Caleb Williams/40

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Traduction par Amédée Pichot.
Michel Lévy frères, libraires éditeurs (tome 2p. 248-264).
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XL


Je me hâte d’arriver à la conclusion de ma déplorable histoire. C’est peu après l’époque où je l’ai conduite que je commençai à l’écrire : ressource nouvelle que m’avait suggérée le désir d’échapper par tous les moyens possibles au sentiment de mes malheurs. Dans la précipitation avec laquelle je quittai le pays de Galles, quand je vis se vérifier les dernières menaces de M. Falkland, j’avais laissé tous les matériaux de mes recherches étymologiques, ainsi que mon manuscrit. Je n’ai jamais pu me décider depuis à reprendre cette étude. On a difficilement le courage de recommencer une tâche laborieuse : il n’est pas d’efforts qui coûtent plus que ceux dont le but est de reconquérir une position perdue. Je ne savais pas d’ailleurs si je ne serais pas encore bientôt obligé de quitter inopinément toute autre retraite que je viendrais à choisir, et, pour un état aussi incertain et aussi précaire, le travail que j’avais commencé entraînait un attirail trop volumineux et trop embarrassant. Il ne servait qu’à aiguiser les traits de la haine de mon ennemi et à aigrir ma continuelle souffrance. J’étais enfin accablé de me voir séparé de la famille de Laura. Insensé d’avoir pu croire qu’il y avait encore place pour moi sous un toit ami et paisible ! Pour la seconde fois je perdais ainsi tout espoir d’entretenir les purs sentiments d’une amitié fondée sur l’estime mutuelle. M. Collins avait autrefois été un ami auquel il m’avait fallu renoncer. Je ne voyais plus devant moi que solitude, séparation, éternel bannissement… Mots vides de sens pour la plupart des hommes, mais dont je n’éprouvais que trop la vaste signification. L’orgueil de la philosophie nous a appris à traiter l’homme comme un individu. Il ne l’est pas. Il tient nécessairement, indispensablement, à son espèce. Il est comme ces jumeaux qui naissent avec deux têtes et quatre mains ; mais, si vous tentez de les détacher l’un de l’autre, ils sont condamnés à languir dans une agonie mortelle.

Ce fut cette circonstance, plus que tout le reste, qui me remplit peu à peu le cœur d’aversion pour M. Falkland. Je ne pus bientôt plus prononcer son nom sans horreur et dégoût. Ce nom était celui de l’homme qui m’avait enlevé toutes mes consolations, tout ce qui était pour moi un bonheur ou un semblant de bonheur.

La composition de ces mémoires a été pour moi, pendant plusieurs années, un moyen de distraction, j’ai trouvé pendant quelque temps une triste consolation à les écrire. J’aimais mieux ramener mes pensées sur cette longue suite de calamités que j’avais eu à essuyer que de les porter en avant, comme je n’y avais été que trop accoutumé autrefois, sur les malheurs que l’avenir pouvait me réserver. Il me semblait que mon histoire, racontée avec candeur et exactitude, porterait avec elle une empreinte de vérité si frappante, que peu d’hommes pourraient y résister. « Au moins, me disais-je, laissant après moi ces tristes mémoires, quand je cesserai d’exister, la postérité aimera à me rendre justice, et les hommes, instruits par mon exemple du déluge de maux que la constitution actuelle de la société entraîne sur leur tête, tourneront enfin leur attention vers la source d’où découlent tant de douleurs et d’amertumes. » Mais ces motifs ont perdu de leur influence pour moi. J’ai fini par contracter un dégoût de la vie et de tout ce qui l’accompagne. Ce plaisir que j’éprouvais à écrire est devenu maintenant un fardeau. Je resserrerai dans un court espace ce qui me reste à dire.

Peu de temps après l’époque où j’en étais resté, je découvris la cause précise de ce changement mystérieux qui s’était fait à mon égard dans ma retraite du pays de Galles et je n’y vis que trop bien le présage de ce que l’avenir pouvait me réserver ailleurs. M. Falkland avait pris à sa solde l’infernal Gines, l’homme le plus propre, sous tous les rapports, au service qu’on attendait de lui, d’abord par son caractère naturellement cruel et impitoyable, ensuite par les habitudes de son esprit rempli à la fois d’audace et d’astuce, enfin par la haine envenimée et l’implacable vengeance qu’il m’avait jurées. L’emploi pour lequel cet homme était payé consistait à me suivre de place en place, à l’effet d’y détruire ma réputation et de m’ôter la chance d’y acquérir, par une longue résidence, un caractère d’intégrité capable de donner quelque poids à mes dénonciations, si je tentais par la suite de les renouveler. Il était venu dans le lieu de ma retraite avec les maçons et les ouvriers dont j’ai parlé ; tout en prenant les plus grandes précautions pour n’être pas aperçu de moi, il avait eu soin de répandre de tous côtés ce qui était le plus propre à ses vues, c’est-à-dire à me faire passer aux yeux de mes voisins pour le plus pervers et le plus infâme de tous les hommes. Ce fut lui, sans aucun doute, qui avait fait circuler ce détestable papier que j’avais trouvé avant mon départ dans la maison où je logeais. Dans tout ceci, M. Falkland, raisonnant toujours d’après ses principes, ne faisait que prendre des précautions nécessaires. Il y avait dans son caractère quelque chose qui lui faisait envisager avec horreur l’idée de mettre fin à mon existence par quelque moyen violent, en même temps que, malheureusement pour moi, il ne se trouvait jamais suffisamment à l’abri des récriminations que je pouvais faire faire contre lui, tant qu’il me savait en vie. Quant à son affreux traité avec Gines, il était bien loin de vouloir qu’un tel fait fût généralement connu ; mais aussi la possibilité de cet incident ne l’effrayait pas. Il n’était que trop connu, et plus même qu’il ne l’eût désiré, que j’avais avancé contre lui les accusations les plus odieuses. S’il m’avait en horreur, comme l’ennemi déclaré de sa réputation, je n’étais pas vu d’un autre œil par les personnes qui avaient eu occasion de se mettre au fait de toute notre histoire. Quand elles seraient venues à apprendre toutes les peines qu’il se donnait pour que ma réputation me suivît partout, elles auraient regardé ces démarches de sa part comme des actes de justice et d’impartialité, peut-être même comme l’effet d’une généreuse sollicitude pour le bien public et du désir d’empêcher que les autres ne fussent, après lui, victimes de mes mensonges.

Quel expédient emploierais-je donc pour échapper à cette barbare prévoyance qui s’attachait en tous lieux à mes pas, pour me priver partout des bienfaits et des consolations de la société de mes semblables ? Il y en avait un contre lequel mon aversion était fortement déclarée ; c’était le déguisement de ma personne. J’avais essuyé de si dures mortifications, il avait fallu me soumettre à des contraintes si pénibles quand j’avais fait usage de cette ressource, elle s’associait dans mon esprit à des sensations si douloureuses, que j’étais bien convaincu d’une chose, c’est que la vie ne valait pas d’être achetée à si haut prix. Mais, quoique mon parti fût irrévocablement pris sur ce point, il y avait un autre article qui ne me paraissait pas aussi important, et sur lequel j’étais décidé à passer condamnation dans les circonstances où je me trouvais. L’expédient peu noble de se donner un faux nom était une mesure à laquelle je me soumettais volontiers, si elle pouvait m’assurer la tranquillité.

Mais le changement de nom, les émigrations brusques et furtives d’un lieu à un autre, la distance et l’obscurité des retraites, toutes ces précautions étaient insuffisantes pour éluder la sagacité de Gines ou pour lasser l’inexorable constance avec laquelle M. Falkland excitait ce génie infernal à ma poursuite. Quelque part que je me retirasse, il ne se passait pas longtemps sans que j’eusse occasion de voir sur mes traces cet infatigable démon. Je n’ai pas de mots pour rendre les sensations que produisit dans mon cœur cette persécution opiniâtre. Il était pour moi ce qu’on a dit de l’œil toujours ouvert qui suit partout le coupable pécheur, et dont l’éclair réveille en lui l’aiguillon du remords, chaque fois que la nature épuisée semble vouloir assoupir un moment le tourment de sa conscience. Le sommeil avait fui de mes yeux ; il n’y avait plus de repos pour moi, plus de soulagement d’aucun genre ; jamais je ne pouvais compter sur un instant de sécurité ; jamais il ne m’était donné de reposer ma tête une seule minute dans le sein de l’oubli. Il n’y avait pas de murailles qui pussent me dérober à sa surveillance, pas un endroit où son art diabolique ne trouvât le moyen de me créer de nouvelles tortures. Le moment où je ne le voyais pas sur mes traces était empoisonné par l’affreuse certitude de sentir sa présence l’instant d’après. Dans ma première retraite, j’avais été bercé pendant quelques semaines par une trompeuse sécurité ; mais je n’étais plus même assez heureux pour en saisir seulement l’ombre. J’ai passé des années dans cette affreuse vicissitude de tourments ; qu’on s’étonne donc si quelquefois la situation de mon esprit approchait de la démence.

Je ne me départis point de la conduite que j’avais d’abord adoptée. J’avais résolu de ne jamais entrer dans une discussion avec l’odieux Gines. À quoi m’aurait-il servi de chercher à établir ma défense ? L’histoire que j’avais à faire était incomplète ; si cette histoire, quoique mutilée et imparfaite, avait néanmoins paru satisfaisante à quelques personnes prévenues en ma faveur par un long commerce, je ne pouvais pas espérer qu’elle eût le même succès avec des étrangers. D’ailleurs, cette justification m’avait suffi tant que j’avais pu me soustraire à la vigilance de mes persécuteurs ; mais en serait-il de même à présent que je n’avais plus aucun moyen de les éviter, et que c’était en armant à la fois tout un pays contre moi qu’ils me faisaient la guerre ?

Il est impossible de se faire une idée de tous les maux qu’entraînait un pareil genre d’existence. Une aggravation continuelle des privations et des dégoûts de l’indigence en était la conséquence inévitable. Partout où j’étais dénoncé, un abandon universel venait m’instruire de mon sort. Alors, tout retard n’eût servi qu’à augmenter le mal, et quand je fuyais, c’était la honte et la misère qui s’attachaient à mes pas ; mais je bravais encore tous ces maux. Tantôt l’indignation, tantôt une invincible persévérance me tinrent lieu de soutien, lorsque l’humanité laissée à elle seule eût probablement succombé.

On a déjà pu voir que je n’étais pas d’un caractère à endurer l’infortune, sans mettre en usage tous les moyens que je pouvais imaginer pour l’éluder ou la désarmer. En repassant dans mon esprit, comme j’en avais souvent l’habitude, les différents projets qui pouvaient améliorer ma situation, je vins une fois à me faire cette question : « Mais pourquoi me laisserais-je harceler toujours par ce Gines ? N’est-ce pas un homme opposé à un homme ? Et pourquoi ne viendrais-je pas à bout, en exerçant toutes mes facultés, de prendre l’ascendant sur lui ? Aujourd’hui il semble être le persécuteur et moi le persécuté ; cette différence n’est-elle pas tout entière dans mon imagination ? Ne puis-je pas employer toute mon industrie à l’inquiéter lui-même, à lui susciter mille difficultés, et à rire des embarras sans fin auxquels je vais le condamner à mon tour ? »

Hélas ! un esprit tranquille peut seul se permettre des suppositions semblables ! Ce n’est pas dans la persécution elle-même, c’est dans la catastrophe qui en est le terme que consiste la différence entre le tyran et sa victime ! Sous le rapport de la fatigue corporelle, le chasseur est peut-être de niveau avec le misérable animal qu’il poursuit. Mais était-il possible que l’un ou l’autre de nous oubliât qu’à chaque poste où il me relançait, Gines satisfaisait son infernale malice, en semant sur mon compte les bruits les plus atroces et en excitant contre moi l’exécration de toutes les âmes honnêtes ; tandis que moi, mon rôle était de voir s’anéantir continuellement mon repos, mon honneur et mes moyens de subsistance ? Y avait-il quelque raffinement de ma raison qui pût convertir en une lutte d’intelligence et d’adresse cet affreux enchaînement d’infortunes ? Non, je n’avais pas une philosophie capable d’un effort aussi extraordinaire. Quand même, dans d’autres circonstances, j’aurais pu m’abandonner à une illusion aussi étrange, n’étais-je pas enchaîné ici par la nécessité de pourvoir à mon existence ? et dans les formes actuelles des sociétés humaines, comment mes efforts auraient-ils pu me dégager de cette dure nécessité ?

Dans l’un de ces changements de demeure auxquels ma destinée fatale m’obligeait sans cesse, il m’arriva de rencontrer sur une route qu’il me fallait traverser, mon premier, mon meilleur ami, le vénérable Collins. Par une de ces circonstances qui ont contribué à accumuler tant de misères sur ma tête, cet honnête homme avait quitté l’Angleterre quelques semaines seulement avant le déplorable incident qui fut le point de départ de tous mes malheurs. Outre les grands revenus qu’il possédait dans son pays natal, M. Falkland avait une plantation très-considérable aux Indes occidentales. Cette propriété avait été fort mal régie par la personne qui en avait la direction sur les lieux, et, après grand nombre de promesses et de défaites de sa part, qui servirent bien à amuser pendant quelque temps la patience de M. Falkland, mais qui finirent par ne rien produire, il fut résolu définitivement que M. Collins irait en personne pour remédier aux abus de cette mauvaise administration. Il avait de plus été question qu’il resterait plusieurs années dans l’habitation, si même il ne s’y établissait pas tout à fait. Depuis cette époque, je n’avais pas eu la moindre nouvelle de lui.

J’avais toujours regardé comme une de mes plus cruelles disgrâces son absence dans un moment aussi critique. M. Collins avait été une des premières personnes, à dater même de mon enfance, qui m’eût distingué comme donnant des espérances peu ordinaires, et en conséquence il avait contribué plus que tout autre à encourager mes dispositions et à m’aider dans mes études. Il avait été l’administrateur de la petite fortune que m’avait laissée mon père, et c’était en considération de l’attachement mutuel qui existait entre nous que celui-ci l’avait chargé en mourant de cette mission de confiance ; enfin sous tous les rapports, c’était de toutes les créatures humaines celle à la protection de laquelle je semblais avoir le plus de droits. J’avais toujours pensé que, s’il eût été présent au moment de la fatale crise, il aurait été convaincu de mon innocence, et qu’avec cette conviction il m’aurait si puissamment aidé de toute l’énergie de son âme et de toute l’autorité de l’estime et du respect dont il jouissait, qu’il m’aurait épargné la plus grande partie des maux qui avaient fondu sur moi.

Aussi rien ne pouvait-il me causer un plaisir plus vif et plus pur que cette rencontre. Nous fûmes quelque temps avant de nous reconnaître l’un l’autre. M. Collins, depuis que je l’avais vu, était au moins vieilli de dix ans, sans compter qu’il était pour le moment dans un état de mauvaise santé qui le faisait paraître plus pâle et plus maigre. C’était un effet du changement de climat, dont l’influence se fait sentir encore plus particulièrement sur les personnes déjà avancées en âge. Ajoutez à cela qu’en ce moment je le croyais aux Indes occidentales. Vraisemblablement, depuis l’intervalle de notre séparation, je n’étais pas moins changé que lui. Je fus le premier à le reconnaître. Il était à cheval et moi à pied. Je l’avais laissé passer devant moi. L’instant d’après je le remis parfaitement ; je courus, j’appelai avec force ; je n’étais pas le maître de contenir la véhémence de mon émotion.

L’ardeur qui m’emportait avait altéré mon son de voix habituel ; sans cela, M. Collins l’aurait infailliblement reconnu. Il avait déjà la vue presque éteinte ; il arrêta son cheval jusqu’à ce que je puisse arriver à lui, puis il me dit : « Qui êtes-vous ? je ne vous connais pas.

-— Mon père, m’écriai-je en embrassant avec transport un de ses genoux, c’est votre fils ! c’est votre pauvre Caleb qui a reçu de vous tant de marques d’affection et de bonté. »

En entendant prononcer mon nom, mon vieil ami ne put se défendre d’une émotion qui se manifesta par une sorte de frémissement ; toutefois, ce mouvement fut un peu modéré par l’âge et par cette philosophie calme et bienfaisante qui formait un des traits les plus remarquables de son caractère.

« Je ne m’attendais pas à vous voir, répliqua-t-il… Je ne le désirais pas.

— Mon ami, mon meilleur, mon premier ami ! répondis-je avec un ton où l’impatience et le respect se confondaient ensemble, ne me parlez pas ainsi. Dans le monde entier, je n’ai pas un autre ami que vous. Que je trouve au moins quelque sympathie dans votre cœur ! Que j’y trouve un peu de la tendre affection que je vous porte ! Ah ! si vous saviez combien j’ai soupiré après vous pendant tout le temps de votre absence, vous ne voudriez pas me refuser ainsi de goûter sans amertume le bonheur de vous revoir.

— Eh ! si vous êtes réduit à cette déplorable situation, me dit-il d’un ton sévère, quelle en est la cause ? N’est-ce pas une conséquence inévitable de vos actions ?

— Les actions des autres et non pas des miennes ! Ah ! votre cœur doit vous dire que je suis innocent.

— Non, j’ai toujours pensé, en observant de bonne heure vos dispositions, que vous seriez un homme extraordinaire. Mais malheureusement les hommes extraordinaires ne sont pas toujours des hommes vertueux ; il semble, hélas ! que ce soit une loterie où les plus petites circonstances décident de l’événement.

— Voulez-vous m’entendre ? Je suis sûr, comme de ma propre existence, que j’ai de quoi vous convaincre de la pureté de ma conduite.

— Certainement, si vous l’exigez, je vous entendrai. Mais ce ne peut pas être pour l’instant. J’aurais désiré de grand cœur m’épargner tout à fait cette pénible tâche. Les impressions violentes sont peu faites pour mon âge, et puis je n’ai pas la même impatience que vous pour désirer le résultat de cette explication. Que voudriez-vous me persuader ? Que M. Falkland est un imposteur et un assassin ? »

Je ne répondis rien. Mon silence était une réponse affirmative à cette question.

« Et quel avantage résulterait-il d’une telle conviction ? je vous ai connu pour un enfant d’une haute espérance, dont les inclinations pouvaient tourner d’un côté ou de l’autre, suivant les circonstances. J’ai connu M. Falkland dans la maturité de son âge, et je l’ai toujours admiré comme un modèle de bienfaisance et de générosité. Si vous alliez changer toutes mes idées, et me faire voir qu’il n’y a pas de signe auquel on puisse distinguer, sans se méprendre, le vice de la vertu, quel bien m’en reviendrait-il ? Il me faudrait donc renoncer à toute espèce de consolation intérieure, à toute espèce de relation au dehors. Et à quelle fin ? Quel but vous proposez-vous ? Est-ce de faire périr M. Falkland par la main du bourreau ?

— Non, non. Je ne voudrais pas offenser un cheveu de sa tête, à moins de m’y voir forcé par le soin de ma propre défense. Mais sûrement vous voulez me rendre justice !

— Et quelle justice ? celle de publier votre innocence ? Vous savez quelle en serait la conséquence infaillible. Mais je ne crois pas que vous réussissiez à me persuader que vous êtes innocent. Quand même vous viendriez à bout d’embarrasser mon esprit, vous ne parviendrez jamais à l’éclairer. Telle est la malheureuse destinée des choses humaines, que, lorsque l’innocence se trouve une fois enveloppée dans des soupçons, elle ne peut guère espérer de porter sa justification jusqu’à l’évidence, tandis que le crime peut souvent faire naître en nous une répugnance invincible à le juger comme tel. C’est donc pour acheter une si triste incertitude qu’il faut que j’abandonne tout ce qui me reste encore de consolation dans la vie. Je crois M. Falkland un homme vertueux ; mais je sais qu’il est prévenu. Il ne me pardonnerait même pas de vous avoir parlé, dans cette rencontre accidentelle, si jamais il pouvait en avoir connaissance.

— Ah ! m’écriai-je avec impatience, ne m’opposez pas les conséquences qui peuvent en résulter. J’ai droit à vos bontés, j’ai droit à vos secours.

— Je ne vous les refuse pas. Je ne puis vous les refuser jusqu’à un certain point, et il n’est pas à croire qu’un examen, quel qu’il soit, me mette dans le cas de vous en accorder davantage. Vous connaissez ma façon de penser. Je vous regarde comme un homme vicieux ; mais je ne pense pas que l’on doive nourrir contre un homme vicieux de l’indignation et du mépris. Je vous regarde comme une machine ; je crains que vous ne soyez fabriqué de manière à n’être pas très-utile à vos semblables ; mais vous ne vous êtes pas fait vous-même ; vous n’êtes que ce que les circonstances irrésistibles vous ont forcé d’être. Je suis fâché de vous savoir des qualités nuisibles ; mais je ne garde pour cela aucune haine contre vous ; au contraire, je vous dois de la bienveillance. En vous considérant sous ce point de vue, je suis et je serai toujours prêt à faire tout ce qui sera en mon pouvoir pour votre bien réel, et si j’en savais les moyens, je vous aiderais bien volontiers à reconnaître et à extirper les erreurs qui vous ont égaré. Vous avez déçu mes espérances ; mais je n’ai pas envie de vous faire des reproches. Je sens que j’ai plus besoin de me livrer à ma compassion pour vous que d’aggraver encore vos malheurs par mes réprimandes. »

Que pouvais-je répondre à un homme semblable ? Aimable, excellent homme ! Jamais mon âme n’a été plus douloureusement déchirée que dans ce moment. Plus il excitait mon admiration, plus mon cœur me commandait impérieusement de lui arracher son amitié, quelque prix qu’il pût m’en coûter. J’étais persuadé que l’équité rigoureuse exigeait de lui qu’il mît de côté toutes considérations personnelles, pour se livrer courageusement à la recherche de la vérité. Il me semblait juste, si sa conscience éclairée décidait en ma faveur, qu’il abandonnât tout pour faire cause commune avec moi, dans l’état de misère où j’étais, et qu’il fît tous ses efforts pour balancer à lui seul l’injustice du reste des hommes. Mais, si un dévouement aussi absolu faisait hésiter son courage, affaibli maintenant par les années, était-ce à moi de l’entraîner malgré lui ? Hélas ! ni lui ni moi nous ne prévoyions la terrible catastrophe qui allait suivre de si près. Sans cela, je suis bien convaincu qu’aucun égard pour sa tranquillité ne l’aurait empêché de se rendre à mes désirs. D’un autre côté, pouvais-je me flatter de prédire à quels maux il demeurerait exposé en embrassant ma cause ? Son intégrité ne pouvait-elle pas succomber et être opprimée comme l’avait été la mienne ? Sa faiblesse et ses cheveux blancs ne donnaient-ils pas un avantage de plus à mon fatal adversaire ? M. Falkland ne pouvait-il pas le rendre aussi misérable, le mettre aussi bas qu’il m’avait mis moi-même ? Après tout, n’était-ce pas de ma part un désir coupable de vouloir envelopper un autre dans ma malheureuse cause ? Et s’il y avait quelque moyen de me défendre, n’avais-je donc pas assez de mon énergie, de ma prudence et d’une conscience pure pour me défendre moi-même ?

Ces considérations me déterminèrent à céder à ses vues. Je me soumis à endurer la mauvaise opinion de l’homme du monde dont je désirais le plus ardemment l’estime, plutôt que de courir le risque de l’envelopper dans ma misère ; je me soumis à abandonner ce qui était pour moi dans ce moment la dernière consolation possible de ma malheureuse vie, une consolation dont je ne pouvais détacher mes pensées à l’instant même où je consentais à la perdre. La candeur et l’ingénuité de mes sentiments affectèrent profondément M. Collins. Une voix secrète lui disait : « Est-ce ainsi que parle l’hypocrisie ? Si cet homme est vertueux, c’est un des hommes du monde dont la vertu est la plus désintéressée. » Nous nous arrachâmes l’un à l’autre. M. Collins me promit d’avoir toujours, autant qu’il serait en lui, l’œil sur moi dans la suite de mes vicissitudes, et de me donner tous les secours qui seraient compatibles avec ce que la prudence lui prescrirait. Ce fut ainsi que je me séparai de celui que je pourrais nommer la seconde moitié de moi-même, et que je me résignai volontairement à attendre, dans cet état de mutilation et de délaissement, tous les maux que le sort pouvait me réserver. C’est là le dernier incident qui me semble, pour le moment, mériter d’être rapporté. Je ne doute pas que dans peu je n’aie encore occasion de reprendre la plume. Mes souffrances jusqu’ici ont été sans exemple, et pourtant je sens au-dedans de moi la conviction intime que le sort m’en réserve encore de plus grandes. Quelle cause mystérieuse peut donc me donner la force d’écrire ces mémoires, et m’empêcher de succomber à la terreur dont je suis frappé ?