Cahiers de la Quinzaine - IV-5/Émile Zola, homme d’action

La bibliothèque libre.

Il faut avoir lu, dans ce même numéro de Pages libres, vingt centimes, en vente à la librairie des cahiers, un article de M. Gabriel Trarieux : Émile Zola, homme d’action. Que l’on partage ou non la pensée de M. Trarieux, cet article, je crois, est le plus plein, le plus sage, le plus historique de tous ceux que l’on a publiés sur Zola dans les jours qui ont suivi sa mort. Nous devons en reproduire plus de la moitié, toute la fin :

Gabriel Trarieux

ÉMILE ZOLA, HOMME D’ACTION

Son œuvre est là, née de sa doctrine et — la méthode mise à part — en conformité avec elle. Elle nous promène lentement à travers les cloaques, les jardins de la vie. Étrange puissance systématique d’explorer un à un les milieux, d’évoquer un à un les décors, d’accumuler tant de documents, de faits précis, de choses mortes ! Une crudité italienne, une sombre verve satirique, une bonté, une candeur enfantine, parfois une splendide émotion humaine animent ces opulents tableaux. Le Rubens s’y mêle au Téniers. Il nous gorge de victuailles géantes. Il ne semble jamais rassasié. Et pourtant ce n’est pas l’ample amour, l’ample afflux de sang rouge et tiède qui empourpre les Titans de Balzac, ce n’est pas cette fureur sacrée « d’un Curtius qui se jette dans le gouffre » et nous y entraîne avec lui. C’est une volonté tenace, réfléchie, studieuse, un peu morne. On fait halte soudain avec délices en de charmantes oasis : la Faute de l’Abbé Mouret, une Page d’Amour font pendant aux visions sinistres de l’Assommoir et de la Débâcle. Plus souvent on ahanne avec peine. Parfois on s’arrête, rebuté. On admire, on subit, plus qu’on n’aime…

S’il faut préciser ce qui manque à cette œuvre rude et massive, ce sera sans doute un soupir, le pressentiment d’autre chose, une revanche à tant de défaites, à tant de douleurs amassées. Je ne ferai pas à Zola le reproche, pudique ou perfide, d’en avoir « trop mis » dans ses fresques. Trop osé, non. Pas assez plutôt, puisqu’il annonçait un cycle total. Après les flores du Paradou, les nourritures de Paris, les relents de l’Assommoir, les houilles de la Mine, le fumier de la Terre, le sang de la Débâcle, et quoi encore ? après ces orgies de nature épuisantes ou charmeresses, on souhaiterait une lumière, un repos, je ne sais quelle porte entr’ouverte. Il n’a pas voulu, ou il n’a pas pu. C’était contraire à son système. C’est dommage, c’eût été plus beau. Un autre a tenu la gageure. La Guerre et la Paix a des pages atroces. Il s’y trouve aussi quelques lignes qui s’appellent la mort du Prince André. De ces quelques lignes, plus tard, est sorti ce chef-d’œuvre unique : Résurrection. On les chercherait vainement dans les trente romans de Zola. Je n’indique pas un regret. Je constate une lacune immense.

C’est que la tâche de l’Artiste, c’est de dénombrer, il me semble, non point les mille reflets des choses, mais les mille forces de l’esprit. Ce n’est pas « Nature » qu’il suffit de dire. La Nature est beaucoup. L’Art est plus. Le sujet, le seul tout de l’Art, c’est l’Homme. Le plus grand art n’est pas réaliste, il est, en ce sens précis, humaniste. Car l’Homme enferme la Nature — qui est l’humanité passée — et aussi l’avenir humain, dont nul ne peut entrevoir le terme.

Je sais bien que Zola ne l’eût pas nié. Telle phrase de ses essais va étrangement loin dans ce sens. Je sais bien que ses derniers livres, les « Trois Villes », les « Trois Évangiles », s’efforcent vers des synthèses plus hautes, abordent des notions plus complexes, les conflits de la vie et de la foi, l’ébauche des rénovations sociales. Il est sans doute permis de dire qu’il s’y montre moins à son aise que dans les cyniques et fortes peintures de la bourgeoisie impériale. L’effort demeure infiniment noble, le résultat est rudimentaire. Ne nous laissons pas éblouir par l’éloge pompeux : « œuvres socialistes ». Ou le socialisme est un leurre, une fiction agréable, ou c’est un système précis. Zola, sur ce point, n’a rien qui m’éclaire. Il se contente d’édifier un paradis problématique. Nous sommes tous socialistes à ce prix. Il est dangereux, il est même improbe — je parle pour nous qui suivons — de se contenter en pareil cas de généreuses équivoques. Charles Guieysse le disait l’autre jour, avec une irrévérence qui me plaît : les rêves en prose ont du bon ; la comptabilité aussi. Et, d’abord, il faudrait s’entendre… Inutile, ici, d’insister. Mais puisque France, avec raison, rapproche Zola de Tolstoï, je veux dire que la Cité d’Amour édifiée par le vieux mystique slave — dont je ne partage pas les doctrines — me paraît tout de même autrement sublime, autrement réelle et vivante que les Évangiles fumeux et grandiloquents de Zola. Je crois qu’elle sera plus chère à la conscience de l’avenir.

Au total, et malgré ces réserves, une puissance indéniable. L’auteur de Germinal vivra… Il n’a pas connu l’art suprême de créer à son image des âmes d’hommes, secret de quelques demi-dieux. La notion de beauté est absente de son épopée matérielle. Il n’a pas suscité de héros. Mais il a aimé, célébré les aspects de la terre adorable, il a fait mouvoir en ombres tragiques les masses anonymes des foules. La Foule a été son héros, en elle il a mis tout l’espoir, toutes les chaleurs d’enthousiasme qu’il déniait à l’individu. C’est assez pour beaucoup de gloire, et pour survivre dans le temps. Enfin son effort, plus haut que son œuvre, commande la stupeur et le respect.

Et nous arrivons à son Acte. Rien de plus logique, en un sens, que cette éclosion finale. Les études quotidiennes de Zola le prédisposaient à se passionner pour tous les conflits de son temps. Ayant revécu son passé, achevé les « Rougon-Macquart », il était forcément amené à se soucier du présent. La politique l’attirait. Sa haine même pour elle en est une preuve. Paul Alexis a finement noté que Son Excellence Eugène Rougon est le portrait de Zola ministre bien plus que celui du pâle Eugène Rouher. Dans le manifeste intitulé : République et Littérature, dans les diatribes enragées d’Une Campagne, au Figaro, il avait maintes fois manifesté sa passion pour la chose publique. Un drame judiciaire, mieux que tout autre, devait captiver le romancier épris d’intrigues compliquées — se rappeler le goût de Balzac pour les aventures de police. — Ce drame, de plus, était humain, s’incarnait en une victime, une ombre d’homme torturé, et par là dépassait la politique pour atteindre, émouvoir toute pensée vivante. Enfin Zola touchait à l’âge où l’artiste le plus obstiné entend sonner un glas intime qui lui conseille une action plus humble, un dévouement plus immédiat : Byron a eu Missolonghi, Lamartine a eu 48, Victor Hugo a eu Jersey, Tolstoï a croisé Soutaieff… On dirait qu’une fatalité les pousse, pour être bien sûrs d’épuiser leur force, à tâter toutes les issues. Émile Zola écrivit J’accuse !… Ici, pour la première fois, son idéal fut réalisé. Il eut la divination géniale, la précision scientifique, et l’expérience, pour le coup, vint contrôler son hypothèse.

Je ne reviens pas sur l’histoire. Elle est trop près de nous, vit encore. Je note un point laissé dans l’ombre. Zola n’avait pas tout prévu. Il avait escompté le triomphe. Ce fut l’écrasement qui survint. Je ne dis pas qu’il n’eût point risqué même une défaite assurée. Mais ce victorieux, d’abord, ne pouvait pas croire au martyre. Il ne croyait qu’à la lutte atroce suivie de la revanche totale. Il vécut assez pour voir son erreur. Ah ! c’est ici qu’il est très grand. Je lui sais moins de gré, quant à moi, d’avoir poussé son fameux cri de guerre que d’avoir persévéré vaincu, quand l’espoir n’était plus possible, toujours plus lucide et plus affermi. À suivre la Vérité en Marche, on peut comparer les divers articles qu’il jeta au vent des tempêtes. On y constate un progrès constant, on y discerne un son qui monte et qui chante toujours plus haut. Je me rappelle, au lendemain de Rennes, l’admirable impression vécue à lire ses paroles venues d’exil. Et plus tard, après l’amnistie, quand il la vit acceptée par tous — même par Jaurès, « le grand Jaurès ! » — quelle âpre douleur d’homme libre détaché de tous les partis ! Sa dernière parole en public, dans un banquet où régnait, au dessert, la fameuse « chaleur communicative », fut : « Ne nous félicitons pas… » Voilà l’attitude de l’Artiste en face du perpétuel, du nécessaire avortement qu’est toute action politique : il maintient les droits du solitaire, la sauvagerie de l’absolu. Qu’il se soit levé de la sorte, nous en sommes tous restés debout.

Et il en reste, lui, plus grand. C’est beaucoup, c’est trop peu de dire que son œuvre impliquait un tel acte, qu’il n’a fait qu’appliquer sa méthode. Oui, certainement, c’est un signe qu’un homme uniquement épris de science et de vérité ait été, par surcroît, « un voyant », que le rôle d’apôtre ait été tenu par un écrivain libéré de tout dogme, de toute attache chrétienne, et que nul écho, à sa voix, n’ait vibré dans les sanctuaires. C’est le signe que l’idéal est une chose naturelle, qu’on y marche invinciblement dès qu’on veut essayer d’être probe, et qu’au bout de tout acte ordinaire se trouve l’immense héroïsme. Mais ne disons pas que cet homme ne s’est pas dépassé lui-même, qu’il est demeuré, après cet acte, celui qu’il était auparavant, qu’il n’est pas entré, à dater de ce jour, dans un grave royaume inconnu qu’il avait ignoré jusque-là. Chacun l’a senti, et le vide que cela faisait autour de lui. Qu’il n’ait pas trouvé de formule pour baptiser sa découverte, il n’importe : nous l’avons déjà…

Je crois qu’il n’était pas très loin d’être, après tout, de cet avis. Puisque chacun, en ce moment, évoque des souvenirs personnels, voici celui que je conserve. Je n’ai rencontré Zola — seul à seul — qu’une fois, en hiver, voici deux ans. Je le vois assis à son bureau, le soir, dans son cabinet de travail, une couverture grise sur ses genoux, le cou protégé d’un foulard blanc. Une lampe brûlait sur la table, éclairant le grand front découvert, la face tourmentée, indécise, l’intense regard d’amertume. Il me semble, à distance, que ce visage sort des ténèbres où Carrière se plaît à noyer ses portraits. Nous parlâmes littérature, théâtre. Je risquai, sur la fin, une allusion aux événements politiques. Il répondit deux mots, se tut, puis reprit de sa voix mordante : « Cette affaire m’a rendu meilleur. » Tout ce qu’on pourrait dire de plus sur les rapports mystérieux de son action et de son œuvre serait moins simple, et donc moins beau.

Il est mort, comme Balzac, en pleine force, après avoir fait sa carrière, sans avoir connu le déclin. C’est une mort enviable entre toutes. On a déploré qu’il n’ait point goûté les justes retours, la vieillesse heureuse, l’apothéose inévitable, la vaste bacchanale émue qui roula, par un soir de printemps, autour du calme cercueil d’Hugo endormi sous les claires étoiles. Petites choses, en face de la mort, que les gestes de ceux qui survivent. Je trouve que son enterrement, qui fut sa dernière bataille, avait l’allure qui convient à ce guerroyeur impénitent, trop chagrin pour faire un patriarche. Le heurt des vivats et des outrages est une apothéose aussi, la preuve qu’on est vivant encore. Hugo l’aurait connue, celle-là, au lendemain de ses Châtiments. Et chacun a sa destinée.

Il est mort debout, foudroyé soudain, dans une atmosphère irrespirable, en allant ouvrir la fenêtre qui lui eût rendu la vie, l’espace. Chute au plus haut point symbolique. Moralement aussi, il était en route, émergeant des miasmes putrides, pour ouvrir la haute fenêtre au delà de laquelle est l’air pur. C’est la mort qu’il a rencontrée. Qui oserait dire avec certitude qu’elle a terminé sa Recherche ?

Gabriel Trarieux