Bug-Jargal/éd. 1910/XV

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Œuvres complètes de Victor Hugo, Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; OllendorffRoman, tome I (p. 410-420).
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XV


Mon oncle fut outré de l’évasion de l’esclave. Il ordonna des recherches, et écrivit au gouverneur pour mettre Pierrot à son entière disposition si on le retrouvait.

Le 22 août arriva. Mon union avec Marie fut célébrée avec pompe à la paroisse de l’Acul. Qu’elle fut heureuse cette journée de laquelle allaient dater tous mes malheurs ! J’étais enivré d’une joie qu’on ne saurait faire comprendre à qui ne l’a point éprouvée. J’avais complètement oublié Pierrot et ses sinistres avis. Le soir, bien impatiemment attendu, vint enfin. Ma jeune épouse se retira dans la chambre nuptiale, où je ne pus la suivre aussi vite que je l’aurais voulu. Un devoir fastidieux, mais indispensable, me réclamait auparavant. Mon office de capitaine des milices exigeait de moi ce soir-là une ronde aux postes de l’Acul ; cette précaution était alors impérieusement commandée par les troubles de la colonie, par les révoltes partielles de noirs, qui, bien que promptement étouffées, avaient eu lieu aux mois précédents de juin et de juillet, même aux premiers jours d’août, dans les habitations Thibaud et Lagoscette, et surtout par les mauvaises dispositions des mulâtres libres, que le supplice récent du rebelle Ogé n’avait fait qu’aigrir. Mon oncle fut le premier à me rappeler mon devoir ; il fallut me résigner. J’endossai mon uniforme, et je partis. Je visitai les premières stations sans rencontrer de sujet d’inquiétude ; mais, vers minuit, je me promenais en rêvant près des batteries de la baie, quand j’aperçus à l’horizon une lueur rougeâtre s’élever et s’étendre du côté de Limonade et de Saint-Louis du Morin. Les soldats et moi l’attribuâmes d’abord à quelque incendie accidentel ; mais, un moment après, les flammes devinrent si apparentes, la fumée, poussée par le vent, grossit et s’épaissit à un tel point, que je repris promptement le chemin du fort pour donner l’alarme et envoyer des secours. En passant près des cases de nos noirs, je fus surpris de l’agitation extraordinaire qui y régnait. La plupart étaient encore éveillés et parlaient avec la plus grande vivacité. Un nom bizarre, Bug-Jargal, prononcé avec respect, revenait souvent au milieu de leur jargon inintelligible. Je saisis pourtant quelques paroles, dont le sens me parut être que les noirs de la plaine du nord étaient en pleine révolte, et livraient aux flammes les habitations et les plantations situées de l’autre côté du Cap. En traversant un fond marécageux, je heurtai du pied un amas de haches et de pioches cachées dans les joncs et les mangliers. Justement inquiet, je fis sur-le-champ mettre sous les armes les milices de l’Acul, et j’ordonnai de surveiller les esclaves ; tout rentra dans le calme.

Cependant les ravages semblaient croître à chaque instant et s’approcher du Limbé. On croyait même distinguer le bruit lointain de l’artillerie et des fusillades. Vers les deux heures du matin, mon oncle, que j’avais éveillé, ne pouvant contenir son inquiétude, m’ordonna de laisser dans l’Acul une partie des milices sous les ordres du lieutenant ; et, pendant que ma pauvre Marie dormait ou m’attendait, obéissant à mon oncle, qui était, comme je l’ai déjà dit, membre de l’assemblée provinciale, je pris avec le reste des soldats le chemin du Cap.

Je n’oublierai jamais l’aspect de cette ville, quand j’en approchai. Les flammes, qui dévoraient les plantations autour d’elle, y répandaient une sombre lumière, obscurcie par les torrents de fumée que le vent chassait dans les rues. Des tourbillons d’étincelles, formés par les menus débris embrasés des cannes à sucre, et emportés avec violence comme une neige abondante sur les toits des maisons et sur les agrès des vaisseaux mouillés dans la rade, menaçaient à chaque instant la ville du Cap d’un incendie non moins déplorable que celui dont ses environs étaient la proie. C’était un spectacle affreux et imposant que de voir d’un côté les pâles habitants exposant encore leur vie pour disputer au fléau terrible l’unique toit qui allait leur rester de tant de richesses ; tandis que, de l’autre, les navires, redoutant le même sort, et favorisés du moins par ce vent si funeste aux malheureux colons, s’éloignaient à pleines voiles sur une mer teinte des feux sanglants de l’incendie.

XVI


Étourdi par le canon des forts, les clameurs des fuyards et le fracas lointain des écroulements, je ne savais de quel côté diriger mes soldats, quand je rencontrai sur la place d’armes le capitaine des dragons jaunes, qui nous servit de guide. Je ne m’arrêterai pas, messieurs, à vous décrire le tableau que nous offrit la plaine incendiée. Assez d’autres ont dépeint ces premiers désastres du Cap, et j’ai besoin de passer vite sur ces souvenirs où il y a du sang et du feu. Je me bornerai à vous dire que les esclaves rebelles étaient, disait-on, déjà maîtres du Dondon, du Terrier-Rouge, du bourg d’Ouanaminte, et même des malheureuses plantations du Limbé, ce qui me remplissait d’inquiétudes à cause du voisinage de l’Acul.

Je me rendis en hâte à l’hôtel du gouverneur, M. de Blanchelande. Tout y était dans la confusion, jusqu’à la tête du maître. Je lui demandai des ordres, en le priant de songer le plus vite possible à la sûreté de l’Acul, que l’on croyait déjà menacée. Il avait auprès de lui M. de Rouvray, maréchal de camp et l’un des principaux propriétaires de l’île, M. de Touzard, lieutenant-colonel du régiment du Cap, quelques membres des assemblées coloniale et provinciale, et plusieurs des colons les plus notables. Au moment où je me présentai, cette espèce de conseil délibérait tumultueusement.

— Monsieur le gouverneur, disait un membre de l’assemblée provinciale, cela n’est que trop vrai ; ce sont les esclaves, et non les sang-mêlés libres ; il y a longtemps que nous l’avions annoncé et prédit.

— Vous le disiez sans y croire, repartit aigrement un membre de l’assemblée coloniale appelée générale. Vous le disiez pour vous donner crédit à nos dépens ; et vous étiez si loin de vous attendre à une rébellion réelle des esclaves, que ce sont les intrigues de votre assemblée qui ont simulé, dès 1789, cette fameuse et ridicule révolte des trois mille noirs sur le morne du Cap ; révolte où il n’y a eu qu’un volontaire national de tué, encore l’a-t-il été par ses propres camarades !

— Je vous répète, reprit le provincial, que nous voyons plus clair que vous. Cela est simple. Nous restions ici pour observer les affaires de la colonie, tandis que votre assemblée en masse allait en France se faire décerner cette ovation risible, qui s’est terminée par les réprimandes de la représentation nationale : ridiculus mus.

Le membre de l’assemblée coloniale répondit avec un dédain amer :

— Nos concitoyens nous ont réélus à l’unanimité !

— C’est vous, répliqua l’autre, ce sont vos exagérations qui ont fait promener la tête de ce malheureux qui s’était montré sans cocarde tricolore dans un café, et qui ont fait pendre le mulâtre Lacombe pour une pétition qui commençait par ces mots inusités : — Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit !

— Cela est faux, s’écria le membre de l’assemblée générale. C’est la lutte des principes et celle des privilèges, des bossus et des crochus !

— Je l’ai toujours pensé, monsieur, vous êtes un indépendant !

À ce reproche du membre de l’assemblée provinciale, son adversaire répondit d’un air de triomphe :

— C’est confesser que vous êtes un pompon blanc. Je vous laisse sous le poids d’un pareil aveu !

La querelle eût peut-être été poussée plus loin, si le gouverneur ne fût intervenu.

— Eh, messieurs ! en quoi cela a-t-il trait au danger imminent qui nous menace ? Conseillez-moi, et ne vous injuriez pas. Voici les rapports qui me sont parvenus. La révolte a commencé cette nuit à dix heures du soir parmi les nègres de l’habitation Turpin. Les esclaves, commandés par un nègre anglais nommé Boukmann, ont entraîné les ateliers des habitations Clément, Trémès, Flaville et Noé. Ils ont incendié toutes les plantations et massacré les colons avec des cruautés inouïes. Je vous en ferai comprendre toute l’horreur par un seul détail. Leur étendard est le corps d’un enfant porté au bout d’une pique.

Un frémissement interrompit M. de Blanchelande.

— Voilà ce qui se passe au dehors, poursuivit-il. Au dedans, tout est bouleversé. Plusieurs habitants du Cap ont tué leurs esclaves ; la peur les a rendus cruels. Les plus doux ou les plus braves se sont bornés à les enfermer sous bonne clef. Les petits blancs[1] accusent de ces désastres les sang-mêlés libres. Plusieurs mulâtres ont failli être victimes de la fureur populaire. Je leur ai fait donner pour asile une église gardée par un bataillon. Maintenant, pour prouver qu’ils ne sont point d’intelligence avec les noirs révoltés, les sang-mêlés me font demander un poste à défendre et des armes.

— N’en faites rien ! cria une voix que je reconnus ; c’était celle du planteur soupçonné d’être sang-mêlé, avec qui j’avais eu un duel. N’en faites rien, monsieur le gouverneur, ne donnez point d’armes aux mulâtres.

— Vous ne voulez donc point vous battre ? dit brusquement un colon.

L’autre ne parut point entendre, et continua :

— Les sang-mêlés sont nos pires ennemis. Eux seuls sont à craindre pour nous. Je conviens qu’on ne pouvait s’attendre qu’à une révolte de leur part et non de celle des esclaves. Est-ce que les esclaves sont quelque chose ?

Le pauvre homme espérait par ces invectives contre les mulâtres s’en séparer tout à fait, et détruire dans l’esprit des blancs qui l’écoutaient l’opinion qui le rejetait dans cette caste méprisée. Il y avait trop de lâcheté dans cette combinaison pour qu’elle réussît. Un murmure de désapprobation le lui fit sentir.

— Oui, monsieur, dit le vieux maréchal de camp de Rouvray, oui, les esclaves sont quelque chose ; ils sont quarante contre trois ; et nous serions à plaindre si nous n’avions à opposer aux nègres et aux mulâtres que des blancs comme vous.

Le colon se mordit les lèvres.

— Monsieur le général, reprit le gouverneur, que pensez-vous donc de la pétition des mulâtres ?

— Donnez-leur des armes, monsieur le gouverneur ! répondit M. de Rouvray ; faisons voile de toute étoffe ! Et, se tournant vers le colon suspect :

— Entendez-vous, monsieur ? allez vous armer.

Le colon humilié sortit avec tous les signes d’une rage concentrée.

Cependant la clameur d’angoisse qui éclatait dans toute la ville se faisait entendre de moments en moments jusque chez le gouverneur, et rappelait aux membres de cette conférence le sujet qui les rassemblait. M. de Blanchelande remit à un aide de camp un ordre au crayon écrit à la hâte, et rompit le silence sombre avec lequel l’assemblée écoutait cette effrayante rumeur.

— Les sang-mêlés vont être armés, messieurs ; mais il reste bien d’autres mesures à prendre.

— Il faut convoquer l’assemblée provinciale, dit le membre de cette assemblée qui avait parlé au moment où j’étais entré.

— L’assemblée provinciale ! reprit son antagoniste de l’assemblée coloniale. Qu’est-ce que c’est que l’assemblée provinciale ?

— Parce que vous êtes membre de l’assemblée coloniale ! répliqua le pompon blanc.

L’indépendant l’interrompit.

— Je ne connais pas plus la coloniale que la provinciale. Il n’y a que l’assemblée générale, entendez-vous, monsieur ?

— Eh bien, repartit le pompon blanc, je vous dirai, moi, qu’il n’y a que l’assemblée nationale de Paris.

— Convoquer l’assemblée provinciale ! répétait l’indépendant en riant ; comme si elle n’était pas dissoute du moment où la générale a décidé qu’elle tiendrait ses séances ici.

Une réclamation universelle éclatait dans l’auditoire, ennuyé de cette discussion oiseuse.

— Messieurs nos députés, criait un entrepreneur de cultures, pendant que vous vous occupez de ces balivernes, que deviennent mes cotonniers et ma cochenille ?

— Et mes quatre cent mille plants d’indigo au Limbé ! ajoutait un planteur.

— Et mes nègres, payés trente dollars par tête l’un dans l’autre ! disait un capitaine de négriers.

— Chaque minute que vous perdez, poursuivait un autre colon, me coûte, montre et tarif en main, dix quintaux de sucre, ce qui, à dix-sept piastres fortes le quintal, fait cent soixante-dix piastres, ou neuf cent trente livres dix sous, monnaie de France !

— La coloniale, que vous appelez générale, usurpe ! reprenait l’autre disputent, dominant le tumulte à force de voix ; qu’elle reste au Port-au-Prince à fabriquer des décrets pour deux lieues de terrain et deux jours de durée, mais qu’elle nous laisse tranquilles ici. Le Cap appartient au congrès provincial du nord, à lui seul !

— Je prétends, reprenait l’indépendant, que son excellence monsieur le gouverneur n’a pas droit de convoquer une autre assemblée que l’assemblée générale des représentants de la colonie, présidée par M. de Cadusch !

— Mais où est-il, votre président M. de Cadusch ? demanda le pompon blanc ; où est votre assemblée ? il n’y en a pas encore quatre membres d’arrivés, tandis que la provinciale est toute ici. Est-ce que vous voudriez par hasard représenter à vous seul toute une assemblée, toute une colonie ? Cette rivalité des deux députés, fidèles échos de leurs assemblées respectives, exigea encore une fois l’intervention du gouverneur.

— Messieurs, où voulez-vous donc enfin en venir avec vos éternelles assemblées provinciale, générale, coloniale, nationale ? Aiderez-vous aux décisions de cette assemblée en lui en faisant invoquer trois ou quatre autres ?

— Morbleu ! criait d’une voix de tonnerre le général de Rouvray en frappant violemment sur la table du conseil, quels maudits bavards ! j’aimerais mieux lutter de poumons avec une pièce de vingt-quatre. Que nous font ces deux assemblées, qui se disputent le pas comme deux compagnies de grenadiers qui vont monter à l’assaut ! Eh bien ! convoquez-les toutes deux, monsieur le gouverneur, j’en ferai deux régiments pour marcher contre les noirs ; et nous verrons si leurs fusils feront autant de bruit que leurs langues.

Après cette vigoureuse sortie, il se pencha vers son voisin (c’était moi), et dit à demi-voix : — Que voulez-vous que fasse entre les deux assemblées de Saint-Domingue, qui se prétendent souveraines, un gouverneur de par le roi de France ? Ce sont les beaux parleurs et les avocats qui gâtent tout, ici comme dans la métropole. Si j’avais l’honneur d’être monsieur le lieutenant-général pour le roi, je jetterais toute cette canaille à la porte. Je dirais : Le roi règne, et moi je gouverne. J’enverrais la responsabilité par-devant les soi-disant représentants à tous les diables ; et avec douze croix de Saint-Louis, promises au nom de sa majesté, je balaierais tous les rebelles dans l’île de la Tortue, qui a été habitée autrefois par des brigands comme eux, les boucaniers. Souvenez-vous de ce que je vous dis, jeune homme. Les philosophes ont enfanté les philanthropes, qui ont procréé les négrophiles, qui produisent les mangeurs de blancs, ainsi nommés en attendant qu’on leur trouve un nom grec ou latin. Ces prétendues idées libérales dont on s’enivre en France sont un poison sous les tropiques. Il fallait traiter les nègres avec douceur, non les appeler à un affranchissement subit. Toutes les horreurs que vous voyez aujourd’hui à Saint-Domingue sont nées au club Massiac, et l’insurrection des esclaves n’est qu’un contre-coup de la chute de la Bastille.

Pendant que le vieux soldat m’exposait ainsi sa politique étroite, mais pleine de franchise et de conviction, l’orageuse discussion continuait. Un colon, du petit nombre de ceux qui partageaient la frénésie révolutionnaire, qui se faisait appeler le citoyen-général C***, pour avoir présidé à quelques sanglantes exécutions, s’était écrié :

— Il faut plutôt des supplices que des combats. Les nations veulent des exemples terribles ; épouvantons les noirs ! C’est moi qui ai apaisé les révoltes de juin et de juillet, en faisant planter cinquante têtes d’esclaves des deux côtés de l’avenue de mon habitation, en guise de palmiers. Que chacun se cotise pour la proposition que je vais faire. Défendons les approches du Cap avec les nègres qui nous restent encore.

— Comment ! quelle imprudence ! répondit-on de toutes parts.

— Vous ne me comprenez pas, messieurs, reprit le citoyen-général. Faisons un cordon de têtes de nègres qui entoure la ville, du fort Picolet à la pointe de Caracol ; leurs camarades insurgés n’oseront approcher. Il faut se sacrifier pour la cause commune dans un semblable moment. Je me dévoue le premier. J’ai cinq cents esclaves non révoltés ; je les offre.

Un mouvement d’horreur accueillit cette exécrable proposition.

— C’est abominable ! c’est horrible ! s’écrièrent toutes les voix.

— Ce sont des mesures de ce genre qui ont tout perdu, dit un colon. Si on ne s’était pas tant pressé d’exécuter les derniers révoltés de juin, de juillet et d’août, on aurait pu saisir le fil de leur conspiration, que la hache du bourreau a coupé.

Le citoyen C*** garda un moment le silence du dépit, puis il murmura entre ses dents :

— Je croyais pourtant ne pas être suspect. Je suis lié avec des négrophiles ; je corresponds avec Brissot et Pruneau de Pomme-Gouge, en France ; Hans-Sloane, en Angleterre ; Magaw, en Amérique ; Pezll, en Allemagne ; Olivarius, en Danemark ; Wadstrohm, en Suède ; Peter Paulus, en Hollande ; Avendano, en Espagne ; et l’abbé Pierre Tamburini, en Italie !

Sa voix s’élevait à mesure qu’il avançait dans sa nomenclature de négrophiles. Il termina enfin, en disant :

— Mais il n’y a point ici de philosophes !

M. de Blanchelande, pour la troisième fois, demanda à recueillir les conseils de chacun.

— Monsieur le gouverneur, dit une voix, voici mon avis. Embarquons-nous tous sur le Léopard, qui est mouillé dans la rade.

— Mettons à prix la tête de Boukmann, dit un autre.

— Informons de tout ceci le gouverneur de la Jamaïque, dit un troisième,

— Oui, pour qu’il nous envoie encore une fois le secours dérisoire de cinq cents fusils, reprit un député de l’assemblée provinciale. Monsieur le gouverneur, envoyez un aviso en France, et attendons !

— Attendre ! attendre ! interrompit M. de Rouvray avec force. Et les noirs attendront-ils ? Et la flamme qui circonscrit déjà cette ville attendra-t-elle ? Monsieur de Touzard, faites battre la générale, prenez du canon, et allez trouver le gros des rebelles avec vos grenadiers et vos chasseurs. Monsieur le gouverneur, faites faire des camps dans les paroisses de l’est ; établissez des postes au Trou et à Vallières ; je me charge, moi, des plaines du fort Dauphin. J’y dirigerai les travaux ; mon grand-père, qui était mestre-de-camp du régiment de Normandie, a servi sous M. le maréchal de Vauban ; j’ai étudié Folard et Bezout, et j’ai quelque pratique de la défense d’un pays. D’ailleurs les plaines du fort Dauphin, presque enveloppées par la mer et les frontières espagnoles, ont la forme d’une presqu’île, et se protégeront en quelque sorte d’elles-mêmes ; la presqu’île du Mole offre un semblable avantage. Usons de tout cela, et agissons !

Le langage énergique et positif du vétéran fit taire subitement toutes les discordances de voix et d’opinions. Le général était dans le vrai. Cette conscience que chacun a de son intérêt véritable rallia tous les avis à celui de M. de Rouvray ; et tandis que le gouverneur, par un serrement de main reconnaissant, témoignait au brave officier général qu’il sentait la valeur de ses conseils, bien qu’ils fussent énoncés comme des ordres, et l’importance de son secours, tous les colons réclamaient la prompte exécution des mesures indiquées.

Les deux députés des assemblées rivales, seuls, semblaient se séparer de l’adhésion générale, et murmuraient dans leur coin les mots d’empiètement du pouvoir éxécutif, de décision hâtive et de responsabilité.

Je saisis ce moment pour obtenir de M. de Blanchelande les ordres que je sollicitais impatiemment ; et je sortis afin de rallier ma troupe et de reprendre sur-le-champ le chemin de l’Acul, malgré la fatigue que tous sentaient, excepté moi.

XVII


Le jour commençait à poindre. J’étais sur la place d’armes, réveillant les miliciens couchés sur leurs manteaux, pêle-mêle avec les dragons jaunes et rouges, les fuyards de la plaine, les bestiaux bêlant et mugissant, et les bagages de tout genre apportés dans la ville par les planteurs des environs. Je commençais à retrouver ma petite troupe dans ce désordre, quand je vis un dragon jaune, couvert de sueur et de poussière, accourir vers moi à toute bride. J’allai à sa rencontre, et, au peu de paroles entrecoupées qui lui échappèrent, j’appris avec consternation que mes craintes s’étaient réalisées ; que la révolte avait gagné les plaines de l’Acul, et que les noirs assiégeaient le fort Galifet, où s’étaient renfermés les milices et les colons. Il faut vous dire que ce fort Galifet était fort peu de chose ; on appelait fort à Saint-Domingue tout ouvrage en terre.

Il n’y avait donc pas un moment à perdre. Je fis prendre des chevaux à ceux de mes soldats pour qui je pus en trouver ; et, guidé par le dragon, j’arrivai sur les domaines de mon oncle vers dix heures du matin.

Je donnai à peine un regard à ces immenses plantations qui n’étaient plus qu’une mer de flammes, bondissant sur la plaine avec de grosses vagues de fumée, à travers lesquelles le vent emportait de temps en temps, comme des étincelles, de grands troncs d’arbres hérissés de feux. Un pétillement effrayant, mêlé de craquements et de murmures, semblait répondre aux hurlements lointains des noirs, que nous entendions déjà sans les voir encore. Moi, je n’avais qu’une pensée, et l’évanouissement de tant de richesses qui m’étaient réservées ne pouvait m’en distraire, c’était le salut de Marie. Marie sauvée, que m’importait le reste ! Je la savais renfermée dans le fort, et je ne demandais à Dieu que d’arriver à temps. Cette espérance seule me soutenait dans mes angoisses, et me donnait un courage et des forces de lion.

Enfin un tournant de la route nous laissa voir le fort Galifet. Le drapeau tricolore flottait encore sur la plate-forme, et un feu bien nourri couronnait le contour de ses murs. Je poussai un cri de joie. — Au galop, piquez des deux ! lâchez les brides ! criai-je à mes camarades. Et, redoublant de vitesse, nous nous dirigeâmes à travers champs vers le fort, au bas duquel on apercevait la maison de mon oncle, portes et fenêtres brisées, mais debout encore, et rouge des reflets de l’embrasement, qui ne l’avait pas atteinte, parce que le vent soufflait de la mer et qu’elle était isolée des plantations.

Une multitude de nègres, embusqués dans cette maison, se montraient à la fois à toutes les croisées et jusque sur le toit ; et les torches, les piques, les haches, brillaient au milieu de coups de fusil qu’ils ne cessaient de tirer contre le fort, tandis qu’une autre foule de leurs camarades montait, tombait, et remontait sans cesse autour des murs assiégés qu’ils avaient chargés d’échelles. Ce flot de noirs, toujours repoussé et toujours renaissant sur ces murailles grises, ressemblait de loin à un essaim de fourmis essayant de gravir l’écaille d’une grande tortue, et dont le lent animal se débarrassait par une secousse d’intervalle en intervalle.

Nous touchions enfin aux premières circonvallations du fort. Les regards fixés sur le drapeau qui le dominait, j’encourageai mes soldats au nom de leurs familles renfermées comme la mienne dans ces murs que nous allions secourir. Une acclamation générale me répondit, et, formant mon petit escadron en colonne, je me préparai à donner le signal de charger le troupeau assiégeant.

En ce moment un grand cri s’éleva de l’enceinte du fort, un tourbillon de fumée enveloppa l’édifice tout entier, roula quelque temps ses plis autour des murs, d’où s’échappait une rumeur pareille au bruit d’une fournaise, et, en s’éclaircissant, nous laissa voir le fort Galifet surmonté d’un drapeau rouge. — Tout était fini !

  1. Blancs non propriétaires exerçant dans la colonie une industrie quelconque.