Bucoliques (Jules Renard)/Pierre et Berthe

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PIERRE ET BERTHE
petit drame de jardin



LE PAPA, LA MAMAN, PIERRE, BERTHE
I


la maman

Cette pièce d’eau est ma terreur. Vidons-la.

le papa

Pourquoi ? Nous serons heureux de l’avoir en plein été, aux grandes chaleurs » Elle rafraîchira le jardin. D’ailleurs, tranquillise-toi. Je pose solidement mes fils de fer : les enfants ne passeront pas.

la maman

Tu m’assures qu’il n’y aura aucun danger ?

le papa

Veux-tu que je mette un fil de plus ?

la maman

Oui. La moindre inquiétude me voilerait le charme de cette campagne.

le papa

J’ajoute deux fils. (Au petit Pierre.) Appuie-toi. Rien ne bouge. Essaye de te glisser entre les fils. Un chat même y renoncerait. Tâche d’enjamber. Ouiche ! Je te conseille de doubler tes assiettes de soupe pour grandir, mon garçon. Ça va-t-il ainsi, maman ?

la maman

Très bien. Avons-nous prévu tous les accidents possibles ?

le papa

Le feu et l’eau étaient seuls à craindre. Tu réponds du feu ?

la maman

On n’allume du feu qu’à la cuisine et les enfants n’y vont jamais.

le papa

Reste l’eau, et il me semble que j’ai pris contre elle les précautions nécessaires.

la maman

Enfin, je dormirai sans trouble.

le papa

Que ce fil de fer abîme donc les mains ! Il noircit la peau, coupe le doigt et casse l’ongle.

la maman

À la bonne heure, tu as bien travaillé. Je t’embrasse pour ta peine.


II


Et leurs visages se touchent presque quand ils entendent le bruit sourd d’une chute. Ils tournent vivement la tête. Le père se précipite, affolé. La mère dit : Oh ! oh ! avec détresse, et tremble, tremble, comme si son corps était tout en feuilles. Mais déjà le père a saisi par les pieds et relevé la petite Berthe tombée dans un baquet, un étroit baquet où s’égoutte la pompe, et dont ils ne se défiaient pas plus que d’un bol.

la maman

Couche-là… de côté ! vite, une serviette, un médecin, le pharmacien !

le papa

Rien… n’est rien… ce n’est rien. La petite fille n’est pas tombée. C’est le papa, le papa…

la maman

Mets-la sur mes genoux, que je l’essuie. Oh ! ces cheveux collés, ces yeux blancs ! Et elle venait de manger.

le papa

Elle suffoque ; elle en a avalé un peu.

la maman

Donne-lui des claques dans le dos.

le papa

Crache, crache, ma petite. Le méchant papa te bat. Crie ! crie ! Elle crie. Tant mieux, tant mieux.

la maman

Elle revient. Elle n’a presque pas rendu.

le papa

C’est fini. Dis que c’est fini, Berthe. Je l’ai ramassée à temps.

la maman

Elle grelotte, toute mouillée.

le papa

Change-la au soleil. Je frotterai ses membres, sa poitrine avec un linge bien sec. Elle se calme. Elle n’a plus dans les yeux qu’un reste de surprise.

la maman

Maintenant, je ne redoute que les suites, une indigestion.

le papa

Je crois que nous en serons quittes pour l’angoisse. Une fois de plus, nous l’aurons arrachée à la mort.

la maman

Et, cette fois, c’est toi qui la sauves.

le papa

Je suis content, comme si, à mon tour, je venais de la mettre au monde.

la maman

Quelle secousse ! Laisse-moi pleurer, afin que mes nerfs se détendent.

le papa

Pleure. J’avoue aussi que les paupières me picotent.


III


la maman

Elle sourit. Elle se réchauffe. Ses joues se colorent. On dirait qu’elle veut s’endormir de lassitude.

le papa

Je préfère qu’elle remue. Mets-la par terre.

la maman

Elle chancelle. Marche doucement, Berthe !

le papa

Elle n’a rien de noyé. La voilà qui trotte comme une aiguille à secondes.

la maman

Est-elle gentille ! Prenons garde. Elle va droit au baquet.

le papa

Berthe, qui a fait la culbute dans le baquet ?

Berthe

C’est Berthe.

le papa

Tu vois ce qui arrive quand on désobéit.

la maman

Pauvre petite ! nous ne lui avions rien défendu.

le papa

Tu ne toucheras plus au baquet.

Berthe

Pu toutouche au baquet.

le papa

Et qui t’a tirée du baquet ?

Berthe

C’est maman.

le papa

Mais non, vilaine ingrate, c’est papa.

la maman

Elle dit que c’est moi, parce qu’elle n’a vu clair que dans mes bras, lorsque je lui changeais sa chemise. Qui t’a déshabillée, Berthe ?

Berthe

C’est papa.

le papa

Elle confond. Elle reste légèrement étourdie. Qu’importe ? elle vit.

la maman

Grâce au ciel ! Je déteste les patenôtres, mais j’ai envie de prier, de remercier quelqu’un.

le papa

On a beau être un esprit fort. D’habitude, le mot providentiel me choque. Pourtant il vient de se passer quelque chose d’extraordinaire. Berthe jouait souvent autour du baquet, seule et loin de nous. Son frère même jouait d’un autre côté.

la maman

De temps en temps, j’appelais : Berthe ! Berthe !

le papa

De temps en temps ! Mais le malheur qui guette, profite d’une minute de distraction. Par hasard ou par miracle, nous étions là au moment fatal.

la maman

Je t’en prie, n’insinue pas que c’est de ma faute.

le papa

C’est de notre faute, ou plutôt ce n’est de la faute à personne. Pour dire la vérité, nous n’avions peur que de la pièce d’eau. La pièce d’eau, unique ennemie, nous hypnotisait. Nous ne songions qu’à ses menaces, et tandis que je la treillissais de mes fils de fer, le baquet sournois attirait l’accident.

la maman

Qui pouvait imaginer cette mauvaise chance ?

le papa

Je t’engage à nous plaindre.

la maman

Le baquet contenait-il un verre d’eau ? On la boirait.

le papa

Précisément. S’il avait été plein, Berthe y aurait seulement trempé ses menottes, debout. Il était presque vide. Elle a dû se pencher et basculer.

la maman

Je vivrais un siècle avant d’oublier ses deux petites jambes qui battaient l’air, et ton mouvement si rapide que je me sentais inutile et que, plantée, je ne respirais plus, dans la crainte de te gêner. Les hommes perdent moins facilement la tête que les femmes.

le papa

Je t’assure que j’ai couru et agi d’instinct.

la maman

Jamais elle n’en serait sortie toute seule !

le papa

Comment veux-tu qu’une enfant de son âge ?… Quel âge a-t-elle au juste ?

la maman

Deux ans, quatre mois et huit jours.

le papa

Parbleu ! Son nez portait au fond du baquet. Son visage seul baignait. Ses mains n’avaient aucune prise. Du reste, remarque-le, quand un enfant qui tombe se fait mal, il ne veut pas se relever. Et Berthe ouvrait la bouche au lieu de la fermer.

la maman

Je frissonne. Devine à quoi je pense : aux tableaux piqués le long de la Seine et qui portent, écrites en grosses lettres, des instructions pour ranimer les noyés. On se garde de les lire. Ah ! je les lirai et relirai désormais.

le papa

Oh ! moi, je savais. Berthe hors de l’eau ne m’embarrassait plus.

la maman

C’est égal, procurons-nous un dictionnaire où se trouvent ces renseignements pratiques.

le papa

D’abord, couvrons le baquet.

la maman

Brise-le, jette-le.

le papa

Toujours les moyens extrêmes ! Outre que son propriétaire nous le réclamerait, la place de ce baquet est sous la pompe.

la maman

Il nous rappellera sans cesse cette journée maudite.

le papa

Sa vue nous servira de leçon.

la maman

Alors bouche-le hermétiquement.

le papa

Espères-tu que je bâtirai une maison dessus ? Quelques vieilles planches suffiront.

la maman

Cesse de plaisanter. Le ciel me paraît moins pur qu’avant. Il s’obscurcit d’une teinte terreuse, lugubre.

le papa

Regarde plutôt ta petite fille gambader dans les allées. Elle ne se ressent de rien. Le Dieu des ménages nous protège. Mérite ton bonheur et fais-lui joyeuse mine, sinon il se détournera de toi. Il te comble et le ruban qui nouait les cheveux de Berthe s’est dénoué dans le baquet, afin que tu puisses le sécher, le baiser et le garder précieusement.


IV


la maman

Comme on les aime ! mais nous sommes environnés de pièges. Loin de nous reposer dans une sécurité fausse, redoublons d’attention, et puisqu’il est indispensable que tu ailles à ton bureau, que je couse une heure ou deux par jour, que la bonne fasse son ouvrage, il faut que tu achètes un chien, de ceux qu’on dresse à sauver les enfants, un chien de race docile, qui nous supplée.

le papa

Et nous le médaillerons chaque fois qu’il nous rapportera Berthe ou Pierre par la culotte ou la robe.

la maman

Je me tais : Je cause avec Pierre. Écoute, mon petit Pierre. Tu as vu tomber ta petite sœur dans le baquet. Tu ris. Je te défends de rire. Ton rire m’afflige.

Pierre

Je te jure, maman, que je ne l’ai pas poussée.

la maman

Il ne manquerait plus que cela. Personne ne t’accuse. Sans ton père, Berthe mourait. Allons, ne pleure pas. Donne tes deux mains ; montre tes yeux et réponds comme un homme. Au cas d’un nouvel accident, si Berthe retombait devant toi, dans l’eau, par exemple, dans le feu ou sous une voiture, que ferais-tu ?

Pierre

Moi, je saurais bien me relever, maman.

la maman

Pierre, il s’agit de Berthe, que ferais-tu pour Berthe ?

le papa

Laisse-le, il ne se rend pas compte, tu le tourmentes.

la maman

Il faut qu’il comprenne. Pierre, tu es l’aîné, le plus grand, le plus sage…

Pierre

Oui, maman, et je dois toujours céder.

la maman

Attends donc que j’aie dit ce que je veux dire. Nous mettons Berthe sous ta protection. Nous te la confions. Surveille-la en gardien responsable et, dès qu’elle tombe, relève-la sans hésiter une seconde.

Pierre

Et si elle est trop lourde, maman ?

la maman

Efforce-toi quand même de la relever et appelle-nous à ton secours.

Pierre

Je t’appellerai, maman.

la maman

Moi ou ton papa.

Pierre

Est-ce que je peux appeler aussi la bonne ?

la maman

N’importe qui, pourvu que tu cries. Crie afin que je t’entende.

Pierre

Maman ! maman ! Comme ça, maman ?

la maman

Plus fort.

Pierre

Comme quand tu me grondes ?

la maman

Des fois tu t’en moques. Crie aussi fort que tu pourras.

Pierre

Comme si j’étais perdu dans les bois.

le papa

Raidis-toi sur la pointe des pieds, gonfle ta gorge, jette toute ta voix.

Pierre

Comme quand j’ai tellement envie d’un joujou que ça me fait mal au ventre.

la maman

Oui, c’est ça, ou plutôt comme quand tu as mal au ventre la nuit et que tu nous réveilles, brusquement, d’un seul cri de douleur.