Bulletin bibliographique 1831-3/05

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Histoire Romaine, par M. Michelet ; 1re partie : la République, 2 volumes in-8o. Librairie classique de L. Hachette, n. 21, rue Pierre-Sarrasin.

Depuis la fondation de Rome jusqu’à Caton, il n’y avait pas encore d’histoire romaine. Sénèque pense qu’elle avait été confiée à des pontifes ; mais comme les paroles de ces pontifes n’étaient pas encore infaillibles, il s’en est suivi qu’après avoir réuni des monumens épars et presque indéchiffrables sur les premiers temps de cette ville, qui était destinée à devenir l’empire romain, on ne nous a laissé que des conjectures à imaginer, que des ténèbres à débrouiller, que des fictions à expliquer ; et cependant ce n’est pas faute d’avoir écrit sur Rome qu’on n’est pas parvenu à éclaircir son origine. Depuis Caton, les historiens ont bien pris leur revanche du silence gardé avant lui. Aussi un nouvel ouvrage sur Rome nous paraissait-il devoir être une nouvelle vétusté, si le nom de M. Michelet n’eût rassuré nos craintes : or, nous avons été récompensés bien largement de notre confiance. Science profonde, style pittoresque et animé, réflexions philosophiques d’un homme consciencieux : telles sont les qualités qui distinguent l’ouvrage de M. Michelet.

Avant que d’écrire l’histoire de l’antique Rome, l’auteur a voulu voir par lui-même le théâtre des faits qu’il allait retracer. Il a visité l’Italie. Son chapitre sur l’Italie moderne est plein de charme : nous dirions presque que c’est un poème, si les notes, si les recherches savantes dont se compose cet ouvrage ne démontraient au lecteur tout ce qu’il a fallu d’études consciencieuses à M. Michelet pour écrire une histoire dont certaines parties sont du domaine de la poésie la plus pure et la mieux inspirée.

L’auteur envisage Rome sous trois points de vue : Rome républicaine, guerrière et esclave. Depuis Brutus jusqu’aux guerres des Samnites, la république s’organise : les patriciens, avides de priviléges ; les plébéiens, avides de liberté, sont dans une lutte continuelle. C’est une guerre intérieure, une guerre de principe : la pierre du foyer domestique (hestia, vesta), la pierre des limites (zeus herkeios), sont déterminées par des lois ; et cette lutte, terminée par la promulgation des Douze Tables, assure à la classe plébéienne le triomphe sur l’envahissement progressif du patriciat.

Cependant la jouissance de cette liberté ne sera que momentanée. La puissance des grands résidait tout entière dans leur richesse, et dans le sentiment religieux que le peuple avait bien voulu conserver pour les Étrusques ses fondateurs ; mais les patriciens augmenteront leurs richesses au moyen de la guerre, et, à défaut d’un sentiment superstitieux, imposeront peu à peu leur joug au peuple, en éblouissant ses yeux par toute la pompe des triomphes et tout le prestige des conquêtes.

Suivons le peuple romain dans ses excursions victorieuses. Il va, il court dans le Latium, il renverse tout ; la puissance de son nom soumet les peuples devant lesquels il se présente, et ses premiers efforts se terminent par la dépopulation entière du Samnium. Le voilà bientôt dans l’Épire ; le bruit de ses armes retentit jusqu’à Carthage, et voici les guerres puniques.

C’est avec un rare talent que l’auteur fait ressortir la haine des deux peuples, de ces peuples si acharnés l’un contre l’autre qu’à Trasymène un tremblement de terre ravagea la contrée sans qu’aucun des combattans s’en aperçût. Le chapitre consacré à Annibal, l’existence guerrière de ce grand capitaine ; les travaux surnaturels de cet homme, qui, après avoir soumis la nature en se frayant une route parmi les Alpes, fit trembler la capitale du monde avec une poignée de braves ; puis après ses victoires, Annibal, obligé, pour conserver sa conquête, d’avoir recours à des alliés, abandonné à lui-même par une patrie ingrate qu’il enrichissait de sa gloire : tout cela est décrit avec intérêt, avec entraînement. Mais Annibal mort, Numance et Carthage détruites, la conquête du monde a porté malheur à la capitale du monde. Viennent les disputes intestines. Ce n’est plus une guerre de principes : Rome s’est habituée à l’esclavage dans la cité, pendant que les Romains pliaient sous la volonté de leurs chefs militaires ; toutes ces conquêtes ont élevé quelques citoyens au-dessus des autres : c’est une guerre, d’homme à homme. Les Gracches ont succombé : le peuple est le butin que doivent se partager les familles triomphales ; et aux insolens priviléges des Scipions a succédé la suprême puissance d’un dictateur. C’est à Rome que l’on dresse des tables de proscription ; c’est un Romain qui peut répondre au sénat, effrayé des cris de 6,000 victimes : « Ce n’est rien, je fais châtier quelques factieux ; » c’est quarante ans après l’égalité défendue par les Gracches que Lacretien Ofella est tué pour avoir brigué le consulat, et que son assassin, que Sylla ose dire : « Sachez que j’ai fait tuer Ofella, parce qu’il m’avait résisté. » Puis, après tous ces crimes, lorsqu’on voit le même homme se promener libre au milieu des hommes qu’il a couverts de sang, et recevoir, à sa mort, des honneurs divins, combien l’on doit plaindre la patrie de Brutus, combien on voit empreint à jamais sur son front le stigmate de la servitude ! Ces sentimens trouvent en M. Michelet un bien digne interprète : jusqu’au dernier chapitre, son histoire est un regret bien senti sur les ruines de la liberté romaine.

Cet ouvrage doit être placé en première ligne parmi tout ce qui a été fait sur Rome. À la philosophie de l’histoire, l’auteur joint une élégance et un intérêt de style qui attache à la lecture de cet ouvrage comme si l’histoire romaine était un roman nouveau. Enfin, c’est l’œuvre d’un homme qui a de l’âme et une science profonde.

A. L.


Attar-Gul, roman maritime, par M. Eugène Sue ; chez Vimont, passage Véro-Dodat.

Les romans de M. Sue sortent de la classe ordinaire par leur but d’utilité. En nous familiarisant avec la langue maritime, avec la vie et les mœurs du marin, ils dirigent notre attention vers un point qu’on a trop souvent perdu de vue en France. — « Je suis persuadé comme vous, dit l’auteur dans sa préface, adressée au créateur du roman maritime, M. Fénimor Cooper, que si l’esprit général de notre nation pouvait arriver peu à peu à comprendre tout ce qu’il y a de forces, de ressources, de moyens ou de conquêtes commerciales dans la marine, la France pourrait devenir l’égale de toute-puissance européenne sur l’Océan. »

Honneur donc à l’écrivain qui, dans cette noble pensée, a entrepris de nous initier à la vie si poétique du marin ! Et puis M. Sue a découvert un nouveau filon à la mine littéraire ; et le titre d’inventeur aujourd’hui est si rare, qu’il ne faut pas l’oublier. Dans cette même préface, M. Sue expose à Cooper la manière dont il entend le roman maritime ; son système est différent de celui du romancier américain. « Je me suis demandé, dit-il, pourquoi dans les romans maritimes surtout, dont le cercle est immense, dont les scènes sont surtout séparées entre elles par des milliers de lieues, on ne tenterait pas de jeter cet imprévu, ces apparitions soudaines qui brillent un instant et s’effacent pour ne plus reparaître ; pourquoi, au lieu de suivre cette sévère unité d’intérêt distribué sur un nombre voulu de personnages qui, partant du commencement du livre, doivent bon gré malgré arriver à la fin pour contribuer au dénouement chacun pour sa quote-part ; pourquoi, dis-je, en admettant une idée philosophique, ou un fait historique qui traverserait tout le livre, on ne grouperait pas autour des personnages qui, ne servant pas de cortége obligé à l’abstraction morale qui serait le pivot de l’ouvrage pourraient être abandonnés en route, suivant l’opportunité ou l’exigeante logique des événemens. » Ainsi a fait M. Sue, il s’est soustrait aux lois de l’unité : son livre forme comme trois actions différentes ayant chacune ses personnages. Dans la première, c’est le capitaine Benoît, honnête traficant de bois d’ébène, ne pensant qu’à sa Catherine, et faisant son métier de vendeur de chair humaine avec la même tranquillité qu’un bon bourgeois de la rue Saint-Denis celui de marchand de bonneteries. Arrive ensuite le capitaine Brulart, qui tue et brûle, et qui, trouvant plus commode de voler des nègres que de les acheter, dépouille le pauvre Benoît de sa cargaison, et l’envoie manger par les petits namaquois, dont le chef Atar-Gul est esclave à son bord. Brulart a tout bénéfice à cette plaisanterie, comme il l’appelle : d’abord il devient maître des nègres du capitaine Benoît, et les petits Namaquois lui livrent, pour satisfaire leur vengeance, des grands Namaquois qui doublent le nombre de ses nègres. À son tour, Brulart est pendu sur une corvette anglaise mise à sa poursuite. Dans la troisième partie, Atar-Gul domine seul ; et ce terrible Africain ne reste pas en arrière de ses acolytes : il fait si bien qu’il amène la ruine de tout une famille, et finit par recevoir le prix de vertu. C’est là une amère satire des jugemens des hommes.

Attar-Gul est une horrible peinture de la traite des noirs, Brulart un type de férocité qui fait frémir ; la vengeance de l’esclave paraîtra outrée, et peut-être reprochera-t-on à l’auteur, ainsi qu’il le craint, de faire de l’horreur à plaisir. Mais son livre sera lu, parce qu’il a tout ce qu’il faut pour exciter un puissant intérêt de curiosité. La seconde édition est sous presse.


Barnave, roman de M. J. Janin, 4 vol. in-12, paraîtra dans les premiers jours de septembre chez les libraires Mesnier, place de la Bourse, et Levavasseur, au Palais-Royal.