César-Antéchrist/ActeIV

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Fasquelle éditeurs (p. 241-Image).

ACTE DERNIER (DU JUGEMENT)
LE TAUROBOLE
Personnages :

César-Antechrist

Le Lépreux

La Sphinge

Le Hibou

Le Taureau

Jésus-Christ

Dieu le Père

Les Ifs

Énoch

Élie

Les Prêtres

Les Morts

L’Ange

L’Âne

Acte IV.

Scène I

Le noir de ce qui fut le ciel, où disparait l’ascension météorique d’Ubu, Pile et Cotice.

César-Antechrist, descendant avec deux cordes un Taureau dans une fosse, on voit encore les cornes. — Descends vivant, Tête Montelée, dans le trou que je t’ai creusé. Nature, amour de la nature ! Ministre une fois pour toutes de mes affaires terrestres, que la bête donc cause avec la terre. Comme un goret pendu par les pieds sous une table, si je voulais je la verrais encore, par-delà son couvercle hermétique…


Scène II

L’Escalier.

Les Prêtres. — Et facti sumus tanquam immundus nos. et cecidimus quasi folium universi.


Scène III

Les Ifs, comme ils poussent le long des pèlerinages, semblables au Chandelier à sept branches de Jérusalem, et à droite et à gauche les deux grands oliviers qui sont Énoch et Élie. — La route où César-Antechrist va passer, seul sentier blanc horizontal dans l’ombre (de sable ocellé d’ifs et à une fasce d’argent).

Élie. — Hi sunt duae olivae et duo candelabra, in conspectu Domini terrae stantes.

Les Ifs. — Et si quis voluerit eis nocere, ignis exiet de ore corum, et devorabit inimicos eorum.

Énoch. — Et si quis voluerit eos laedere, sic oportet eum occidi.


Scène IV

On découvre que ce lieu est la vallée de Josaphat, montagnes au fond, montagnes à gauche et à droite ; et qu’il y a beaucoup de tombeaux en files des deux côtés, les ifs étant peut-être des croix, très régulières le long des versants. Il y a sur les tombeaux des noms de grands pécheurs et de grands Saints bien apparents.

César-Antechrist. — Le diable et mon squelette supplémentaire, bras de levier plus long de ma force, me tentent de cette ville endormie, qui est à moi. Je l’ai vue de très haut, la traversant très vite, et voici tous les toits plats de la cité où il ne pleut jamais, et où les gouttes excrémentielles des oiseaux de nuit ne tombent point pendant l’éternité de fois quarante jours. — Semblable à l’orbe de la lune, je repelotonne le fil des choses naturées et voici les reliquaires de mes œuvres. Planisphère de la mâchoire de la terre, entre les lèvres jadis oscillantes comme des ailes de papillon, décharnées aujourd’hui de ces monts moussus de cèdres, vous avez éclairé la marche de votre roi de la lumière carrée de toutes vos pierres milliaires.

(Silence, accoudé sur la première tombe à droite.)

J’ai dormi, mon âme a dormi, mon corps agissant a rampé, mon Double. Quand on voit son double on meurt. Mais il s’est enfui devant moi, et je n’ai vu que la météorique ascension des comètes de ses satellites, et je ne sais si les temps sont finis, et si mes cinq anges ont parlé et versé leurs sept fioles de ma colère. Je veux monter hors de ce sol qui sera mobile et tremblant et se révoltera sous moi quand l’Autre viendra vivre son rêve terrestre, remettant mes soldats de plomb debout. — Non, les temps ne sont point finis, et les trompes de mes hérauts n’ont point dû déjà retentir, et je les attendrai, car voici un vivant encore, à moins que grince la larve du crime et du remords qu’a pu créer l’humanité sous moi. Puisque je fais des restrictions — à moins que l’homme ou que le Dieu, étant centre, ait plusieurs doubles.


Scène V

César-Antechrist, Le Lépreux, menant Un Âne chargé d’outres et de pains.

Le Lépreux. (Les premiers et les derniers vers hors de la scène. Aux harpes éoliennes des Croix, Prose de l’Âne.)

Mon âme fenêtre voit,
Mon âne porte la croix,
Voici la feuille des bois
Cliquetant au pleur des rois.
Miserere, Deus.

(Il lève la tête.)

Triangle Antéchrist, étal
D’un corps nu raide aux plis pâles
Du manteau sacerdotal,
Couperet ton jour natal,
Miserere, Deus.

(Il s’incline.)

L’Un se manifeste trois.
Le pôle a levé le doigt.
César pentagramme en croix.
Christ a la pourpre des rois.
Ô parce, Christe.


Scène VI

Au bruit des pas de l’âne, un Grand-Duc s’envole et après avoir plané en cercle se pote sur l’olivier senestre, qui est Élie. Torsions de cou admiratives devant l’éclat de César-Antechrist, un manteau d’or sur les épaules, une étole d’or sur le sexe et aux orteils des sandales d’or.

César-Antechrist. — Qui êtes-vous, Oiseau, dans cette vallée où il ne doit point y avoir d’animants ? Bahal-Zébub mon ministre ou le Paraclet qui m’inspire, comme il a pour charge d’inspirer le Dieu actuellement terrestre ? Êtes-vous l’un et l’autre, je le crois. Car tu as érigé tes cornes traditionnelles quand je t’ai nommé par l’un de tes noms, et te baptisant Saint-Esprit l’eau de mon verbe a couché les antennes de ta tête auritée, et tu t’es aplati comme une chrysalide, faisant plus douces les plumes de ta gorge de colombe.

(Il se hausse à la croix de l’arbre et caresse l’Oiseau, qui demeure hérissé comme un artichaut de cuivre, avec un front de taureau aux cornes en croissant : car on marche pour la seconde fois dans la vallée sainte.)

César-Antechrist. — Il y a un pigeon qui roucoule perché sur la croix : dans ma première vie végétative, de pareilles griffes habitèrent mes bras.


Scène VII

Les Mêmes, La Sphinge aux griffes de lion qui marche entre les tombeaux.

César-Antechrist. — Tu es au-dessus de la femme comme l’homme est au-dessus de la femme. Tu es reine et tu es déesse ; comme les anges tu as les côtes attachées en avant, et la substance de ton cerveau diffère aussi peu de la mienne que la semence femelle du sperme du mâle. Parce que tu es femme, tu reflètes infiniment et représentes le monde, et sais ce qui échappe aux yeux mortels. — Je n’ai que faire de cette extérieure représentation et je passe aveugle et sourd sur la terre, me contemplant moi-même, sûr qu’on ne peut rien m’adjoindre d’externe — et je ne serais pas Dieu si je ne savais créer du néant. Si je m’amuse à marcher sur la terre comme un clown sous qui tourne une boule, je m’en abstrais par l’oubli, qui est du présent comme du passé. Je suis César il est vrai, non des hommes que je méprise et pour qui je ne veux user les courts moments de mon séjour terrestre, mais de l’Univers et de l’Absolu, car, grâce à cet oubli mon esclave, ce que je veux existe ou n’existe pas selon qu’il me plaît. La surabondance est le manque, ce pourquoi je m’abstrais du monde, et puisque tu concrètes l’Univers, je m’abats sur toi, eupire et vampire, mon sexe César possède en toi et allaite de son fleuve sacré toute la matérielle nature, et mon intelligence dévore ton intelligence. J’ai la tienne virtuelle en moi, mais le temps est cher, je la prends en sa déjà presque dernière concoction : on donnera à ceux qui ont, a dit le Christ qui m’a précédé, qui est moi-même parce que je suis son contraire, et à la place de qui je suis venu. Mon héraut l’a dit au Templier qui croyait à la binarité des principes. Moi et le Christ nous sommes Janus, et je n’ai point à me retourner pour montrer ma double face. L’être qui a de l’intelligence peut voir ces deux contraires simultanés, ces deux infinis qui coexistent et sans cela n’existeraient point, malgré l’erreur indéracinée des philosophes. Moi seul peux percevoir ces choses, car je suis né pour la domination et je vois tous les mondes possibles quand j’en regarde un seul. Dieu — ou moi-même — a créé tous les mondes possibles, ils coexistent, mais les hommes ne peuvent même en entrevoir un. Je suis l’infinie Intuition comme toi la Perception éternelle ; et au miroir l’un de l’autre nous verrons tout. Je suis l’Orgueil absolu parce que je suis la Force suprême ; et c’est pourquoi je ne dominerai pas, car ma domination ne serait pas comprise (laissons cela aux faux Césars), et aussi tout ce qui est moi est un élixir précieux qui ne doit pas être follement perdu. Avec un seul de mes effluves, tu participeras à l’éternité, et tu entreverras la Pensée se mouvoir, et le travail de la Création en moi et par moi incessamment renouvelé. — Fuis plutôt, parce que tu es nue et mourrais, comme les vierges que l’on prostitue à l’idole de fer, et les yeux sur le bec des oiseaux nocturnes.

(Il recule et s’adosse à la croix de droite, qui est Énoch, les doigts nonchalamment étendus sur les bras du fauteuil. Le Hibou a baissé ses aigrettes.)


Scène VIII

César-Antechrist, la Sainte Trinité, Énoch et Élie.

Dieu le Père (dans les branches de la croix de gauche. Sommet trop faible du polygone dynamique, La Sphinge disparaît). — Écoutez-le : comme il y a dix-huit siècles, c’est encore aujourd’hui mon fils bien-aimé, en qui j’ai mis toutes mes complaisances.

Le Christ (sur l’olivier de gauche, évoqué par contraire, miroir, ou reflet). — Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’avez-vous laissé ? Prométhée cloué, le vautour du Saint-Esprit.

L’Oiseau (lui arrachant les yeux). — Que la lumière soit — Une !

César-Antechrist. — Je ne plains point ton supplice, éternel isolé pour avoir prêché de s’aimer les uns les autres. Je suis resté volontairement seul sur un rocher escarpé, sans distraction et sans lumière que les yeux subictériques de mes vautours, et c’est pour cela que ce qui m’égale presque car l’adéquation parfaite est impossible, monte jusqu’à moi. Je connais ton supplice, j’ai eu la force de l’endurer et surtout d’en sortir, car je ne suis pas station ni statique, mais dynamique, et semblable au dragon qui de sa queue entraîne la troisième partie des étoiles, je fais choir à ma suite tout ce qui, n’étant pas impur ni ordure, est digne de ma pourpre, et les obstacles, flottant au vent derrière moi, me sont un vêtement de gloire.

Dieu le Père. — Écoutez-le : c’est ici mon fils bien-aimé, en qui j’ai mis toutes mes complaisances.

(Silence. Le Hibou ricane et s’envole, comme semble-t-il effrayé par des pas plus nouveaux.)

César-Antechrist. — Pourquoi ricanes-tu, Oiseau ? Tu t’envoles, comme semble-t-il effrayé par des pas plus nouveaux. Serais-je à l’une des trois dernières stations de mon rôle agi, et l’antépénultième trompe de mes hérauts viendrait-elle sonner ? Mais tu planes, et tu attires de tes ailes comme par delà l’horizon un autre oiseau ton serviteur quoique d’envergure plus immense, comme le petit poisson remore les grandes naufs. Ha ! tu resplendis dans la lumière… le Rock advole.

(Le Saint Esprit plane illuminé. Le Christ descend de sa croix faisante aussi, t’arrache et brandit en hampe le grand arbre. Dieu le Père dome. César-Antechrist calciné noir glisse aux pieds d’Énoch.)


Scène IX

Les Mêmes, Le Christ montrant le sommet de la montagne de l’horizon, où L’Ange du Jugement Dernier est debout les ailes errantes par tout le ciel.

Le Christ. — Voici le fanion rouge des mineurs. Comme sur la butte et la montagne d’un champ de tir, au plus haut sommet le clairon s’insère au ciel clair, épandant la pluie de commencer le feu, la trompe dernière s’écriera :

La Trompette. — HALLELUIAH !
POSTACTE
Les morts se lèvent et viennent au jugement.
FIN