Bulletin bibliographique, 1850/01

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J. M.
Bulletin bibliographique, 1850
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 5 (p. 380-384).
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BULLETIN BIBLIOGRAPHIQUE.


LITTERATURE ANGLAISE, — Redburn, — his first Voyage (Redburn, son premier Voyage), par Hermann Melville.[1]

M. Hermann Melville, l’auteur de Typee, d’Omoo et de Mardi[2], vient de paraître de nouveau devant le public. Son livre n’est pas un de ces récits dramatiques dont les péripéties coupent la respiration du lecteur. Il n’a même pas tout ce qui faisait le charme particulier de Typee, cet intérêt romanesque qui s’attache à des sites insolites et à des aventures extraordinaires dans un monde où tous nos souvenirs sont déroutés ; ce n’est pas davantage, enfin, un de ces vastes tableaux qui embrassent toute l’humanité. Rien de pareil. L’ouvrage de M. Melville est simplement l’histoire d’un jeune garçon qui quitte sa, famille, après des revers de fortune, pour s’embarquer comme mousse à bord d’un vaisseau marchand. Son voyage à New-York, sa traversée d’Amérique à Liverpool, son séjour au port et son retour au pays, tels sont à peu près les seuls incidens de ce roman-biographie. À peine sont-ils suffisans pour remplir deux volumes, et plus d’un passage accuse cette fois M. Melville d’avoir trop écrit en vue de faire un livre. Cependant, dans cette œuvre encore, il a conservé le privilège de ne pas être un écrivain comme tout le monde. Il saisit, il a un talisman. Nous avons appelé Redburn un roman-biographie, peut-être aurions-nous mieux fait d’employer le mot autobiographie. Il semble en tout cas que la narration soit composée de deux parties écrites à des époques différentes. Si dans la seconde moitié de l’ouvrage on sent l’homme de lettres, tout le début est évidemment inspiré par des souvenirs encore tout vivans. Les premiers symptômes de l’esprit aventureux de Redburn, ses projets de voyage, sa misanthropie enfantine, tout cela est peint et précisé avec une netteté sans emphase qui révèle une étude d’après nature. On n’invente pas de telles choses. C’est bien là l’enfant qui se sent pauvre et isolé ; c’est bien là l’enfant d’une race particulière, le jeune Anglo-Saxon encore indompté avec son étrange mélange de rudesse et de sensibilité, de rêveries affectueuses et d’instincts volontaires, sauvages, presque farouches. L’équipage au milieu duquel le jeune mousse se trouve jeté n’est pas moins frappant de réalité. Quoique les peintures de la vie maritime se comptent par centaines, la rapide esquisse de M. Melville ressort dans le nombre comme une esquisse photographique parmi des tableaux de fantaisie. Elle nous met sous les yeux des marins, et, qui plus est, des marins anglais et américains, monde à demi barbare, où l’on comprend vite que l’on ne peut compter que sur soi, que l’on obtient seulement d’autrui ce qu’on sait conquérir ; rude école où l’on apprend vite la nécessité d’user de ses yeux pour se conduire, et d’où l’on sort trois fois homme, quand on n’y a pas laissé sa faculté d’aimer et de plaindre. Un homme habitué à étudier ses semblables aurait fort à faire pour éviter de se heurter aux rochers vivans de ces parages. Imaginez-vous au milieu de ces sauvages un pauvre enfant qui, dans son village, était membre d’une société de tempérance, et qui avait entendu dire au prédicateur de sa paroisse que les marins n’étaient que des brebis égarées ! Jusque-là, jusqu’à l’arrivée à Liverpool, la narration ressemble à une chronique. Rien n’y est exagéré, on le comprend ; point de jugemens, peu de réflexions, point d’idées générales. Le style n’est pas toujours fort soigné ; les mais et les quoique se présentent aussi souvent qu’ils peuvent rendre service. Qu’importe ? les phrases se déroulent comme les pensées et les impressions s’engendrent et se succèdent dans une ame d’homme. Chaque mot est marqué à l’empreinte d’une sensation vive et neuve. Dans le reste de l’ouvrage, c’est l’auteur de Mardi qui reparaît. Il spécule, il est philosophe, il chante les destinées de l’Amérique et l’éternelle mobilité des choses. Souvent il se lance dans un idéalisme un peu creux ou voisin de l’utopie ; souvent il tombe dans l’ampoulé, dans cette exaltation de la chair et du sang à laquelle les Américains sont aussi enclins que nous ; mais là encore l’originalité et la verve ne l’abandonnent jamais, et si, après avoir lu, on n’est pas toujours satisfait, en lisant, on est entraîné par la verve du conteur comme par le prestige de toute vitalité puissante


Visits to Monasteries in the Levant, par l’honorable Robert Curzon[3]. - M. Curzon, pour employer une expression qu’il applique lui-même à l’ancien voyageur Maundrell, n’est pas de ceux qui encombrent leurs narrations d’opinions et de digressions, et qui, au lieu de décrire un pays, décrivent seulement ce qu’ils en pensent. Observateur curieux et sincère, il saisit bien le côté pittoresque des choses, il a de l’entrain, il a des connaissances spéciales, et jamais il ne tombe dans ce lyrisme ou ce babil de touriste qui fait songer aux causeurs toujours préoccupés de dire à tout prix de plus jolis mots que leurs interlocuteurs. Quoique son ouvrage ne soit pas spécialement une étude sur l’architecture et l’ornementation des monastères de l’Orient, comme son titre pourrait le faire croire, l’archéologue lui-même y peut beaucoup apprendre. Depuis plusieurs années, on s’est fort occupé en Angleterre d’iconographie religieuse. Le travail de lord Lindsay sur l’Art chrétien, les études de mistress Jameson sur l’Art légendaire, les patientes recherches de M. Eastlake et bien d’autres travaux attestent assez que c’en est fait des fureurs iconoclastes du calvinisme. Pour comprendre les premiers essais de la peinture moderne, il a fallu les commenter par les légendes et les mœurs de l’église primitive, et de la sorte tout le moyen-âge s’est trouvé en cause. M. Curzon est venu à son tour apporter son tribut de documens sur cette question si complexe de l’art chrétien. De 1833 à 1837, il a été presque constamment occupé à parcourir l’Égypte, la Syrie, l’Europe orientale ; tour à tour il a visité des lieux rarement fouillés par les touristes : le désert de Nitria, le Pinde, le mont Athos. Ur des grands charmes de son livre, c’est qu’il soulève un voile derrière lequel nous apercevons avec étonnement des vivans qui semblent être les fantômes des chrétiens des premiers siècles. En s’enfonçant dans les solitudes où la vie monastique a pris naissance, M. Curzon y a retrouvé cet ascétisme asiatique que nous avons dépassé, mais qui s’est immobilisé chez les Coptes et les Abyssiniens avec toute sa soif d’inertie. Sur les murs des couvens du mont Athos et du Pinde, c’est l’art du moyen-âge qui s’est pétrifié en quelque sorte, et qui jusqu’à nos jours n’a pas cessé de reproduire les images traditionnelles. Partout l’immobilité, partout aussi les traces des trois formes de l’ancien cénobitisme : l’ermitage solitaire, — le village composé de cellules groupées, — et le couvent, ou communauté monastique. La bibliographie doit aussi des remercîmens au noble voyageur. C’est la passion des vieux livres qui l’a entraîné vers les ruines des couvens autrefois peuplés par les disciples de saint Macaire ; c’est elle qui l’a conduit aussi au milieu des dangereux défilés de l’Albanie. En Égypte surtout, M. Curzon a découvert bon nombre de manuscrits cophtes, syriaques, grecs et arabes, et lui-même en a rapporté plusieurs en Europe, entre autres un dictionnaire cophte et arabe. Près de la mer Morte, le hasard lui a fait faire une autre découverte : celle des fruits de cendre dont parle la Bible, et qui semblent être des excroissances produites par un insecte sur une sorte d’ilex. Plusieurs de ces fruits trompeurs, fort semblables en apparence à des prunes, ont été remis par M. Curzon à la société linnéenne, qui en a fait le sujet d’un mémoire. Somme toute, M. Curzon a voyagé en homme instruit, et peut-être son livre est-il appelé à diriger d’autres observateurs vers des contrées trop peu explorées jusqu’ici, et qui peuvent fournir de précieuses données sur l’histoire des sociétés humaines comme sur l’histoire de l’art.


Notes of an Irish Tour (Notes d’une excursion en Irlande), par lord John Manners[4]. — Il est impossible de prononcer le nom de lord John Manners sans éveiller le souvenir de la jeune Angleterre, et quoique ses notes de voyage ne forment qu’une mince brochure, les allusions qu’il fait, dans sa préface, à certaines critiques politiques auxquelles il s’attend ne nous permettent pas d’oublier que sous le petit livre se cache un parti. Quel est donc ce parti ? On connaît les luttes que se livrèrent sous Jacques Ier l’église épiscopale et le puritanisme. On sait que sous Jacques II, à propos d’une ordonnance qui décrétait de par le roi la liberté des cultes, et qui, de par le roi, avait été envoyée au clergé pour être lue du haut de la chaire, l’église établie se divisa en deux branches, qui jusqu’à nos jours sont restées séparées sous le nom de haute et basse église (high church et low church.) La haute église est tory, la basse église est whig. Avec Guillaume III, ce furent les principes whigs de la basse église qui arrivèrent au pouvoir, et c’est contre ces idées qu’éclata, on le sait, la réaction à laquelle le docteur Pusey attacha son nom. La jeune Angleterre peut être regardée comme l’expression militante et politique de l’école de jeunes théologiens qui s’est formée autour du docteur d’Oxford. Peut-être s’est-on exagéré la portée de ce mouvement. On y a vu un retour au catholicisme, tandis que c’était simplement un retour aux principes de ce vieux parti tory et épiscopal qui a pour saint l’archevêque Laud, qui de tout temps a sympathisé avec les catholiques par antipathie pour les puritains, mais qui, tout en cherchant à rétablir les pompes du culte et à faire de l’église l’interprète nécessaire de la loi, n’a nullement eu en vue de donner pour chef à sa hiérarchie le souverain pontife de Rome. Que l’avenir ait peu à attendre de cette réaction, l’expérience semble déjà le prouver ; car à Oxford le puseyisme s’éteint pour faire place à un scepticisme chrétien, à une sorte d’idéalisme mystique qui va à pleines voiles vers les doctrines du docteur Strauss. Toutefois, les exagérations et les aberrations de la logique calviniste ont assurément donné une certaine importance à la nouvelle secte, et elle a au moins fait œuvre utile en prenant en main, n’importe pour quelle raison, la défense des catholiques.

Comme ses précédens écrits, le petit livre de lord John Manners laisse percer toutes les tendances du parti. Il est toujours fort préoccupé de liturgie ; il revient jusqu’à quatre fois à la charge pour dénoncer les temples où la collecte n’est point faite au moment voulu, et où les offrandes des fidèles ne sont pas présentées à l’officiant suivant les prescriptions du rituel. Dans toute sa relation, il y a un étrange mélange de sentiment religieux et de passion archéologique ; il s’indigne contre les calvinistes, parce qu’ils ont défiguré les églises en y élevant de vilaines cloisons de bois. Par instans, on croirait entendre un écho de nos néo-catholiques, qui voulaient croire parce qu’ils trouvaient la Bible plus poétique qu’Homère. En un mot, on s’aperçoit qu’à leur origine les enthousiasmes de la jeune Angleterre n’ont guère été qu’une religion et une politique de sentiment. Hâtons-nous de l’ajouter cependant, quel qu’ait été le point de départ, on sent aussi que pour le noble auteur l’expérience est venue. Non-seulement son petit livre est écrit, d’un style simple et facile, non-seulement il révèle un esprit ouvert aux impressions de la nature, il atteste encore un désir sincère d’observer et d’apprendre. On aime à voir le soin avec lequel le voyageur visite les prisons, les workhouses, les écoles, les établissemens publics de tout genre. En quelques mots, voici les principales de ses conclusions. Tout en témoignant un vif intérêt pour le clergé catholique, et même pour les communautés religieuses, pour les frères de la doctrine chrétienne et les sœurs de la miséricorde, lord John Manners ne soutient pas moins que l’église protestante est canoniquement et légalement l’église officielle de l’Irlande ; seulement il voudrait que le culte catholique fit doté, et il pense qu’en ce moment le clergé romain ne refuserait pas une dotation. À l’égard de l’éducation, il se prononce contre le système qui prétend donner la même instruction laïque à toutes les communions, en laissant chacune d’elles recevoir à part un enseignement religieux suivant ses croyances. Sans se déclarer partisan du rappel, il témoigne un grand respect pour la jeune Irlande, qu’il défend contre les attaques de Conciliation-hall. Loin de penser que les petites fermes soient la plaie du pays, il est d’avis que la misère vient surtout de ce que le paysan qui, faute de capital, ne peut cultiver que cinq à six arpens, en prend cent à fermage, dans l’espoir de sous-louer, et en conséquence il voudrait limiter les fermes à une étendue de dix arpens. L’impression qui se reproduit du reste à chaque ligne de ce livre, c’est que la race irlandaise n’est pas la race anglaise, et que l’économiste saxon a une clé du cœur humain qui se trouve ne pas ouvrir le cœur de l’Irlandais. Il est bon que de temps en temps on rappelle aussi aux théories qu’elles ne sont que des théories. Le beau rôle de la jeune Irlande a été de répéter cette vérité, aux calvinistes et à l’économie politique, mais reste la grande question : comment agir ? et peut-être n’est-ce pas la jeune Angleterre qui doit la résoudre ?

J. M.


V. DE MARS.
  1. Deux volumes. Richard Bentley, Londres, 1849.
  2. Voyez, sur les précédens ouvrages de M. Hermann Melville, la Revue du 15 mai 1849.
  3. Un vol. avec planches et gravures. Londres, J. Murray.
  4. 1 vol. in-18. Londres, 1849, J. Olivier, Pall Mall.