Caleb Williams/06

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Traduction par Amédée Pichot.
Michel Lévy frères, libraires éditeurs (tome 1p. 74-90).
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VI


Les conséquences de tout ce qui précède ne tardèrent pas à se manifester. Le premier incident qui allait survenir devait en quelque sorte décider la catastrophe. Jusqu’ici je n’ai parlé que des préliminaires de cette histoire, de choses qui n’ont en apparence aucune liaison entre elles, quoique conduisant les deux parties à cette disposition réciproque qui a eu des conséquences si fatales. Mais ce qui me reste à dire est rapide, épouvantable. Le dénoûment de ce drame de mort s’avance irrésistible, défiant toute sagesse et toute force humaines de l’arrêter.

Les vices de M. Tyrrel, en se multipliant sans cesse, pesaient plus particulièrement sur ses domestiques et les personnes dans sa dépendance. Mais celle qui en eut le plus à souffrir était la jeune orpheline, fille d’une sœur de son père et dont j’ai déjà parlé. La mère de miss Melville s’était mariée imprudemment, ou plutôt malheureusement, contre l’aveu de ses parents, et tous s’étaient accordés, d’après cette démarche, à lui retirer entièrement leur appui. Son mari s’était trouvé n’être qu’un véritable aventurier ; il avait dissipé toute la fortune de sa femme, que la haine irréconciliable de la famille avait diminuée fort au-dessous de ses espérances, et l’infortunée était morte de douleur. Sa fille était restée encore enfant sans aucune ressource au monde. Dans cette situation, les personnes auprès desquelles elle se trouva être placée parvinrent à obtenir de Mrs. Tyrrel qu’elle reçût cette jeune orpheline dans sa maison. En équité, peut-être celle-ci avait droit à cette portion de fortune dont sa mère avait été privée par son imprudence, et qui était allée grossir la part de la ligne masculine. Mais cette idée n’était jamais venue dans la tête ni de la mère, ni du fils : Mrs. Tyrrel s’imaginait faire un acte signalé de bienfaisance en donnant à miss Émilie, dans sa maison, une sorte d’état équivoque, qui n’était pas précisément une condition de domesticité, mais qui n’était pas non plus ce qu’aurait pu attendre une personne de la famille.

Cependant l’orpheline n’avait pas essuyé d’abord toutes les mortifications auxquelles cette situation pouvait l’exposer. Mrs. Tyrrel était impérieuse et hautaine, mais n’avait pas un mauvais cœur. La femme qui gouvernait la maison sous le titre de femme de charge était une personne qui avait autrefois vécu dans l’indépendance, et qui était d’un caractère droit et aimable. Elle conçut de bonne heure de l’amitié pour la petite Émilie, qui, dans le fait, était presque exclusivement abandonnée à ses soins. De son côté, Émilie répondit de tout cœur à l’affection de son institutrice, et apprit avec la plus grande docilité tout ce que Mrs. Jakeman pouvait lui enseigner. Mais, par-dessus tout, elle prit d’elle son caractère franc et enjoué. Comme Mrs. Jakeman, elle s’accoutuma à voir tous les événements de la vie du côté le plus agréable et le plus consolant. Aucune pensée indélicate ne souillait cette âme naïve, et elle n’avait aucun besoin de déguiser ses sentiments. Outre les avantages qu’Émilie retirait des soins de Mrs. Jakeman, elle avait encore la permission de prendre des leçons des maîtres qui venaient à Tyrrel-Place pour l’éducation de son cousin ; et, comme le jeune gentillâtre avait toujours quelque indisposition de commande pour se dispenser de les écouter, ils n’auraient eu pour l’ordinaire rien à faire au logis sans la présence de miss Melville. Mrs. Tyrrel encouragea donc pour cette raison les études d’Émilie ; elle se figurait d’ailleurs que cet exemple de docilité et d’instruction agirait sur son bien-aimé Barnabas, seul mobile indirect qu’elle se permît d’employer avec lui, prévenant toute punition et ne devinant pas que la littérature et la science avaient des attraits par elles-mêmes.

Émilie, à mesure qu’elle croissait en âge, développa une sensibilité extrême, qualité qui aurait été, dans sa situation, une source de peines continuelles, sans sa grande douceur et la facilité de son caractère. Elle était loin d’être ce qu’on peut appeler une beauté. Sa taille était petite et commune, son teint celui d’une brune, et son visage assez marqué de petite vérole pour avoir perdu le poli et le velouté de la peau, mais non pas assez pour avoir perdu son expression. Quoiqu’elle ne fût pas jolie, elle avait pourtant quelque chose de singulièrement intéressant. Sa figure respirait à la fois la santé et la délicatesse ; ses longs sourcils noirs se pliaient avec facilité aux divers mouvements de son âme, et ses regards portaient à la fois l’empreinte d’un discernement actif et d’une franchise enjouée. L’instruction qu’elle avait reçue, étant le fruit du hasard et des circonstances, l’avait bien exemptée des défauts qu’entraîne l’ignorance, mais non pas de cette sorte d’ingénuité naturelle qui annonce une âme incapable de songer au mal ou d’en soupçonner chez les autres. Elle amusait, sans paraître penser à la finesse et à la justesse de ses observations ; ou plutôt, n’ayant jamais été gâtée par des éloges, elle brillait de ses qualités naturelles et suivait les inspirations d’un jeune cœur et d’un sens droit, sans songer le moins du monde à se faire remarquer ou admirer.

La mort de sa tante apporta très-peu de changement à sa situation. Cette dame prudente, qui aurait presque eu peur de commettre un sacrilége si elle eût regardé miss Melville comme un rejeton de la souche des Tyrrel, ne fit pas d’autre mention d’elle dans son testament que de la porter simplement pour une somme de cent livres sterling à l’article des legs des domestiques. Émilie n’avait jamais été admise dans l’intimité et la confidence de Mrs. Tyrrel ; le jeune squire, sous la protection duquel elle passait, semblait disposé à la traiter même avec plus d’égards que n’avait fait sa mère. Il l’avait vue croître sous ses yeux, et, quoiqu’il n’y eût guère que six ans de différence entre les cousins, il avait pris une sorte d’intérêt paternel à son sort. L’habitude la lui avait rendue comme nécessaire, et, dans tous les intervalles de la chasse et de la table, il se trouvait isolé et triste quand la compagnie de miss Melville lui manquait. Toutefois, la parenté qui les unissait et le peu de beauté d’Émilie empêchaient qu’il eût jamais pensé à jeter sur elle un regard de désir. Les talents qu’elle avait étaient du genre le plus ordinaire et le plus superficiel ; c’était la danse et la musique. Les dispositions qu’elle montrait pour le premier de ces talents avaient engagé M. Tyrrel à lui donner quelquefois la place vacante dans son carrosse quand il allait à l’assemblée du canton ; car, sous quelque point de vue qu’il jugeât à propos de la regarder, il pensait que sa servante même, introduite par lui, devait trouver place, sans nulle difficulté, dans le cercle le plus brillant. Comme musicienne, Émilie servait souvent à le distraire ; elle avait de temps en temps l’honneur de l’endormir, avec un air, au retour de la chasse ; et, s’étant aperçue qu’il n’était pas insensible à la musique, elle en tirait parti pour adoucir quelquefois les agitations auxquelles son humeur sombre le rendait si sujet. Au total, on pouvait la regarder comme une espèce de favorite. C’était à sa médiation qu’avaient coutume de recourir les domestiques et tenanciers qui avaient encouru le déplaisir de leur maître ; elle était la compagne privilégiée qui pouvait impunément approcher le lion rugissant. Elle lui parlait sans crainte ; et, comme ses prières partaient toujours d’un bon cœur et d’une âme désintéressée, même en la refusant, M. Tyrrel adoucissait encore la sévérité de ses traits et se contentait de sourire de sa présomption.

Telle avait été pendant quelques années la situation de miss Melville : traitée avec tant de clémence par son farouche protecteur, elle avait fermé les yeux sur ce qu’il y avait de précaire dans sa destinée. Mais depuis l’établissement de M. Falkland dans le voisinage, le caractère toujours brutal de M. Tyrrel avait pris un nouveau degré de férocité. Depuis ce temps, il arrivait souvent que la pauvre cousine était traitée plus rudement qu’à l’ordinaire ; les petits soins et les badinages qu’elle avait coutume d’employer ne réussissaient plus de même, et quelquefois M. Tyrrel se retournait vers elle avec un regard dur et impatient qui la faisait trembler. Cependant ces accès d’humeur cédaient bien vite à son enjouement naturel, et elle revenait à ses anciennes habitudes.

Enfin, une circonstance vint contribuer à augmenter encore l’aigreur de M. Tyrrel et mettre un terme au bonheur dont avait joui jusqu’alors miss Melville en dépit de la fortune contraire. Émilie avait précisément dix-sept ans quand M. Falkland revint du continent. À cet âge, elle était particulièrement susceptible de se laisser séduire par les agréments de la figure et les belles qualités de l’âme, quand ces charmes se trouvaient unis dans une personne de l’autre sexe. Elle était imprudente précisément, parce que son cœur était incapable de déguisement. Elle n’avait jamais senti le malheur de la pauvreté à laquelle elle était condamnée, et n’avait pas réfléchi à la distance immense que la fortune a mise entre les diverses classes de la société. Elle vit M. Falkland toutes les fois qu’il se rencontra avec elle dans les assemblées publiques, et elle le vit avec admiration, sans se rendre précisément compte à elle-même du sentiment qui l’entraînait. Elle suivait des yeux, avec inquiétude, ses moindres mouvements : elle ne voyait pas en lui, comme le reste de l’assemblée, l’homme né pour posséder une des plus belles terres de la province et fait pour prétendre à la main de la plus riche héritière. Elle ne voyait que Falkland, orné de ces avantages qui tenaient plus intimement à sa personne, et dont aucun revers de fortune ne pouvait le priver. En un mot, elle était émue et ravie quand il était présent ; absent, il était le sujet continuel de ses rêveries et de ses songes ; mais cette image ne faisait rien naître chez elle au delà du plaisir attaché à l’idée même.

L’attention qu’à son tour M. Falkland fit à elle était assez propre à encourager un cœur aussi prévenu que celui d’Émilie. Il y avait dans ses regards un air de complaisance, quand ils lui étaient adressés. Il avait dit dans une société, et une personne présente l’avait répété à miss Melville « qu’elle lui paraissait tout à fait intéressante, qu’il était bien touché de lui voir un sort aussi peu assuré et aussi précaire, et que s’il n’avait pas peur de lui faire tort dans l’esprit soupçonneux de M. Tyrrel, il serait charmé de faire plus particulièrement sa connaissance. »

Émilie avait écouté ces paroles avec ravissement et comme si elles fussent venues d’un être supérieur qui daignait descendre jusqu’à elle ; car, si elle s’occupait trop peu, dans Falkland, des dons de la fortune, d’un autre côté, elle ne voyait qu’avec une sorte de vénération ses vertus et ses qualités personnelles. Mais, tandis qu’elle semblait ainsi écarter bien loin toute espèce de comparaison entre elle et M. Falkland, vraisemblablement elle nourrissait dans son âme l’espoir vague que les destinées, par quelque événement extraordinaire, pourraient un jour concilier les choses les plus incompatibles en apparence. Préoccupée ainsi, toutes les petites civilités qu’elle avait pu recevoir de Falkland par hasard dans le monde, son éventail qu’il avait ramassé, une tasse vide dont il l’avait débarrassée, en un mot, la prévenance la plus simple faisait palpiter ce jeune cœur, et naître dans cette imagination abusée les chimères les plus romanesques.

Vers ce temps à peu près, il survint un événement qui aida beaucoup à donner une détermination précise aux idées confuses qui agitaient miss Melville. Peu après la mort de M. Clare, M. Falkland avait été appelé un soir à la maison de son défunt ami, par des affaires relatives à sa qualité d’exécuteur testamentaire ; et quelques incidents, peu importants au fond, l’y avaient retenu trois ou quatre heures plus tard qu’il ne comptait rester. Il ne quitta la maison, pour s’en retourner chez lui, que vers les deux heures du matin. Dans un lieu aussi éloigné de la métropole, à une pareille heure, il règne un silence aussi parfait que dans une région tout à fait inhabitée. Il faisait un beau clair de lune et tous les objets environnants, marqués par de fortes variations d’ombre et de lumière, sans être en même temps vus d’une manière très-distincte, imprimaient à cette scène une sorte de solennité religieuse. M. Falkland avait amené avec lui M. Collins, parce que l’affaire qu’il s’agissait de régler chez M. Clare avait quelque rapport avec celles qui composaient les fonctions habituelles de ce fidèle serviteur. Ils étaient à causer ensemble, car M. Falkland n’avait pas alors pris l’habitude de ces formes graves et réservées qui rappellent sans cesse son rang à ceux qui l’approchent. Charmé du spectacle qui se déployait à ses yeux, et comme pour en jouir à son aise, il cessa tout d’un coup la conversation. Ils n’avaient fait que quelques pas lors qu’un vent sourd et impétueux parut s’élever à quelque distance, et qu’ils entendirent comme les mugissements de la mer. À l’instant, sur un des côtés de l’horizon le ciel prit une teinte rougeâtre, et la route faisant alors un coude, ce phénomène se trouva directement devant eux. À mesure qu’ils avançaient, il parut plus distinctement, et à la fin ils ne purent plus douter qu’il ne fût causé par un incendie. M. Falkland pressa son cheval, et plus ils approchaient, plus l’objet d’un moment à l’autre prenait un caractère effrayant : les flammes s’élançaient avec fureur ; elles embrasaient une vaste partie de l’horizon ; et, comme elles entraînaient avec elles une grande quantité de petits fragments embrasés et étincelants, elles présentaient une image de l’éruption d’un volcan.

Le feu venait d’un village qui était directement sur leur route. Il y avait déjà huit ou dix maisons embrasées, et le reste paraissait menacé d’une destruction prompte et inévitable. Les habitants, qui n’avaient jamais éprouvé une semblable calamité, étaient dans la dernière consternation. Ils transportaient précipitamment leurs meubles et leurs effets dans les champs voisins. Quand ils avaient rempli ce triste soin, autant qu’ils le pouvaient avec sûreté, ils étaient hors d’état d’imaginer d’autre remède à leur désastre, et ils restaient à contempler les ravages du feu en se tordant les bras et dans les angoisses d’un désespoir impuissant. Toute l’eau qu’il était possible de se procurer dans ce lieu par les moyens d’usage, n’était qu’une goutte opposée aux fureurs du plus terrible des éléments. Le vent qui s’élevait en même temps ajoutait encore de plus en plus à l’activité des flammes.

M. Falkland contempla ce spectacle pendant quelques minutes, comme méditant en lui-même sur ce qu’il y avait à faire. Mais bientôt il dit aux paysans qui étaient autour de lui de jeter bas une maison qui n’était pas encore endommagée, mais qui touchait à une autre déjà tout en feu. Les paysans semblaient étonnés. Ils ne comprenaient pas qu’on pût leur conseiller cette destruction volontaire. Et, d’ailleurs, il eût fallu pour l’entreprendre se jeter au cœur du danger. Voyant donc qu’ils restaient immobiles, M. Falkland descend de son cheval et d’un ton d’autorité leur ordonne de le suivre. En un instant, il était monté dans la maison, et reparaissait sur le faîte comme s’il eût été au milieu des flammes. Ensuite, à l’aide de deux ou trois personnes qui le suivaient de plus près, et qui s’étaient pendant ce temps pourvues des premiers outils qui se trouvèrent sous leurs mains, il détache le support d’un rang de cheminées et les précipite au milieu du feu. Il passe et repasse le long du toit, et, après avoir mis du monde à l’ouvrage de tous les côtés, il redescend pour voir ce qu’il y avait à faire ailleurs.

À ce moment on vit s’élancer hors d’une maison tout en flammes une femme âgée qui avait la consternation peinte sur le visage. Aussitôt qu’elle put assez revenir à elle pour prendre une idée de sa situation, le sujet de ses alarmes sembla en un instant totalement changé. « Où est ma fille ? » s’écria-t-elle en jetant un œil perçant et inquiet dans la foule autour d’elle. « Ah ! elle est perdue ! elle est au milieu des flammes ! sauvez-la, sauvez-la, ma fille ! » et elle remplissait l’air de ses cris déchirants. Elle retourne vers la maison ; les gens qui étaient auprès d’elle tâchent de l’arrêter ; mais elle se débarrasse d’eux en un moment, elle entre dans l’allée, jette un coup d’œil sur l’horrible amas de ruines, et court se plonger dans l’escalier embrasé. M. Falkland la voit, la suit et la retient par le bras ; c’était Mrs. Jakeman. « Arrêtez ! » cria-t-il d’une voix à la fois imposante et secourable. Restez là ; je vais la chercher, la sauver. » Mrs. Jakeman obéit. M. Falkland charge ceux qui étaient présents de la retenir, et s’informe où était la chambre d’Émilie. Mrs. Jakeman était venue voir une sœur qui demeurait dans ce village, et elle avait amené Émilie avec elle. M. Falkland monte dans la maison voisine, et s’élance, par une fenêtre du toit, dans la maison où est Émilie ; au moment où il la trouva, elle venait de se réveiller et, commençant à s’apercevoir du danger qu’elle courait, elle avait jeté sur elle à la hâte une partie de ses vêtements ; telle est chez les femmes l’effet irrésistible de l’habitude, mais, cela fait, elle s’était mise à promener autour d’elle les yeux égarés du désespoir. Ce fut alors que M. Falkland entra dans la chambre : elle se précipite dans ses bras avec la rapidité de l’éclair ; entraînée par une impulsion trop forte pour admettre aucune réflexion, elle s’attache à lui et le serre étroitement ; son émotion était impossible à peindre : ce peu d’instants avait équivalu pour elle à un siècle d’amour.

En un moment on vit reparaître M. Falkland dans la rue avec ce précieux fardeau entre ses bras. Après avoir ainsi arraché Émilie à une mort affreuse, dont personne autre que lui n’eût osé la délivrer, et après l’avoir remise entre les mains de sa tendre protectrice, il retourne à sa première tâche. Par sa présence d’esprit, par son infatigable humanité, par ses efforts sans relâche, il sauva de la destruction les trois quarts de ce village.

Enfin, l’incendie commençant à céder, M. Falkland revint trouver Mrs. Jakeman et Émilie. Il fit voir la sollicitude la plus tendre pour la santé de la jeune miss, et donna ordre à Collins d’aller avec toute la diligence possible chercher sa voiture pour la reconduire. Il s’écoula plus d’une heure dans l’intervalle. Miss Melville n’avait jamais eu l’occasion de voir si bien M. Falkland ; et le spectacle de tant d’humanité, de générosité, de courage et de justice, de tant de vertus réunies enfin dans un homme, était aussi nouveau que séduisant pour elle. Elle éprouvait aussi une secrète confusion en songeant à la manière dont elle avait agi au moment où M. Falkland était venu à son secours ; et ce trouble, joint à ses autres émotions, y ajoutait un charme qui les portait jusqu’à l’ivresse.

Elle ne fut pas plus tôt arrivée au château, que M. Tyrrel accourut pour la recevoir. Il venait d’apprendre le triste événement qui avait eu lieu dans le village, et il tremblait pour son aimable cousine. Sa vue lui causa une de ces émotions involontaires qui sont communes à presque tous les individus de l’espèce humaine. Il était tourmenté de la crainte qu’Émilie ne fût victime d’une catastrophe survenue au milieu de la nuit. Agréablement rassuré à sa vue, il la serra dans ses bras avec cette joie réelle qui succède à une effrayante incertitude. Émilie ne se vit pas plus tôt rendue au lieu de sa demeure, qu’elle oublia tout ce qu’elle avait souffert ; dans l’exaltation de son âme, sa langue ne se lassait pas de parler de son danger et de sa délivrance. Elle avait déjà plus d’une fois mis M. Tyrrel à la torture par les louanges qu’elle prodiguait innocemment à M. Falkland ; mais ce n’était rien en comparaison de son enthousiasme. L’amour n’agissait pas sur elle, dans cette circonstance, comme il eût fait sur une personne accoutumée à rougir et qui aurait eu dans le cœur moins d’innocence. Elle exalta l’activité de Falkland, sa promptitude à concevoir, sa prudence courageuse à exécuter. Dans son récit naïf, tout était féerie et enchantement ; on y voyait un génie bienfaisant qui surveillait et dirigeait tout ; mais on ne pouvait rien deviner des moyens humains qui avaient servi à l’accomplissement de ses desseins

M. Tyrrel écouta pendant quelque temps avec patience les effusions de ce cœur innocent ; il supporta même d’entendre applaudir l’homme duquel il venait de recevoir un tel service. Mais, par trop d’amplification, le récit finit par lui déplaire, et il ne put s’empêcher d’y mettre un terme par une remontrance un peu dure. Probablement, lorsqu’il le repassa dans sa mémoire, il le trouva encore plus insolent et plus insupportable qu’il ne lui avait paru à l’entendre ; le premier mouvement de reconnaissance était effacé : mais les louanges hyperboliques qui avaient été prodiguées revenaient toujours fatiguer son oreille. Il lui semblait qu’Émilie était entrée aussi dans la conjuration formée contre le repos de sa vie. Émilie cependant n’avait pas la moindre idée d’avoir pu offenser personne, et dans toutes les occasions elle citait M. Falkland comme le modèle des grâces et de la vertu humaines. Elle ne savait ce que c’était que dissimuler et ne pouvait pas se figurer que l’objet de son admiration continuelle ne fût pas vu par tout le monde des mêmes yeux qu’elle le voyait elle-même. Ce fut ainsi que son innocent amour s’enflammait de plus en plus. Elle se flatta que rien autre qu’une passion réciproque n’eût pu porter M. Falkland à la tentative désespérée qui l’avait arrachée aux flammes, et elle ne doutait plus que cette passion le forcerait bientôt à rompre le silence, comme elle lui fermerait aussi les yeux sur la distance immense qui le séparait d’elle.

M. Tyrrel chercha d’abord avec une certaine modération à arrêter le cours des éloges de miss Melville, et de la convaincre par divers signes qu’un pareil sujet lui était peu agréable. Il était accoutumé à la traiter avec douceur ; Émilie, de son côté, était disposée à lui obéir aveuglément et sans résistance ; ainsi il ne lui était pas difficile de la faire taire ; mais le moment d’après, à la première occasion, son thème favori revenait malgré elle sur ses lèvres. L’obéissance était chez elle la soumission d’un cœur bon et simple ; mais c’eût été la chose du monde la plus difficile que de la lui inspirer par la crainte : elle, qui n’aurait pas fait de mal à un ver de terre, ne pouvait pas s’imaginer que personne conçût des sentiments de rancune et de méchanceté contre elle. Par caractère, elle n’était jamais dans le cas de disputer avec obstination contre les personnes sous la dépendance desquelles elle était placée ; et, comme elle cédait sans hésiter, elle n’avait jamais eu de traitement sévère à éprouver. Les réprimandes de M. Tyrrel, au seul nom de Falkland, devenant plus marquées, miss Melville se tint davantage sur ses gardes. Elle s’arrêtait tout à coup quand elle se surprenait à dire des phrases à demi commencées à sa louange. Ce genre de précaution produisait nécessairement un très-mauvais effet. C’était une satire mordante de la faiblesse de son parent. Quelquefois, dans ce cas-là, elle hasardait, d’un air libre et enjoué, quelques mots d’explications : « Mon cher cousin ! en vérité, je ne conçois rien à votre humeur ! sûrement M. Falkland vous rendrait tous les services du monde… ; » mais tout à coup quelque geste d’impatience et d’humeur farouche la forçait de se taire.

À la fin cependant elle vint à bout de se corriger tout à fait de cette inattention ; mais il était trop tard. La passion, dont son cœur s’était laissé innocemment pénétrer, avait déjà excité les soupçons de M. Tyrrel. L’imagination de celui-ci, ingénieuse à le tourmenter, lui suggérait tous les moyens d’amener la conversation au point où Émilie n’aurait pas manqué de placer l’éloge de M. Falkland, sans les entraves qui retenaient sa langue. La réserve qu’elle gardait alors lui était plus insupportable que ne l’avait été la répétition de ses éloges. Toute la bienveillance qu’avait montrée M. Tyrrel pour cette innocente orpheline vint à s’effacer de jour en jour. Cet engouement pour l’homme qui était par-dessus tout l’objet de sa haine, lui parut le dernier trait de la persécution d’une maligne destinée. Il se regarda comme arrivé au terme de la prédiction de M. Falkland, condamné par une fatale étoile à être abandonné par toute créature ayant figure humaine ; tous les hommes lui semblaient être sous l’influence d’un maudit enchantement qui ne leur faisait aimer que le clinquant et l’artificiel, en leur inspirant une antipathie mortelle pour les productions vraies et simples de la nature. Frappé de tous ces sinistres présages, il ne vit plus miss Melville qu’avec aversion ; et, habitué comme il l’était à s’abandonner sans réserve à tous ses penchants, il se détermina bientôt à sacrifier cette faible victime à son implacable vengeance.