Céphise et l’Amour

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Œuvres complètes de Montesquieu
Texte établi par Édouard Laboulaye, Garnier (Œuvres complètes. Tome 2.p. 56-59).




Comme la pièce suivante m’a paru être du même auteur,
j’ai cru devoir la traduire et la mettre ici.


CÉPHISE ET L’AMOUR




Un jour que j’errois dans les bois d’Idalie avec la jeune Céphise, je trouvai l’Amour qui dormoit couché sur des fleurs[1], et couvert par quelques branches de myrte, qui cédoient doucement aux haleines des Zéphyrs. Les Jeux et les Ris, qui le suivent toujours, étoient allés folâtrer loin de lui : il étoit seul. J’avois l’Amour en mon pouvoir ; son arc et son carquois étoient à ses côtés ; et, si j’avois voulu, j’aurois volé les armes de l’Amour. Céphise prit l’arc du plus grand des dieux : elle y mit un trait, sans que je m’en aperçusse, et le lança contre moi. Je lui dis en souriant : Prends-en un second ; fais-moi une autre blessure ; celle-ci est trop douce. Elle voulut ajuster un autre trait ; il lui tomba sur le pied ; et elle crioit[2] doucement : c’étoit le trait le plus pesant qui fût dans le carquois de l’Amour ! Elle le reprit, le fit voler ; il me frappa, je me baissai : Ah ! Céphise, tu veux donc me faire mourir ? Elle s’approcha de l’Amour. Il dort profondément, dit-elle ; il s’est fatigué à lancer ses traits. Il faut cueillir des fleurs, pour lui lier les pieds et les mains. Ah ! je n’y puis consentir ; car il nous a toujours favorisés. Je vais donc, dit-elle, prendre ses armes, et lui tirer une flèche de toute ma force. Mais il se réveillera, lui dis-je. Eh bien ! qu’il se réveille ; que pourra-t-il faire que nous blesser davantage ? Non, non ; laissons-le dormir ; nous resterons auprès de lui ; et nous en serons plus enflammés.

Céphise prit alors des feuilles de myrte et de roses : Je veux, dit-elle, en couvrir l’Amour. Les Jeux et les Ris le chercheront, et ne pourront plus le trouver. Elle les jeta sur lui ; et elle rioit de voir le petit dieu presque enseveli. Mais à quoi m’amusé-je ? dit-elle. Il faut lui couper les ailes, afin qu’il n’y ait plus sur la terre d’hommes volages ; car ce dieu[3] va de cœur en cœur, et porte partout l’inconstance. Elle prit ses ciseaux, s’assit, et tenant d’une main le bout des ailes dorées de l’Amour, je sentis mon cœur frappé de crainte. Arrête, Céphise. Elle ne m’entendit pas. Elle coupa le sommet des ailes de l’Amour, laissa ses ciseaux, et s’enfuit.

Lorsqu’il se fut réveillé, il voulut voler ; il sentit un poids qu’il ne connoissoit pas. Il vit sur les fleurs le bout de ses ailes ; il se mit à pleurer. Jupiter, qui l’aperçut du haut de l’Olympe, lui envoya un nuage qui le porta dans le palais de Gnide, et le posa sur le sein de Vénus. Ma mère, dit-il, je battois de mes ailes sur votre sein ; on me les a coupées : que vais-je devenir[4] ? Mon fils, dit la belle Cypris, ne pleurez point ; restez sur mon sein, ne bougez pas ; la chaleur va les faire renaître. Ne voyez-vous pas qu’elles sont plus grandes ? Embrassez-moi : elles croissent : vous les aurez bientôt comme vous les aviez ; j’en vois déjà le sommet qui se dore : dans un moment… C’est assez, volez, volez, mon fils. Oui, dit-il, je vais me hasarder. Il s’envola ; il se reposa auprès de Vénus, et revint d’abord sur son sein. Il reprit l’essor ; il alla se reposer un peu plus loin, et revint encore sur le sein de Vénus. Il l’embrassa ; elle lui sourit : il l’embrassa encore, et badina avec elle ; et enfin il s’éleva dans les airs, d’où il règne sur toute la nature.

L’Amour, pour se venger de Céphise, l’a rendue la plus volage de toutes les Belles. Il la fait brûler chaque jour d’une nouvelle flamme. Elle m’a aimé ; elle a aimé Daphnis ; et elle aime aujourd’hui Cléon. Cruel Amour, c’est moi que vous punissez ! Je veux bien porter la peine de son crime ; mais n’auriez-vous point d’autres tourments à me faire souffrir ?


FIN.

  1. A. Sur les fleurs.
  2. A. Et elle cria, etc.
  3. A. Car le petit dieu.
  4. A. Hé ! que vais-je devenir ?