme, même si on lui retire le mérite de l’avoir découverte. Il a eu du moins celui d’en comprendre la valeur et d’essayer de l’introduire dans sa philosophie.

Victor Brochard.
  1. Ritter, Histoire de la philosophie moderne, trad. Challemel-Lacour, t. I, ch. I.
  2. Kuno Fischer, Geschichte der neuern Philosophie, B. I, th. I, 11 cap. Mannheim, F. Bassermann, 1865.
  3. Descartes, sa vie, ses travaux, ses découvertes avant 1637, par J. Millet (Paris, Thorin, 1867).
  4. Lett. XXI, t. III, p. 257, édit. Garnier.
  5. Méth., I, 10.
  6. Méth., III, 4.
  7. Lett. VI, t. III, p. 204. — Cf. Lett. XXII, t. III, p. 266.
  8. Lett. II.
  9. Lett. II, t. III, p. 178.
  10. Lett. VI, t. III, p. 197. — Cf. Lett. XIV, t. III, p. 235 ; XLII, t. IV, p. 119.
  11. Plut., De Stoic. rep. 17.
  12. Lett. I, t. III, p. 175.
  13. ibid., p. 176.
  14. Lett. II, t. III, p. 180.
  15. Lett. V, t. III, p. 192.
  16. Lett. XXII, t. III, p. 265.
  17. Ibid. p. 193. — Cf. VI, p. 199.
  18. Méd., IV.
  19. Épict., Entretiens, I, 28, 1-8 ; III, 3, 2.
  20. Lett. XLV, t. IV, p. 126.
  21. Ch. XV (Paris, Germer Baillière, 1878).
  22. Lett. XLV, p. 126.