Cœur de panthère/Le loup dans son antre

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A. Degorce-Cadot (p. 168-191).

CHAPITRE X

LE LOUP DANS SON ANTRE


La pauvre Manonie était incapable de marcher : les fatigues de la nuit précédente l’avaient brisée. Si elle les avait courageusement supportées, c’était l’espérance qui l’avait soutenue, la joyeuse espérance de revoir son mari.

Mais maintenant, combien tout était changé !

Cependant tout espoir ne l’avait pas encore abandonnée ; Mary Oakley la soutenait par de courageuses paroles. Cette jeune fille montrait une énergie surprenante ; on aurait pu la croire inaccessible à la peur : elle se montrait la digne enfant de l’intrépide Jack, la digne fiancée de l’invincible Quindaro.

On fit une litière en forme de brancard rustique, on y coucha Manonie, et la retraite continua avec la plus grande promptitude.

Pendant la route, la jeune femme demanda à Wontum en langue Indienne :

— Quelles sont vos intentions à l’égard de vos prisonniers ?

— Vous faire ma femme ! répliqua le Sauvage ; puis, il ajouta en lançant à Quindaro un affreux regard : — Me venger de cet ennemi de ma race.

— Et Mary Oakley ?

— La donner à notre chef.

— Et Quindaro… ?

— Le brûler ! le torturer !

– Vous n’oseriez pas commettre une action pareille ! cette basse férocité serait punie par la complète extermination des Pawnies.

— Je le ferai, oui ! aussitôt que nous aurons regagné les cavernes, je vous donnerai cet agréable spectacle. Il sera rôti vivant, alors même que Nemona voudrait l’empêcher.

— Monstre abominable ! s’écria Manonie en se soulevant sur la litière pour échanger un regard avec Quindaro.

Ce dernier restait impassible comme si rien n’eût été dit :

— N’ayez aucune inquiétude pour moi, dit-il, je trouverai bien encore quelque moyen de confondre ce scélérat.

— Avez-vous entendu ce qu’il vient de dire ?

— Oui : l’idiome Pawnie m’est familier.

— Mais, je crains qu’il ne mette immédiatement ses méchancetés à exécution. Pensez-vous que les troupes régulières pourront donner utilement assaut aux cavernes ?

— On ne peut savoir : pour moi j’ai toute espérance.

— Quelles menaces fait Wontum ? demanda Mary.

— Il a le projet de…

— Arrêtez ! pas un mot de plus ! interrompit Quindaro.

— Oh ! n’ayez pas peur de parler, insista Mary ; dites tout.

— Moi, dire, gronda Wontum, que le vaurien Blanc sera brûlé ! Il sera rôti. Ugh !

Mary lança au Sauvage un tel regard qu’il en recula :

— Si vous faites cela, lui dit-elle d’une voix surnaturelle, il vaudrait mieux pour vous n’être jamais né !

En parlant ainsi, son visage avait une expression effrayante ; dans ses yeux bleus ordinairement si doux s’allumait une flamme vengeresse.

Wontum sentit un mouvement d’inquiétude lui traverser l’âme :

— Ugh ! que fera la squaw à la face-pâle ? Elle n’est qu’une femme, une femme, une vile squaw !

— Je vous tuerai, horrible cannibale ! Je jetterai votre âme en pâture au méchant esprit, afin qu’il la tourmente éternellement !

L’Indien grimaça un sourire moqueur. Mais il ne pût dissimuler le malaise qui s’était emparé de lui, et durant tout le reste du voyage il évita de se tenir près de la jeune fille. À défaut d’armes apparentes, il la croyait en possession de pouvoirs surnaturels et invisibles.

Il était presque nuit lorsqu’ils arrivèrent à Devil’s Gate. Toute la population Indienne y était en grande agitation : les guerriers se tenaient prêts à une bataille ; les uns, cachés derrière les arbres et les rochers ; les autres, dans les cavernes qui bordaient l’étroit défilé.

Les troupes, déjà arrivées, avaient engagé l’action par une chaude fusillade ; mais elle avait produit un médiocre effet.

L’arivée de Wontum fit reprendre courage aux Pawnies ; ils étaient en fort petit nombre attendu qu’une guerre venait d’éclater entre eux et les Sioux leurs ennemis naturels : cette circonstance avait conduit hors de la montagne une grande quantité de combattants.

Leur chef, Nemona, retenu par ses infirmités, n’avait pu prendre part à l’expédition. Il désirait avec anxiété négocier la paix avec les Blancs, afin de pouvoir tourner toutes ses forces contre les Sioux ; mais plusieurs notables de la tribu, instruits du carnage de leurs frères au Pic Laramie ; lui faisaient une rude opposition.

Wontum, en se présentant, ne fit que confirmer tous ces sentiments hostiles. Il avait quitté le Fort avec deux cents guerriers ; il en ramenait à peine soixante. À la vérité, il avait fait quatre prisonniers ; mais on ne rapportait pas une chevelure : quelques Blancs avaient été scalpés à l’affaire de Laramie ; ces trophées enlevés aux morts avaient été perdus dans la suite du combat.

Lorsque la nuit fut entièrement tombée, les prisonniers furent enfermés dans une caverne étroite, et soigneusement gardés à vue. Le bruit s’était répandu dans la peuplade entière que Quindaro — le Démon de la Montagne comme ils l’appelaient — était au nombre des captifs. Cette nouvelle avait enivré de joie les Pawnies : on dansa, on chanta, on hurla à faire crouler les rochers. Toute la nuit il y eût à l’entrée de sa prison des groupes de curieux, avides de voir l’homme qui avait été si longtemps leur terreur, et qui, jusque-là, avait su leur échapper.

Un grand conseil fut tenu. Manonie qui avait entendu la plupart des discours se tourna vers Quindaro et lui dit :

— Je crois qu’il n’y a plus guère d’espoir à conserver pour vous, notre excellent ami.

— J’entends leur conversation, Manonie, répondit-il tranquillement, mais je ne perds pas espérance. J’ai idée que je leur échapperai encore.

— Que disent-ils, Walter ? demanda Mary Oakley.

— Vous le saurez toujours trop tôt… cependant peut-être vaut-il mieux que je vous le dise.

— Oh ! oui ; parlez, cher Walter ; dites-moi tout. Je suis préparée ; si vous partez, je vous suivrai de près.

— Ils ont résolu de me brûler vif.

— Que le ciel nous soit en aide ! murmura la malheureuse enfant en se rapprochant de son ami ; peut-être les troupes donneront l’assaut avant le jour, il nous reste encore une lueur d’espérance.

— Les Sauvages ne reculeront pas l’exécution jusqu’au matin : ils préparent les matériaux du bûcher. Mary, pourriez-vous rompre les liens qui me retiennent les mains ?

Elle essaya de toutes ses forces sans réussir.

À ce moment, Wontum entra dans la grotte avec une douzaine de Sauvages taillés en hercules. Il darda sur Quindaro ses yeux de reptile et lui dit :

— Ugh ! vous avez tué trop d’Indiens. Il faut mourir comme un chien ; mourir brûlé.

— J’entends !

— Brûler !

— Oui. J’ai parfaitement saisi votre intéressante conversation à mon égard. S’il ne s’agissait que de moi, je tiendrais peu à la vie. — Oui, Mary bien-aimée, poursuivit Quindaro en réponse au regard d’agonie que la jeune fille fixait sur lui, croyez bien que je veux vivre pour vous, pour nous deux. Nous verrons encore des jours de bonheur, de liberté, je vous le dis !

Wontum montra du doigt un feu brillant qui resplendissait à l’entrée de la grotte : à côté était un énorme amas de broussailles.

— Rôtir là ! dit-il.

Quindaro comprit le projet des Sauvages. Ils se proposaient de clore la grotte par une barrière de flammes, et d’y faire consumer le prisonnier comme dans un four. Là, il serait réellement rôti vif : c’était une atroce perspective.

Une pensée de résignation amère traversa l’esprit du condamné… : si ces roches profondes devaient lui servir de tombeau, ne serait-ce pas, pour sa dépouille, après les dernières angoisses de l’agonie, un lieu de repos aussi tranquille qu’un autre. Personne ne viendrait y troubler ses cendres solitaires… peut-être serait-il permis à Mary de lui apporter un tribut de larmes,… si toutefois !… — Mais, quel serait le sort de la jeune fille ?… Celui de Manonie et de son enfant ?… La mort, la mort la plus cruelle, ne serait-elle pas préférable à l’existence que l’avenir leur réservait ?…

Toutes ces idées déchirantes se succédèrent comme un tourbillon sombre dans l’esprit de Quindaro. Un frisson d’angoisse inexprimable agita tout son être en songeant à ces frêles créatures, si chères, si dignes de toute son affection, et qui allaient rester seules, victimes sacrifiées d’avance, sans protecteur, sans ami, sans espoir !…

Si, au moins, il y avait eu quelque chance de gagner du temps, d’appeler par un signal quelconque les amis veillant au-dehors ! Mais non ! partout, autour des captifs, la voûte noire et impénétrable du souterrain, tombe anticipée, mort prématurée, ensevelissement hâtif des créatures vivantes.

Et pas une arme !… pas même les mains libres !… Se sentir fort, énergique ;… avoir un cœur de lion et des forces de géant,… et se voir plus impuissant qu’un petit enfant !… se voir anéanti sous les liens !… mourir, non pas de la mort du brave, dans une lutte désespérée, mais de la mort d’un vil animal !… C’en était trop !…

Une pensée nouvelle sembla surgir dans son esprit.

— Qu’allez-vous faire de Manonie ? demanda-t-il à Wontum.

— La squaw de Wontum ! répondit le Sauvage avec emphase.

— Et l’enfant ?

— Lui, courageux. Il fera un bon guerrier : il vivra avec les Indiens jusqu’à ce qu’il soit grand.

— Que ferez-vous de l’autre fille pâle ?

— La donner au chef.

— Où est-il, votre chef ?

— Là-haut ! répliqua le Pawnie en indiquant une caverne située aux étages supérieurs.

— Dites au chef que le prisonnier veut lui parler.

— Ugh ! non ! Il vous faut mourir maintenant.

— Wontum n’est qu’un lâche reptile. Il n’ose pas montrer Quindaro au chef.

Le Sauvage bondit, tira son couteau, et le leva sur le prisonnier, mais il ne frappa point ; son adversaire n’avait pas même baissé les paupières. Son intrépide regard, lançant des flammes, alla brûler les yeux de son ennemi ; et certainement le Pawnie ne se serait guère soucié de le rencontrer seul à seul au coin d’un bois solitaire.

Après qu’ils se furent mesurés de l’œil pendant quelques instants, Quindaro reprit :

— Un lâche seul oserait frapper un prisonnier désarmé et enchaînê : si vous êtes brave, déliez-moi les mains.

— Wontum est un brave ! Wontum n’est pas un lâche !

— Alors déliez-moi.

— Ugh ! non !

— Vous avez peur de moi ! vous tremblez de me voir libre un instant, même alors que vos guerriers vous entourent. Certainement votre chef vous mépriserait, s’il savait votre conduite.

Wontum, sans répondre, donna quelques ordres à ses hommes ; aussitôt quatre robustes Sauvages entrèrent dans la grotte et emmenèrent les femmes ainsi que l’enfant. En même temps, d’autres Pawnies se mirent à amonceler des broussailles contre le feu.

Mary Oakley se répandit en cris désespérés et en convulsions lamentables, se débattant de toutes ses forces pour n’être point séparée de Quindaro. Les bourreaux qui l’entraînaient n’y firent aucune attention.

Quant à Manonie, elle était plus calme, mais mourante : ce dernier désespoir la tuait.

À ce moment le vieux chef Nemona arriva accompagné de sa femme. Il jeta sur Mary Oakley un regard de compassion et lança ensuite des regards courroucés sur Wontum.

Sa femme, nommée Topeka (c’est-à-dire Île-d’Amour ou Belle-Perle), s’approcha de la pauvre Mary et chercha à la calmer, mais sans pouvoir y réussir. Au contraire, la jeune fille continua à se débattre et à pousser des sanglots déchirants.

Le chef ignorait, d’abord, de quoi il s’agissait ; mais un coup-d’œil lui fit reconnaître Quindaro et les préparatifs commencés pour son supplice.

Nemona était loin d’avoir des habitudes de cruauté : il était même d’une générosité chevaleresque et extraordinaire pour un Sauvage. Mais il connaissait malheureusement trop Quindaro, pour ne pas voir en lui un des plus dangereux ennemis de sa tribu. En effet, ce héros blanc de la montagne avait semé autour de lui une terreur inouïe : chez la plupart des Pawnies elle allait jusqu’à la superstition, car ses exploits, son audace, son heureuse chance faisaient croire à des pouvoirs surhumains. Néanmoins, il faut le dire, cette crainte fantastique venait de perdre beaucoup de son empire depuis que cet ennemi jusque-là invincible était prisonnier, enchaîné, vaincu en un mot.

— Brûler ? demanda Wontum en montrant du doigt Quindaro.

— Oui ! répondit Nemona d’un ton bref et triste.

À ce mot surgit parmi les Sauvages un concert atroce de hurlements, d’imprécations, de menaces, tout cela entremêlé de danses et de contorsions frénétiques. Leur triomphe allait jusqu’au délire.

Lorsqu’une apparence de calme fut rétablie, Quindaro s’adressa à Nemona :

— Nemona, dit-il, est un grand chef ?

— Ugh ! Nemona est Pawnie ! le premier de son peuple !

— Il ne connaît pas la peur, comme une femme ?

— Non ! Némona ne craint rien !

– Votre prisonnier est enchaîné. Il désire embrasser ses sœurs avant de mourir. Le chef lui fera délier les mains.

— Ugh !

— Vous voyez que le prisonnier n’a pas d’armes.

— Ugh !

Une énorme bûche de chêne fut apportée dans la grotte : on força Quindaro de s’asseoir dessus. Wontum, par un raffinement de barbare vengeance, se complût à bander les yeux de sa victime. Ensuite on traîna les deux femmes et le petit Harry à quelque distance.

— Le chef est-il encore là ? demanda Quindaro.

— Oui.

— Entendez-vous les cris des femmes ! dit le condamné d’une voix vibrante.

— Ugh !

— Si vous ne voulez pas que je vous considère comme une lâche et pusillanime squaw, s’écria Quindaro, vous ferez relâcher mes liens pour que je puisse dire adieu à ces infortunées. Mais, sans doute, vous tremblez, vous et vos guerriers, devant votre captif, même lorsqu’il est enchaîné !

— Non !

— Alors si vous n’êtes pas des cœurs tremblants, laissez mes mains libres !

Cet appel à l’orgueil guerrier des Pawnies ne fut pas sans effet sur l’esprit du chef. Topeka saisit un moment favorable, et soit par une secrète sympathie pour cet intrépide jeune homme, soit pour démontrer la bravoure de son mari, elle tira de son sein un petit poignard en s’écriant :

— Le chef ne connaît pas la peur ! Il veut délier Quindaro pour qu’il puisse embrasser ses amis avant de mourir.

À ces mots elle se pencha sur le captif et coupa ses liens. En même temps, elle lui dit d’une voix basse et précipitée :

— Vous êtes bon. Les Faces-Pâles vous ont en haute estime : J’aime mon mari, ne dirigez pas vos coups sur lui.

Quindaro ne saisit pas tout d’abord le sens de ces paroles, tant une pareille intervention était inattendue. Mais, ce qu’il vit bien clairement, c’était qu’après avoir coupé les cordes Topeka, par un mouvement inaperçu, avait laissé tomber le couteau sous les pieds du prisonnier !

Le jeune Blanc était stupéfié : jamais semblable aventure ne serait entrée dans ses prévisions. Au premier moment il fut même contrarié d’une pareille assistance qui l’embarrassait en un certain sens. Effectivement, le vieux chef, debout devant lui, était précisément le premier adversaire qu’il lui aurait fallu frapper. Or, la loyauté, la reconnaissance, lui défendaient toute agression contre ce vieillard : Topeka n’avait point voulu fournir le poignard contre lui.

Quindaro resta donc assis avec une apparente indifférence. Nemona imita son impassibilité et se détourna.

Au même instant Topeka revint, amenant Mary et Manonie. Toutes deux tombèrent à genoux près de lui en pleurant et poussant des sanglots à fendre l’âme.

— Chut ! murmura Quindaro, écoutez-moi vite ! Manonie rangez-vous sur le côté ; je vais tenter une évasion.

La jeune femme se releva lentement, sans rien dire, et alla s’appuyer contre les parois de la grotte, derrière Nemona.

Mary avait moitié entendu, moitié deviné les paroles de Quindaro, elle s’approcha de lui et dit d’une voix basse comme un souffle :

— Courage ami ! Je vous prédis le succès !

La pauvre enfant ne savait en aucune manière comment Walter essayerait cette entreprise désespérée ; mais elle avait confiance… et l’espoir renaît si vite avec la confiance !

— Armez-vous d’énergie pour tout supporter jusqu’à mon retour avec les soldats, reprit Walter.

— Soyez sans crainte, nous serons courageuses, d’ailleurs ils ne nous tueront pas ; et jusqu’à la mort j’espérerai, moi.

— Eh bien ! donc ! reculez-vous un peu, je vais voir…

À ces mots Quindaro bondit :

Manonie le guettait, épiant le moment favorable pour l’aider. Dès qu’elle vit le jeune homme debout, elle jeta ses bras autour du cou de Nemona en s’écriant :

— Oh ! père ! bon père Indien ! grâce pour Quindaro ! grâce !

En même temps elle se cramponna au vieillard avec une vigueur et une ténacité incroyables, tellement que, malgré ses efforts, il ne parvint pas à se débarrasser d’elle en temps utile.

Quindaro s’était lancé comme un lion et avait renversé Wontum ; mais l’agile et méfiant Sauvage avait esquivé le coup mortel, il ne reçut qu’une blessure assez sérieuse.

Les mouvements du fugitif furent si prompts qu’il était hors de la caverne avant que les Sauvages s’en fussent aperçus, et sans qu’ils eussent fait un geste pour le retenir.

Mais, pour cela, il n’était pas encore sauvé. Il se trouvait sur le sommet le plus relevé de Devil’s Gate, et pour descendre de ces hauteurs, il lui fallait se heurter, sur tous les points, aux Indiens effarés.

Sans perdre une seconde, il se lança avec la rapidité d’une flèche au travers des rocs et des précipices, cherchant toujours à gagner les pentes inférieures.

Par un effort désespéré, il réussit à gagner quelque avance sur ses poursuivants, dont il entendait la respiration haletante et furieuse derrière ses épaules. Sur sa route, il courait l’immense danger de rencontrer des Pawnies disséminés dans la montagne et de se trouver ainsi brusquement arrêté. Cependant, une circonstance heureuse lui fut d’un grand secours : il était encore revêtu du costume Indien ; sa peau basanée, sa démarche agile, tout, en lui, complétait la ressemblance parfaite avec un guerrier du désert ; plusieurs Pawnies qui stationnaient à quelque distance le prirent pour un des leurs et le laissèrent passer.

Wontum serrait de près Quindaro avec une agilité effrayante et un acharnement féroce. Tous deux dévoraient l’espace, l’un courant pour sa vie, l’autre pour sa vengeance. Le Pawnie avait essayé un coup de fusil sur le fugitif, mais il l’avait manqué. Renonçant alors à se servir inutilement de son arme, il se remit à le poursuivre en poussant des cris d’alarme qui ameutèrent contre Quindaro tous les Pawnies des environs.

Le jeune Blanc avait réussi à prendre un peu d’avance ; mais bientôt il se vit sur un terrain excessivement périlleux. Derrière lui la meute hurlante et forcenée ; devant, une rangée menaçante de carabines ; à droite, un précipice dont les parois perpendiculaires plongeaient dans une sombre profondeur ; à gauche, les arêtes rocheuses de la montagne, hérissées d’inextricables broussailles.

Dans cette dernière direction se trouvait son unique chance de salut ; il s’y lança désespérément. Une douzaine de coups de feu lui fut envoyée sans le blesser sérieusement, grâce à la précaution par lui prise de courir en zig-zag.

Cependant tous ces détours l’avaient un peu ralenti, et ses ennemis ne se trouvaient qu’à dix pas en arrière lorsqu’il commença à gravir la montagne.

Ce trajet était rude, autant pour les poursuivants que pour le poursuivi. Quindaro le franchit avec une agilité surhumaine qui le porta en peu d’instants bien loin des Sauvages. Peu à peu le bruit de leurs pas s’amoindrit, s’éteignit ; puis leurs clameurs devinrent confuses, enfin elles s’éteignirent à leur tour ; et le silence de la nuit régna de nouveau sur la solitude.

À ce moment, Quindaro pût se croire sauvé. Il s’arrêta, pour reprendre haleine, au bas d’une profonde ravine dont les détours allaient jusqu’au bas des collines rejoindre Sweet-Water, en avant de Devil’s Gate.

Après avoir prêté, pendant quelques minutes, une oreille attentive aux moindres bruits de la forêt, le jeune homme remonta sur un côté du ravin et parcourut des yeux la pente qui s’étendait vers la plaine. La clarté de la lune lui fit apercevoir le détachement de cavalerie dans la vallée ; il n’était pas à plus de cinq cents pas de distance, et paraissait se mouvoir lentement vers la montagne. Un peu en avant se dessinait comme un ruban noir une division d’infanterie, ou, pour mieux dire, de cavaliers qui avaient mis pied à terre.

Dans ce poste d’observation, Quindaro était passablement en vue ; trop même pour sa sûreté, car il entendit tout à coup à peu de distance le craquement d’une batterie de fusil. Prompt comme la pensée, le jeune homme plongea dans l’obscurité du ravin et se coucha par terre au moment où le coup partait sans l’atteindre.

Il se releva sans bruit ; mais, à son premier mouvement, une forme sombre se dressa à côté de lui et un tomahawk siffla sur sa tête ; un « plongeon » rapide le lui fit esquiver.

Heureusement pour lui, le rifle de son invisible adversaire n’était pas rechargé, car au lieu de recevoir une balle, comme il s’y attendait, le fugitif n’entendit que des pas précipités qui se mettaient à sa poursuite.

Au bout de quelques pas, Quindaro trébucha et tomba. Il avait donné dans une embuscade : un rapide coup-d’œil lui fit apercevoir des fantômes tapis ras de terre au milieu des buissons. À peine s’était-il relevé, agile comme une jeune panthère, que vingt mains vigoureuses le saisirent à l’improviste.

Sur le premier moment il lui fut impossible de reconnaître ceux au pouvoir desquels il venait de tomber. Étaient-ce des éclaireurs militaires, ou des Indiens ? l’ombre était devenue si épaisse que tout était confusion et incertitude.

Quindaro avait toujours son costume Indien ; par prudence il ne dit rien et évita soigneusement tout ce qui aurait pu le faire reconnaître ; car si, par malheur, il était aux mains des Pawnies, son apparence indienne lui préparait une évasion plus facile.

Les hurlements diaboliques dont il fut salué le fixèrent bientôt sur la nationalité de ses ennemis : cependant les allures du jeune Blanc, son costume, sa prodigieuse agilité les dérouta au premier abord ; ils le prirent pour un espion Sioux. Wontum, accompagné de quelques Pawnies étant survenu, fut reçu à coups de fusils et de tomahawks. Cependant les deux détachements ne tardèrent pas à se reconnaître, on cessa une lutte fratricide, et l’on s’occupa de Quindaro.

Mais, grâce au tumulte, il avait définitivement disparu ; toutes les recherches furent inutiles : la partie était gagnée encore une fois par le Démon de la Montagne.

Wontum faillit en devenir fou de rage ; il aurait volontiers massacré tous ceux qui l’entouraient.

Une diversion passablement désagréable vint le tirer de ses fureurs intérieures. Tout ce tumulte et la fusillade qui s’en était suivie avaient attiré l’attention des troupes en mouvement sur le bord de la rivière. Guidés par le bruit, l’éclair et la fumée des carabines, les artilleurs envoyèrent des volées de mitraille qui criblèrent les buissons où se tenait Wontum. Bientôt la place ne fut plus tenable pour les Peaux-Rouges ; après avoir eu plusieurs hommes blessés, ils se décidèrent à la retraite, la rage dans le cœur, et revinrent annoncer à Nemona que l’évasion du prisonnier était un fait consommé.

En même temps ils lui firent connaître la présence et la force imposante des troupes régulières.

Le vieux chef se montra fort irrité, et insista plus que jamais pour négocier la paix avec les Blancs. Mais ses ouvertures dans ce sens pacifique furent mal accueillies ; l’orgueil froissé des Pawnies, excité par le vindicatif Wontum, faisait taire en eux tout esprit de prudence ; une revanche sanglante leur paraissait le seul parti désirable.