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Bruges-la-Morte/13

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Ernest Flammarion, éditeur (p. 185-189).
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XIII


Jane profita de l’alerte. Elle avait compris, ce jour-là, avec son flair d’aventurière, quel pouvoir elle avait pris sur cet homme, tout inoculé d’elle, malléable à son gré.

Avec quelques paroles elle l’avait rassuré tout à fait, reconquis, s’était retrouvée indemne à ses yeux, intronisée de nouveau. Alors elle avait supputé qu’à son âge, grevé de longs chagrins, malade comme il l’était, si changé déjà depuis ces derniers mois, Hugues ne vivrait pas longtemps. Or il passait pour riche ; il était étranger et seul dans cette ville, n’y connaissant personne. Quelle folie elle allait faire de laisser échapper cet héritage qu’il lui serait si facile de capter !

Jane se rangea un peu, espaça ses sorties qu’elle rendit plausibles, ne s’aventura plus qu’avec prudence.

Une envie lui était venue d’aller un jour dans la maison de Hugues, cette vaste et antique maison du quai du Rosaire, d’apparence cossue, aux rideaux de dentelle impénétrables, tatouage de givre adhérant aux vitres, qui ne laissaient rien soupçonner de l’intérieur.

Jane aurait bien voulu pénétrer chez lui, diagnostiquer, par son luxe, sa fortune probable, soupeser son mobilier, ses argenteries, ses bijoux, tout ce qu’elle convoitait, faire un inventaire mental sur lequel elle se déciderait.

Mais Hugues n’avait jamais consenti à la recevoir.

Jane se fit câline. C’était comme un renouveau entre eux, une embellie rose et tiède. Justement une occasion favorable s’offrait : on était en mai ; le lundi suivant avait lieu la procession du Saint-Sang, annuelle sortie, depuis des siècles, de la Châsse où est conservée une goutte de la Plaie ouverte par la lance.

La procession défilerait au quai du Rosaire, sous les fenêtres de Hugues. Jane n’avait jamais assisté au célèbre cortège et s’en montra curieuse. Or il ne passerait pas devant sa demeure, trop éloignée ; et comment le voir dans les rues qu’encombre ce jour-là, disait-on, une foule accourue de toute la Flandre.

— Dis ! tu veux ? Je viendrai chez toi… nous dînerons ensemble…

Hugues objecta les voisins, les servantes qui jasent.

— J’arriverai de bonne heure, quand tout le monde dort.

Il s’inquiéta aussi en songeant à Barbe, toute prude et dévote, qui la prendrait pour une envoyée du diable.

Mais Jane insista : — Dis ! c’est convenu ?

Et sa voix était cajoleuse ; c’était la voix des commencements, cette voix de tentation que toutes les femmes possèdent à certaines minutes, voix de cristal qui chante, s’élargit en halos, en remous où l’homme cède, tournoie et s’abandonne.