Caleb Williams/24

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Traduction par Amédée Pichot.
Michel Lévy frères, libraires éditeurs (tome 2p. 39-44).
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XXIV


Telles étaient les réflexions qui me poursuivirent pendant les premiers jours de mon emprisonnement, que je passai ainsi dans un état continuel d’angoisse. Mais, après quelque temps, la nature accablée refusa de plier plus longtemps sous le fardeau ; l’imagination, toujours mobile, amena une suite de réflexions différentes.

Je sentis mon courage revivre. La sérénité et la bonne humeur avaient été les compagnes de toute ma vie, et elles revinrent encore me visiter au fond de mon cachot. Je ne m’aperçus pas plutôt de ce changement dans mes idées, que j’entrevis la possibilité et l’avantage de recouvrer la tranquillité et la paix de l’âme. Je crus entendre au dedans de moi-même une voix secrète qui me suggérait de me montrer, dans cet état d’abandon et d’infortune, au-dessus de mes persécuteurs. Heureuse innocence ! la conscience de mon intégrité, cette satisfaction intérieure de moi-même, était comme un soleil bienfaisant qui perçait à travers toutes les murailles de mon cachot, et qui portait dans mon cœur mille fois plus de chaleur et de joie que les splendeurs réunies de la fortune et des honneurs n’en donneront jamais aux esclaves du vice.

Je trouvai le secret de tenir mon esprit occupé. Je me disais : « Je suis enfermé pendant la moitié de la journée dans une obscurité totale, et sans aucune source extérieure de dissipation ; l’autre moitié, je la passe au milieu du tumulte et du bruit. Eh bien ! ne puis-je pas chercher de l’amusement dans les propres ressources de mon esprit ? N’est-il pas pourvu d’une grande variété de connaissances ? Depuis mon enfance, tous mes moments n’ont-ils pas été employés à satisfaire une insatiable avidité de m’instruire ? Quand pourrais-je mieux qu’à présent tirer parti de ces avantages ? » En conséquence, je me mis à exercer l’activité de mon imagination. Je m’amusai à repasser l’histoire de ma vie. Successivement je vins à me rappeler une infinité de petites circonstances qui auraient été perdues sans cet exercice. Je retraçais à mon esprit des conversations tout entières ; je pensais d’abord au sujet sur lequel elles avaient roulé, puis à leur marche, à leurs incidents ; et j’allais souvent jusqu’à en retrouver les propres termes. Je m’arrêtais sur ces idées jusqu’à ce que je fusse totalement absorbé par mes méditations. Je me les répétais jusqu’à ce que je sentisse naître la chaleur de l’enthousiasme. J’avais mes occupations différentes ; les unes propres à ma solitude nocturne, dans laquelle je pouvais donner pleine carrière aux impulsions de mon âme ; les autres, arrangées pour le désordre de la journée, où mon objet était de demeurer tout à fait sourd au tumulte qui m’environnait.

Par degré j’en vins à laisser mon histoire, et à courir des aventures imaginaires. Je me figurais toutes les positions dans lesquelles je pouvais être placé, et je me traçais la conduite à suivre dans chacune. Ainsi, je me rendis familières toutes sortes de scènes, de luttes et de dangers, de bienfaisance et d’oppression. Je me transportais souvent, en imagination, jusqu’au moment terrible où la nature touche à sa dissolution. Dans quelques-unes de mes rêveries, mon sang bouillonnait avec toute l’impétuosité du courroux et de l’indignation ; dans d’autres, je recueillais avec constance toutes les forces de mon âme, pour quelque périlleuse rencontre. Je m’exerçais aussi à l’éloquence convenable pour ces diverses situations, et dans la solitude de mon cachot, je fis plus de progrès dans l’art oratoire que je n’en aurais peut-être fait au milieu du plus vivant et du plus nombreux théâtre.

J’arrivai enfin à disposer de mes heures chaque jour avec autant de méthode qu’un homme dans son cabinet, qui passe des mathématiques à la poésie, et de la poésie à l’étude du droit des nations. À la régularité de ce travail je joignis la diversité des matières. À l’aide de ma seule mémoire, je parcourus dans ma prison une partie considérable d’Euclide, et je retraçai, jour par jour, les suites de plusieurs faits et incidents de l’histoire, tels qu’ils sont rapportés par nos plus célèbres auteurs. Je devins aussi poëte ; je me mis à décrire la magnificence et la fécondité de la nature, à exprimer les grands traits des passions, et à partager, avec tout le feu de l’enthousiasme, les élans d’une âme généreuse, trompant ainsi le dégoût et l’ennui de ma solitude, pour parcourir en idée toutes les scènes du monde. Quant à ce besoin qu’éprouve toujours l’esprit humain de se rendre compte de ses progrès, je trouvai facilement des expédients pour y suffire, à défaut de plumes et de livres.

Au milieu de ces occupations, je voyais avec un transport de joie et de triomphe, jusqu’à quel point l’homme est indépendant des faveurs ou des rigueurs capricieuses de la fortune. J’étais hors de la portée de ses coups, car elle ne pouvait me mettre plus bas. Aux yeux de tout le monde je semblais être dans un état de détresse et de misère, tandis que, dans la réalité, je n’éprouvais pas un besoin. Ma nourriture était grossière, mais je jouissais d’une bonne santé. Mon cachot était infect, mais mes sens s’y étaient accoutumés. Si l’exercice en plein air m’était interdit, je savais en prendre dans mon cachot, de manière même à provoquer la sueur. Je n’avais aucun moyen de délivrer ma personne d’une compagnie qui ne pouvait inspirer que de l’aversion et du dégoût, mais j’eus porté bientôt jusqu’à la perfection l’art d’y soustraire mon âme, en sorte que je ne voyais ni n’entendais les gens qui m’entouraient que pendant les courts intervalles qui me convenaient.

Tel est pourtant l’homme considéré en lui-même ; tant sa nature est simple, tant ses besoins sont peu nombreux. Que l’homme de la société artificielle est différent ! De vastes palais s’élèvent pour le recevoir, mille véhicules différents sont inventés pour ses promenades et ses exercices ; des provinces entières sont rançonnées pour contenter son appétit, et tout le globe est mis à contribution pour lui fournir ses vêtements et ses meubles. Que de dépenses pour payer la servitude ? Sa santé et son repos se trouvent dans la dépendance d’une foule d’accidents ; son corps et son âme sont à la merci de quiconque promettra de satisfaire ses insatiables et impérieux besoins.

Aux désavantages de ma situation présente se joignait encore l’affreuse perspective d’une mort ignominieuse. Eh bien ! tout homme est fait pour mourir. Personne ne sait l’heure où la mort viendra le visiter. À coup sûr il n’est pas plus fâcheux d’avoir à affronter cette ennemie formidable, quand on est en pleine santé et pourvu de tous les moyens de force et de courage, que d’essuyer ses attaques au moment où nous sommes déjà à moitié défaits par la maladie et les souffrances. Au moins, étais-je bien décidé à jouir pleinement des jours que j’avais encore à vivre, et c’est une faveur que peut espérer l’homme dont la santé se prolonge jusqu’au dernier moment de son existence. Pourquoi m’abandonner à d’inutiles regrets ? Il n’y avait pas au dedans de moi un sentiment de fierté, ou plutôt d’indépendance et de justice, qui ne criât à mon persécuteur : « Tu peux m’ôter l’existence, mais tu ne saurais troubler la sérénité de mon âme. »