Cœur de panthère/Paradis perdu

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A. Degorce-Cadot (p. 146-157).

CHAPITRE VIII

PARADIS PERDU.


Mary Oakley et son ami Quindaro ne s’étaient pas rencontrés depuis plusieurs mois ; ils avaient donc beaucoup de choses à se dire — beaucoup de ces importantes futilités qui encombrent le répertoire des amoureux.

On aurait eu peine à croire que cet homme au caractère de bronze, à l’âme pleine de sombres pensées, toujours rêvant la vengeance, toujours familier avec le sang et les combats, pût s’amollir le cœur à parler de douces choses, si toutefois il avait un cœur capable d’aimer.

On se serait trompé : Quindaro devenait bon, doux, simple comme un enfant, lorsqu’un reflet de l’heureuse vie de la famille venait illuminer la nuit de ses souvenirs.

Ce fut donc avec une juvénile allégresse qu’il retint dans ses mains les petits doigts de Mary, et qu’il engagea avec elle un joyeux babil.

Pour arriver à la bienheureuse cabane où elle espérait retrouver son mari, la pauvre Manonie avait épuisé ses forces. Une fois en sûreté, elle se sentit anéantie et retomba presque sans connaissance. On se hâta de lui préparer un bon lit de bruyères et de mousse, dans lequel elle s’endormit aussitôt d’un profond sommeil, ayant à ses côtés le petit Harry.

Quindaro et Mary s’étaient assis au pied d’un grand chêne, sur le vert gazon, au bord de la rivière murmurante. Le jeune homme venait de raconter les péripéties au milieu desquelles s’était accomplie la délivrance de Manonie ; puis, il avait narré ses propres aventures depuis plusieurs mois.

— Cher Walter ! — j’aime mieux vous appeler ainsi, ce nom est plus doux à mes lèvres, plus harmonieux à mes oreilles ; murmurait la jeune fille en ouvrant tout grand ses yeux bleus, pleins d’une tendre admiration.

— Appelez moi Walter, ma bien-aimée, si cela vous fait plaisir. Je n’ai jamais entendu résonner ce nom de Quindaro qu’au milieu du carnage et des combats, il est un signal de mort. Moi aussi j’aime à écouter l’autre nom, le nom de ma jeune enfance. Il n’y a plus une créature vivante qui me l’ait répété depuis que ma famille a été anéantie : aussi, lorsque votre voix si douce le murmure à mon oreille, un frisson de bonheur me rafraîchit l’âme, en me ramenant aux beaux jours évanouis. Oh, Mary ! que je voudrais voir ma mission accomplie, mes vengeances satisfaites, ma tâche terminée ! Ce serait une nouvelle vie pour moi de fuir ces terribles scènes d’extermination où mon sang bouillonne, où mes forces s’usent, et de trouver dans quelque solitude paisible, une existence bénie, adorée, auprès de vous.

— Ne pouvez-vous donc satisfaire immédiatement ce désir, cher Walter ? Laissez, laissez à d’autres mains cet horrible labeur, vous qui étiez né pour le repos et la paix !

– Je ne le puis encore. Il y en a un encore qui doit disparaître de la terre des vivants ; ensuite je quitterai cette vie cruelle et impie à laquelle m’a condamné jusqu’à ce jour mon misérable sort.

— Quelle est cette dernière victime ?

— Wontum. Depuis deux jours j’ai eu cent occasions de le tuer, ce monstre ! mais la pauvre femme et son enfant l’ont sauvé.

— Comment cela ?

— Elle était sa prisonnière : je voulais la délivrer. Si j’avais fait feu sur ce chien sauvage, toute sa bande se serait aperçue de ma présence ; je n’aurai plus rien pu faire pour elle ; on l’aurait hachée sur place à coups de tomahawk. J’ai donc mis de côté ma vengeance, pour sauver la captive. — Oh ! la nuit dernière, quand j’ai pénétré dans le wigwam où elle était chargée de liens, je me suis penché sur le Pawnie, mon couteau est sorti tout seul de son fourreau, le cœur de l’ennemi l’attirait ! Mais je me suis retenu ; il fallait délivrer la mère et l’enfant. Un geste, un souffle, pouvaient donner l’alarme, la bande se levait comme un tourbillon, tout était perdu. J’en aurais tué beaucoup après lui, cela est certain ; mais le nombre aurait fini par triompher. Pour le salut de Manonie, pour celui de son pauvre petit enfant, pour le bonheur de l’époux et du père qui aime si tendrement ces deux chères créatures, j’ai consenti à épargner cette bête fauve. D’ailleurs, je ne veux pas le tuer endormi, ce Wontum : je veux, qu’avant sa mort, mon regard le glace d’effroi, je veux qu’il sache quel est celui qui a si longtemps poursuivi lui et sa tribu, semant parmi eux la terreur !

— Mais qui donc êtes-vous ? Dites-le moi, Walter, je vous en prie. Expliquez-moi pourquoi vous avez si souvent levé sur les Pawnies des mains ensanglantées. Sans doute, vous exerciez une juste vengeance, je le crois ; cependant j’ose vous demander le motif… le secret redoutable que vous gardez au fond du cœur… le moment n’est-il pas venu, ami bien cher, de vous confier à moi ?

– Bientôt, oui bientôt ; avant notre mariage, vous saurez tout. Pour le moment, je vous en conjure, contentez-vous de ce qu’il m’est permis de vous dire ; et fiez-vous à ma loyauté et à mon amour pour vous, chère Mary.

Ils demeurèrent tous deux, pendant quelques instants, plongés dans leurs réflexions silencieuses. Mary poussa un profond soupir, après avoir promené un long regard sur l’admirable paysage qui les entourait ; puis elle dit d’un ton mélancolique :

— Walter, il me semble que je n’aimerais point à demeurer dans ce qu’on appelle le monde civilisé.

— Vous préféreriez donc rester exposée aux dangers que nous courons sans cesse dans ces régions inhospitalières ?

— Mon ami, je ne suis pas assez aveugle pour ignorer que vous êtes bien supérieur à moi. Quelquefois il me vient en pensée que si vous aviez quelque autre personne à aimer, votre affection ne serait point arrêtée sur moi. Il me vient aussi en pensée que si nous allions vivre dans ce Grand Monde que vous m’avez si souvent dépeint, vous y deviendriez l’idole de tous, et alors vous oublieriez la pauvre Mary Oakley, la pauvre fille sans éducation… Oui, je voudrais vivre et mourir dans cette solitude ignorée, car ici vous m’appartiendrez tout entier, vous qui serez ma seule joie ;… et au milieu de la foule civilisée, il n’en serait pas ainsi, car de nombreux amis se disputeraient votre attention. Je suis sotte et folle de parler ainsi, mais un seul de vos regards détourné de moi me ferait au cœur une blessure que rien ne pourrait guérir.

Walter regarda un moment la jeune fille avec une tendresse grave et mélancolique :

— Mary, bonne et chère créature, dit-il enfin, est-ce que l’esprit de la jalousie vous aurait effleuré de son aile ?

— Je ne sais ce que vous voulez dire, mon ami ; est-ce que mes pensées sont répréhensibles ?

— Savez-vous ce que signifie ce mot, jalousie ?

— Pas très-bien.

Jalousie, sous-entend suspicion ; or, soupçonner quelqu’un, c’est admettre qu’il cache quelque sentiment blâmable. Me croiriez-vous donc capable d’une action ou d’une pensée mauvaise ?…

— Non ! répliqua vivement la jeune fille ; Dieu me garde de douter de votre loyauté ! Si ce que je viens de vous dire ressemble à la jalousie, je voudrais n’avoir jamais parlé ainsi.

Walter réunit dans les siennes les deux mains mignonnes de la jeune fille et les serra affectueusement, en silence.

— Mary ! lui dit-il tout-à-coup ; regardez donc dans la vallée !

Elle tourna aussitôt les yeux dans la direction indiquée.

— Voyez, continua Walter, précisément derrière cette grande roche noire, sur la rive de Sweet-water.

— J’aperçois… Oui, ce sont des cavaliers qui s’avancent.

— En effet : c’est le mari de Manonie avec les militaires du Fort. Vraiment, je suis heureux de songer que cette pauvre mère et son enfant sont ici et vont lui être rendus. Chose inexplicable, mais que j’attribue à une sympathie bien naturelle, chaque fois que j’ai entendu la voix de cette jeune femme, il m’a semblé qu’un écho s’éveillait dans mon cœur, qu’un souvenir évanoui se retrouvait au plus profond de mon âme… Oh ! mais voyez ; les cavaliers descendent au galop une pente rapide : sans doute Marshall s’attend à trouver ici les objets de son affection. Qu’il arrive vite ! le bonheur l’attend ici.

— Éveillerai-je Manonie ?

— Ce sera le meilleur. Ma première pensée avait été de respecter son sommeil, et de ménager à son mari la joie de la surprendre ainsi par sa présence : Mais je craindrais les effets d’une joie trop soudaine et violente. Éveillez-là ; qu’elle puisse voir arriver ses amis !

Mary fit un mouvement pour s’éloigner ; Walter la rappela :

— Chère ! dit-il, votre père est avec eux : ne serez-vous pas bien joyeuse de le revoir ?

— Ah oui ! comme je vais l’embrasser !

— Ils seront tous ici dans une demi-heure.

À cet instant Manonie apparût sur la porte de la cabane.

— Voyez ! là-bas dans la vallée ! s’écria-t-elle avec une exaltation joyeuse ; voilà nos amis qui arrivent ! voilà le bonheur !

Elle n’avait pas achevé ces paroles qu’un tourbillon de Sauvages s’élança de derrière les rochers environnants. Quindaro écrasé par vingt guerriers, se vit renversé et maintenu sur le sol, pieds et poings liés, en dépit d’une résistance désespérée et de ses efforts surhumains.

La malheureuse Manonie était de nouveau prisonnière, et avec elle l’homme dévoué qui avait bravé tant de périls pour la délivrer. Mary Oakley fut également garottée. Sa mère eût un meilleur sort : elle fut renversée d’un coup de tomahawk ; son âme innocente et pieuse, devenue libre à jamais, pût prendre son vol vers le séjour des anges.

Wontum s’était aperçu de la fuite de Manonie peu d’heures après son évasion : avec son infernale perspicacité qu’aiguisait la rage, il parvint à découvrir la fuite des fugitifs et se lança à leur poursuite.

Accompagné de sa terrible bande, il était arrivé à la cabane de l’Ermite peu d’instants après ses victimes : mais la crainte superstitieuse que les Pawnies avaient du vieillard les empêcha de violer l’asile choisi par Manonie : ils attendirent qu’elle en fût sortie.

Pendant que Walter et Mary causaient paisiblement, insoucieux du péril ignoré, les yeux de Wontum, fascinateurs et funestes comme ceux du serpent à sonnettes, couvaient cette double proie, objet d’une haine mortelle. Il reconnaissait le libérateur de Manonie ; il reconnaissait le meurtrier de l’Indien trouvé gisant au pied du rocher ; il reconnaissait l’homme détesté et redouté qui, depuis si longtemps, semait la mort et l’effroi parmi les tribus Sauvages.

Du même coup d’œil, Wontum voyait arriver les troupes dans la vallée lointaine. L’heure était propice pour la vengeance et le triomphe.

En effet Wontum avait gagné une effrayante revanche !

Il s’assit sur le gazon à côté de ses victimes en les narguant du regard, avec un mauvais sourire.

— Ugh ! dit-il au bout de quelques instants en montrant du doigt les troupes qui s’approchaient dans le lointain ; Chiens Blancs, voyez-vous arriver vos amis ; sans doute vous préféreriez partir avec eux ?…

Quindaro ne répondit rien. Il comprenait parfaitement que le Sauvage pensait à mal, et ne cherchait qu’un prétexte, un mot, un signe pour rendre plus cruelle encore la misérable position de ses prisonniers. S’il n’eût été retenu par la crainte d’attirer sur ses malheureuses compagnes d’atroces représailles, il aurait essayé de recommencer la lutte, car sa fureur était comparable à celle du tigre pris au piège.

Il regarda Manonie, également chargée de liens comme lui. L’infortunée avait les yeux noyés de larmes ; tout en tenant son petit garçon convulsivement serré contre sa poitrine, elle jetait d’avides regards sur ces amis qui arrivaient, hélas ! trop tard, des confins de la vaste plaine. Évidemment il n’y avait aucun espoir de ce côté, car le Pawnie les avait aperçus et n’aurait pas l’imprudence de les attendre.

Mary Oakley se roulait sur le sol, auprès du cadavre de sa mère, dans les transports d’une douleur frénétique. Ses cris déchirants auraient touché une bête féroce, mais Wontum, inaccessible à tout sentiment humain, prêtait l’oreille à ce concert de douleurs, comme un dilettante savoure un beau passage de musique.

Après s’être rassasié de vengeance il donna l’ordre du départ. La horde Sauvage se forma en demi-cercle, poussant devant elle, comme un troupeau d’animaux captifs, Quindaro, Manonie, Mary Oakley et le petit Harry tous cruellement garottés.

Wontum entraînait vers les solitudes inaccessibles de Devil’s Gate ses tristes victimes, dont le cœur saignait en pensant aux amis, aux sauveurs qui, au bout de quelques minutes, allaient arriver, mais trop tard.