Brutus (Bernard)

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Brutus (1690)
chez la Veuve de Louis Gontier (p. 6-72).

À MADAME
LA DUCHESSE

Si l’on étoit obligé de proportionner ſes Ouvrages au merite de ceux à qui on les dédie, j’aurois lieu de craindre vôtre colere, en mettant icy le nom de Votre Alteſſe Sereniſſime ; Mais, MADAME, il faudroit ſe priver de la gloire de vous rendre ſes hommages, pour peu qu’on apportaſt de circonſpection ſur ce point. L’étenduë & l’élevation de votre esprit, laiſſeront toûjours une diſtance infinie de vous aux Ouvrages qui vous ſeront preſentez ; Et elles vous mettent dans la neceſſité de pardonner les Dedicaces temeraires. Si vous avez quelque indulgence pour les commencemens d’une Muſe, qui conſacre ſes premices en vous les addreſſant, je ſeray trop heureuſe d’avoir pû donner ſans peril de vous déplaire, une marque publique du respect avec lequel je ſuis,

MADAME,

De Vôtre Altesse Serenissime,

La tres-humble & tres-obeïſſante ſervante ***

PRÉFACE.

Ie ſçay que la coûtume des Prefaces que l’on met au devant des Pieces de Theatre, eſt de refuter, & meſme aſſez fierement, ce qui a eſté dit contre la Piece ; je taſcheray à ne point ſuivre cet uſage. On a fait des Critiques ſur Brutus, je ne demande que la liberté de me deffendre ; aprés quoy, ſi l’on n’est pas content de mes raiſons, je paſſe condamnation.

Quelques-uns ont trouvé que j’avois un peu trop adoucy le caractere de Brutus, & Plutarque à la verité en parle comme d’un homme ſi barbare, qu’il n’est pas ſurprenant que nos excellens Auteurs ayent negligé ce ſujet. Pour moy je n’aurois pas eu la temerité de le prendre, s’ils nous en avoient laiſſé d’autres, & ſi d’ailleurs je n’avois veu dans Tite-Live dequoy me r’aſſurer ſur les ſentimens de Brutus. Cet Hiſtorien dit qu’au travers de la fermeté, on luy voyoit une douleur profonde. Il s’agit alors de l’état, où il parut en public, ſelon toutes les apparances il ſe ménageoit moins en particulier, & toute ſa douleur éclatoit. Je ne l’ay pas repreſenté dans le Senat, ny expoſé aux yeux du peuple, mais dans un lieu, & dans des temps où il pouvoit laiſſer agir les mouvemens les plus ſecrets de ſon cœur. Quand meſme j’aurois un peu changé le caractere de Brutus, je n’aurois fait que raprocher de nos mœurs une action qui en eſt fort éloignée, qui eſt extraordinaire meſme dans les mœurs Romaines ; & c’eſt ce me ſemble la pratique commune du Theatre, que pourveu que l’on conſerve l’eſſentiel des actions on eſt aſſez maître des motifs & des autres circonſtances. Mais je croy pouvoir dire encore quelque choſe de plus fort ; l’action de Brutus n’eſt point une action de vertu, ſi l’on peut ſoupçonner qu’il y entre de la ferocité naturelle, il faut pour eſtre heroïque qu’elle coûte infiniment.

Ce qui me doit faire ſentir combien j’aurois hazardé en donnant un courage plus dur à Brutus, c’eſt la difficulté que quelques gens ont euë de gouter celuy de Titus, qui vient s’accuſer luy-meſme, & demander le ſupplice ; cependant la dureté qu’on a pour ſoy-meſme doit être plus aiſément ſupportée que celle qu’on a pour les autres. Je prie que l’on conſidere que Titus a toute la vertu imaginable, que s’il s’oublie dans un inſtant, & dans des circonstances qui ne luy laiſſoient pas l’uſage libre de ſa raiſon, ſi-toſt qu’il eſt revenu à luy-meſme, il doit avoir horreur du crime où il eſt tombé, qu’il ſent un poids dont il faut qu’il ſe ſoulage ; qu’enfin il ne peut ſe reconcilier avec luy-meſme qu’en effaçant à ſes propres yeux, comme à ceux des autres, par un aveu public de ſa trahiſon, l’infamie de ce qu’il a fait.

Ceux qui ont trouvé de l’indignité à venir demander de mourir ſur un échafaut, n’ont ſans doute pas ſongé que cette honte même eſt ce qui fait ſa gloire, puiſqu’il la ſubit volontairement, parce qu’il l’a meritée, & qu’il veut ſervir d’exemple à ceux qui oſeroient faire le même crime. Voila l’utilité de ſon action ; je repete icy les mêmes choſes que j’ay dites dans la Piece, & qui auroient pû prévenir les Critiques, ſi l’on s’en étoit ſouvenu.

On ſçait jusqu’à quel excés alloit l’amour de la patrie chez les Romains, n’y doit pas proportionner le repentir d’avoir fait contre elle le plus grand de tous les attentats ? c’est ce que j’ay à répondre à ceux qui me diſent qu’il n’y a point d’exemples de cela dans l’Histoire, il n’y a point d’exemple auſſi de la meſme faute dans un homme vertueux, & il me ſuffit d’avoir ſuivy le genie des Romains ; j’ay eu la liberté d’imaginer un trait fondé ſur ce caractere, & ſur l’état particulier où ſe trouve Titus. On n’euſt point deſaprouvé qu’il ſe fuſt donné la mort dans le remords infiny qu’il avoit de ſa faute ; mais il n’auroit point fait aſſez, puiſqu’il y avoit quelque choſe de plus à faire, & une moindre action n’auroit pas eſté capable d’attendrir Brutus, à qui il faloit trouver moyen de donner quelques ſentimens naturels ; s’il ne devoit pas eſtre ſenſible pour ſon fils, il le devoit du moins eſtre à la vertu heroïque de ce fils.

On a pû remarquer que je luy donne beaucoup de dureté pour Tiberinus, il ne change point enſuite, quand il s’adoucit à la veuë d’un courage digne du ſien, c’eſt le même ſentiment ſous une autre forme. Il eſt vray que je le fais parler également de ſes deux fils dans le cinquiéme Acte, mais il n’a pû ſeparer leurs intereſts, puiſqu’ils étoient tombez dans la même faute ; & il eſt aiſé de voir que ce n’est que Titus qui attire toute ſa pitié.

Il me reſte quelque choſe à dire ſur Vindicius, pour ceux qui ne ſçavent pas que c’est un trait hiſtorique qu’il fut affranchy, pour avoir découvert la conjuration qui ſe faiſoit pour Tarquin. Le même amour de la Patrie dont j’ay déja parlé, ſuffit, ce me ſemble, pour juſtifier le ſoin que Titus prend de demander la liberté de cet eſclave ; il étoit de l’intereſt de Rome qu’un ſi grand ſervice ne demeuraſt pas ſans recompenſe.

Valerie & Tiberinus ont eſté également attaquez, quoy que tous deux neceſſaires. Tiberinus ne pouvoit eſtre retranché de cette Tragedie, on ſçait trop que les deux fils de Brutus avoient conſpiré. Tiberinus ſert à donner de la jalouſie à ſon frere, & à l’entraîner dans la conjuration ; s’il n’a pas un courage heroïque, il donne du relief à Titus. Il l’a fallu ſacrifier à un Perſonnage plus important, & ce ſeroit un grand deffaut dans une Piece de Theatre, que tous les caracteres fuſſent pareils. Il demande ſa grace, mais c’eſt à ſon pere, & cette circonſtance peut le rendre moins condamnable.

C’eſt Valerie qui découvre la conjuration par le moyen de ſon eſclave ; & ſi ſon roole n’a pas paru avoir aſſez de mouvement, peut-être cela vient en partie de ce que j’en avois retranché une Scene que je redonneray, ſans oſer cependant decider ſi j’ay eu raiſon de l’oſter, ou de la remettre.

EXTRAIT DU PRIVILEGE
du Roy.

Par Grace & Privilege du Roy, donné à Verſaille le 18. Janvier 1691. Signé par le Roy en ſon Conſeil, Gamart : Il eſt permis à M. B. de faire imprimer, vendre & debiter, par tel Imprimeur ou Libraire qu’elle voudra choiſir, une Piece de Theatre de ſa compoſition, intitulé Brutus, Tragedie, pendant le temps de ſix années, à compter du jour qu’elle ſera imprimée pour la premiere fois, pendant lequel temps faiſons tres-expreſſe inhibition & deffenſe à toutes perſonnes de quelque qualité & condition qu’elles ſoient, de faire imprimer, vendre ny debiter par tout les lieux & terre de nôtre obeïſſance ladite Tragedie, d’autre Edition que celle de l’expoſant, ou de ceux qui auront droit d’icelle, à peine de quinze cent livres d’amande payable ſans depoſt par chacun de contrevenant, de confiſcation, des exemplaires contrefaits, & de tout dépens, dommages & intereſts, & autres peines portées plus au long par leſdites Lettres de Privilege.

Ladite M. B. a cedé ſon droit de Privilege à la Veuſve de Loüis Gontier Marchande Libraire à Paris, pour en joüir ſuivant l’accord fait entr’eux.

Regiſtré ſur le Livre de la Communauté des Marchands Libraire & Imprimeur de Paris le 27. Janvier 1691. ſuivant l’Arreſt, &c.

Signé L. AUBOIN, Syndic.

Achevé d’imprimer le 8. Février 1691.

ACTEURS.


BRUTUS,

VALERIUS,

Conſuls.
TITUS,

TIBERINUS,

Fils de Brutus.

OCTAVIUS, Envoyé de Tarquin.

AQUILIUS, Parent de Tarquin.

VALERIE, Sœur de Valerius.

AQUILIE, Fille d’Aquilius.

PLAUTINE, Confidente de Valerie.

ALBINE, Confidente d’Aquilie.

MARCELLUS, Confident de Titus.

La Scene eſt à Rome dans le Palais des Rois chaſſez.

BRUTUS,
TRAGEDIE.

ACTE I


Scène PREMIÈRE.

BRUTUS, VALERIUS.
BRUTUS.

Octavius, Seigneur, en ces lieux va ſe rendre ;
Envoyé de Tarquin, c’eſt à nous de l’entendre.
Je ne crois pas devoir concerter avec vous,
Ce que Rome aujourd’huy luy répondra par nous.
La Patrie à tous deux eſt également chere,
Et nous n’avons icy qu’une réponſe à faire.

VALERIUS.

De mon zele, Seigneur, vos yeux ſeront témoins.
La liberté naiſſante occupe tous mes ſoins,
Et quand Valerius avec Brutus partage
Du premier Conſulat le ſuprême avantage,
Il voit que par l’exemple, & l’apui de Brutus,
On pretend l’élever aux plus hautes vertus.

BRUTUS

Vôtre vertu ſans doute au deſſus de la mienne,
Seigneur, n’a pas beſoin que Brutus la ſoûtienne ;
Mais laiſſons ces diſcours, & ces éloges vains,
Nous ne devons agir ni parler qu’en Romains.
Octavius paroît.



Scène II.

BRUTUS, VALERIUS, OCTAVIUS.
OCTAVIUS.

Octavius paroît.Conſuls, quelle eſt ma joye,
De parler devant vous pour le Roy qui m’envoye,
Et non devant un Peuple aveugle, audacieux,
D’un crime tout recent encore furieux,
Qui ne prévoyant rien, ſans crainte s’abandonne
Au frivole plaiſir, qu’un changement luy donne !
Rome vient d’attenter ſur les droits les plus ſaints,
Qu’ait jamais conſacrez le reſpect des humains.
Me connoiſſant des Rois la Majeſté ſuprême,
Elle foule à ſes pieds & Sceptre & Diadême :

Et quel autre forfait plus grand, plus odieux,
Peut jamais attirer tous les foudres des Dieux ?
Mais il n’eſt pas beſoin que les Dieux qu’on offenſe,
Faſſent par leur tonnerre éclater leur vengence ;
Ce forfait avec lui porte ſon châtiment.
Les Romains ſont en proye à leur aveuglement,
Ils ne conſultent plus les loix, ny la Juſtice,
Un caprice détruit ce qu’a fait un caprice.
Le peuple en ne ſuivant que ſa legereté,
Se flatte d’exercer ſa fauſſe liberté,
Et par cette licence impunément ſoufferte,
Triomphe de pouvoir travailler à ſa perte.
Vous-même qu’il a mis dans un rang éclatant,
Que n’éprouvez-vous point de ce peuple inconſtant ?
À vôtre autorité chancelante, incertaine,
Il peut quand il luy plaît ſe dérober ſans peine ;
Il vous ôte à ſon gré vos ſuperbes faiceaux,
Lorſqu’il fit choix d’abord de ſes Maîtres nouveaux,
Brutus & Collatin occupoient cette place,
Depuis un vain ſoupçon, une inconſtante audace
Degrada Colatin, & vous donna Seigneur,
Pour peu de tems, peut-eſtre, un dangereux honneur ;
Ha ! Romulus ſans doute eut tous les Dieux contraires,
Lors qu’en ces murs naiſſans il raſſembla nos Peres,
S’il faut que par un peuple à luy-même livré.
Periſſe cet Etat encor mal aſſuré.
Prévenez les malheurs qui déja ſe preparent,
Que par un repentir vos fautes ſe reparent,
Qu’un legitime Roy dans ſon Trône remis,
Faſſe en vous ſoûmettant trembler vos ennemis.

BRUTUS.

Non, Seigneur, les Romains n’ont point commis le crime
De chaſſer de ſon Trône un Prince legitime ;

Un Roy qui de nos loix tient ſon autorité,
Coupable ou vertueux doit être reſpecté.
Mais bravant & nos loix & ces loix ſi ſacrées
Par la Nature même aux mortels inſpirées,
Malgré la voix du ſang que dans d’affreux climats,
Des cœurs à peine humains ne méconnoiſſent pas ;
Tarquin oſe arracher le Sceptre à ſon beau-pere,
Et ſans craindre les yeux du Soleil qui l’éclaire,
Sans craindre pour témoin tout le peuple Romain,
Tarquin à ſon beau-pere oſe percer le ſein,
Oſe jetter mourant du haut d’un Trône auguſte
Des mortels le plus Grand & des Rois le plus juſte.
Pour ajoûter encore à l’horreur de ces coups,
La fiere Tullia digne d’un tel époux,
Se hâtant d’aller prendre un fatal Diadême,
Precipite ſon char d’une vîteſſe extrême,
Et fait par ſes chevaux ſoudain ſaiſis d’effroy,
Fouler le corps ſanglant & d’un pere & d’un Roy.
Aprés de tels forfaits je puis taire le reſte,
Les premiers attentats d’un orgueil ſi funeſte,
La ſœur de Tullia, le frere de Tarquin,
Dont un poiſon ſecret avança le deſtin,
De leur ambition déplorables victimes,
Dans cette affreuſe hiſtoire à peine ſont des crimes.
Tels ſont Octavius les legitimes Rois,
Dont vous venez icy repreſenter les droits.
Ah ! nul encor chez nous par cette infame voye
N’avoit de la Couronne oſé faire ſa proye ;
Un Roy qui le premier regne contre la loy,
D’un peuple vertueux ſera le dernier Roy.

VALERIUS.

Seigneur, à ces raiſons qui font nôtre deffenſe
J’ajoûte des Romains la longue patience,

Par un maître cruel trop long-temps oppreſſez,
À la revolte enfin nous nous vîmes forcez.
La haine, les frayeurs, ou les ſoupçons d’un homme,
Etoient les ſeules loix qu’on reconnuſt dans Rome,
Des meilleurs citoyens l’éxil ou le trépas,
Cauſoient par tout des pleurs qui ne ſe montroient pas,
La vertu la plus haute étoit la plus coupable,
Et Brutus aujourd’huy ſi grand, ſi reſpectable,
Ne fut-il pas reduit à la neceſſité
D’emprunter les dehors de la ſtupidité ?
Dieux ! le ſoin d’un Heros, ſon étude éternelle
Fut de cacher une ame & trop noble, & trop belle.
Cependant les Romains vainement gemiſſans,
De toutes parts encore étoient obeïſſans.
Mais quand la tyrannie impunément maîtreſſe,
Crut pouvoir ſans peril attenter ſur Lucrece,
Ces Romains juſqu’alors eſclaves ſi ſoumis,
Pour venger la pudeur ſe crûrent tout permis.
Ainſi quand nous avons détruit cette Puiſſance,
L’amour des nouveautez, une injuſte licence,
À l’exil de Tarquin n’eurent aucune part ;
Rome s’eſt ſeulement affranchie un peu tard.

OCTAVIUS.

Par les bontez du Roy voyez vôtre injuſtice,
Tarquin qui des Romains doit chercher le ſuplice,
Vous offre encor la paix les armes à la main,
Je ne viens en ces lieux que dans ce ſeul deſſein.
Mais ſi vous refusez la paix qu’il vous propoſe,
Ce Roy le fer en main juſtifira ſa cauſe.
Déja de l’Etrurie il arme tous les bras,
Déja ſes vaſtes champs ſont couverts de ſoldats,
Et bien-toſt Porſenna contre un peuple rebelle
Va des fronts couronnez ſoûtenir la querelle.

Car enfin de ſon Trône indignement chaſſé ;
Tarquin par ce forfait n’eſt pas ſeul offenſé :
Et ſi de Porſenna la valeur éclatante
Ne pouvoit accabler Rome encore naiſſante,
D’un Roy dépoſſedé l’exil & les malheurs
De tous les autres Rois luy feroient des vengeurs.

BRUTUS.

Les legitimes Rois n’ont point reçû d’offenſe
Seigneur, & des Tarquins nous bravons la vengeance ;
Ce qui nous a rendus criminels à leurs yeux,
Dans le parti de Rome attirera les Dieux.
Vainement contre nous s’éleve l’Etrurie
Nous ſoûtiendrons l’éclat d’une injuſte furie.
Tarquin ſous ſes drapeaux ne peut avoir rangé
Qu’un peuple à l’apuyer foiblement engagé ;
Mais à tous ſes efforts, ſçachez que Rome oppoſe
Des bras fortifiez par l’horreur qu’il nous cauſe,
La crainte de rentrer dans de ſi rudes fers
Rendra toûjours vainqueurs ceux qui les ont ſouffers.

OCTAVIUS.

De vôtre aveugle haine il ne faut rien attendre ;
Mais ce n’eſt point aſſez le Senat doit m’entendre ;
Un peril ſi preſſant peut le faire trembler.

BRUTUS.

Dans deux heures, Seigneur, il ſe doit aſſembler ;
Mais n’en attendez rien qui vous ſoit favorable,
Soyez ſûr de trouver le Senat implacable,
Rome n’a qu’un eſprit.

OCTAVIUS.

Si mes conſeils ſont vains,
Du moins j’auray tout fait pour ſauver les Romains.


Scène III.

BRUTUS, VALERIUS.
BRUTUS.

L’Avis des Senateurs ne nous met point en peine,
Senat, peuple, Conſuls, tout à la même haine,
On ne croit point Tarquin favoriſé des Dieux,
Juſqu’à pouvoir de Rome être victorieux.
Ainſi tranquillement écoutons ſa menace,
À d’autres ſentimens laiſſons reprendre place,
Paſſons à d’autres ſoins. Qu’on appelle mes fils,
Songez au doux eſpoir que l’aîné s’eſt permis,
Seigneur, à vôtre ſœur deſtiné par vous-même,
Il eſt tems qu’il arrive à ce bonheur ſuprême ;
Maintenant de Titus le nom a quelque éclat,
Vous ſçavez quelle eſtime en a fait le Senat,
Lors que pour prévenir une prompte entrepriſe,
La porte Quirinale à ſes ſoins fut commiſe.
Ses vertus, le combat contre les Vejentins,
Où ce fils a fait ſeul triompher nos deſtins,
Redoublent envers luy mon amour paternelle.
Que vôtre exemple encore affermiſſe ſon zele,
Qu’étant à vôtre ſœur le nom de ſon époux,
L’aſſocie aux vertus qu’on voit briller en vous.

VALERIUS.

J’attens ce jour, Seigneur, avec impatience,
Vous verrez obeïr ma ſœur ſans reſiſtance,

Son cœur depuis long-tems ſur un ſi doux eſpoir
A pris des ſentimens qui ſuivent ſon devoir.
Uniſſons nos maiſons, achevons l’hymenée,
Seigneur, & pour demain marquons-en la journée.

BRUTUS.

J’y conſens, à demain. Il ne me reſte plus
Qu’à ranger ſous l’hymen le frere de Titus,
Le donnant pour époux à la jeune Aquilie,
Je veux qu’à ma famille Aquilius ſe lie.
Ce parent des Tarquins eſt demeuré Romain,
Jamais à leurs forfaits il ne prêta la main,
On n’a point confondu ſes vertus & leur crime,
Il a ſçû des Romains ſe conſerver l’eſtime ;
On ne l’a point chaſſé de ce Palais des Rois
Où nous ont établis nos illuſtres emplois ;
J’oſerai préſumer que par mon alliance
Je le puis affermir encor dans l’innocence ;
Il peut beaucoup dans Rome, & par de doux moyens
On ſe doit aſſurer de pareils citoyens.

VALERIUS.

J’admire une vertu ſi pure & ſi ſolide,
L’amour de la Patrie eſt tout ce qui vous guide,
Pour naître, pour regner à jamais parmi nous,
La liberté, Seigneur, avoit beſoin de vous ;
Mais je vois en ce lieu les deux freres ſe rendre,
Expliquez vos deſſeins, ils viennent les aprendre.


Scène IV.

BRUTUS, TITUS, TIBERINUS.
BRUTUS.

Approchez-vous Titus, j’ay reglé vôtre ſort,
Avec Valerius depuis long-tems d’accord :
A l’hymen de ſa ſœur je vous ay fait pretendre,
Pour cet illuſtre hymen, je ne dois plus attendre,
C’en eſt fait, à demain le jour eſt arreſté.

TITUS.

Quoy ! Seigneur…

BRUTUS.

Quoy ! SeigneurÀ demain, telle eſt ma volonté,
À conclure l’hymen ma gloire s’intereſſe.
Mais pourquoy dans vos yeux cette ſombre triſteſſe ?

TITUS.

Ha Seigneur ! apprenez ma faute & mon malheur,
Je ne puis vous cacher le trouble de mon cœur,
Je n’en diſconviens point, Valerie eſt aimable,
Mais envers ſes appas je m’avoüray coupable ;
Depuis qu’à cet hymen vous m’avez engagé,
Mon cœur ſous d’autres loix malgré moy s’eſt rangé.

BRUTUS.

Pretens-tu t’affranchir d’une illuſtre hymenée,
Lorſqu’à Valerius ma parole eſt donnée,
Lorſque ſa ſœur déja te voit comme un époux ?
Malgré mon amitié redoute mon couroux,

Surmonte la foibleſſe où ton cœur s’abandonne,
Plus j’eſtime Titus, & moins je luy pardonne ;
Je hâterois l’hymen dans l’eſpoir d’étouffer
Des feux dont un Romain doit toûjours triompher.
Tu connois mes deſſeins, ſuis-les ſans reſiſtance
Je veux, Tiberinus, la même obeïſſance,
Aquilius paroît vôtre amy dés long-tems,
Obtenez Aquilie, & mes vœux ſont contens.

TIBERINUS.

J’obeïray, Seigneur, plus heureux que mon frere,
Je l’adore, & je puis l’aimer ſans vous déplaire.

TITUS.

Seigneur…

BRUTUS.

Ne pourſuis pas un indigne diſcours,
Brutus eſt ſans égard pour d’aveugles amours ;
L’amour dans vos pareils ne fait point l’hymenée.
Je n’écouteray rien, ma parole eſt donnée.



Scène V.

TITUS, MARCELLUS.
TITUS.

Je demeure interdit, deſeſperé, confus,
Dans ce malheur preſſant, je ne me connois plus.
Ciel ! on m’ôte Aquilie, on m’arrache à moi-même
Lorsque je ſuis aimé, je perdrois ce que j’aime ?

Mille ſoins m’ont acquis un bien ſi precieux,
Et mon heureux Rival l’obtiendroit à mes yeux ?
Un ſeul mot de Brutus en faveur de ce frere,
Prévaudroit ſur mes ſoins, ſur le bonheur de plaire ?
Quel ſecours, Marcellus ? Que pourray-je tenter ?

MARCELLUS.

Je ne voy nul eſpoir qui doive vous flater.
L’infléxible Brutus a donné ſa parole.
L’amour eſt à ſes yeux une ardeur trop frivole,
Il n’en connut jamais les peines, les douceurs,
Et ne peut être émû de toutes vos douleurs.
L’amour à la pitié ne ſçauroit le conduire,
Ah ! pourquoy vôtre cœur ſe laiſſoit-il ſeduire ?

TITUS.

Pouvois-je d’Aquilie éviter le pouvoir,
Et puis-je en l’adorant écouter mon devoir ?
Mais ſans bleſſer les loix ſous qui l’amour me range,
Ne peut-on pas donner par un heureux échange
À la ſœur du Conſul mon frere pour époux ?

MARCELLUS.

Songez, Seigneur, qu’il aime en même lieu que vous.
Quel ſujet d’immoler ſa tendreſſe à la vôtre ?
D’ailleurs Valerius vous prefere à tout autre,
Et ſi j’en puis juger, Valerie encor plus.
Mais Seigneur, agiſſez auprés d’Aquilius ;
Faites qu’à vôtre frere il refuſe ſa fille,
Qu’il cherche à vous unir luy-même à ſa famille,
Du Conſul vôtre pere il eſt conſideré,
Peut-être il changeroit vos deſtins à ſon gré ;
Si vous eſtes aimé, faites par Aquilie
Qu’Aquilius obtienne…

TITUS.

Qu’Aquilius obtienneHa ! tu me rends la vie.
Aux ordres des Conſuls je ne puis obeïr ;
Je ne vois que l’Amour que je ne puis trahir.
Allons chez Aquilie, & ſi j’ay ſçû luy plaire,
Parlons, preſſons, il faut qu’elle flechiſſe un Pere.
Ciel ! Je voy, Valerie en l’état où je ſuis.
Sortons, il faut la fuïr, & cacher mes ennuis.



Scène VI.

VALERIE, PLAUTINE
VALERIE.

Il me fuit ; Et demain un nœud ſacré nous lie.
Il me fuit ; Et peut-être il court vers Aquilie.
Je ſoupçonne qu’il l’aime, & mes cruels ſoubçons
S’augmentent tous les jours par de triſtes raiſons.

PLAUTINE.

Non, Madame, il ne peut vous avoir aperçuë.

VALERIE.

Il la cherche ſans doute, & ne m’a que trop vûë,
Vangeons-nous pour calmer l’inutile regret
De luy voir de l’amour, ſans en être l’objet.

PLAUTINE.

Peut-être trop d’amour vous donne des allarmes,
Peut-être on le verroit plus ſoûmis à vos charmes,

S’il connoiſſoit l’amour qui ſçût vous enflâmer.

VALERIE.

Hé ! l’ignoreroit-il s’il me pouvoit aimer ?
Pourquoy vois-je le trait dont ſon ame eſt bleſſée ?
Helas ! que ne lit-il ainſi dans ma penſée ?
Pourquoy Valerius m’ordonna-t’il des vœux
Que Titus deſormais rendra ſi malheureux ?
En loüant ſes vertus, il augmentoit ſans ceſſe
Ce que ſon ordre en moy fit naître de tendreſſe,
Il verſoit en mon cœur le dangereux poiſon
Que prêtent à l’Amour l’eſtime & la raiſon.

PLAUTINE.

Titus doit être à vous, qu’il aime ou qu’il haïſſe,
Ainſi Brutus l’ordonne, il faut qu’il obeïſſe.

VALERIE.

Moy je l’épouſerois, lorſqu’il ſent d’autres feux !
Non, non, mon cœur trop fier, quoyqu’il ſoit amoureux,
Va ſe faire une juſte & triſte violence ;
Aux ordres des Conſuls je feray reſiſtance.
Mais quoy ! je ſerviray Titus dans ſes amours ?
Il faut par mon hymen en arrêter le cours.
Et que ſçay-je, Plautine ? il m’aimera peut-être ;
Ma tendreſſe à la fin ſe fera reconnoître.
Témoin de mes ſoûpirs, il peut s’en émouvoir ;
Dans mes ſoins amoureux il lira ſon devoir.
Ce devoir, mon amour, le convieront ſans ceſſe
À me donner ſon cœur, à payer ma tendreſſe ;
Penſe-tu qu’il pourra toûjours leur reſiſter ?
Non, de m’aimer un jour, il ne peut s’exempter.
Mais découvrons s’il voit le pere d’Aquilie ;
Rompons tous leurs deſſeins, il y va de ma vie,
Le jour de mon hymen a demain arrêté,
Va redoubler leurs ſoins, & leur activité.

Ils n’épargneront rien aujourd’huy pour me nuire.
Sçachons…

PLAUTINE.

SçachonsDe leurs deſſeins, qui pourra vous inſtruire ?

VALERIE.

Vindicius eſt propre à ſervir mes projets,
Cet Eſclave eſt ſenſible à tous mes intereſts ;
Tu ſçais qu’Aquilius avant moy fut ſon maître,
Sans ſe rendre ſuſpect il peut chez luy paroître.
Peut-on le ſoubçonner d’un deſir curieux ?
Qu’il écoute, qu’il voye, on ne craint pas ſes yeux,
Qu’il examine tout, & me le vienne apprendre,
Va, cours, donne cet ordre, il ne faut point attendre.
Qu’il vienne me trouver dans mon appartement.
Cachons à tous les yeux ma honte & mon tourment.

Fin du premier Acte.

ACTE II


Scène PREMIÈRE.

OCTAVIUS, AQUILIUS.
OCTAVIUS.

Tandis qu’à m’écouter le Senat ſe prepare,
Et qu’il n’eſt point encore d’ordre qui nous ſepare,
Songeons à profiter d’un tems ſi precieux,
Seigneur, c’eſt pour vous ſeul que je viens en ces lieux.
Je n’ay rien eſperé d’une ambaſſade vaine,
Que de cacher à tous le ſujet qui m’amene,
Et de me ménager un entretien ſecret,
Ou de vos ſoins pour nous, vous m’apriſſiez l’effet.
Hé bien ! Aquilius, que devons-nous attendre ?
En faveur de Tarquin eſt-on preſt d’entreprendre ?
Dés cette même nuit il croit qu’il peut revoir
Les ſuperbes Romains ſoûmis à ſon pouvoir.
Achevons : Sur ſon Trône il eſt tems qu’il remonte.
L’entrepriſe eſt malſûre, à moins que d’être prompte,

AQUILIUS.

Seigneur, j’ay raſſemblé cinq cens jeunes Romains,
Qui ſe ſont dévoüez à ſervir nos deſſeins ;
Un des fils de Brutus, Tiberinus luy-même,
Sans peine a conſpiré pour des Princes qu’il aime.
Plus que les nœuds du ſang une étroite amitié,
Avec les fils du Roy l’avoit toûjours lié.
De nos Maîtres nouveaux l’inflexible rudeſſe
A choqué les eſprits d’une libre jeuneſſe
Et tous avec les Rois veulent voir de retour
Les plaiſirs, la licence, & l’éclat d’une Cour.
Mais à cette hardie & nombreuſe Cohorte
Il manque de pouvoir diſpoſer d’une porte.
Si l’aîné de Brutus vouloit ſe joindre à nous,
Dés cette même nuit Rome ſeroit à vous.
Pour un ſuccés aiſé nôtre deſſein demande
La porte Quirinale ; & Titus y commande.

OCTAVIUS.

N’avez-vous rien tenté, Seigneur, pour l’engager ?
Au party de Tarquin ne peut-on le ranger ?

AQUILIUS.

Il adore ma fille. Et peut-être par elle
À Titus pour le Roy j’inſpireray mon zele.
D’un cœur qu’elle poſſede elle ſçait le chemin.
Je veux qu’elle luy parle en faveur de Tarquin,
Et la faiſant entrer dans cette confidence,
Je pretens de l’amour employer l’éloquence.
Inſtruite du ſecret depuis hier ſeulement,
Elle ignore l’effort qu’on veut de ſon Amant.
Pour rendre encor plus ſûr l’effet que je deſire,
Par degrez elle-même il faudroit la conduire.

OCTAVIUS.

Une Amante à toûjours l’art de perſuader,
Mais par elle un ſecret pourroit ſe hazarder.

AQUILIUS.

Ne craignez rien, Seigneur, Aquilie eſt capable
Du ſecret le plus grand, le plus inviolable.
De plus, ignorez-vous quelle ſevere loy,
Met obſtacle au deſſein de rétablir le Roy ?
Quiconque ſeulement en ſeroit le complice,
Sous de cruels tourmens Rome veut qu’il periſſe.
Rome ſans diſtinguer âge, ſexe, ny rang,
N’écoute que ſa haine & demande du ſang.
Quand ma fille pourroit ſans l’ordre de ſon Pere
Reveler à Titus cét important myſtere,
Titus ſçait trop du moins, qu’en ne le cachant pas,
Il conduit ce qu’il aime au plus affreux trépas.
Dans un même attentat avec moy je la lie,
Et fais ma ſeureté du peril d’Aquilie.
Rien n’eſt à redouter ; il ne reſte qu’à voir
Par quel art j’agiray pour tenter ſon devoir.
Si je dois…

OCTAVIUS.

Si je doisMais, Seigneur ; à ce que j’entens dire,
Pour Aquilie auſſi Tiberinus ſoûpire.
Peut-elle être le prix que l’un & l’autre attend ?
Ce ſeroit perdre tout, que faire un mécontent.

AQUILIUS.

Seigneur, lors qu’avec nous Tiberinus s’engage ;
Ce n’eſt point à l’amour, que l’on doit cét ouvrage.
Même entre les premiers, comme il a conſpiré,
Son cœur pour elle encor n’avoit pas ſoûpiré.
Ainſi ſans avoir droit à cette recompenſe,
Il en peut ſeulement conçevoir l’eſperance.
Et moi ſans la détruire, & ſans l’autoriſer,
De pretextes divers je le puis amuſer.
Tandis qu’une agreable & ſolide promeſſe
Intereſſant Titus, & flatant ſa tendreſſe,

L’uniroit avec nous, ſans que tout le parti,
Ny que ſon frere même en pût être averti.
Lorſqu’on éclatera, par des ordres contraires,
Je ſçaurai l’un de l’autre écarter les deux freres.
Je ne veux rien riſquer ; mais malgré tout nôtre art,
Les grands deſſeins toûjours courent quelque hazard.

OCTAVIUS.

Non, nous ne riſquons rien, vôtre rare prudence
Me donne du ſuccés une entiere aſſurance.
Mais je vous le redis ; dés cette même nuit
Tarquin dans ces remparts veut ſe voir introduit.
Obtenez de Titus, qu’avec nous il conſpire.
L’amour s’en mélera ; peu de tems doit ſuffire.
J’aperçois Aquilie, & je vais vous quitter.
Du pouvoir de ſes yeux tâchez de profiter.
Cependant à Tarquin je dois porter un gage,
Qui marque en quel état eſt vôtre grand ouvrage,
Prenez de nos amis & les noms & le ſeing,
Et je l’aſſurerai de ſon retour prochain.



Scène II.

AQUILIUS, AQUILIE.
AQUILIE.

Je me jette à vos pieds dans ma douleur extrême.
J’attens grace d’un Pere, & d’un Pere qui m’aime,
Tiberinus, Seigneur, apuyé par Brutus,
Va demander ma main ſans craindre vos refus,

Ha ! ſi mes ſentimens oſent icy paroître,
Je le hais, & ma haine eſt injuſte peut-être ;
Mais j’ai fait pour la vaincre un inutile effort,
Et s’il m’obtient de vous, vous me donnez la mort.

AQUILIUS.

Ma fille, un tel Epoux ne doit point vous déplaire,
Il auroit plus d’éclat s’il n’avoit point de frere ;
Il eſt vrai que Titus, plus grand, plus glorieux
Du Peuple & du Senat attire plus les yeux.
Ces Illuſtres Romains que nous tâchons de ſuivre,
Tous nos Heros en luy ſemblent devoir revivre ;
Mais ſi Tiberinus ne le peut égaler,
Par de moindres vertus on peut ſe ſignaler,
Et mon engagement…

AQUILIE.

Et mon engagementCiel ! m’auriez-vous promiſe !
Mon Pere, à quels deſtins me verrois-je ſoumiſe !

AQUILIUS.

Non, je n’ai rien promis, & ſuis plus engagé,
Tiberinus m’oblige, & n’a rien exigé ;
Mais lié d’intereſt, il a droit de prétendre
Que s’il eſt vôtre amant, je le prendrai pour gendres.

AQUILIE.

Ainſi mon ſeul ſecours eſt dans mon deſeſpoir.

AQUILIUS.

Vos injuſtes douleurs ont ſur moy du pouvoir,
Mais malgré ma raiſon, s’il faut que je leur cede ;
Aux maux que vous craignez je ne voy qu’un remede.
Si Titus vous aimoit ſon cœur… vous rougiſſez,
Votre rougeur augmente, & m’en aprend aſſez.
Vous l’aimez ; Je le voy ; mais parlez, Aquilie.
Un Pere vous l’ordonne ; Il fait plus ; il vous prie.

Ne me déguiſez rien ; c’eſt pour vôtre bonheur
Que je veux penetrer au fond de vôtre cœur.

AQUILIE.

Je ne ſçaurois cacher le trouble de mon ame.
Pardonnez-moy, mon Pere, une innocente flâme.
Il faut vous raſſurer ; vous craignez, je le voy,
Qu’un cœur, qui s’eſt donné, ne vous manque de foy.
Mais quand vous m’honnorez de vôtre confidence,
Mon Pere, je vous jure un éternel ſilence.
Aujourd’huy, que Titus plein de ſon deſeſpoir,
Ignorant vos deſſeins, ſçachant vôtre pouvoir,
Pour détruire un himen ou ſon pere l’engage,
Eſt venu me prier de tout mettre en uſage,
De vous montrer mes pleurs & de vous obliger
À parler aux Conſuls, à les faire changer,
À ne vouloir donner qu’à Titus Aquilie,
À faire que ſon Frere épousât Valerie,
(Vains projets d’un amant qui connoît peu ſon ſort)
(Il trouve encore en vous un obſtacle plus fort.)
Je viens de l’aſſurer qu’il ne peut rien prétendre.
Mais j’ay teu le ſecret qu’il tâche en vain d’aprendre.
Ha ! lorſque je renonce à Titus pour jamais,
Ne me forcez pas d’être à l’amant que je hais.

AQUILIUS.

Ma fille, je voudrois faire encore davantage.
Ne puis-je vous donner l’amant qui vous engage ?

AQUILIE.

Hé ! ne me flattez point dans mon cruel deſtin.
Vous ne quitterez pas le parti de Tarquin,
Et tout retient Titus, ſon Pere, la Patrie.
Il aime ſon devoir, Rome en luy ſe confie.
Non, non, je le connois, lié de tant de nœuds ;
Il ne peut…

AQUILIUS.

Il ne peutIl peut tout, s’il eſt bien amoureux.
Titus veut éviter un fatal hymenée ;
Et pour s’en garentir, il n’a que la journée.
Les Conſuls ont le droit de le tyranniſer ;
Ils veulent cét hymen. Titus doit tout oſer.
Nous livrant cette nuit la porte qu’il commande,
Il rompra pour jamais l’hymen qu’il aprehende ;
Demain Maîtres dans Rome, il nous ſera permis
De diſpoſer de tout au gré de nos amis.
En ſecret dés ce jour je l’accepte pour gendre.
De vous, de vôtre amant vôtre ſort va dépendre.
Songez-y.

AQUILIE.

Songez-y.Non, mon Pere ; Il n’y faut pas penſer.

AQUILIUS.

S’il vous aime Aquilie, il faudra l’y forcer.
Engagez vôtre amant à ſervir vôtre Pere.
Si Titus n’eſt à vous, vous ſerez à ſon Frere.
Quelques heures encor je pourray l’éviter.
C’eſt à Titus à voir s’il veut vous meriter.
Hâtez-vous de ſçavoir où je puis le conduire,
Et venez me parler, avant que de l’inſtruire
Du ſecret important, qui vous eſt revelé.

AQUILIE, Seule.

Non, cet affreux ſecret ſera toûjours celé.


Scène III.

AQUILIE, ALBINE.
ALBINE.

D’où vient cette douleur qui dans vos yeux eſt peinte,
Madame, & qu’en mon cœur elle porte de crainte ?
Un Pere ſe ſert-il de ſon droit Souverain ?
Eſt-ce à Tiberinus, qu’il donne vôtre main ?

AQUILIE.

Ne cherche point, Albine, à connoître ma peine ;
Je ne puis te la dire, & ta recherche eſt vaine.
Coulez, coulez mes pleurs, que j’ai trop retenus.
Le reſpect paternel ne vous arrête plus.
Vangez le tendre amour, qu’un cruel Pere oprime,
Lors qu’il veut un tribut, qui peut-être eſt un crime.

ALBINE.

Quoy !

AQUILIE.

QuoyJe ne puis parler. Laiſſe-moy mes ennuis,
Il faut te les cacher, Albine, ſi je puis.
Gardes de penetrer pourquoy mon cœur ſoûpire.
Même en diſant ſi peu, je crains de te trop dire.


Scène IV.

AQUILIE, TITUS.
TITUS.

He bien ! quel eſt le ſort d’un Amant malheureux ?
Mon Rival…

AQUILIE.

Mon RivalHa Seigneur ! on aprouve nos feux.
Mon Pere en a d’abord découvert le myſtere.
J’ai declaré l’horreur que j’ai pour vôtre Frere.
J’ai rougi, quand de vous il a voulu parler.
Il a vû que j’aimois, je n’ai pû le celer.
Son eſtime pour vous a rempli mon attente.
Il vous honore aſſez au gré de vôtre Amante.
L’amour même ne peut vous donner rien de plus,
Que les titres brillans, qu’il croit qui vous ſont dûs.
Voila nôtre bonheur. Quels maux ſont à ſa ſuite !
De ſes intentions il m’a trop tôt inſtruite.
Le parti qu’il propoſe eſt terrible pour vous.
Vous ne voudrez point être à ce prix mon Epoux.

TITUS.

Peut-il à trop haut prix mettre l’objet que j’aime ?
Et qui peut effrayer une tendreſſe extrême ?
Que vous faites d’injure au malheureux Titus !
Peut-il vous pardonner tant de pleurs répandus ?

AQUILIE.

Ils ſont juſtes helas ! mon deſtin déplorable
En rendra deſormais la ſource inépuiſable.

TITUS.

Ainſi vous perſiſtez à déchirer mon cœur.
Sur quoy ſe peut fonder cette fatale erreur ?
Ces ſoûpirs douloureux & ces cruelles larmes
Offenſent à la fois mon amour & vos charmes.
Ha ! pour vous meriter, que ne ſerois-je pas !
Heureux qu’on ait pû mettre un prix à vos apas.

AQUILIE.

Non, d’un honteux ſuccés, je ne ſuis que trop ſûre.

TITUS.

Qui me peut, juſte Ciel, attirer cette injure ?
Inhumaine, cruelle. Ha ! Je ne réponds plus
De moy, de mon amour, aprés ces durs refus.
Je ne puis ſoûtenir cette affreuſe injuſtice.
Pour le plus tendre amour, eſt-il un tel ſuplice ?
Ingrate, il eſt donc vrai ; vous doutez de ma foy.
Mes feux n’ont encor pû vous répondre de moy.
Eſt ainsi que l’amour nous unit l’un à l’autre ?
Et comment peut mon cœur s’aſſurer ſur le vôtre ?

AQUILIE.

Ne me condamnez point avant que de ſçavoir
Ce qui fait mes refus, mes pleurs, mon deſeſpoir.
Non, je ne doute point de vôtre amour extrême,
Je vous le marque aſſez, Seigneur, quand je vous aime ;
Mais malgré vôtre amour, & malgré tout le mien,
Renonçons l’un à l’autre, & n’eſperons plus rien.

TITUS.

Ô Ciel ! dans vos diſcours que pourrois-je comprendre ?
Vous avez des ſecrets que je ne puis aprendre ?

Et vous pouvez encor dire que vous m’aimez !
Et moy, lorſque de vous tous mes ſens ſont charmez,
Que vôtre hymen fait ſeul tout le bien où j’aſpire,
Je le refuſerois ! Vous oſez me le dire !
Non, Madame, plûtoſt vôtre cœur a changé,
Plûtoſt Tiberinus peut l’avoir engagé.

AQUILIE.

Je ne répondrai point, Seigneur, à cette injure.
Mes pleurs, mon deſeſpoir, ma mort que je croy ſûre,
Pourront juſtifier un ſilence obſtiné,
Dont ce cœur, qui vous aime, eſt le premier gêné.

TITUS.

Vous déguiſez en vain. Oüi, vôtre cœur m’outrage,
Vous m’avez dés tantoſt tenu même langage,
Vous n’avez point calmé mes trop juſtes ſoupçons,
Vous me deſeſperez, & cachez vos raiſons.

AQUILIE.

Je l’ai dit, mon devoir m’ordonne de les taire,
Il faut vous les cacher.

TITUS.

Il faut vous les cacher.Et le pouriez-vous faire,
Si vôtre Amant ſur vous avoit quelque pouvoir ?
Ha Madame ! l’amour n’a-t’il pas ſon devoir ?
Mais c’eſt trop demeurer dans cette peine extréme.
Voyons Aquilius. Qu’il me parle lui-même.
Aprenons quelles loix il voudra m’impoſer.
Allons.

AQUILIE.

AllonsC’eſt ſon ſecret ; Il peut en diſpoſer.


Scène V.

AQUILIE, ALBINE.
AQUILIE.

Ha Ciel ! juſqu’à quel point je viens de me contraindre ?
Je n’oſe lui parler, & je l’entens ſe plaindre.
Que j’ai ſouffert ! jamais je ne l’ai tant aimé.
Les ſoûpirs, les tranſports de ſon cœur enflamé,
L’obſtacle que je crains, tout augmentoit ſes charmes :
Laiſſe-moy, tu contraints mes plaintes & mes larmes.

ALBINE.

Je voy Tiberinus, je vous laiſſe avec lui.



Scène VI.

AQUILIE, TIBERINUS.
TIBERINUS.

Ne cherchez point, Madame, à cacher vôtre ennui.
D’un inutile ſoin vôtre eſprit s’embaraſſe.
De vos pleurs répandus je vois encor la trace.
Votre douleur dépeinte & vos triſtes ſoupirs
Mal étoufez encor marquent vos déplaisirs.

Que je ſuis malheureux de chercher à vous plaire !
Je vous ai fait ſçavoir les deſſeins de mon pere,
Et je vois vos douleurs naître avec mon espoir.
J’ai craint ce que je trouve, & je cherche à vous voir.

AQUILIE.

Et pourquoi penſez-vous, Seigneur, avoir fait naître,
Le chagrin qu’en mes yeux vous avez vû paroître ?
Le ſuccés de vos vœux eſt-il donc ſi certain ?
D’Aquilius mon pere obtenez-vous ma main ?

TIBERINUS.

Non, je voulois encor obtenir de vous-même
Vôtre cœur qui mépriſe une tendreſſe extréme.
Je ſçai qu’Aquilius aprouvera mon feu.
De puiſſantes raiſons m’aſſurent ſon aveu.
Et ſi vôtre rigueur encor me deſeſpere,
Si mes reſpects ſont vains, craignez l’ordre d’un pere.

AQUILIE.

Quel plaiſir auriez-vous à me tyranniſer ?
Et pourquoi malgré moi ſonger à m’épouſer ?

TIBERINUS.

Ingratte, demandez pourquoi je vous adore,
Pourquoi vous allumez le feu qui me devore,
Pourquoi par vos apas les cœurs ſont attirez.
Je connois le Rival que vous me préferez.
Mais, Madame, ſur lui mon cœur a l’avantage.
Je ſçais ce que je ſens, & j’aime davantage.
Croyez-en le tranſport qui me rend odieux,
Mais qui vous marque au moins le pouvoir de vos yeux.
L’invincible aſcendant d’une force ſupréme
M’engage malgré vous, ſouvent malgré moi-méme,
Et ce penchant encor, que je combats en vain,
Me fera demander malgré vous vôtre main.
Je connois vos rigueurs, vôtre haine barbare,
Et le triſte bon-heur, que l’amour me prepare,

Je ne puis cependant m’empécher d’y courir.
Enfin ſi je me pers, c’eſt pour vous aquerir.
Tout ce que contre moy vous allez entreprendre,
De mes ſoins importuns ne poura vous deffendre.
Vous verrez vos refus & vos cruels combats
Me punir, vous venger, mais ne me guerir pas.
Si je me poſſedois, quand vous m’eſtes contraire,
Je vous rendrois à vous, vous obtenant d’un pere.
Helas ! tant de raiſon ne peut eſtre en mon choix.
Je vous aime, voila ma raiſon & mes loix.

AQUILIE.

N’employez pas tant d’art, Seigneur, pour me ſurprendre.
Vôtre dure conduite eſt facile à comprendre.
Non, ce n’eſt point l’amour qui la peut inſpirer,
Lorsque vous ne ſongez qu’à me deſeſperer.
Vôtre barbare cœur, qui ſe plaît à mes larmes,
Qui dãs mes plus grands maux trouve ſes plus doux charmes,
Seul vous fait travailler à mes cruels malheurs.
Pouriez-vous en m’aimant faire couler mes pleurs ?
Un Amant ne deſire en ſon ardeur extréme,
Qu’un bonheur qu’il partage avec l’objet qu’il aime.
Et croyez-moy, Seigneur, pour les cœurs delicats
L’hymen n’eſt point heureux, quand l’amour ne l’eſt pas.

TIBERINUS.

Je ſerai malheureux, & je ſuis né pour l’étre.
Dés long-tems vos rigueurs me l’avoient fait connoître ;
Mais je ſçaurai du moins les moyens d’empécher
Qu’on jouyſſe d’un bien qu’on pretend m’arracher.
Dans l’état où je ſuis un ſeul eſpoir me reſte ;
Il faut qu’à mon rival mon malheur ſoit funeſte.

S’il garde vôtre cœur quand j’aurai vôtre foy,
Il eſt en vous perdant plus malheureux que moy.

AQUILIE.

Plus malheureux que vous ! Gardez-vous de le croire.
J’aurai ſes déplaiſirs gravez dans ma memoire.
Je ne le verrai plus ; mais mes yeux & mon cœur
Jour & nuit occupez à plaindre ſon malheur,
Empoiſonnant l’hymen, où vous croyez des charmes,
Vous feront envier ſes ſoûpirs & ſes larmes.

TIBERINUS.

Ingrate, il eſt donc vrai que vous pouvez l’aimer.
Vous oſez m’avoüer qu’il a ſçû vous charmer.
Je ſçai depuis long-tems que vôtre cœur l’adore,
Cependant malheureux j’en ſuis ſurpris encore.
Quand j’en voulois douter, vous me le declarez.
Je ne balance plus, & vous en ſouffrirez.
Peut-être que mon cœur ému par vôtre plainte,
Euſt differé l’hymmen où vous ſerez contrainte ;
Mais puiſqu’un autre amour vous y fait reſiſter,
Mon juſte deſeſpoir ne peut rien écouter.
Je vous ſuis odieux ; il faut que vôtre peine
Soit d’épouſer l’objet de vôtre injuſte haine.
Je vais d’Aquilius en ce même moment
Obtenir pour l’hymen un prompt conſentement.<poem>



Scène VII.



AQUILIE.

<poem>À sa menace, ô Ciel ! ſerai-je ſans réponſe ?
À l’hymen de Titus faut-il que je renonce ?

Oüy, perdons un eſpoir qui ne me convient plus.
J’en pourois prendre encor en penſant à Titus.
Mais pourquoi n’oſer rien lorſque j’en ſuis aimée ?
Quand un fatal hymen tient ſon ame allarmée,
Je me tairai ? j’irai d’un rival odieux
Aprouver les tranſports à la face des Dieux ?
Non, tu n’as pas en vain découvert ta penſée,
Je préviendrai le coup dont tu m’as menacée ;
Mon cœur devient hardi par la crainte où l’a mis
Le tyrannique eſpoir que le tien s’eſt permis.
Ha ! ne balançons plus, allons dire à mon pere
Qu’en l’amour de Titus avec raiſon j’eſpere.
Il n’aura pû le voir, & mon pere aujourd’hui
Donne aux ſeuls conjurez un libre accés chez lui.
Qu’il me laiſſe parler, qu’il garde le ſilence,
Mes pleurs prés d’un Amant auront plus d’éloquẽce,
Et mieux que les raiſons ſçauront le penetrer.
Mais Dieux ! dans quel parti veux-je le faire entrer ?
Arreſte, ne ſuis point un tranſport qui t’abuſe.
Et que deviens-je, ô Ciel ! ſi Titus me refuſe,
S’il ſouffre cet hymen, que je ne trouve affreux,
Que parce que mon cœur a partagé ſes feux ?
Quand je l’adore, helas ! qu’il eſt cruel de craindre,
Qu’aprouvant ſon amour je ne trouve à m’en plaindre !
Il n’importe, évitons d’eſtre à Tiberinus.
Parlons. Mourons plutôt des refus de Titus.


Fin du ſecond Acte.


ACTE III.



Scène PREMIÈRE.

TITUS, AQUILIE.
AQUILIE.

Mon Pere m’a permis de rompre le ſilence,
Et vos ſoûpirs ſur moy n’ont que trop de puiſſance.
Je cede ; mais avant que je laiſſe à regret
Echaper pour vous ſeul cet important ſecret,
Je veux par des ſermens, que vôtre foy s’engage.
Jamais ſans mon aveu vous ne ſerez d’uſage
Du ſecret que l’Amour va mettre entre vos mains,
Et vous l’ignorerez avec tous les humains.

TITUS.

Oüy, j’en jure des Dieux le nom inviolable,
Tout ce qui parmi nous eſt le plus redoutable,
Tout ce que nous laiſſa Numa de plus ſacré,
Tout ce qui des Mortels fut jamais adoré.
Mais pourquoy ces ſermens me ſont-ils neceſſaires ?
Ha ! croyez-en plûtoſt mille ſoûpirs ſinceres.

AQUILIE.

Hé bien, je vay parler ; c’eſt vous qui le voulez.
On cherche à rétablir les Tarquins exilez.
On conſpire ; & mon pere eſt Chef de l’entrepriſe.

TITUS.

Ay-je bien entendu ? Ciel ! quelle eſt ma ſurpriſe !
Quelle ſuite d’horreurs ! que de maux je prévoy !
Quel obſtacle ſe met entre Aquilie & moy !

AQUILIE.

Hélas ! ſi vous m’aimiez, vous auriez dû m’entendre.
Le projet étonnant, que je vous viens d’aprendre,
Loin de rompre des nœuds ſi doux, ſi pleins d’attraits,
Si vous le ſecondez, nous unit à jamais.
En livrant à Tarquin la porte Quirinale,
Vous vous affranchiſſez d’épouſer ma Rivale,
Tarquin maître en ces lieux, vous devra ſon retour,
Et mon pere à ce prix m’accorde à vôtre amour.
D’abord un tel projet m’avoit paru terrible.
Mais l’Amour à mes yeux l’a fait voir moins horrible.
Je tremble maintenant, je friſſonne d’effroy,
Qu’il ne ſoit vû de vous, autrement que de moy.
Eſt-ce un crime aprés tout, de remettre en ſa place
Un Roy, dont les malheurs ont merité la grace ?
Si ce parti, Seigneur, euſt bleſſé l’équité,
Juſqu’au dernier ſoûpir je l’aurois rejetté.

TITUS.

Non, non, Madame, non ; diſpoſez de ma vie,
Ordonnez qu’à l’inſtant je vous la ſacrifie ;
En vous obeïſſant mon ſort ſera trop doux ;
Mais malgré tout l’amour dont je brûle pour vous,
Je n’acheteray point un objet que j’adore,
Par une trahiſon que tout mon cœur abhorre.

Faut-il que mon bonheur me ſoit offert en vain ?
Faut-il que vôtre Amant refuſe vôtre main ?
Et pourquoy parliez-vous ? Ô jour que je deteſte !
Pourquoy l’ay-je arraché, ce ſecret ſi funeſte ?

AQUILIE.

Laiſſez-moy ce regret, il n’appartient qu’à moy.
Helas ! je prévoyois le coup que je reçoy.
J’en voulois épargner la honte à ma tendreſſe.
Tant que de mon ſecret j’eſtois encor maîtreſſe,
Pourquoy de vos refus ne me pas garentir ?
Ils étoient moins cruels à prévoir, qu’à ſentir.
Non, je n’ay point douté de vôtre ingratitude,
Et je n’en puis ſouffrir la triſte certitude.

TITUS.

Madame, ces refus n’ont point dû vous bleſſer.
Ce n’eſt qu’au ſeul Tarquin qu’ils peuvent s’adreſſer.
Voulez-vous que l’Amour dans le crime m’engage ?
Si j’ay quelques vertus, elles ſont vôtre ouvrage.
Quel honteux changement ! & quel prodige enfin
Que le fils de Brutus qui ſerviroit Tarquin !

AQUILIE.

Seigneur Tiberinus vôtre ſang, vôtre frere,
Vôtre Rival enfin, conſpire avec mon pere.

TITUS.

Tiberinus conſpire ! & ſur quel vain eſpoir
Vouloit-on m’engager dans un crime ſi noir ?
Sans doute à ſon amour votre main eſt acquiſe,
À ce prix ſeulement, il eſt de l’entrepriſe.

AQUILIE.

L’Amour n’eſt point entré dans ſon engagement,
Il ſervoit les Tarquins avant que d’eſtre Amant ;
Mais le lien étroit qui l’attache à mon pere
Fait que ſur mon hymen, il n’eſt rien qu’il n’espere,

Mon pere cependant de vos vertus charmé,
Preſt à trahir l’eſpoir dont il eſt animé,
Sans luy promettre rien le laiſſe encor pretendre,
Et veut dés aujourd’huy, vous recevoir pour gendre.
En vous cachant à tous comme à Tiberinus,
En l’occupant ailleurs…

TITUS.

En l’occupant ailleursNon, je n’écoute plus,
Je ne veux point ſçavoir ſi je pourrois encore
Ravir à mon Rival un objet que j’adore ;
En vain vous m’en offrez les moyens dangereux ;
Je veux voir l’Eſperance interdite à mes vœux,
Et quoyque par ce coup ma mort ſoit infaillible,
Je veux voir deſormais mon bon-heur impoſſible.
Peut-eſtre qu’à la fin vos funeſtes apas
Engageroient mon cœur dans de honteux combats.
Je vous ſuis pour jamais.

AQUILIE.

Je vous ſuis pour jamaisHa Ciel ! qu’allez-vous faire ?
Allez-vous à la fois me perdre avec mon pere ?
Malgré tous vos ſermens, & malgré vôtre amour,
Chargé de mon ſecret, l’allez-vous mettre au jour ?
Qui l’eut crû qu’Aquilie à ce point fût à plaindre ?
Et même que Titus euſt pû la faire craindre ?

TITUS.

Que vous répondre, helas ! dans le trouble où je ſuis ?
Sçais-je ce que je fais ? Madame, je vous fuis.

AQUILIE.

Arreſtez, ou donnez la mort à vôtre Amante.
Qui peut vous retenir ? & qui vous épouvante ?
Quoy vous deliberez ? & vous m’allez trahir ?
Ô Pere infortuné que tu me dois haïr !
Pourquoy t’ay-je aſſuré dans mon erreur fatale,
Que l’ardeur de Titus à ma tendreſſe égale

Ne me laiſſoit plus craindre un triſte évenement ?

TITUS.

Il ne connoît que trop, & vous, & vôtre Amant.
Vous m’avez fait riſquer un ſerment temeraire ;
Criminel à parler, criminel à me taire,
De crimes aujourd’huy je n’ay plus que le choix ;
Mais quoy ! je ne l’ay point, l’Amour me fait des loix.
Titus ne peut peut parler, diſſipez vos allarmes.
Mais aprés le forfait que luy coûtent vos charmes,
Si par quelque moyen qu’il n’oſe ſouhaiter,
La conjuration peut d’ailleurs éclater,
Il ſera plus ardent à venger ſa Patrie,
Que ſi par ſon ſilence il ne l’euſt point trahie,
Et contre les Tarquins justement animé,
Il ſe juſtifira d’avoir trop bien aimé.

AQUILIE.

Et cependant, Seigneur, quel deſtin dois-je attendre ?
D’être à Tiberinus, qui pourra me deffendre ?

TITUS.

Hé bien, que vous importe ? il va ſe faire aimer,
Vous ſacrifiant Rome, il ſçaura vous charmer.
Car enfin, ce n’eſt plus l’Amour qui vous inſpire,
À ſervir les Tarquins tout vôtre cœur aſpire.

AQUILIE.

Pourſuivez, pourſuivez, achevez de m’aigrir.
J’aime cette injuſtice ; elle peut me guerir.
Joignez à vos refus le mépris, & l’injure ;
De mon reſſentiment je n’étois pas bien ſeure,

Mon cœur porté toûjours à vous juſtifier,
Malgré ce peu d’amour n’euſt pû vous oublier.
Vous ſervez ma raiſon en outrageant ma flâme,
Dites que je feignis de vous donner mon ame,
Dites que je voulus mandier vôtre cœur
Pour pouvoir des Tarquins reparer le malheur.
Et que me fait à moy leur retour, leur abſence ?
De vous ſeul occupée avec trop de conſtance,
L’Amour m’avoit ôté tout autre ſentiment ;
Quel ſoin me touche encor en ce triſte moment ?
J’ay craint de voir nos cœurs ſeparez l’un de l’autre,
Quoy donc ! mon intereſt, Ingrat, n’eſt pas le vôtre ?

TITUS.

Madame, pardonnez mon crime à mes douleurs.
Trop foible contre vous, je m’arme de fureurs,
Je veux tenir ſuſpects vos pleurs, vôtre cœur même,
Enfin tout ce qui fait qu’un malheureux vous aime.
Mon eſprit contre vous tâche de s’irriter ;
Mais de cet art cruel je ne puis profiter.
Vous voyez le peril où vous mettez ma gloire ;
Madame, par pitié cedez-moy la victoire,
Vos charmes ſont trop forts, mon cœur eſt trop ſoûmis,
N’exigez rien de moy que ce qui m’eſt permis.

AQUILIE.

Je ne ſçay point uſer d’un pouvoir tyrannique,
À vôtre ſeul bonheur une Amante s’aplique,
Seigneur, de vôtre amour je n’exige plus rien,
Et je pretens ainſi vous marquer tout le mien.
Suivez vos ſentimens, je vais dire à mon pere
Qu’au retour des Tarquins vous trouvant trop contraire,

Je n’ay pû hazarder avec vous ſon ſecret,
Et pour Tiberinus je prévois à regret…

TITUS.

Ha ! pour l’unique prix de l’amour le plus tendre,
D’eſtre à Tiberinus, tâchez à vous deffendre ;
Epargnez-moy, Madame, un ſi cruel ennuy ;
Je ne puis être à vous, ny vous ſouffrir à luy.

AQUILIE.

Vous pouvez de ce ſoin vous fier à ma haine ;
Mais ſous ce triſte joug ſi mon devoir m’entraîne ;
J’eſpere que les Dieux que touchera mon ſort,
Bien-toſt à mes douleurs accorderont la mort.



Scène II.

TITUS, ſeul.

He bien ! puis-je douter encor de ſa tendreſſe ?
Elle qui de mon ſort devroit être Maîtreſſe,
Avec quelle douceur m’a-t’elle pardonné
L’outrage que luy fait un refus obſtiné !
Quand Rome à les apas me paroît preferable,
Elle n’éclate point contre un Amant coupable.
Enfin elle veut bien renoncer à ſes droits ;
Et ſon cœur pour m’aimer ſemble prendre mes loix.
Que vous m’eſtes cruels Pere, Rome, Patrie !
Quels apas ! quel amour mon cœur vous ſacrifie !

Helas ! Et par quels biens, par quels honneurs offerts
Pourez-vous me payer le bonheur que je perds ?
Et que ſçay-je aprés tout ſi la raiſon demande
Que de ſervir Tarquin, un Romain ſe deffende ?
Rome eſt abandonnée à ſon peuple inconſtant.
Que de perils pour elle en cet état flottant !
Quels maux ! à moins qu’un Roi ne reprenne ſa place.
Le ſuperbe Tarquin inſtruit par ſa diſgrace,
Reviendroit en ces lieux plus humain, & plus doux.
Mais ſi nous attendons l’éclat de ſon couroux,
Quel orage va fondre ! & par quelle puiſſance
Pourons-nous ſoûtenir l’effort de ſa vengeance ?
Ha ! tant de citoyens ſes partiſans ſecrets,
De cet Etat ſans doute, ont vû les intereſts ;
Sans doute ils ont voulu prévenir la tempeſte.
Et moy quel vain devoir, quel ſcrupule m’arrête ?
J’aime ; & j’ay mon bonheur, ſi je veux, dans mes mains ;
Et je ſuis incertain du vray bien des Romains.
Dans le doute où je ſuis, decide, Amour, decide,
Mais qu’il eſt dangereux de te prendre pour guide !
Non, non, défions-nous de ton pouvoir ſur moy,
Et ne hazardons pas un crime ſur ta foy.



Scène III.

TITUS, TIBERINUS.
TITUS.

Je vois par le chagrin, qui dans vos yeux ſe montre,
Que vous eſtes icy bleſſé de ma rencontre.
Vous cherchiez Aquilie, à ce que je puis voir.

TIBERINUS.

Je ne me deffens point d’un ſi juſte devoir.
Je puis à ſon hymen deſtiné pour mon pere,
Et luy rendre des ſoins, & tâcher de luy plaire.
Mais vous à qui Brutus deſtine d’autres nœuds,
De quel droit refuſer de ſouſcrire à ſes vœux ?

TITUS.

Il faut en convenir, je n’ay rien à répondre.
Je ſçay que vos vertus ont de quoy me confondre,
Qu’à ces vertus Brutus ne peut être trompé,
Que de ſes ſeuls deſirs vous eſtes occupé.

TIBERINUS.

Je les ſuivray du moins ſur l’hymen d’Aquilie.

TITUS.

Eſt-ce dans peu de tems que ce doux nœud vous lie ?

Croyez-vous que vos ſoins vous doivent réüſſir ?

TIBERINUS.

Vous en doutez ? ce jour peut vous en éclaircir,
Seigneur, vous en aurez le premier la nouvelle ;
Mais je cours promptement où mon amour m’appelle.



Scène IV.

TITUS, ſeul.

Dés ce jour ! il le peut, rien ne l’arreſte plus.
Brutus veut cet hymen. J’offenſe Aquilius.
Des diſcours menaçans d’un Rival redoutable,
Attendray-je en repos l’effet irreparable ?
Quoy je pourray ſouffrir qu’il me vienne enlever
Ce qu’aux dépens de tout je devrois conſerver !
Et mon timide cœur qu’un vain ſcrupule étonne,
Luy cedera les droits qu’un tendre amour me donne ?



Scène V.

AQUILIUS, TITUS.
AQUILIUS.

Je viens de voir ma fille, elle m’a déguiſé
Seigneur, qu’elle vous euſt encor rien propoſé ;
Mais ſes pleurs qui couloient, ſon trouble, ſa contrainte,
Ses ſoûpirs étouffez m’ont découvert ſa feinte ;
Elle vous a parlé.

TITUS.

Elle vous a parlé.Seigneur, je ne ſçay rien.
Et ce diſcours obſcur…

AQUILIUS.

Et ce diſcours obſcurVous m’entendez trop bien.
Il n’est pas tems icy de faire un vain myſtere,
Aquilie eſt en vain obſtinée à ſe taire,
Tout m’a rendu certain qu’elle vous a parlé.
Vous ſçavez mon ſecret, je n’en ſuis point troublé.
Puiſque toujours pouſſé par un aveugle zele,
Vous ſuivez les fureurs d’une Ville rebelle,
Tiberinus, Seigneur, avant la fin du jour
Recevra de ma main l’objet de ſon amour.

TITUS.

Avant la fin du jour ! ha ! que viens-je d’entendre ?

AQUILIUS.

Il l’aime ; ce party me reſte ſeul à prendre,

Puiſque je pers l’eſpoir de vous faire changer.

TITUS.

Vous me deſperez, craignez-en le danger.
Un Amant qui perd tout, ne doit plus rien connoître.

AQUILIUS.

Ma vie eſt en vos mains, vous en eſtes le maître,
Je le ſçay ; mais Seigneur, ſi vous nous découvrez
Je ſçay ce que doit faire un Cheſ de conjurez.
Un homme tel que moy n’attend pas les ſuplices ;
Vous aimez Aquilie, elle eſt de mes complices.
Ce fer en même tems terminant nôtre ſort,
Sçaura nous épargner une honteuſe mort.

TITUS.

Quel projet plein d’horreur ! quel demon vous l’inſpire ?
Vous pouriez…

AQUILIUS.

Vous pouriezIl ſuffit, Seigneur, je me retire.
Je vais donner parole.

TITUS.

Je vais donner parole.Ha ! dans cet embaras
Je ne puis rien reſoudre, & ne vous quitte pas.


Fin du troiſième Acte.


ACTE IV.



Scène PREMIÈRE.

VALERIE, PLAUTINE.
VALERIE.

Viens prendre part, Plautine, à l’excés de ma joye.
Il faut que mon tranſport à tes yeux ſe déploye.
Ce n’eſt pas vainement, que chez Aquilius
Nous avons ſait tantôt entrer Vindicius.
Aquilius chez lui raſſembloit des perfides,
Qui prétoient aux Tarquins leurs armes parricides,
Plautine, ils conſpiroient, & leurs ſoins criminels
Remettoient Rome en proye à des Maîtres cruels.
Par bonheur mon eſclave a découvert leur trame,
Lors qu’il ne s’apliquoit à ſervir que ma flame.

PLAUTINE.

Madame, qui l’euſt crû que Rome dans ſon ſein
Pût cacher les auteurs de cet affreux deſſein ?
Et qui ſont ces Romains ardens à la détruire ?

VALERIE.

Je n’ai pas pris encor le ſoin de m’en inſtruire.
J’ai tremblé pour Titus ; & mon cœur éclairci
Pour le reſte, Plautine, eſt ſans aucun ſouci.
Parmi les conjurez on n’a point vû paroître
Le Heros que mon cœur a reconnu pour maître,
Ses vertus l’ont ſauvé dans un pas ſi gliſſant,
Et malgré ſon amour Titus eſt innocent.
Contente j’ai conduit mon eſclave à mon frere ;
Et ſeul je l’ai laiſſé reveler ce myſtere.
Plautine, conçois-tu quelles ſont les douceurs,
De voir une rivale abandonnée aux pleurs ?
Mon amour eſt vengé. Je ne crains plus rien d’elle.
Son nom ſera couvert d’une tache eternelle.
Deſormais tout ſepare Aquilie & Titus,
La fille d’un coupable, & le fils de Brutus.
De ſon indigne choix il rougira lui-même.
Pour en laver la honte, il faut enfin qu’il m’aime.
Peut-étre a-t’elle part à ce complot affreux ;
Digne ſang des Tarquins elle agiſſoit pour eux ;
La fille a ſecondé le pere dans ſon crime ;
Et l’un & l’autre doit nous ſervir de victime.

PLAUTINE.

Vous avez de haïr un ſujet aſſez grand ;
Mais, je vous l’avourai, ce tranſport me ſurprend,
Je vois que vos ſouhaits attentent à leur vie.
Vous eſtiez autrefois moins cruelle ennemie,
Et par les malheureux facile à deſarmer,
Jamais en haïſſant vous n’eſtiez loin d’aimer.
Mais, Madame, aujourd’hui…

VALERIE

Mais, Madame, aujourd’huiQuand l’amour fait la haine,
Plautine, elle eſt affreuſe, implacable, inhumaine.
On m’enlevoit un cœur qui faiſoit mes deſirs.
On va me le payer par mille déplaiſirs.
Mais eſt-il trop de maux pour une telle offence ?
Jouïſſons pleinement d’une juſte vengeance.
Quoique ſouffre Aquilie, & dût-elle en mourir,
Helas ! j’ai plus ſouffert qu’elle ne peut ſouffrir,
Et la joye où je ſuis en perdant ma rivale,
Aux maux qu’elle m’a faits n’eſt pas encore égale.



Scène II.

BRUTUS, VALERIE.
BRUTUS.

J’attens Valerius qui doit icy venir.
D’un ſecret important il veut m’entretenir.

VALERIE.

Je pourois commencer, Seigneur, à vous l’aprendre.
Pour rétablir Tarquin on veut tout entreprendre.
On conſpire.

BRUTUS.

On conſpire.On conſpire, ô Rome, ô droits ſacrez !
Madame, ſçavez-vous le nom des conjurez ?

VALERIE.

Aquilius conduit cette trame funeſte.

BRUTUS.

Aquilius, ô Ciel !

VALERIE.

Aquilius, ô CielJ’ignore tout le reſte.

BRUTUS.

Qui l’a pû découvrir ?

VALERIE.

Qui l’a pû découvrirUn eſclave, Seigneur,
Qui fait juſques ſur moy rejaillir cet honneur.
Il eſt de ma Maiſon.

BRUTUS.

Il eſt de ma Maiſon.Grands Dieux ! qui les inſpire ?
Dans ce honteux parti quel charme les attire ?
De lâches Citoyens entre-eux ont concerté
De livrer au Tyran, leurs murs, leur liberté !
Ha ! j’atteſte des Dieux la Majeſté ſupréme,
Et s’il le faut encor, j’en jure Rome méme,
Je vais en leur perſonne achever de punir
Le crime des Tarquins qu’ils veulent ſoûtenir.



Scène III.

BRUTUS, VALERIUS, VALERIE.
BRUTUS.

Ha ! Seigneur, quel forfait j’aprens par Valerie !
Des traitres preparoient des fers à leur Patrie !

VALERIUS.

Je tremble du peril, Seigneur, qu’elle a couru.
Le ſoin des Dieux pour nous n’a jamais tant paru.
L’indigne Ambaſſadeur ſous un nom reſpectable,
Étoit venu conclure un traité deteſtable.
Un eſclave conduit par nos heureux deſtins,
Découvre le complot qu’on fait pour les Tarquins.
Il m’eſt venu ſoudain reveler l’entrepriſe.
J’ay vû Rome trahie. Alors plein de ſurpriſe,
Plein d’horreur, j’ai couru, j’ai volé dans ces lieux,
Ou tant de criminels ſe cachoient à nos yeux.
Ils ſont pris, mais leur Chef par une prompte fuitte
Déja loin de ces murs échape à ma pourſuite.

BRUTUS.

Il conſpire, grands Dieux ! qui l’auroit pû prévoir ?
Le perfide chargé d’un attentat ſi noir,
De quel front, juſte Ciel ! ſur quelle confiance
Auroit-il de Brutus accepté l’alliance ?

À quels chagrins mon fils ſe ſeroit vû livré,
Quand ſon beaupere enfin ſe ſeroit declaré !
Quel deshonneur pour lui ! quelle douleur extréme !

VALERIUS.

Ne répondez icy, Seigneur, que de vous-même.
Le zele dont je vois vôtre cœur tranſporté
Peut-eſtre par ce fils n’eſt pas bien imité.

BRUTUS.

Ha ! que me dites-vous ! expliquez ce myſtere.
Seigneur.

VALERIUS.

Seigneur.Que ne peut-on à jamais vous le taire !
Seigneur de vos vertus raſſemblez tout l’effort.
Brutus même aujourd’hui ne peut eſtre trop fort.
Je friſſonne pour vous de ce que je vaiş dire.
Avec Aquilius Tiberinus conſpire.

BRUTUS.

De mon exemple, ô Ciel ! ſeroit-ce là fruit !
Il conſpire ! non, non, vous eſtes mal inſtruit,
Seigneur. Je ne croy point qu’une tache ſi noire
Du ſang qui l’a formé puiſſe ternir la gloire.

VALERIUS.

Il eſt aiſé, Seigneur, de voir par quels chemins
On a pû le conduire à ſervir les Tarquins.
Du traitre Aquilius il adoroit la fille.
Il a pris les fureurs de toute la famille.

BRUTUS.

À cet affreux revers ſerois-je deſtiné ?

VALERIUS.

Je ne puis épargner un Pere infortuné.
J’ai ſaiſi ce papier, qui m’inſtruit de leur rage.
Eux-mêmes à Tarquin aſſuroient leur hommage.
Voyez icy leurs noms que leurs mains ont tracez.

BRUTUS.

Quoy le nom de mon fils ! ô Ciel ! en eſt-ce aſſez ?

VALERIUS.

Je ſçai quelle eſt l’horreur du coup qui vous acable.
J’aurois voulu ſauver Tiberinus coupable.
Mais vous eſtes Conſul. Vous ſçavez mieux que moy
Quelle eſt de ce haut rang l’indiſpenſable loy.
On va vous l’amener.



Scène IV.

BRUTUS, VALERIE.
VALERIE.

On va vous l’amener.Si vôtre ame affligée,
Seigneur, par mes diſcours peut être ſoulagée,
Souffrez que je vous diſe au moins qu’en vos malheurs
Le Ciel vous garde un fils qui doit ſecher vos pleurs.
Aquilie eut ſur lui la fatale puiſſance,
Par qui Tiberinus a perdu l’innocence.
Il l’aimoit, cependant elle n’a pû penſer
Qu’aux loix de ſon devoir il oſaſt renoncer.

On n’a point attaqué ſa vertu trop connuë,
Et ſon nom ne s’eſt point offert vôtre à vuë.



Scène V.

BRUTUS, VALERIE, TIBERINUS,
avec des Gardes.
TIBERINUS.

Vous me voyez, Seigneur, deſeſperé confus,
Je dois me ſouvenir que vous eſtes Brutus,
Que l’auſtere vertu qui vous rend redoutable,
Va juſqu’au fond du cœur confondre le coupable.
Mais, Seigneur, me voyant amené devant vous,
Et comme un criminel embraſſant vos genoux,
Je ne puis me deffendre en un ſort ſi contraire,
De penſer que Brutus peut eſtre encor mon Pere.

BRUTUS.

Pour me voir vôtre pere, eſtes-vous donc mon fils ?
Mes exemples par vous ont-ils eſté ſuivis ?
Quand j’ai chaſſé Tarquin vous prenez ſa deffenſe ;
À quel titre oſez-vous implorer ma clemence ?
Vous devez me connoître, & vous examiner ;
Brutus fut toûjours juſte, & ſçait peu pardonner.
Quoi donc ? vous voulez voir Tarquin dans nos murailles
Celebrer ſon retour par mille funerailles ?
Rendez-moi compte, ingrat, de toutes vos fureurs.
Quel charme trouviez-vous à cauſer nos malheurs ?
Qui vous fait tant haïr la liberté publique ?
Deviez-vous partager le pouvoir tyrannique ?

Quand vous nous rameniez ces Maîtres orgueilleux.
Deviez-vous de nos jours diſpoſer avec eux ?

TIBERINUS.

Non, Seigneur, vôtre vie eſtoit en aſſurance,
Des Tarquins à ce prix j’embraſſois la deffence.

VALERIE.

Souffrez que je vous diſe en faveur de ce fils,
Que par ſon amour ſeul ſon crime fut commis ;
Aquilie a tout fait.

BRUTUS.

Aquilie a tout fait.La pitié vous abuſe.
L’amour a des forfaits ne peut ſervir d’excuſe.

TIBERINUS.

Ce n’eſt qu’à vôtre amour que j’en veux appeller,
La Nature pour moi ne peut-elle parler ?

BRUTUS.

Je n’écouteray pas ſa voix trop indulgente,
Et Rome dans mon cœur ſera la plus puiſſante.

TIBERINUS.

Eſt-il quelque devoir qui puiſſe rendre vains
Les droits de la Nature, & ſi forts & ſi ſaints ?
Seriez-vous ſans vertus à moins d’un paricide ?
Entre les loix & moi que vôtre ſang decide.

BRUTUS.

Pretens-tu me toucher quand je te vois fremir ?
Encor ſi de ta faute on t’entendoit gémir !
Lâche, tu crains la mort, & n’as pas craint le crime
Tu ne pouſſeras point un ſoûpir legitime.
Le moindre repentir ne t’eſt point échapé,
Et du ſeul châtiment ton cœur eſt occupé.
C’eſt en vain que pour toi parleroit la Nature.
Tu ſçaurois dans mon ame étoufer ſon murmure.
Je ne te connois plus, oſte-toy de ces lieux,
Par ta vile frayeur n’offenſe plus mes yeux.

Autant que ton forfait ta lâcheté me bleſſe.
Attens mon ordre.

TIBERINUS.

Attens mon ordre.Dieux !

BRUTUS.

Attens mon ordre. Dieux ! Sors cache ta foibleſſe.



Scène VI.

BRUTUS, TITUS, VALERIE.
BRUTUS.

Mais j’aperçoi Titus. Mon fils aprochez-vous.
Contre un perfide frere animez mon couroux.
Nôtre gloire à tous deux par ſon crime eſt ternie.
Faut-il qu’un même ſang vous ait donné la vie,
Qu’un fils, qui ſe prepare un glorieux deſtin,
N’ait pour frere qu’un traitre, un ami de Tarquin ?
Que pour vous mon amour fut toûjours legitime !
Mais pourquoi ce ſilence ? Ignorez-vous ſon crime ?

TITUS.

Non Seigneur, mais helas ! Ciel ! je ne puis parler.

BRUTUS.

Que j’aime ce chagrin ! qu’il doit me conſoler !
Ta mortelle douleur fait revivre ton pere.
C’eſt à toi d’effacer la honte de ton frere,
De reparer l’affront que je vais recevoir.
Embraſſe-moi, mon fils ; Toi mon unique eſpoir.

Toi ſeul auras ce nom ; & la force en redouble.
Mais encore une fois, parle. Quel eſt ce trouble ?
Répons, mon fils, répons à mes empreſſemens.

TITUS.

Trop indigne, Seigneur, de vos embraſſemens,
Même indigne du jour dont la clarté m’offence,
Depuis que j’ai perdu la gloire, & l’innocence,
Je dois…

BRUTUS.

Je doisHa Ciel ! je tremble. Expliquez ce ſecret.

TITUS.

Je viens pour vous l’aprendre ; & l’aurois déja fait,
Si par vôtre amitié, que j’ai peu meritée,
Et qu’encor un moment j’ai cependant goutée,
Vous n’aviez ſuſpendu l’aveu d’un crime affreux.
J’ai craint de vous porter un coup trop douloureux.
J’ai plus ſenti ma honte éprouvant vos careſſes.
Mon cœur à vos vertus comparoit ſes foibleſſes.
Je n’ai pû me reſoudre à vous dire, Seigneur,
Vôtre fils eſt un traitre. Il va vous faire horreur.
Du plus noir des forfaits il ſe trouve coupable.
Tarquin…

BRUTUS.

TarquinN’acheve pas. Dans l’horreur qui m’accable,
Laiſſe encore douter à mon eſprit confus,
S’il me demeure un fils, ou ſi je n’en ai plus.

TITUS.

Non, vous n’en avez point, il n’est pas tems de feindre.
Seigneur, aprenez tout pour n’avoir plus à craindre.

VALERIE.

Qu’aprens-je, juſtes Dieux ? quel revers impréveu ?

BRUTUS.

Implacable deſtin à quoi me reduis-tu ?

De toute ma Maiſon quelles fureurs s’emparent ?
Mes deux fils revoltez contre moy ſe declarent.
Je ſuis dans ma famille environné d’ingrats,
Qui contre leur Patrie oſent préter leurs bras,
Qui rapellent le joug de nos indignes Maîtres ;
Et le ſang de Brutus ne forme que des traitres.
Et toy pour qui ton Pere étoit préocupé,
Toy de qui les dehors m’ont ſi long-tems trompé,
Toy dont je ſens le plus la perfidie extréme,
Je te dois plus haïr que Tiberinus même,
Tu dois eſtre puni d’une plus grande erreur,
Où tes fauſſes vertus avoient jetté mon cœur.

TITUS.

N’attendez pas de moy que j’oſe vous répondre.
Dans l’état où je ſuis j’aime à me voir confondre.
Vos reproches, Seigneur, n’égaleront jamais,
Et ceux que je merite, & ceux que je me fais.
La porte Quirinale à mes ſoins confiée,
L’heureuſe liberté ſur vous ſeul apuyée,
Seigneur, je livrois tout par un honteux traité ;
Mais un vif repentir l’a bien-tôt deteſté.
J’ai pû ſauver mes jours d’une juſte pourſuite.
Les témoins de mon crime ont tous deux pris la fuite.
Ce crime eſt ignoré. Le ſeul Aquilius
Peut m’en convaincre, & fuit avec Octavius.
Avec eux ma retraite auroit eſté facile ;
Mais au Camp de Tarquin ils m’offroient un azile ;
Et moy ſaiſi d’horreur je reviens à vos yeux
Soulever contre moy les hommes & les Dieux.
Mon erreur ſe diſſipe & me paroît affreuſe.
Je viens vous demnander la mort la plus honteuſe.
Je ſçais que de mourir j’avois la liberté,
Mais je ſuis equitable, & j’ai plus merité.

Pour donner à ma mort encor plus de juſtice,
Il y faut ajoûter la honte du ſuplice.
Il faut ſervir d’exemple à qui peut m’imiter.
Je dois ma teſte à Rome, & je viens l’aporter.

BRUTUS.

À tous mes ſentimens je ne puis plus ſuffire.
Je te vois criminel ; cependant je t’admire.
Ton crime fit ma haine, & je la ſens mourir.
Tu redeviens mon fils lorſque tu veux perir.

TITUS.

Hâtez-vous donc, Seigneur, de remplir mon attente.
Prononcez un Arreſt dont Rome ſoit contente.
Délivrez-la de moy. Terminez le deſtin
D’un Romain qui prétoit ſon ſecours à Tarquin.
Je remets à vos pieds cette fatale Epée,
Par qui vous auriez vû vôtre attente trompée.

BRUTUS.

Je la prens, car en vain mon cœur eſt adouci.
Titus eſt criminel, & n’eſt plus libre ici.

VALERIE

Seigneur, dans un revers ſi rude & ſi funeſte,
Abandonnerez-vous le ſeul bien qui vous reſte ?
Le Sénat vous doit tout ; de cet auguſte Corps
Brutus peut à ſon gré remuer les reſſorts.
Il peut ſauver ſon fils en demandant ſa grace.
Seigneur, ſon crime eſt grand, mais ſa vertu l’efface.
L’aveu qu’il fait icy lors qu’il a ſuccombé,
Le rend plus glorieux que s’il n’euſt pas tombé.

TITUS.

Quelle indigne pitié peut vous avoir ſaiſie ?
La bonté de Brutus ne peut rien pour ma vie.
Je ſçay ce qui m’eſt dû, Madame, & c’eſt en vain
Qu’on oſe demander la grace d’un Romain.

BRUTUS.

Titus, je te retrouve, & croy que ſans foibleſſe
Je puis laiſſer pour toy renaître ma tendreſſe.
Mon fils, car ton remords étouffant mon couroux,
À la pitié d’un pere arrache un nom ſi doux ;
Tu fléchis de Brutus le courage inflexible,
Tu frapes de mon cœur l’endroit le plus ſenſible,
Lors que tu te repens, je ne puis te blâmer,
Je ne puis que te plaindre, & peut-eſtre t’aimer.
Mais avec ces vertus, avec ce grand courage,
Comment de ton devoir as-tu perdu l’image ?
Infortuné Titus, quel funeſte moment
A produit dans ton cœur un ſi grand changement ?

TITUS.

Ma raiſon un inſtant, Seigneur, s’eſt égarée,
Peut-eſtre un peu plus tard je l’aurois recouvrée.
Ouy, Titus engagé ſans eſtre reſolu,
N’auroit point achevé ce qu’il avoit conclu.
Mais je ſuis criminel, je reviens, je m’accuſe.
Et qui cherche à mourir, ne cherche pas d’excuſe.
Je ne vous diray point par quels moyens ſecrets,
On m’a fait de Tarquin prendre les interêts.
Il ſuffit que la trame ait eſté découverte,
Et qu’a Vindicius je pardonne ma perte.
Je fais plus, je demande une grace en mourant.
Vous voyez quel ſervice un eſclave vous rend ;
C’eſt par les ſoins heureux que Rome eſt dégagée
Des funeſtes perils où vos fils l’ont plongée.
Faites qu’on l’affranchiſſe, & que Rome à vos yeux
Se faſſe un Citoyen, qui la ſervira mieux.

VALERIE.

Seigneur, ſoyez touché d’une vertu ſi pure,
Elle doit vous aider à ſuivre la nature.

Vos deux fils vont perir, employez-vous pour eux,
Titus merite ſeul qu’on parle pour tous deux.
Ne croyez pas bleſſer votre vertu ſevere,
On peut-eſtre Conſul ſans ceſſer d’eſtre pere.
On peut-eſtre Romain & proteger Titus.

BRUTUS.

Ouy, je me ſens ſeduit mon fils par tes vertus.
Ma rigueur contre toy n’a rien qui la ſoûtienne.
Ta noble fermeté ſçait ébranler la mienne.
Je pars, & je vais voir de quels yeux le Senat,
Aprenant ton remords, verra ton attentat.
Je ne puis cependant me promettre ta grace.

TITUS.

Ha ! je vois mon forfait, que ce mot me retrace.
Lorſque la mort m’eſt duë, euſſiez-vous quelque eſpoir,
Je vous l’ay dit, Seigneur, je feray mon devoir.

BRUTUS, à ſes Gardes.

Vous, demeurez.



Scène VII.

TITUS, VALERIE.
TITUS.

Vous, demeurez.Laiſſez un criminel, Madame,
Qui va perdre le jour par une mort infame.

VALERIE.

Et j’en ſuis cauſe !

TITUS.

Et j’en ſuis cauſeVous ?

VALERIE.

Et j’en ſuis cauſe VousJe ne puis plus cacher
Un ſecret que mes maux ont droit de m’arracher.
Aprenez qui vous perd, Seigneur, c’eſt Valerie
Sa folle paſſion, ſa lâche jalouſie,
Scachez que je vous aime, auſſi bien la pudeur
N’eſt plus intereſſée à cacher mon malheur.
Mon amour deſormais n’a plus rien qui le flatte,
Et c’eſt pour vous vanger que je veux qu’il éclatte.
Vous m’eſtiez deſtiné, mais une autre eut pour vous
Le charme trop fatal dont mon cœur fut jaloux,
De tout vôtre ſecret je me voulus inſtruire.
Je croyois que vos ſoins ne tendoient qu’à me nuire.
Je vous fais eſpier, Vindicius me ſert,
Va chez Aquilius, & tout eſt découvert.
Jugez du deſeſpoir où mon ame eſt plongée,
Je ne ſens plus l’aigreur d’une Amante outragée,
Des chagrins plus cruels viennent me déchirer.
Par moy ce que j’adore eſt tout preſt d’expirer.
Je prepare le fer qui doit trancher ſa vie,
J’excite ſes Boureaux, deteſtable furie,
J’allume le bucher qui le doit conſumer ;
Malheureuſe, voila comme je ſçais aimer.
Deteſte-moy, deteſte une ame furieuſe.
Vange-toy du forfait d’une Amante odieuſe.
Et me donnant la mort que j’ay ſçu meriter,
Préviens le coup fatal que je t’allois porter.

TITUS.

Ne vous repentez point, par vous Rome eſt ſauvée.

VALERIE.

Et je t’auray perdu pour l’avoir conſervée ?
Mais non, tant de vertus vont gagner le Senat,
Ta mort & non ta grace eſt contraire à l’Etat.
Je vais à te ſervir encourager mon frere.
Puiſſe, puiſſe ma flame une fois ſalutaire,
Servir ce que j’adore au gré de mes ſouhaits,
Où je me puniray des maux qu’elle ta faits.

TITUS, ſeul
Madame, elle me fuit. Mais que penſe Aquilie ?
Elle ſort.

Du moins je n’auray point à craindre pour ſa vie,
Avec Aquilius elle a fuy de ces lieux.
Ne me trompay-je pas ? je la vois, juſtes Dieux !



Scène VIII.

TITUS, AQUILIE
TITUS.

En quels lieux venez-vous ? Fuyez, fuyez, Madame.
Venez-vous augmenter le trouble de mon ame ?
Helas ! ai-je beſoin dans l’état où je ſuis,
De voir par vos perils redoubler mes ennuis ?

AQUILIE.

Que je fuye ! Et Titus croit m’en donner l’envie ?
Et c’eſt quand je conçoy qu’il veut perdre la vie ?
J’ay vû vôtre douleur dans vos yeux éclater,
J’ay vû dans quels perils vous pouviez vous jette,

Je me ſuis éloignée un moment de mon pere.
Son trouble l’a permis, je viens me ſatisfaire.
Titus connoiſſez-moy, je vay chercher Brutus,
L’inſtruire des combats que vous avez rendus,
Etaler d’un amant la longue reſiſtance,
Aſſurer que mes pleurs vous ont fait violence,
Qu’il falut mon amour, mes plaintes, mon couroux,
Pour forcer le devoir d’un Heros tel que vous.

TITUS.

D’un ſoin ſi genereux ceſſez de rien pretendre.
Qu’allez-vous faire ? ô Ciel !

AQUILIE.

Qu’allez-vous faire ? ô CielMourir pour vous deffendre.
Je vais livrer un ſang aux Romains odieux,
Qui peut les apaiſer & ſatisfaire aux Dieux.

TITUS.

Ciel ! peut-on n’épargner ny le ſexe ny l’âge ?

AQUILIE.

Non, non, eſtre Romaine eſt mon ſeul avantage.
À ce nom glorieux ſi j’ay mal ſatisfait,
Il me rend digne au moins d’expier mon forfait
Adieu.

TITUS.

Adieu.Ciel ! Demeurez, Madame, il faut la ſuivre,
Arreſter ſon deſſein, & la forcer de vivre.

Fin du quatrième Acte.


ACTE V.



Scène PREMIÈRE.


VALERIE, PLAUTINE.


VALERIE.

Quel trouble ! quelle horreur ! & quels affreux tourmens !
Pour un cœur plein d’amour, redoutables momens !
Helas, Plautine, helas ! que faut-il que j’eſpère ?
Le Senat aſſemblé maintenant delibere,
C’eſt luy qui de Titus regle aujourd’huy le ſort ;
Et c’eſt luy dont j’attens ou la vie, ou la mort.
Dans cette incertitude, helas ! je vis à peine ;
Mais quelle illuſion peut me rendre incertaine ?
Puis-je donc du Senat ignorer la rigueur ?
Et dois-je un ſeul moment douter de mon malheur ?

PLAUTINE.

Pourquoy ſentir les maux avant leur certitude ?
L’arreſt que vous craignez pourroit être moins rude.

VALERIE.

<poem>Je n’ay plus qu’un moment, helas ! pour en douter,
Marcellus du Senat va me le rapporter.

Mais de Titus les Dieux ont reſolu la perte,
Puiſqu’ils ſouffroient ſa faute, & qu’ils l’ont découverte.
Le traître Aquilius en fuyant arreſté,
A fait voir de Titus le funeſte Traité.
Titus par ce témoin devient plus puniſſable.
Quand luy ſeul s’accuſoit, il étoit moins coupable.
Rien ne peut maintenant luy prêter du ſecours.
J’ay cauſé le peril qui menace ſes jours.
Et le Ciel irrité me doit pour mon ſuplice
La mortelle douleur de voir qu’il y periſſe.



Scène II.


VALERIE, PLAUTINE, MARCELLUS.


MARCELLUS.

Madame, le Senat vient de ſe ſeparer.

VALERIE.

Hé bien, dis-moy ; je tremble.

MARCELLUS.

Hé bien, dis-moy ; je tremble.Il faut tout eſperer,
Aux deux fils de Brutus le Senat favorable,
Les a ſeuls exceptez d’une troupe coupable.
Il met leur pere ſeul en droit de les juger.
Ainſi par ce détour il veut les proteger.
Leur pere à leur trépas ne poura ſe reſoudre ;
Et s’en remettre à luy, n’eſt-ce pas les abſoudre ?

VALERIE.

Que de vives frayeurs ton recit fait celler !
Marcellus, quel bonheur tu me viens annoncer !
Mais Brutus vient.



Scène III.


BRUTUS, VALERIE, PLAUTINE.


VALERIE.

Mais Brutus vient.Seigneur, on paſſe vôtre attente.
La rigueur du Senat devant Brutus tremblante,
N’oſe luy donner lieu de répandre des pleurs ;
Et les ſeveres loix reſpectent ſes douleurs.

BRUTUS.

Oüy, du ſort de mes fils le Senat me rend maître,
Si cet honneur eſt grand, je dois le reconnoître.

VALERIE.

Je vous laiſſe y penſer. Vous eſtes en état
De payer dignement les bontez du Senat.
Cependant s’il fait voir une juſte indulgence,
Titus, qu’il ſe conſerve, en eſt la recompenſe.



Scène IV.


BRUTUS, ſeul.

Ô Pere infortuné, ſens-tu ce coup affreux ?
Entens-tu du Senat le détour dangereux ?

Il connoît pour tes fils combien tu t’intereſſes.
Il veut te reprocher tes indignes foibleſſes,
Leur grace qu’il t’a vû preſt à luy demander.
Toy-même de leur ſort il te fait decider.
Il veut que tu ſois Juge, Et par ce caractere
Il pretend te guerir des foibleſſes de pere.
Reprends donc d’un Conſul toute la dignité ;
De la mort de tes fils voy la neceſſité.
À ce funeſte arreſt ſi tu ne peux ſurvivre,
Ton auſtere devoir n’en eſt pas moins à ſuivre.
Donne d’un noble effort l’exemple glorieux,
Satisfait le Senat, Rome, & meurs à leurs yeux.
Ha ! ſi de la juſtice on ne me voit capable,
Que quand hors d’intereſt je puis eſtre équitable,
Si je ne puis des loix me voyant le ſoûtien,
Verſer le mauvais ſang, quand ce ſang eſt le mien,
Si je détruis ces loix, que j’ay faites moy-même,
Au ſuperbe Tarquin rendons le Diadême.
Et de quel front m’aſſeoir pour juger les Romains,
Lorſque deux criminels ſont ſauvez par mes mains ?
De quel front dérober à de juſtes ſuplices,
Les ſeuls fils du Conſul, d’entre tous les complices ?
Ils ſont tous condamnez, je le ſçay, je l’ay vû.
Faut-il un tel ſecours à ma foible vertu ?
Ha ! Titus, ton remords ſatisfaiſoit ton pere,
Rome ny le Senat n’ont pû s’en ſatisfaire.
Ils ont trop fait ſentir à l’amour paternel,
Qu’un criminel d’Etat, eſt toûjours criminel.
Et ne puis-je prévoir la ſuite dangereuſe
Qu’auroit pour les forfaits ma clemence honteuſe ?
Si je ſauve mes fils, cent traîtres chaque jour
Vont naître autoriſez par mon timide amour.
Prononçons ; il le faut, en vain je delibere.
Où la Loy doit parler, c’eſt au ſang à ſe taire.

Quels troubles ſent mon cœur ! Frapons le coup fatal,
Evitons mille maux, en hâtant un grand mal.
Hola Gardes, à moy. Surmontons ma tendreſſe ;
Je me fais des efforts avec trop de foibleſſe.

UN GARDE.

Seigneur…

BRUTUS.

SeigneurQue vais-je dire ? Ha ! mon trouble renaît.
Ma bouche ſe refuſe à ce funeſte arreſt.
Prononçons cependant. Helas ! plus je retarde,
Et plus dans ce combat ma gloire ſe hazarde.
Allez dire à mes fils. Ciel ! quelle eſt ma fureur !
Non, non, diſpenſons-nous d’un devoir plein d’horreur,
Il ne m’eſt point honteux de manquer de courage,
Quand il faut pour punir aller juſqu’à la rage.
Tu te flattes, Brutus, parle ; il faut prononcer :
De punir un forfait, qui peut te diſpenſer ?
C’en eſt fait, vainement mon cœur s’en épouvante.



Scène V.


BRUTUS, VALERIUS.
BRUTUS.

Ha ! Seigneur ſoûtenez ma vertu chancelante.
Je ſacrifie aux Loix mon plus cher intereſt ;
Je condamne mes fils ; j’en prononce l’arreſt.

Inſtruiſez le Senat de ce qu’un pere ordonne,
Inſtruiſez-en un fils que le trépas étonne ;
Tiberinus n’a point aſſez de fermeté
Pour entendre un arreſt par ſon pere dicté ;
De grace, s’il ſe peut, adouciſſez ſa peine.
Titus eſt plus Romain ; faites qu’on me l’ameine,
Qu’il reçoive mon ordre, & mes derniers adieux.

VALERIUS.

J’ay prévû de Brutus cet effort glorieux ;
L’attente du Senat par vous n’eſt point trompée,
Du ſort de vos deux fils Rome entiere occupée
À ne vous rien cacher, murmuroit hautement
Qu’on ſe remiſt ſur vous d’un pareil jugement ;
je venois vous le dire, & ſûr de vôtre zele,
De la haute vertu qui vous eſt naturelle…

BRUTUS.

Seigneur, n’achevez pas. Dans l’état où je ſuis,
Ces éloges cruels augmentent mes ennuis :
Un ſoin trop violent m’agite, & me devore,
Seigneur, & je me pourois me repentir encore ;
Pour remplir vôtre attente, & mon devoir affreux,
Il faut un cœur barbare, autant que genereux.
Allez. J’ay prononcé. Dans un moment peut-être,
De l’amour paternel je ne ſeray plus maître.

VALERIUS.

Mais, Seigneur, votre fils poura vous ébranler.

BRUTUS.

Non, non, il entendra ſon arreſt ſans trembler.
Voudroit-on m’empêcher de voir un fils que j’aime,
Lorſqu’il eſt à la mort condamné par moy-même ?
Faites tout preparer.


Scène VI.

BRUTUS, ſeul.

Faites tout preparer.Va, Miniſtre cruel,
Par mon ordre à mes fils porter le coup mortel.
Hé bien ! es-tu content, Senat impitoyable ?
Va repaître tes yeux d’un ſpectacle effroyable.
Va te ſouler du ſang que je verſe pour toy.
Vante l’Arreſt cruel que Rome obtient de moy.
Nomme pour honorer l’excés de ma furie,
Le boureau de ſon ſang, pere de la Patrie.
Accable-moy d’honneurs, & moy qui deſormais
Ne pourois ſoûtenir l’horreur que je me fais,
Je vais loin de ces murs pleins de mon infortune ;
Je vais quitter le ſoin de la cauſe commune.
Exerce qui voudra tes rigoureuſes loix.
Il m’en a trop couté pour maintenir leurs droits.
Rome, tu vois Brutus qui tremble, qui s’étonne.
Pardonne la foibleſſe, ou mon cœur s’abandonne :
Quand malgré ma douleur & mes gemiſſemens,
J’affermis par mon ſang tes heureux fondemens.
Mais j’aperçois Titus. Ciel ! pouray-je luy dire,
Qu’il faut que dans ce jour par mon ordre il expire ?



Scène VII.


BRUTUS, TITUS.


BRUTUS.

Vous ſentez-vous, mon fils, toûjours le meſme cœur ?

TITUS.

J’ay demandé la mort, & l’attens ſans frayeur.

BRUTUS.

Reçois donc mes adieux pour prix de ta conſtance,
Porte ſur l’échafaut cette mâle aſſurance.
Ton pere infortuné tremble à te condamner.
Va, ne l’imite pas, & meurs ſans t’étonner.

TITUS.

Mon trépas vous fera plus d’honneur que ma vie.
Vous le devez aux Dieux, à vous, à la Patrie.

BRUTUS.

Je t’ay dû condamner ; je ne m’en repens pas.
Mais je ſens que ma mort va ſuivre ton trépas.

TITUS.

Seigneur, par mon forfait ma mort eſt legitime.
Mais la vôtre pour moy ſeroit un nouveau crime.
Vos nobles ſentimens ſont trop toſt abatus.
Je ne merite point d’affoiblir vos vertus.

BRUTUS.

Cache-moy ta conſtance, elle augmente ma peine,
Hay moy, j’aurois beſoin du ſecours de ta haine.

Je vois tout ce qu’en toy je pouvois deſirer ;
Mais tes vertus ne font que me deſeſperer.
Merite maintenant ta mort & ma colere,
Ne montre plus un fils à qui n’eſt plus ton pere ;
À Rome en te perdant quand je marque ma foy,
Peut-eſtře je deviens plus criminel que toy.

TITUS.

Ne vous reprochez point un Arreſt equitable,
Seigneur, mon crime a dû vous rendre impitoyable.
Nous ſommes dans ce jour trop juſtement punis,
Adoptez la Patrie au lieu de vos deux fils.
Si je puis en mourant vous faire une priere,
Qu’Aquilie innocente, & vôtre priſonniere,
Qui ſe charge d’un crime afin de me ſauver,
N’éprouve point le ſort que je vais éprouver.
Dépendante d’un pere injuſte, impitoyable,
Elle a pleuré, gemi de ſon deſſein coupable,
Et luy ſeul m’a ſurpris dans un moment d’effroy,
Où j’ay craint qu’un rival ne l’emportât ſur moy.
Je ſeray trop heureux, Seigneur, ſi quand j’expire,
Pour laver mon forfait mon ſang ſeul peut ſuffire.
Conſolez-vous, mon pere, & ſongez que Titus,
S’il n’euſt point eu d’amour euſt eu quelques vertus.
Je n’oſe demander un ſouvenir plus tendre
Pour un fils criminel ce ſeroit trop pretendre.

BRUTUS.

Tu peux eſperer tout hors de me conſoler.
Adieu mon fils, adieu, je ne puis te parler



Scène VIII.


TITUS, MARCELLUS.


TITUS.

Je touche Marcellus à mon heure derniere,
Titus dans un inſtant va perdre la lumiere.
Quel nom va-t’il laiſſer, helas ! quel ſouvenir
Conſerveront de luy les ſiecles à venir !

MARCELLUS.

Vôtre remords merite une eternelle eſtime.

TITUS.

Ha ! le juſte avenir ne verra que mon crime.
Va porter mes adieux à l’objet que j’aimay,
Elle ſçait ſi mon cœur eſtoit bien enflamé.
Si le nom de Titus dans Rome eſt execrable,
Qu’au moins pour Aquilie il ſoit encor aimable.
Allons, c’eſt trop tarder ; mon ſuplice eſt-il preſt ?
Faiſons executer nous-même nôtre arreſt.
Rome, pardonne-moy mon funeſte caprice.
Mon juſte repentir, ma mort t’en font juſtice.
Si l’amour m’a ſeduit en un fatal moment,
Le Romain a bien-toſt deſavoué l’Amant.
J’entens du bruit, ſortons.



Scène IX.


VALERIE, VALERIUS.


VALERIE.

J’entens du bruit, ſortons. Ouy je pretends le ſuivre,
Coupable de ſa mort je ne puis luy ſurvivre.
Je vais du même fer qui tranchera ſes jours,
Des miens & de mes maux finir le triſte cours.
On m’areſte, grands Dieux !

On l’arreſte derriere le Theaſtre
VALERIUS.

On m’areſte, grands DieuxNon, il n’eſt pas poſſible,
Ma ſœur, que vous voyez ce ſpectacle terrible.
Dans ces funeſtes lieux vous n’aurez point d’accés.
Mon cœur de vos douleurs ne blâme pas l’excés.
Du plus grand des Romains j’ay vû l’ame heroïque
S’abattre ſous le poids d’un devoir tyrannique,
De ſon funeſte arreſt Brutus épouvanté,
A laiſſé du Heros la noble dureté,
Il perd le ſouvenir de ſa gloire paſſée,
De l’effort qu’il a fait ſa vertu s’eſt laſſée,
L’homme reprend ſes droits pour ſentir ſon malheur,
Brutus par ſon ſilence exprime ſa douleur.
De ce pere tremblant…

VALERIE.

De ce pere tremblantHa que ſa triſte vie
Des plus cruels remords ſoit toûjours pourſuivie ;
Puiſſe-t’il par ſon ſang que luy-même a verſé,
D’un parricide affreux voir le Ciel couroucé ;
Puiſſe-t’il par ce crime inoüi ſur la terre,
Des Dieux ſur ces Rempars attirer le tonnerre.

Que l’ombre de Titus excite des fureurs ;
De l’horreur de ſa mort qu’il naiſſe mille horreurs,
Et que de ſon bûcher Rome long-tems fumante,
Soulage, s’il ſe peut, la douleur d’une Amante.
Ô Ciel ! Il eſt donc vray que Titus va mourir.
Helas ! à ſon ſecours que ne puis-je courir ?
Barbares, arreſtez, quel crime allez-vous faire ?
Grāds Dieux permettrez-vous que le Soleil l’éclaire ?
Ha ! Titus va perir de ce coup inhumain,
Je vois le bras levé qui luy perce le ſein ;
Que ne peut Valerie en puniſſant ce crime
Prendre tout l’Univers aujourd’huy pour victime,
Et voir privez d’encens, & ſans Autels ces Dieux
Qui ſouffrent qu’on répande un ſang ſi precieux ?



Scène DERNIÈRE.

VALERIUS, VALERIE, PLAUTINE
PLAUTINE.

Les deux fils de Brutus…

VALERIE.

Les deux fils de Brutus…N’acheve pas le reſte.

VALERIUS.

Ils ſont morts.

PLAUTINE.

Ils ſont morts.Aquilie en ce moment funeſte,
Soit d’un poiſon ſecret, ou ſoit de ſa douleur,
Expirante comme eux…

VALERIUS.

Expirante comme eux…Prenez ſoin de ma ſœur.
Ô tyrannique amour ! Ô funeſte journée !
À quel prix, liberté, nous eſtes-vous donnée ?

FIN.