Caleb Williams/Post-scriptum

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Traduction par Amédée Pichot.
Michel Lévy frères, libraires éditeurs (tome 2p. 272-292).


POST-SCRIPTUM


C’en est fait, j’ai exécuté la tentative que je méditais. Ma situation est changée entièrement. Je reprends la plume pour rendre compte de ce qui s’est passé. Pendant plusieurs semaines après le dénoûment de cette grande catastrophe, l’agitation et le tumulte de mes pensées ne m’ont pas permis d’écrire. Je crois pouvoir actuellement mettre assez d’ordre dans mes idées pour continuer. Grand Dieu ! qu’ils me semblent surprenants et terribles les événements qui sont survenus depuis la dernière fois que j’ai interrompu ces mémoires ! Est-il étonnant que mes pensées fussent si solennelles et mon esprit rempli d’affreux présages ? Ma résolution prise, je partis de Warwick pour me rendre à la ville principale du comté dans lequel réside M. Falkland. Je savais que Gines était à ma suite. Je ne m’en inquiétais pas. Il avait lieu de s’étonner de la route qu’il me voyait prendre, mais il lui était impossible de dire quel dessein m’y conduisait. Mon projet était un secret soigneusement renfermé dans mon sein. Ce ne fut pas sans un frisson de terreur que j’entrai dans une ville qui avait été si longtemps le théâtre de mon affreuse détention. Au moment de mon arrivée, pour ne pas donner à mon adversaire le temps de contre-miner mes opérations, je me rendis sur-le-champ à la demeure du premier magistrat.

Je lui déclarai qui j’étais, et lui dis que je venais d’une des extrémités du royaume, exprès pour le rendre dépositaire d’une dénonciation de meurtre contre mon ancien maître. Mon nom lui était déjà familier. Il me répondit qu’il ne pouvait pas prendre connaissance de ma déposition, que j’étais l’objet de l’exécration universelle dans ce lieu ; et qu’il était bien résolu à ne servir pour rien au monde d’instrument à ma perversité.

Je l’avertis de bien prendre garde à ce qu’il allait faire ; je lui représentai que je ne demandais de lui aucune grâce et que je m’adressais seulement à lui pour réclamer l’exercice légal de ses fonctions. Prétendrait-il me dire qu’il avait le droit de supprimer, à sa volonté, une dénonciation d’une nature aussi compliquée ? J’avais à accuser M. Falkland d’une suite de meurtres multipliés. Le meurtrier savait que cette fatale vérité était entre mes mains, et pour cette raison, j’étais dans un danger continuel de perdre la vie par suite de sa méchanceté et de sa vengeance. J’étais résolu de pousser l’affaire jusqu’au bout, et de réclamer justice de tous les tribunaux d’Angleterre. Sous quel prétexte refuserait-il ma déposition ? sous tous les rapports j’étais un témoin compétent. J’étais en âge de connaître la nature d’un serment ; j’étais en jouissance de ma raison et de mes sens ; je n’étais flétri par aucun jugement du jury, ni par aucune sentence légale. Son opinion particulière sur mon compte ne pouvait rien changer à la loi. Je demandais à être confronté avec M. Falkland, et j’étais bien assuré de faire valoir ma dénonciation de manière à le convaincre devant toute la terre. Que s’il ne jugeait pas à propos de le faire arrêter sur ma seule déposition, je ne demandais pas autre chose, sinon qu’il lui fît signifier l’accusation intentée contre lui, et le fît sommer de paraître pour y répondre.

Quand le magistrat vit que je lui parlais d’un air aussi décidé, il crut devoir baisser un peu de ton. Il ne me parla plus d’un refus absolu d’acquiescer à ma réquisition ; mais il daigna entrer en explication avec moi. Il me représenta l’état déplorable où était la santé de M. Falkland depuis plusieurs années ; que déjà il avait eu à subir, sur la même imputation, un interrogatoire fait avec toute la publicité et la solennité possibles ; qu’il n’y avait qu’une méchanceté infernale qui eût pu m’inspirer une semblable démarche, et que, si je persistais, j’attirerais le plus rigoureux châtiment sur ma tête. Ma réponse à toutes ces représentations fut courte : j’étais déterminé à poursuivre, et je bravais les conséquences. À la fin, la sommation fut accordée, et on fit signifier à M. Falkland la dénonciation qui venait d’être déposée contre lui.

Il s’écoula trois jours de délai avant qu’il pût être fait aucun nouvel acte de procédure. Cet intervalle ne contribua guère à me tranquilliser. L’idée de soutenir une accusation capitale contre un homme tel que Falkland et de solliciter sa mort n’était pas de nature à me laisser dans un état de calme. Tantôt je cherchais des raisons en faveur de mon entreprise ; c’était la plus juste des vengeances (car la douceur naturelle de mon caractère s’était changée en fiel amer), ou bien c’était un acte commandé par la nécessité de pourvoir à ma propre défense, ou enfin, entre deux maux, c’était choisir celui qui, aux yeux de tout juge impartial et ami de l’humanité, était le moindre, sans contredit. Une autre fois j’étais tourmenté par des doutes. Mais, malgré toutes ces fluctuations d’opinion, je n’en persévérais pas moins dans ma résolution ; je me sentais comme entraîné par une nécessité irrésistible. Les conséquences de ce que j’avais entrepris étaient de nature à épouvanter le plus intrépide : d’une part, le supplice ignominieux d’un homme pour lequel j’avais senti autrefois une profonde vénération, et que même encore quelquefois je ne croyais pas tout à fait sans une sorte de droit à ce sentiment ; d’une autre part, le renouvellement, sans aucun terme, peut-être même l’accroissement des maux que j’avais endurés. Mais cette affreuse perspective, je la préférais encore à un état d’incertitude. Je voulais pousser à bout le sort qui me poursuivait. Je voulais anéantir ce rayon d’espoir qui, tout faible qu’il était, avait si longtemps fait mon supplice, et, par-dessus tout, je voulais épuiser toutes les ressources qui étaient à ma disposition. J’étais dans un état qui tenait de la frénésie, L’agitation de mes pensées avait allumé dans mon corps une fièvre dévorante. Si je portais une main sur mon front ou sur ma poitrine, c’était un fer ardent que j’en approchais. Je ne pouvais rester un moment dans la même place. J’étais tourmenté sans relâche par le désir de voir arriver l’instant où cette terrible crise, que j’avais tant appelée de mes vœux, serait décidé.

Après l’intervalle de trois jours, il fallut paraître avec M. Falkland en présence du magistrat auquel je m’étais adressé pour ma déposition. On ne me laissa que deux heures pour me préparer, M. Falkland paraissant aussi impatient que moi-même de voir la cause portée à sa décision, et ensuite oubliée pour jamais. Avant le moment de l’information, j’eus occasion d’apprendre que M. Forester avait été forcé par quelques affaires à entreprendre un voyage dans le continent, et que Collins, dont la santé était déjà fort dérangée lorsque je l’avais rencontré, était en ce moment retenu par une maladie dangereuse. Son voyage aux Indes avait totalement ruiné sa constitution. L’auditoire que je trouvai dans la maison du magistrat était composé de quelques gentilshommes et autres personnes qu’on avait choisies, le plan étant à peu près, comme lors du premier examen de l’affaire, de trouver une sorte de terme moyen entre l’air suspect qu’aurait eu une procédure tout à fait secrète, et le scandale, comme on le disait, d’une information de ce genre exposée aux regards du premier venu.

L’émotion que me causa la vue de M. Falkland fut telle qu’il me serait impossible d’en concevoir une plus forte. La dernière fois que je l’avais vu, il avait l’air égaré et farouche, l’abord d’un spectre, le geste furieux et l’œil plein de rage. À présent, ce n’était plus qu’un cadavre. Fatigué et presque anéanti par le voyage qu’il venait de faire, il ne pouvait se soutenir debout, et on l’avait apporté sur un fauteuil. Son visage était sans couleur, ses membres sans mouvement et comme sans vie. Sa tête était penchée sur sa poitrine, excepté qu’il la soulevait de temps en temps pour ouvrir un œil morne et languissant, après quoi il retombait aussitôt dans son premier état, avec l’apparence d’une insensibilité complète. Il semblait ne pas avoir trois heures à vivre. Il avait gardé la chambre pendant plusieurs semaines ; mais la sommation du magistrat lui avait été signifiée dans son lit ; car les ordres qu’il avait donnés relativement aux lettres et aux autres papiers qui lui arrivaient étaient trop positifs pour que personne se hasardât à désobéir. La lecture de la sommation lui avait causé un paroxysme alarmant ; mais à peine était-il revenu à lui qu’il avait insisté pour être transporté au lieu de l’assignation avec toute la diligence possible. Dans l’état le plus désespéré, Falkland était encore lui-même, absolu dans ses volontés, et sachant se faire obéir de tout ce qui l’approchait.

Quel spectacle pour moi ! Jusqu’au moment où Falkland s’offrit à ma vue, mon cœur s’était dépouillé de tout sentiment de pitié. Je me figurais que j’avais pesé froidement les motifs qui me faisaient agir ; car la passion qui nous domine nous semble encore du calme et du sang-froid, quand elle est dans son état de véhémence et d’exaltation. Je me figurais avoir pris ma détermination avec justice et impartialité. Je pensais que, si M. Falkland avait la liberté de persister dans ses projets, alors nous nous trouvions l’un et l’autre voués pour jamais aux derniers des maux. Je trouvais qu’il était en mon pouvoir, au moyen du parti que j’avais adopté, d’écarter de moi ma part d’infortunes, sans que la sienne en fût à peine augmentée.

Ainsi c’était à mes yeux un acte de justice et d’équité, qui devait paraître tel à ceux de tout juge impartial, qu’il n’y eût qu’un malheureux au lieu de deux, qu’il ne se trouvât qu’une seule personne au lieu de deux hors d’état de remplir son rôle dans la société et de contribuer pour sa part au bien général. Il me semblait que, dans cette détermination, je m’étais élevé au-dessus de toutes considérations personnelles, et que les misérables suggestions de l’égoïsme n’avaient eu aucune influence sur mon jugement. M. Falkland, il est vrai, était mortel ; mais, malgré le dépérissement de sa santé, il pouvait encore vivre longtemps. Devais-je me soumettre à voir les plus belles années de ma vie se consumer dans une situation aussi déplorable que la mienne ! Il m’avait déclaré que sa réputation serait pour toujours hors de toute atteinte ; c’était là sa passion, sa démence. Vraisemblablement donc il se proposait de me faire un legs de haine et de persécution, dont il chargerait Gines, ou quelque autre scélérat aussi atroce, d’être l’exécuteur, quand il ne pourrait plus me persécuter lui-même. C’était donc à présent ou jamais le moment de racheter mes jours de l’éternel désespoir auquel ils étaient voués.

Mais tout cet échafaudage de raisonnements s’évanouit devant l’objet qui s’offrait à mes regards : « Pourrais-je fouler aux pieds un homme réduit à un état aussi misérable ! Irais-je diriger tous les traits de mon animosité sur un être déjà presque anéanti par l’inévitable loi de la nature ? Empoisonner ainsi les derniers moments d’un homme tel que Falkland par des sons aussi insupportables à son oreille ! » À ces questions je répondais toujours non ; c’est impossible. Il faut donc que je me sois laissé égarer par la plus funeste des erreurs pour me rendre l’auteur de cette catastrophe abominable. Certainement il y avait un remède plus efficace et plus magnanime aux maux sous lesquels je gémissais.

Mais il n’est plus temps. Il n’est plus en mon pouvoir de revenir sur la fatale erreur qui m’avait abusé. Falkland est là, devant mes yeux, amené devant le magistrat avec toute la solennité de la loi, pour répondre à une accusation de meurtre. Me voici en sa présence, engagé par ma déclaration comme auteur de l’accusation portée contre lui, sommé par tout ce qu’il y a de plus imposant et de plus sacré à la soutenir. Telle est ma situation, et, dans cet état, il faut agir sans retard, sans réflexion. Tout mon corps frémit. Qu’avec joie j’aurais consenti que cet instant fût le dernier de mon existence ! Toutefois je jugeai que la conduite qui m’était le plus impérieusement commandée par les circonstances, c’était d’exposer aux auditeurs mon âme toute nue et les émotions dont elle était remplie. Mes yeux se portèrent d’abord sur M. Falkland, ensuite sur le magistrat et sur les assistants, puis ils revinrent encore sur M. Falkland. Une véritable angoisse étouffait ma voix. Enfin je commençai :

« Que ne puis-je effacer de ma vie ces quatre derniers jours ? Comment se fait-il que j’aie mis tant d’ardeur et tant d’obstination à suivre le plus infernal de tous les projets ? Oh ! que n’ai-je cédé aux remontrances du magistrat qui m’écoute, ou que n’ai-je plié sous le despotisme salutaire de son autorité ! Jusqu’à ce moment je n’avais été que malheureux ; dorénavant il faut que je me regarde comme vil. Jusqu’à ce moment, quelques injustices que les hommes m’aient fait éprouver, je pouvais me réfugier en paix devant le tribunal de ma conscience. Ah ! je n’avais pas encore comblé la mesure de mes infortunes.

» Plût à Dieu qu’il me fût permis de quitter ce lieu sans proférer un seul mot de plus ! J’en braverais les conséquences… Je me soumettrais de bon cœur à m’entendre nommer lâche, imposteur, pervers et dépravé, plutôt que d’ajouter encore au poids des malheurs qui accablent M. Falkland. Mais la situation même de M. Falkland et sa propre volonté me défendent de me taire. Tandis que je sacrifierais de tout mon cœur mes intérêts les plus chers à la sensibilité que m’inspire l’état où je le vois, lui-même il me presserait de l’accuser pour pouvoir entreprendre sa justification… Je vais ouvrir mon cœur tout entier.

» Il n’est pas de remords, pas de tourments qui puissent expier la démence et la barbarie de l’action que je viens de commettre. Mais M. Falkland sait bien… je l’affirme en sa présence… il sait avec quelle répugnance je me suis laissé entraîner à cette extrémité. J’ai eu pour lui de la vénération ; il était fait pour l’inspirer ; je l’ai tendrement chéri ; il était doué de qualités vraiment célestes.

» Du premier moment où je l’ai vu, j’ai conçu pour lui la plus vive admiration. Il a daigné encourager ma jeunesse ; je me suis attaché à lui avec une affection et un dévouement sans réserve. Il était malheureux ; une indiscrète curiosité, si naturelle à mon âge, me donna le désir de pénétrer le secret de son malheur. Telle fut l’origine de ma propre infortune.

» Que dirais-je ?… Il est vrai qu’il a été le meurtrier de Tyrrel, qu’il a laissé aller les deux Hawkins au supplice, quoiqu’il sût qu’ils étaient innocents et que lui seul était le coupable. Après une foule de tentatives et de défaites, après mille indiscrétions hasardées de ma part, mille indications échappées de la sienne, il se décida enfin à me confier sa fatale histoire.

» M. Falkland ! je vous en conjure par ce qu’il y a de plus saint, rappelez-vous ici tout ce qui s’est passé ; me suis-je jamais montré indigne de la confidence que vous m’aviez faite ? C’était un pénible fardeau pour moi que votre funeste secret ; il n’y avait que l’excès de la démence qui eût pu m’amener à m’en rendre maître ; mais, plutôt que de le trahir, j’aurais enduré mille morts. Ce furent votre jalouse inquiétude et le tourment continuel de votre esprit qui vous portèrent à épier tous mes mouvements et à prendre l’alarme à la moindre de mes démarches.

» Vous avez commencé avec moi par la confiance ; pourquoi n’avez-vous pas continué cette confiance ? Le mal qui résultait de ma première imprudence eût été bien léger en comparaison de ceux qui ont suivi. Vous m’avez menacé : vous ai-je trahi pour cela ? À cette époque, un seul mot de ma bouche aurait pu me délivrer pour jamais de vos menaces. Je les ai supportées longtemps ; à la fin, j’ai quitté votre service sans rien dire, et j’ai voulu reprendre ma liberté, comme un fugitif qui se délivre de ses fers. Pourquoi ne m’avez-vous pas laissé aller ? Vous m’avez ramené chez vous à force de stratagèmes et de violences ; vous n’avez pas craint de m’imputer un crime honteux et capital. M’est-il échappé alors un seul mot de ce meurtre, dont le secret était dans mes mains ?

» Est-il un homme qui ait souffert plus que moi des injustices sociales ? J’étais accusé d’une basse scélératesse, dont l’idée seule me révoltait. Je fus mis en prison. Je ne ferai pas ici la longue énumération des horreurs de ma captivité, dont la moindre ferait frémir quiconque a conservé un sentiment d’humanité. Je n’avais d’autre perspective que la potence ! Jeune, plein d’ardeur et de vie, innocent comme l’enfant qui naît au monde, un horrible gibet était le terme de ma destinée ! J’étais dans la persuasion qu’un mot d’accusation contre mon maître me délivrerait de tous ces maux ; cependant je gardai le silence, je m’armai de patience et de courage, ne sachant si je devais l’accuser ou mourir. Est-ce là la conduite d’un homme indigne de confiance ?

» Je me déterminai à m’évader de prison. Après plusieurs tentatives infructueuses et mille difficultés, je vins à bout d’exécuter ce dessein. Aussitôt paraît une proclamation contre moi avec une récompense de cent guinées pour m’arrêter. Je me vis obligé de chercher un refuge au milieu de la fange et du rebut de l’espèce humaine, dans le sein d’une bande de voleurs. Je faillis perdre la vie au moment où j’entrai dans cette retraite, et au moment où j’en sortis. Immédiatement après, je parcourus presque toute l’étendue du royaume sous les haillons de la misère et dans la plus affreuse détresse, en danger d’être à toute heure saisi et garrotté comme un criminel. J’ai voulu abandonner ma patrie ; on m’en a empêché. J’ai été forcé de recourir à mille déguisements. J’étais innocent, et pourtant il m’a fallu employer plus de ruses et d’artifices que le plus vil des scélérats. À Londres, je me suis vu harcelé avec le même acharnement, et j’y ai été tourmenté des mêmes alarmes que dans ma fuite à travers les provinces. Tant de persécutions m’ont-elles engagé à rompre enfin le silence ? Non ; je les ai endurées avec patience et soumission ; je n’ai pas fait une seule tentative pour les rejeter sur leur auteur.

» Enfin je tombai entre les mains de ces infâmes qui se nourrissent du sang des hommes. Dans cette affreuse situation, je tentai pour la première fois de repousser le fardeau dont on m’accablait, en me portant dénonciateur. Heureusement pour moi le magistrat de Londres rejeta avec hauteur et mépris toutes mes déclarations.

» Je ne fus pas longtemps à me repentir de mon imprudente démarche, et je me réjouis de son insuccès.

» Je confesse que, pendant ce temps, M. Falkland m’a donné divers témoignages d’humanité. Il avait tenté d’abord de s’opposer à ce que je fusse conduit en prison ; il avait contribué à adoucir les rigueurs de ma captivité ; il n’avait eu aucune part aux poursuites exercées avec tant d’acharnement contre moi, enfin, quand je fus mis en jugement, il fit en sorte que je fusse renvoyé en liberté. Mais une grande partie de ces actes de bienveillance m’étaient inconnus ; je ne le voyais que comme un persécuteur toujours impitoyable. Quel que fût celui qui accumula sur ma tête calamités sur calamités, je ne pouvais jamais oublier que toutes avaient pour origine sa fausse accusation.

» Les poursuites judiciaires dirigées contre moi pour vol domestique étaient enfin terminées. Pourquoi donc ne pas permettre que ce fût aussi là le terme de mes souffrances, et ne pas me laisser aller dans quelque retraite obscure, mais tranquille, cacher ma tête proscrite ? Ma constance et ma fidélité n’avaient-elles pas été suffisamment à l’épreuve ? Dans cet état de choses, un traité de paix entre nous n’était-il pas le parti le plus sage et le plus sûr ? Mais la jalouse inquiétude de M. Falkland ne lui permit pas de rien donner à la confiance. Le seul traité qu’il me proposa, ce fut de signer de ma propre main ma honte et mon infamie. Je rejetai cette proposition, et, depuis ce moment, j’ai toujours été relancé de ville en ville ; partout je me suis vu arracher le repos, l’honneur et le moyen de gagner ma vie. Longtemps j’ai persisté dans la résolution que j’avais prise, qu’aucun genre de persécution ne me porterait à me rendre l’agresseur. Enfin, dans un moment funeste, j’ai trop écouté mon ressentiment et mon impatience, et l’erreur d’un seul instant a amené la scène de ce jour.

» Je vois maintenant toute l’énormité de ma faute. Je suis sûr que, si j’eusse ouvert mon cœur à M. Falkland, si je lui eusse dit en particulier tout ce que je viens de dire ici, il n’aurait pu résister à la justice de mes demandes. Après tant de précautions, tant de mesures, c’était toujours, en dernière analyse, sur la complicité de mon silence qu’il était forcé de compter pour son repos. Pouvait-il être bien sûr que, si je me voyais réduit, finalement, à dévoiler ce que je savais, et à le soutenir avec toute l’énergie dont j’étais capable, je ne parviendrais pas à me faire croire ? Si, dans tous les cas, il était à ma merci, à quelle voie lui convenait-il donc mieux de recourir pour sa sécurité ? à la conciliation ou à la persécution la plus implacable ?

» M. Falkland est doué du plus beau caractère. Oui, malgré la catastrophe de Tyrrel, le sort déplorable des Hawkins, et tout ce que j’ai eu moi-même à souffrir, j’affirme qu’il possède les plus grandes et les plus sublimes qualités. Il était donc impossible qu’il eût résisté à la franchise et à la chaleur d’une explication dans laquelle mon âme tout entière se serait épanchée dans la sienne. Tandis qu’il était encore temps de tenter cette épreuve salutaire, je me suis laissé aller au désespoir. Ce désespoir était criminel ; il était une trahison contre la toute-puissance de la vérité.

» Je viens de raconter mon histoire sans aucune réticence, dans toute sa simplicité. J’étais venu ici pour maudire et je reste pour bénir. J’étais venu pour accuser et je suis forcé de louer. Je proclame au monde entier que M. Falkland ne mérite qu’intérêt et qu’affection, tandis que moi, je suis le plus méprisable, le plus haïssable des hommes. Jamais je ne me pardonnerai l’iniquité de cette journée. Le souvenir m’en poursuivra partout et trempera d’amertume chacune des heures de mon existence. En agissant comme j’ai fait, je suis devenu un assassin, un assassin de sang-froid et réfléchi, le plus détestable des assassins.... J’ai dit ce que ma funeste imprudence m’a obligé de dire. Faites de moi ce qu’il vous plaira. Je ne demande pas de grâce. Comparée à ce que j’éprouve, la mort serait un bienfait. »

Tels furent les accents que me dicta le remords. Ils sortirent avec l’impétuosité d’un torrent, car mon cœur saignait de toutes parts. Tous ceux qui m’entendirent furent stupéfaits et confondus. Chacun d’eux fondait en larmes. Ils ne purent résister à la chaleur avec laquelle j’avais vanté les hautes qualités de Falkland ; ils firent éclater leur adhésion sympathique à mon repentir.

Comment pourrais-je dépeindre ce que sentit cet infortuné ? Avant que j’eusse commencé, il paraissait dans un état de faiblesse et d’abattement, incapable de vives impressions. Quand je vins à parler du meurtre, je crus apercevoir en lui un frémissement involontaire, quoique cette émotion fût en partie tempérée par l’affaissement de ses organes et en partie modérée par l’énergie de son âme. C’était une allégation à laquelle il s’attendait, et il avait fait ses efforts pour s’y préparer. Mais dans ce que j’avais dit, il y avait beaucoup de choses qu’il était loin de prévoir. À l’instant où j’exprimai la douleur dont j’étais déchiré, il parut tressaillir, et eut d’abord l’air de craindre que ce ne fût de ma part un artifice pour gagner la confiance de mes auditeurs. Il était vivement indigné contre moi de ce que j’avais ainsi retenu tout mon ressentiment contre lui pour l’en accabler, à ce qu’il semblait, dans les derniers moments de son existence. Cette indignation s’augmenta encore bien davantage quand il crut s’apercevoir que, pour rendre cet acte d’hostilité plus poignant et plus mortel, j’affectais tous les dehors du sentiment et de la générosité. Mais, à mesure que je continuai, il ne lui fut plus possible d’y résister. Il ne put méconnaître ma sincérité ; il fut pénétré de ma douleur et de l’intensité de mes remords. Soutenu par quelques-uns des assistants, il se leva de dessus son siège, et… à mon extrême surprise… il se précipita dans mes bras.

« Williams, dit-il, vous avez vaincu ! je vois trop la grandeur et l’élévation de votre âme. Je sens que je me suis perdu moi-même, que c’est l’excès de ma jalouse inquiétude qui m’a seul précipité dans l’abîme, et que je n’ai rien à vous imputer. J’aurais bravé tout ce que la haine et l’animosité auraient pu vous suggérer contre moi. Mais, je le vois, la simplicité touchante et énergique de vos paroles a porté la conviction dans tous les cœurs. Tout est fini pour moi. Ce que j’ai le plus ardemment désiré m’est enlevé pour jamais. J’ai souillé ma vie d’une longue suite de basses cruautés pour couvrir un acte d’égarement passager et ne pas être en butte aux injustes préjugés du monde. Le voile sous lequel je me cachais est entièrement tombé. Mon nom sera voué à l’infamie, tandis que votre héroïsme, votre constance et vos vertus exciteront à jamais l’admiration. Vous m’avez porté la plus cruelle de toutes les blessures, mais je bénis la main qui me frappe. Et vous, dit-il en se tournant vers le magistrat, ordonnez de moi ce que vous voudrez. Je suis prêt à subir la vengeance de la loi. Vous ne pouvez jamais m’infliger plus de peines que je n’en mérite. Je ne puis vous paraître plus odieux que je le suis à moi-même. Je suis le plus exécrable des scélérats. J’ai traîné pendant des années (je ne sais depuis quand) ma déplorable existence dans d’épouvantables tortures. Je la perds enfin, pour prix de tant de travaux et de tant de crimes, en voyant s’évanouir avec elle ce qui faisait ma seule espérance, en me voyant arracher l’unique bien pour lequel je consentisse d’exister. Il était digne d’une telle vie de ne durer précisément que ce qu’il fallait pour être témoin de cette déplorable chute. Toutefois, si vous voulez me livrer au châtiment que j’ai mérité, hâtez les coups de votre justice ; c’était le seul amour de ma réputation qui entretenait dans mon cœur la chaleur de la vie, et je sens que la honte et la mort me frappent du même coup. »

Je rapporte les louanges que m’a données Falkland, non que je croie les mériter, mais pour qu’elles contribuent à aggraver encore l’énormité de la froide barbarie dont je me suis rendu coupable. Il ne survécut que trois jours à cette cruelle scène. J’ai été son assassin. C’était bien à lui qu’il appartenait de vanter ma constance, à lui dont ma folle précipitation immolait l’honneur et la vie ! En comparaison de ma conduite envers lui, il aurait été généreux de lui plonger moi-même un poignard dans le sein ! il aurait encore pu me rendre grâce de ma bonté. Mais qu’avais-je fait ? Atroce et abominable méchant ! je m’étais fait un jeu barbare de lui infliger des tortures mille fois plus cruelles que la mort. Aussi je porte la peine de mon crime. J’ai toujours devant moi son image. Dans mes veilles ou dans mes songes, c’est lui que je vois. Je le vois qui me reproche avec douceur mon insensibilité. Je ne vis que pour être la proie du remords. Hélas ! je suis ce même Caleb Williams qui pouvait encore, il y a quelques jours, au milieu de ses infortunes inouïes, se vanter de son innocence.

Tel fut le résultat du plan que j’avais formé pour me délivrer des maux que j’endurais depuis si longtemps. Je me figurais que, si Falkland venait à mourir, je pourrais retrouver encore tout ce qui rend la vie précieuse. Je me figurais que si je parvenais à démontrer le crime de Falkland, mes efforts seraient couronnés par les faveurs de la fortune et les applaudissements des hommes. L’une et l’autre de ces conditions sont remplies ; et ce n’est que d’aujourd’hui que je suis véritablement misérable.

Mais pourquoi est-ce moi qui suis perpétuellement le centre de mes réflexions, — ce moi que je n’ai que trop écouté, ce moi qui a été la source de mes funestes erreurs ? Falkland, je ne veux m’entretenir que de toi, et c’est dans cette pensée que je puiserai sans cesse un nouvel aliment à mes douleurs. Je veux consacrer à ta cendre une larme généreuse et désintéressée. Jamais âme plus grande et plus sublime n’a paru parmi les enfants des hommes. Rien n’était au-dessus de ton vaste et brillant génie, et l’ambition qui brûlait dans ton sein émanait des sources du ciel. Mais, dans l’aride et hideux désert des sociétés humaines, à quoi servent les plus beaux talents et les sentiments les plus distingués ? C’est un sol empesté où la plante la plus précieuse ne s’imbibe que de poison, à mesure qu’elle y prend sa croissance. Tout ce qui, dans un champ heureux et sous un ciel plus pur, pourrait s’étendre et se propager en sentiments vertueux et en projets utiles, y dégénère bientôt en vice et en crimes.

Falkand, tu as commencé ta carrière avec les intentions les plus pures et les plus louables ; mais, dès ta plus tendre jeunesse, tu as sucé le poison du faux honneur, et, de retour dans ton pays natal, tu t’es vu exposé aux traits d’une basse et stupide envie qui ont fait fermenter ce poison dans tes veines et t’ont entraîné dans la démence. Bientôt, hélas ! par ce funeste concours, les brillantes espérances de ta jeunesse ont été flétries pour jamais. De ce moment, tu n’as plus vécu que pour un vain fantôme. De ce moment, ta bienveillance naturelle s’est convertie en une jalousie délirante et une inexorable inquiétude. Tes années se sont écoulées l’une après l’autre dans cette vie de douleurs et de mensonges ; ton existence ne s’est prolongée que pour que tu te sentisses enfin arracher par mes cruelles mains ta dernière consolation, et que tu visses la honte si redoutée t’accompagner dans la tombe.

J’ai commencé ces mémoires avec l’idée de venger ma réputation. Il ne me reste plus de réputation à venger. Mais j’ai voulu les finir pour révéler toute ton histoire ; si ces erreurs de ta vie, que tu as tant désiré de cacher aux hommes, se trouvent aujourd’hui dévoilées, qu’au moins le monde ne te connaisse point par un récit mutilé.




FIN