Bulletin bibliographique 1831-1/02

La bibliothèque libre.
Anonyme
◄  I


Élévation, par M. Alfred de Vigny ; chez Gosselin, libraire, rue Saint-Germain-des-Prés, no 9.

Ce poème, sorte de rêve symbolique, est détaché d’un recueil inédit et incomplet encore, intitulé : Élévations. Comme il fait voir notre Paris de 1831 sous un aspect politique et philosophique, M. Alfred de Vigny a voulu lui donner sa date. En effet, le temps emporte si vite les événemens et les impressions qu’ils font naître ! Mais il n’en est pas de même des ouvrages profondément pensés et des compositions véritablement poétiques ; chaque jour les consolide et les grandit encore. C’est le sort qui attend cette nouvelle production de l’auteur de Cinq-Mars, du poète d’Eloa. Elle est à la fois de circonstance par le sujet, et de tous les temps pour le talent. La riche imagination, et toute la forte et brillante poésie de M. Alfred de Vigny, se sont jamais alliées à une pensée plus haute et plus sévère.

Le poète, planant sur Paris d’une tour élevée, compare la grande ville à une roue immense qui imprime le mouvement à tout le reste.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
« Vois-je une roue ardente, ou bien une fournaise ? »
— Oui, c’est bien une roue ; et c’est la main de Dieu
Qui tient et fait mouvoir son invisible essieu.
Vers le but inconnu sans cesse elle s’avance.
On la nomme Paris, le pivot de la France.

Quand la vivante Rome hésite dans ses tours,
Tout hésite et s’étonne, et recule en son cours.
Les rayons effrayés disent au cercle : Arrête.
Il le dit à son tour aux cercles dont la crète
S’enchâsse dans la sienne et tourne sous sa loi.
L’un le redit à l’autre ; et l’impassible roi,
Paris l’axe immortel, Paris, l’axe du monde,
Puise ses mouvemens dans sa vigueur profonde,
Les communique à tous, les imprime à chacun,
Les impose de force, et n’en reçoit aucun.
Il se meut : tout s’ébranle, et tournoie, et circule ;
Le cœur du ressort bat, et pousse la bascule ;
L’aiguille tremble et court à grands pas, le levier
Monte et baisse en sa ligne, et n’ose dévier.
Tous marchent leur chemin, et chacun d’eux écoute
Le pas régulateur qui leur creuse la route.
Il leur faut écouter et suivre ; il le faut bien :
Car, lorsqu’il arriva, dans un temps plus ancien,
Qu’un rouage isola son mouvement diurne,
Dans le bruit du travail demeura taciturne,
Et brisa, par orgueil, sa chaîne et son ressort,
Comme un bras que l’on coupe, il fut frappé de mort.
Car Paris l’éternel de leurs efforts se joue,
Et le moyeu divin tournerait sans la roue ;
Quand même tout voudrait revenir sur ses pas,
Seul il irait, lui seul ne s’arrêterait pas,
Et tu verrais la force et l’union ravie
Aux rayons qui partaient de son centre de vie.


Plus loin, c’est une fournaise dont la lumière


Teint de rouge les bords du ciel noir et profond ;
C’est un feu sous un dôme obscur, large et sans fond.
Là, dans les nuits d’hiver et d’été, quand les heures
Font du bruit en sonnant sur le toit des demeures,
Parce que l’homme y dort ; là veillent des esprits
Grands ouvriers d’une œuvre et sans nom et sans prix.
La nuit leur lampe brûle, et le jour elle fume,
Le jour elle a fumé, le soir elle s’allume,
Et toujours et sans cesse alimente les feux
De la fournaise d’or que nous voyons tous deux.

Et qui, se reflétant sur la sainte coupole,
Est du globe endormi la céleste auréole.
Chacun d’eux courbe un front pâle, il prie ; il écrit,
Il désespère, il pleure ; il espère, il sourit ;
Il arrache son sein et ses cheveux, s’enfonce
Dans l’énigme sans fin dont Dieu sait la réponse,
Et dont l’humanité, demandant son décret,
Tous les mille ans rejette et cherche le secret.
Chacun d’eux pousse un cris d’amour vers une idée.
L’un soutien en pleurant la croix dépossédée,
S’assied près du sépulcre, et seul, comme un banni,
Il se frappe, en disant : Lamma Sabacthani ;
Dans son sang, dans ses pleurs, il baigne, il noie, il plonge
La couronne d’épine et la lance et l’éponge,
Baise le corps du Christ, le soulève, et lui dit :
« Reparais, roi des Juifs, ainsi qu’il est prédit ;
Viens, ressuscite encore aux yeux du seul apôtre.
L’Église meurt : renais dans sa cendre et la nôtre,
Règne, et sur les débris des schismes expiés
Renverse tes gardiens des lueurs de tes pieds. »
— Rien. Le corps du Dieu ploie aux mains du dernier homme,
Prêtre pauvre et puissant pour Rome et malgré Rome.
Le cadavre adoré de ses élans immortels
Ne laisse plus tomber de sang pour ses autels ;
Rien. – Il n’ouvrira pas son oreille endormie
Aux lamentations du nouveau Jérémie,
Et il laissera seul, mais d’une habile main,
Retremper la tiare en l’alliage humain.
— Liberté ! crie un autre, et soudain la tristesse
Comme un taureau le tue aux pieds de sa déesse,
Parce qu’ayant en vain quarante ans combattu,
Il ne peut rien construire où tout est abattu.
N’importe ! Autour de lui des travailleurs sans nombre,
Aveugles inquiets, cherchent à travers l’ombre
Je ne sais quel chemin qu’ils ne connaissent pas,
Réglant et mesurant, sans règle et sans compas,
L’un sur l’autre semant des arbres sans racines,
Et mettant au hasard l’ordre dans les ruines.
Et comme il est écrit que chacun porte en soi
Le mal qui le tuera, regarde en bas, et voi.
Derrière eux s’est groupée une famille forte

Qui les ronge et du pied pile leur œuvre morte,
Écrase les débris qu’a faits la Liberté,
Y roule le niveau qu’on nomme Égalité,
Et veut les mettre en cendre, afin que, pour sa tête,
L’homme n’ait d’autre abri que celui qu’elle apprête :
Et c’est un temple. Un temple immense, universel,
Où l’homme n’offrira ni l’encens, ni le sel,
Ni le sang, ni le pain, ni le vin, ni l’hostie,
Mais son temps et sa vie en œuvre convertie,
Mais son amour de tous, son abnégation
De lui, de l’héritage et de la nation ;
Seul, sans père et sans fils ; soumis à la parole,
L’union est son but et le travail son rôle,
Et selon celui-là, qui parle après Jésus,
Tous seront appelés, et tous seront élus.
— Ainsi tout est osé ! Tu vois ? Pas de statue
D’homme, de roi, de dieu qui ne soit abattue,
Mutilée à la pierre et rayée au couteau,
Démembrée à la hache et broyée au marteau !
Or ou plomb, tout métal est plongé dans la braise
Et jeté pour refondre dans l’ardente fournaise.
Tout brûle, craque, fume et coule ; tout cela
Se tord, s’unit, se fend, tombe là, sort de là ;
Cela siffle et murmure ou gémit ; cela crie,
Cela chante, cela sonne, se parle et prie ;
Cela réduit, cela flambe et glisse dans l’air,
Éclate en pluie ardente ou serpente en éclair.
Œuvre, ouvriers, tout brûle ! Au feu tout se féconde !
Salamandres partout ! – Enfer ! Éden du monde !
Paris ! Principe et fin ! Paris ! ombre et flambeau !
Je ne sais si c’est mal, tout cela ; mais c’est beau !
Mais c’est grand ! mais on sent jusqu’au fond de son âme
Qu’un monde tout nouveau se forge à cette flamme,
Ou soleil, ou comète, on sent bien qu’il sera,
Qu’il brûle ou qu’il éclaire, on sent qu’il tournera,
Qu’il surgira brillant à travers la fumée,
Qu’il vêtira pour tous quelque forme animée,
Symbolique, imprévue et pure, on ne sait quoi
Qui sera pour chacun le signe d’une foi,
Couvrira, devant Dieu, la terre comme un voile,
Ou de son avenir sera comme l’étoile,

Et, dans des flots d’amour et d’union, enfin
Guidera la famille humaine vers sa fin ;
Mais que peut-être aussi brûlant, pareil au glaive
Dont le feu dessécha les pleurs dans les yeux d’Ève,
Il ira labourant le globe comme un champ,
Et semant la douleur du levant au couchant ;
Rasant l’œuvre de l’homme et des temps, comme l’herbe
Dont un vaste incendie emporte chaque gerbe,
En laissant le désert qui suit son large cours,
Comme un géant vainqueur, s’étendre pour toujours.
Peut-être que, partout où se verra sa flamme,
Dans tout corps s’éteindra le cœur, dans tout cœur l’âme,
Que rois et nations, se jetant à genoux,
Aux rochers ébranlés crîront : « Écrasez-nous ;
« Car voilà que Paris encore nous envoie
« Une perdition qui brise notre voie ! »
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Trois Satires politiques, précédées d’un prologue, par M. Antoni Deschamps ; chez Levavasseur, au Palais-Royal, et chez Riga, rue du Faubourg-Poissonnière, no 1. Une brochure in-8o. Prix, 2 fr.

On retrouve dans ces satires la touche ferme et nerveuse, la versification à la fois savante et naïve et ce style concis, quoique toujours poétique, dont M. Antoni Deschamps avait déjà donné un bel exemple dans sa traduction du Dante. Ces trois satires se distinguent encore par une indépendance d’opinions, une liberté de pensée et une franchise d’expression qui conviennent parfaitement à l’époque actuelle. Flatteurs de rois et de populace, fautes et ridicules du pouvoir, mœurs et physionomies de nos hommes politiques, tout y est peint et châtié avec une verve de conviction et d’indignation chaleureuse.