Caleb Williams - Tome 2/Texte entier

La bibliothèque libre.


CALEB WILLIAMS
Ou les choses comme elles sont

Tome II
1794 - Trad. Michel Lévy Frères, 1868


CALEB WILLIAMS


OU


LES CHOSES COMME ELLES SONT


PAR


W. GODWIN


TRADUCTION PRÉCÉDÉE D’UNE NOTICE BIOGRAPHIQUE
ET LITTÉRAIRE


PAR


AMÉDÉE PICHOT


TOME SECOND


PARIS
MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES ÉDITEURS
RUE VIVIENNE, 2 BIS, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 15
À LA LIBRAIRIE NOUVELLE

1868
Tous droits réservés



XXII


Ce fut lui qui commença en ces termes : « J’ai toujours eu pour maxime de n’être pour aucune créature vivante la cause volontaire d’un mal quelconque ; je n’ai pas besoin de dire tout ce qu’il m’en coûte de me voir obligé à me porter pour dénonciateur d’une action criminelle. J’aurais bien volontiers passé sous silence le tort qui m’a été fait, mais je dois à la société de dévoiler un coupable, et d’empêcher que les autres ne soient déçus, comme je l’ai été moi-même, par une apparence de probité.

— Il serait mieux, interrompit M. Forester, d’en venir droit au fait. Nous ne devons pas, dans un moment comme celui-ci, en faisant notre apologie, jeter, même sans le vouloir, une prévention défavorable sur un individu contre lequel une accusation criminelle ne soulève déjà que trop de préventions.

— Je soupçonne, continua M. Falkland, que ce jeune homme, qui a été l’objet de ma bonté et de ma confiance, m’a fait un vol considérable.

— Quels sont, reprit M. Forester, les motifs de vos soupçons ?

— Le premier motif, c’est la perte que je viens de faire en billets de banque, bijoux et argenterie. Il me manque pour 900 livres sterling de billets, trois montres à répétition en or, d’un très-grand prix, une garniture complète de diamants qui me viennent de ma mère, et plusieurs autres effets.

— Et pourquoi, répliqua mon arbitre, dont la voix et le maintien annonçaient un effort extrême pour conserver son sang-froid, au milieu des émotions de la surprise et de la douleur, pourquoi désignez-vous ce jeune homme comme l’auteur de ce vol ?

— En rentrant chez moi, un jour où le feu avait jeté l’alarme et le désordre dans toute ma maison, je l’ai surpris sortant de la chambre où ces effets étaient déposés. Il a été confondu de me voir, et s’est retiré avec toute la précipitation possible.

— Ne lui avez-vous rien dit sur la confusion que lui avait causé votre apparition imprévue ?

— Je lui ai demandé ce qu’il avait à faire en cet endroit. Il était tellement effrayé et hors de lui, qu’il n’a pu d’abord me répondre ; ensuite il m’a dit, en balbutiant, que, tandis que tous les domestiques étaient occupés à sauver mes effets les plus précieux, il était venu là dans le dessein d’en faire autant, mais qu’il n’avait encore rien emporté.

— Avez-vous sur-le-champ examiné s’il ne vous manquait rien ?

— Non, j’étais accoutumé à me fier à son honnêteté, et cette fois je fus obligé, au moment même, d’aller donner mes soins à l’incendie qui faisait toujours du progrès ; je ne fis donc que tirer la clef de la porte de la chambre, après l’avoir fermée, et, quand je l’eus mise dans ma poche, je courus en hâte où ma présence était indispensable.

— Combien s’est-il passé de temps avant que vous vous soyez aperçu du vol de vos effets ?

— Je m’en aperçus le soir même ; le désordre et le danger du moment avaient banni entièrement de mon esprit cette circonstance, jusqu’à ce que, en allant par hasard près de cette même chambre, tout ce qui s’était passé avec Williams, ainsi que sa conduite singulière et équivoque dans cette conjoncture, me revinrent tout d’un coup à la mémoire. Aussitôt j’entrai, j’examinai le coffre où ces effets étaient renfermés, et, à mon grand étonnement, je trouvai la serrure brisée et les effets enlevés.

— Quelle démarche fîtes-vous d’après cette découverte ?

— J’envoyai chercher Williams, et je lui parlai fort sérieusement sur cet objet ; mais il avait eu le temps de se remettre parfaitement de son trouble, et il me nia, avec beaucoup de sang-froid, avoir la moindre connaissance de ce dont je lui parlais. Je lui remontrai toute l’énormité d’une pareille action ; mais tout ce que je pus lui dire ne lui fit pas la plus légère impression. Je n’aperçus en lui ni la surprise ou l’indignation qu’on aurait pu attendre d’une personne entièrement innocente, ni en même temps cet embarras qui, en général, accompagne le crime : il se tint seulement sur la réserve et garda le silence. Je lui déclarai ensuite que j’agirais d’une manière à laquelle il ne s’attendait peut-être pas ; que je ne voulais pas, comme il n’est que trop d’ordinaire en pareil cas, faire faire des recherches générales, car j’aimais mieux perdre mes effets que d’inquiéter une foule d’innocents par d’injustes perquisitions ; que mes soupçons se fixaient décidément sur lui pour le moment ; mais que, dans une affaire de si grande conséquence, j’étais déterminé à ne pas agir sur un soupçon ; que je ne voudrais jamais courir le risque de le perdre, s’il était innocent, ni en même temps être cause que d’autres fussent exposés à ses friponneries, s’il était coupable ; que je me contenterais donc d’insister sur ce qu’il demeurât à mon service ; qu’il pouvait compter qu’il serait surveillé de près, et que j’espérais que l’événement amènerait la découverte de la vérité ; mais, puisqu’il se refusait à un aveu dans ce moment-ci, c’était à lui à bien prendre garde jusqu’à quel point il pouvait compter, jusqu’au bout, sur l’impunité ; car j’étais bien déterminé à une chose, c’est qu’à la première tentative qu’il ferait pour s’échapper, je la regarderais comme un indice de crime, et j’agirais en conséquence.

— Depuis cette époque jusqu’à présent, que s’est-il passé ?

— Rien dont je puisse inférer aucune certitude du crime. Beaucoup de choses qui concourent à fortifier les soupçons. Depuis cette époque, Williams a constamment paru mécontent de sa situation, ayant toujours, comme on le voit bien aujourd’hui, un grand désir de me quitter, mais en même temps n’osant pas risquer une telle démarche sans prendre des précautions. Ce fut peu de temps après cela que vous, M. Forester, vous vîntes passer quelques jours chez moi ; je ne remarquai pas sans déplaisir ses relations toujours de plus en plus intimes avec vous, attendu l’opinion fort équivoque que j’avais de sa probité et la crainte où j’étais qu’il ne parvînt à vous faire la dupe de son hypocrisie : en conséquence, je lui fis des menaces sévères, et je pense que vous avez dû remarquer aussitôt après un changement dans sa manière de se conduire avec vous.

— Je l’ai remarqué, et cela me parut, dans le temps, assez extraordinaire et assez difficile à expliquer.

— Quelque temps après, comme vous savez, il y eut une entrevue entre vous et lui. Si le hasard vous fit rencontrer ensemble, ou si ce fut prémédité de sa part, c’est ce que je ne saurais dire ; mais alors il vous déclara l’état de gêne et d’embarras où il se trouvait, sans vous en découvrir la cause ; il vous proposa ouvertement de l’aider à s’enfuir de ma maison, et, en cas de nécessité, de lui servir de protecteur contre mon ressentiment. Vous lui offrîtes, à ce qu’il me semble, de le prendre à votre service ; mais rien ne pouvait lui convenir, vous dit-il, sinon un lieu de retraite où il me serait impossible de le découvrir.

— Ne dut-il pas vous sembler extraordinaire qu’il pût espérer une protection réelle de ma part, tandis que vous aviez à tout moment entre vos mains les moyens de me convaincre qu’il en était indigne ?

— Peut-être se flattait-il que je ne ferais pas de démarches contre lui, au moins tant que le lieu de sa retraite me serait inconnu, et que, par conséquent, l’événement de ces démarches serait douteux. Peut-être se fiait-il à son adresse, qui n’est pas à mépriser, pour arranger une histoire plausible, ayant surtout pris soin d’avoir en sa faveur la première impression. Au reste, cette protection de votre part n’était simplement qu’une dernière ressource dans le cas où les autres lui manqueraient. Il paraîtrait n’avoir eu à cet égard d’autre idée, si ce n’est que, ses projets pour se mettre hors de la portée de la justice venant à ne pas lui réussir, il vaudrait mieux pour lui s’être assuré un titre à votre protection que d’être dénué de toute espèce d’appui. »

Quand M. Falkland eut ainsi terminé sa déposition, il appela Robert, un de ses valets, pour confirmer ce qui avait rapport à l’incendie.

Robert déclara qu’il lui était arrivé de passer par la bibliothèque ce jour-là, quelques minutes après que M. Falkland eut été rappelé chez lui par la vue du feu ; qu’il m’y avait trouvé debout, immobile, et avec tous les signes du trouble et de l’effroi ; qu’il avait été si frappé de la figure que je faisais en ce moment, qu’il n’avait pu s’empêcher de s’arrêter pour m’observer ; qu’il m’avait parlé deux ou trois fois sans que je lui eusse fait aucune réponse, et que tout ce qu’il avait pu tirer de moi à la fin, c’est que j’étais la plus malheureuse créature du monde.

Il ajouta de plus que, le soir du même jour, M. Falkland l’avait fait venir dans la petite pièce attenant à la bibliothèque, et lui avait commandé d’apporter un marteau et des clous ; qu’ensuite M. Falkland lui avait fait voir un coffre qui était dans la chambre, dont la serrure et la garniture étaient brisées, et lui avait recommandé de bien observer et de se rappeler ce qu’il voyait, mais de n’en parler à personne. Robert n’avait pas su quel était l’objet des ordres de son maître ; mais il n’avait pas de doute que la garniture du coffre n’eût été rompue et arrachée par l’effet d’un ciseau ou de quelque autre instrument pareil qu’on avait glissé sous le couvercle de ce coffre pour le forcer.

M. Forester fit observer, sur cette déposition, qu’à l’égard de ce qui s’était passé le jour du feu, elle paraissait, à la vérité, fournir de puissants motifs de soupçon, et que ce soupçon se trouvait singulièrement fortifié par les circonstances survenues depuis ; que, néanmoins, comme il ne fallait négliger aucun des moyens propres à éclaircir la vérité, il proposait de visiter mes malles, pour voir si on n’y trouverait pas d’indices propres à confirmer l’accusation ; M. Falkland traita fort légèrement cette idée, en disant que, si j’étais le voleur, j’avais sans doute pris mes précautions pour ne pas laisser subsister contre moi des preuves aussi palpables. M. Forester répliqua que, dans les actions et la conduite des hommes, la conjecture la plus raisonnable ne se trouvait pas toujours réalisée, et il donna ordre d’apporter mes malles dans la bibliothèque. Les deux premières qu’on ouvrit ne contenaient rien qui pût faire preuve contre moi ; mais dans la troisième on trouva une montre et plusieurs bijoux, qu’on reconnut aussitôt pour appartenir à M. Falkland. Un témoignage aussi décisif en apparence excita parmi tous les assistants une émotion de surprise pénible ; mais personne ne fit paraître autant d’étonnement que M. Falkland. Il aurait dû sembler improbable que j’eusse laissé ainsi les objets volés ; mais on l’expliqua en disant qu’aucune cachette ne pouvait être plus sûre, et M. Forester fit observer que je pouvais bien avoir jugé plus facile de m’approprier les objets en les laissant après moi qu’en les emportant dans ma fuite précipitée.

Je crus alors devoir répondre qu’il était bien extraordinaire que j’eusse indiqué moi-même le lieu où j’avais recelé mon larcin, et je réclamai une interprétation impartiale de ma conduite.

Cette insinuation contre l’impartialité de M. Forester le fit rougir de colère.

« L’impartialité ! jeune homme, dit-il, vous l’obtiendrez de moi assurément. Dieu veuille qu’elle vous soit favorable. Dites tout ce que vous voudrez pour votre défense. Vous espérez nous persuader de votre innocence, parce que vous n’avez pas emporté ces objets ; mais l’argent a disparu : où est-il ? Nous ne pouvons rendre raison des inconséquences et des imprudences d’un homme dont l’esprit est troublé par la conscience de son crime. Vous dites que c’est vous qui avez indiqué vous-même ces malles. C’est extraordinaire ; c’est presque de la démence ; mais à quoi servent les conjectures, en présence de faits incontestables ? Voilà les malles, monsieur ; seul vous saviez où elles étaient, seul vous en aviez les clefs. Dites-nous comment elles contiennent cette montre et ces bijoux. »

J’étais muet.

Le reste des spectateurs ne voyait autre chose en moi qu’un coupable surpris et convaincu ; mais de tous ceux qui étaient présents à cette scène, j’étais, dans la réalité, le plus embarrassé de deviner où devait aboutir cet enchaînement d’étranges événements, et personne n’avait l’air plus stupéfait et plus interdit à chaque mot qui se disait. Cependant l’horreur et l’indignation l’emportaient alternativement. D’abord je ne pus m’empêcher de faire à plusieurs fois des efforts pour interrompre M. Falkland ; mais je fus toujours arrêté par M. Forester, et je sentis alors combien il importait à ma tranquillité future de rassembler toutes les facultés de mon âme pour repousser l’accusation et établir mon innocence.

Tout ce qu’il était possible de produire contre moi étant sous les yeux de l’assemblée, M. Forester, tournant vers moi un regard plein de douleur et de pitié, me dit que, si j’avais quelque chose à alléguer pour ma défense, c’était le moment de le faire. Sur cette invitation, je pris la parole à peu près en ces termes :

« Je suis innocent ; c’est en vain que les circonstances semblent s’accumuler contre moi. Il n’y a personne au monde moins capable que je ne le suis de la chose dont on m’accuse. J’en appelle à mon cœur ; j’en appelle à l’innocence peinte sur mon visage ; j’en appelle à tout ce qui est sorti de ma bouche jusqu’à présent. »

Je crus m’apercevoir que la chaleur avec laquelle je m’exprimais faisait impression sur tous ceux qui m’écoutaient ; mais au même moment leurs yeux s’étant reportés sur les effets exposés devant eux, il se fit un changement dans leur visage. Je continuai :

« J’affirme encore quelque chose de plus ; M. Falkland n’est pas dans l’erreur ; il sait parfaitement que je suis innocent. »

À peine ces derniers mots furent-ils proférés, qu’un cri général d’indignation s’éleva de tous les coins de la salle. M. Forester, se tournant vers moi de l’air le plus sévère :

« Jeune homme, me dit-il, prenez bien garde à ce que vous faites ; c’est le privilége de l’accusé de dire tout ce qu’il juge propre à sa défense, et j’aurai soin que vous jouissiez de ce privilége dans toute son étendue ; mais vous imaginez-vous que des assertions aussi impudentes et aussi insoutenables puissent tourner sous aucun rapport à votre avantage ?

— Je vous rends grâce du plus profond de mon cœur, lui répliquai-je, de l’avertissement que vous me donnez ; mais je sais ce que je fais. J’affirme ce que j’ai avancé, non-seulement parce qu’il est de toute vérité, mais parce qu’il est inséparablement lié à ma défense. Je suis accusé, et l’on me dira que je ne puis espérer d’être cru sur une simple déclaration de mon innocence ; je n’ai pas d’autres témoins à produire, j’en appelle donc à M. Falkland ; c’est son témoignage que j’invoque ; je lui demande :

« Ne vous êtes-vous pas vanté à moi en particulier que vous aviez le pouvoir de me perdre ? Ne m’avez-vous pas dit que dans ce cas j’aurais beau préparer une histoire, quelque plausible, quelque vraie même qu’elle pût être, vous sauriez bien faire en sorte que le monde entier m’eût en exécration comme un imposteur ? Ne sont-ce pas là vos propres termes ? N’avez-vous pas ajouté que mon innocence ne me servirait à rien, et que vous vous ririez d’une si faible défense ? Je vous le demande : le matin même du jour de mon départ, n’avez-vous pas reçu de moi une lettre dans laquelle je vous demandais votre consentement pour m’en aller ? Aurais-je fait cette démarche si ma fuite eût été celle d’un voleur ? Je défie qui que ce soit de concilier les expressions de ma lettre avec une telle accusation ? Aurais-je commencé par vous déclarer que j’avais formé le projet de quitter votre service, si les motifs de ce projet eussent été tels que vous les supposez maintenant ? Aurais-je osé vous demander pourquoi vous vouliez m’assujettir à une punition éternelle ? »

En disant ceci, je tirai de ma poche une copie de ma lettre, et la posai sur la table.

M. Falkland ne fit aucune réponse à mes interpellations. M. Forester se tourna vers lui, en disant : « Eh bien, monsieur, que répondez-vous au défi que vous porte votre domestique. »

M. Falkland répondit : « Un pareil mode de défense ne mérite presque pas de réplique ; mais voici la mienne : Jamais je n’ai eu cette conversation ; jamais je ne me suis servi de ces expressions ; jamais je n’ai reçu cette lettre. À coup sûr, pour faire tomber une accusation, il ne suffit pas au criminel de la repousser avec une grande volubilité de langue et une contenance intrépide. »

M. Forester se tourna ensuite vers moi. « Si c’est sur la vraisemblance de vos assertions, me dit-il, que vous vous fondez pour votre justification, il faut au moins faire en sorte qu’elles soient conséquentes et qu’elles répondent à tout. Vous ne nous avez pas dit quelle était la cause de l’inquiétude et de l’embarras que Robert déclare avoir remarqués en vous, pourquoi vous étiez si impatient de quitter le service de M. Falkland, et enfin, comment il se fait qu’une partie de ses effets se soient trouvés dans une de vos malles.

— Toutes ces circonstances, monsieur, sont vraies, repartis-je. Il y a des choses que je n’ai pas dites. Si je les disais, elles seraient à l’avantage de ma cause et feraient paraître encore bien plus étonnante l’accusation qui m’est intentée. Mais il m’est impossible, au moins quant à présent, de prendre sur moi de les mettre au jour. Est-il nécessaire de donner des motifs précis et particuliers du désir que j’ai manifesté de changer de condition ? Vous connaissez tous la situation malheureuse de M. Falkland ; vous savez combien il a de hauteur et de réserve dans les manières. Quand je n’aurais pas eu d’autres motifs, certainement il m’était bien permis de désirer une autre place, sans donner lieu à aucune présomption défavorable contre moi.

» La question de savoir comment ces effets de M. Falkland se trouvent aujourd’hui mêlés parmi les miens est d’une nature plus sérieuse. Mais c’est une question à laquelle je ne saurais répondre. Je m’attendais au moins aussi peu qu’aucune autre personne de l’assemblée à les trouver là. Tout ce que je puis dire, c’est qu’ayant la plus parfaite assurance que M. Falkland a la conviction intime de mon innocence (car observez bien que je ne me dépars point de cette assertion), je réitère ici avec une nouvelle confiance ce que j’ai affirmé à cet égard ; en conséquence, je crois fermement que ces effets ne se trouvent ainsi placés que par le fait de M. Falkland lui-même. »

Je n’eus pas plutôt prononcé ces derniers mots, que je fus encore interrompu par une exclamation involontaire de tous ceux qui étaient présents. À leurs regards furieux, il semblait qu’ils eussent voulu me déchirer en pièces. Je continuai :

« J’ai répondu à tout ce qui est allégué contre moi.

» M. Forester, vous êtes ami de la justice ; je vous conjure de ne pas la violer en ma personne. Vous êtes un homme plein de lumières et de pénétration. Trouvez-vous rien en moi qui décèle un coupable ? Rappelez-vous tout ce que vous avez pu y remarquer. Vous semblé-je avoir une âme capable de ce qu’on m’impute ? Un vrai criminel se montrerait-il aussi ferme, aussi calme, aussi inébranlable que je l’ai paru devant vous ?

» Mes camarades de service ! M. Falkland est un homme de naissance et de fortune ; il est votre maître. Moi, je suis un pauvre garçon de village ! sans un ami dans le monde. Ce sont des circonstances qui établissent entre nous deux, jusqu’à un certain point, une différence réelle ; mais ce ne sont pas des causes suffisantes pour renverser les principes de la justice. Ne perdez pas de vue les conséquences de la situation où je me trouve ; songez qu’une décision donnée contre moi dans une affaire où je proteste si solennellement devant vous de mon innocence, tend à me priver pour jamais de ma réputation et de mon repos, à conjurer contre moi la haine et le mépris du monde entier, et à décider peut-être irrévocablement de ma liberté et de ma vie. Si votre conscience, si vos yeux, si les faits que vous connaissez vous disent que je suis innocent, parlez pour moi. Ne souffrez pas qu’une timidité pusillanime vous empêche de sauver de l’abîme un de vos semblables, qui ne mérite pas d’avoir une seule créature humaine pour ennemi. Pourquoi la faculté de parler nous est-elle donnée, si ce n’est pour communiquer aux autres nos sentiments ? Je ne croirai jamais qu’un homme plein de la conviction de son innocence ne puisse pas faire apercevoir aux autres que ce sentiment est dans son cœur. Est-ce que vous n’entendez pas toutes les puissances de mon âme qui me crient que je ne suis pas coupable !

» Vous, M. Falkland, je n’ai rien à vous dire. Je vous connais et sais jusqu’à quel point vous êtes impénétrable. Dans ce moment même où vous me chargez d’imputations aussi odieuses, vous admirez ma résolution et ma grandeur d’âme. Mais je n’ai rien à espérer de vous. Vous pouvez contempler d’un œil inaccessible aux remords ou à la pitié la ruine de votre victime. La plus grande de mes infortunes, c’est d’avoir à combattre un adversaire tel que vous. Vous me forcez à dire de vous des choses pénibles à entendre ; mais j’en appelle à votre cœur si j’ai mis dans mes paroles de l’exagération ou de l’animosité. »

Tout ce qu’il était possible d’alléguer de part et d’autres étant dit, M. Forester commença ses observations sur toute l’affaire.

« Williams, dit-il, il y a une masse énorme de charges contre vous ; les preuves directes sont fortes, les circonstances, qui viennent à l’appui sont nombreuses et frappantes. Je conviens que vous avez mis dans vos réponses une adresse extrême ; mais, jeune homme, vous apprendrez à vos dépens que l’adresse, quelle qu’elle puisse être, ne saurait tenir contre la force insurmontable de la vérité. Il est heureux pour les hommes que l’empire du talent ait ses bornes, et qu’il ne soit pas au pouvoir de l’esprit le plus subtil de renverser les distinctions du juste et de l’injuste. Croyez-moi, le mérite de la cause contre laquelle vous avez à lutter est trop solide pour que tout l’art des sophismes puisse le détruire ; la justice prévaudra, et la malignité impuissante sera vaincue.

» Pour vous, M. Falkland, la société vous est redevable pour avoir mis dans son véritable jour cette triste affaire. Ne permettez pas que les traits envenimés, dirigés contre vous par une main criminelle, portent atteinte à votre tranquillité. Croyez bien que tout le monde saura les juger. Je n’ai pas le moindre doute que tous ceux qui les ont entendus n’en aient conçu autre chose qu’une plus haute estime pour votre caractère. Nous sentons tout le malheur de votre situation, d’avoir à entendre de pareilles calomnies d’une personne coupable envers vous de la plus honteuse des bassesses. Mais considérez-vous à cet égard comme un martyr de la cause publique. La pureté de vos motifs et les qualités de votre cœur sont hors de l’atteinte de la plus noire méchanceté. La vérité et la justice réservent inévitablement l’infamie à votre calomniateur ; à vous, l’amour des hommes et l’approbation générale.

» Vous entendez, Williams, ce que je pense de votre affaire ; mais je n’ai pas le droit d’être votre juge en dernier ressort. Quelque désespérée que me paraisse votre cause, je veux vous donner un avis, comme si j’étais choisi pour vous assister en qualité de conseil. Retranchez de votre défense tout ce que vous y avez mis d’injurieux contre M. Falkland. Défendez-vous de votre mieux, mais n’attaquez pas votre maître. Vous ne devez rien négliger pour faire naître quelque prévention en votre faveur dans l’esprit de ceux qui vous entendent ; mais la récrimination à laquelle vous avez eu recours n’excitera jamais que de l’indignation. Un crime contre la probité peut quelquefois trouver de l’indulgence : la méchanceté froide et délibérée que vous avez fait voir est mille fois plus atroce. Elle prouve que vous avez l’âme d’un démon plutôt encore que l’âme d’un voleur. Toutes les fois qu’il vous arrivera de répéter de pareilles noirceurs, tous ceux qui vous entendront vous réputeront coupable par cela seul, et quand même l’insuffisance des autres indices serait clairement démontrée. Si vous voulez donc bien consulter votre intérêt, qui me paraît être la seule considération qui vous touche, il est important pour vous de vous rétracter sur ce point au plus tôt et par tous les moyens possibles. Si vous voulez qu’on vous croie honnête, il faut commencer par faire voir que vous êtes en état de sentir et de juger la vertu dans les autres. Ce que vous pouvez faire de mieux pour le bien de votre cause, c’est de solliciter le pardon de votre maître, c’est de rendre hommage à la probité et au mérite, même quand ils demandent vengeance contre vous. »

On concevra facilement que la décision de M. Forester me porta un coup terrible ; mais quand je l’entendis m’inviter à me rétracter et à m’humilier devant mon accusateur, je sentis mon âme tout entière se soulever d’indignation. Je répondis :

« Je vous ai déjà dit que j’étais innocent. Je ne me crois pas capable, s’il en était autrement, de l’effort qu’exige l’invention d’une défense plausible. Vous venez de dire qu’il n’était pas au pouvoir de l’esprit le plus subtil de renverser les distinctions du juste et de l’injuste, et dans ce moment même je les vois renversées. C’est en vérité un moment bien épouvantable pour moi. Jeune et sans expérience, je ne connais rien des affaires du monde que ce qu’on m’en a pu dire et ce que j’en ai lu dans les livres. Mes premiers pas ont été accompagnés de cette ardeur et de cette confiance inséparables de mon âge. Dans chacun de mes semblables j’ai cru voir un ami. Je n’ai pas l’habitude des détours en usage parmi les hommes, et je ne sais pas jusqu’où va leur injustice. Je n’ai rien fait pour mériter leur haine ; mais, si j’en juge par ce que je viens de voir et d’entendre, je suis destiné à perdre pour jamais les avantages de l’honneur et de la probité. Je me vois enlever l’amitié de tous ceux que j’ai connus jusqu’à présent, et fermer tous les moyens d’acquérir celle des autres. Je suis donc réduit à chercher en moi seul la source de mon bonheur. Comptez bien que je ne commencerai pas cette carrière par de lâches et honteuses concessions. Si je n’ai plus rien à espérer de la bienveillance des autres, au moins saurai-je maintenir l’indépendance de mon âme. M. Falkland est mon implacable ennemi. Quelque mérite qu’il puisse avoir sous d’autres rapports, il se montre envers moi sans humanité, sans principes, sans remords. Pensez-vous que j’irai jamais faire des soumissions à celui qui me traite avec tant d’injustice, que j’irai tomber aux pieds d’un homme qui est une furie pour moi, et baiser une main teinte de mon sang ?

— À cet égard, reprit M. Forester, faites comme vous le jugerez à propos. J’avoue que votre fermeté et votre obstination me confondent. Vous ajoutez à l’idée que je m’étais faite des facultés de l’homme ; peut-être, tout bien considéré, avez-vous choisi le rôle qui va le mieux à votre but, quoique pourtant je pense que plus de modération vous aurait été plus favorable. Votre extérieur d’innocence pourra, j’en conviens, ébranler les personnes qui auront à décider sur votre sort ; mais il ne l’emportera jamais sur des faits clairs et incontestables. Pour moi, je n’ai plus rien à vous dire. Vous me montrez un nouvel exemple de l’abus qu’on fait si généralement de ces talents qu’admire une aveugle multitude. Je ne vous vois qu’avec horreur. Tout ce qui me reste à faire à votre égard pour m’acquitter de mon devoir, c’est de vous livrer à la justice de votre pays, comme un monstre de scélératesse.

— Non pas, reprit M. Falkland, je ne consentirai jamais à cela. Je me suis contenu jusqu’ici, parce qu’il était juste de laisser à la vérité le temps de s’établir. J’ai fait violence à mes habitudes et à mes sentiments, parce que le bien public exigeait que l’hypocrisie fût démasquée. Mais je ne puis me contraindre plus longtemps. L’emploi de toute ma vie a été de protéger ceux qui souffrent, bien loin d’ajouter à leurs peines ; et dans cette circonstance j’agirai encore de même. Ces attaques impuissantes contre mon honneur n’excitent pas en moi le plus léger ressentiment ; je me ris de la malignité qui les a dictées, et elles n’ont diminué en rien les sentiments de bienveillance que j’ai toujours eus pour celui qui en est l’auteur. Qu’il dise tout ce qu’il voudra, il ne saurait m’atteindre. Il était à propos qu’il fût couvert d’une ignominie publique, afin que d’autres ne pussent être trompés par lui, comme nous l’avons été nous-mêmes. Mais il n’y a aucune nécessité d’aller plus loin, et j’insiste pour qu’il lui soit permis de se retirer partout où bon lui semblera. Je suis seulement fâché que l’intérêt de la société le menace d’une aussi affreuse perspective que celle qui l’attend.

— M. Falkland, répliqua M. Forester, ces sentiments font honneur à votre humanité ; mais il m’est impossible de m’y rendre. Ils ne servent qu’à faire ressortir encore davantage la noirceur de ce reptile envenimé, de ce monstre d’ingratitude qui, après avoir volé son bienfaiteur, cherche encore à l’outrager… Misérable que vous êtes, rien ne peut donc vous émouvoir ? Vous êtes donc inaccessible aux remords ? Quoi ! vous n’êtes pas confondu de tant de bontés si peu méritées ! Vil calomniateur ! vous êtes l’exécration de la nature, l’opprobre de l’espèce humaine, et le moment où vous serez exterminé délivrera la terre d’un fardeau qu’elle ne supporte qu’avec horreur… Souvenez-vous, monsieur, que ce monstre, au moment où vous exercez envers lui un acte inouï de clémence et de bonté, ose vous accuser de le poursuivre pour un crime dont vous le savez innocent ; et même, bien plus, d’avoir glissé exprès parmi ses hardes des effets prétendus volés, à dessein de le perdre. Cette scélératesse sans exemple vous fait un devoir de délivrer le monde d’une telle peste, et, pour votre propre intérêt, vous oblige à ne pas vous relâcher de vos poursuites, de peur que votre indulgence pour lui ne donne du crédit à ses abominables mensonges.

— Je ne m’inquiète pas des conséquences, reprit M. Falkland, j’obéis à l’impulsion de mon cœur. Je ne concourrai jamais personnellement à réformer l’espèce humaine par les haches et les gibets ; je suis convaincu que les choses n’iront jamais bien que lorsque l’honneur et non la loi sera l’arbitre souverain du monde ; que lorsque le vice aura appris à reculer devant l’irrésistible puissance et la dignité de la vertu, mais non devant les froides et mesquines formalités d’un code ; si mon calomniateur était digne de mon ressentiment, ce serait mon épée et non pas le glaive du magistrat qui me ferait justice de son insolence ; mais ici je me ris de sa malice, je me résous à l’épargner, comme le roi généreux des forêts laisse vivre l’insecte qui ose attenter à son repos.

— Vous tenez là des discours romanesques, dit M. Forester, au lieu de parler le langage de la raison. Cependant il m’est impossible de ne pas être vivement frappé du contraste dont je suis témoin entre l’élévation sublime de la vertu et l’injustice opiniâtre et inébranlable du crime. Tandis que votre cœur montre un excès de bonté, rien ne peut toucher l’âme de cet intrépide scélérat. Je ne me pardonnerai jamais de m’être laissé abuser un instant par ses détestables artifices. Ce n’est pas ici le moment de discuter le procès entre la chevalerie et la loi. Tout ce qu’il y a, c’est que, comme magistrat, ayant fait l’information du délit, j’insiste sur ce qui est de mon devoir, c’est-à-dire sur ce que la justice ait son libre cours, et que l’accusé soit transféré dans la prison du comté. »

Après quelques débats encore de part et d’autre sur le même point, M. Falkland, trouvant M. Forester obstiné, et intraitable, retira son opposition. En conséquence, on manda un officier de justice du village voisin ; le mandat fut délivré, et une des voitures de M. Falkland fut préparée pour me conduire à la geôle. On peut aisément s’imaginer combien cette décision fut pénible pour moi. Je jetais des yeux inquiets sur les domestiques qui avaient été spectateurs de l’information ; mais pas un d’eux, ni par parole ni par geste, ne manifesta le moindre signe de compassion pour mes malheurs. Le vol dont j’étais accusé leur semblait atroce, à cause de son énormité ; et, quand même quelques étincelles de commisération auraient pu s’échapper de leurs âmes simples et ingénues, elles auraient été bientôt étouffées par l’indignation, à cause de la noirceur qu’ils voyaient dans ma récrimination contre leur digne et excellent maître. Mon sort étant ainsi décidé, et un des domestiques ayant été dépêché vers l’officier de justice, M. Forester et M. Falkland se retirèrent et me laissèrent à la garde de deux autres domestiques.

L’un de ceux-là était le fils d’un fermier du voisinage qui avait été longtemps l’intime ami de mon père. J’avais envie de connaître précisément le fond de l’âme de ceux qui avaient été témoins de cette scène, et qui avaient eu occasion d’observer auparavant mes mœurs et ma conduite. Je cherchai donc à entrer en conversation avec celui-ci, « Eh bien, mon bon Thomas, lui dis-je en hésitant et avec un accent plaintif, ne suis-je pas une bien malheureuse créature ?

— Ne me parlez pas, maître Williams ; allez, vous m’avez donné une telle secousse, que je n’en serai remis de longtemps. Vous avez été couvé par une poule, comme on dit, mais il faut que vous soyez sorti de l’œuf d’un basilic. Je suis vraiment bien aise que l’honnête fermier Williams soit mort ; car votre coquinerie lui ferait maudire le jour où il est né.

— Thomas, je suis innocent ! Je le jure par le Dieu du ciel qui doit me juger un jour, je suis innocent.

— Ne jurez pas, je vous en prie, pour l’amour de Dieu, ne jurez pas ! votre pauvre âme est déjà bien assez damnée sans cela. Ma foi, grâce à vous, mon garçon, je ne me fie plus jamais à personne et je ne crois plus aux apparences, quand ce serait un ange. Bonté divine ! comme vous nous en avez débité ! comme vous avez la langue dorée ! À l’entendre, on l’aurait cru innocent comme l’enfant qui vient de naître ; mais, à d’autres. Vous ne ferez pas croire aux gens que le noir est blanc ; pour mon compte, c’est bien fini avec vous. Je vous aimais hier tout comme si vous aviez été mon frère. Aujourd’hui j’ai tant d’amitié pour vous que je ferais de tout mon cœur dix milles à pied pour vous voir pendre.

— Bon Dieu, Thomas, pouvez-vous me dire cela ! Quel changement dans votre cœur à mon égard ! Je prends Dieu à témoin que je n’ai rien fait pour le mériter. Quel monde que celui où nous vivons !

— Arrêtez donc votre langue maudite ! les cheveux me dressent à la tête seulement à vous entendre. Pour tout l’or du monde je ne passerais pas une nuit sous le même toit que vous. Je craindrais à tout moment de voir tomber la maison pour vous écraser ! Je m’étonne que la terre ne s’ouvre pas pour vous engloutir tout vivant. C’est un poison rien que de vous regarder en face ! Si vous allez ce train-là, je crois, Dieu me pardonne, que les gens à qui vous parlerez finiront par vous déchirer par morceaux, et qu’ils ne vous laisseront jamais le temps de gagner la potence. Oh ! oui, je vous le conseille, plaignez-vous. Le pauvre petit innocent ! C’est dommage qu’il crache du venin tout autour de lui comme un crapaud et qu’il empoisonne la terre de son écume partout où il passe. »

Quand je vis que celui à qui je parlais était aussi inaccessible à tout ce que je pouvais dire, et considérant que, même en venant à bout de le ramener de sa prévention, je n’en tirerais pas grand avantage, je me conformai à son avis et gardai le silence. Il ne se passa pas beaucoup de temps sans que tout fût disposé pour mon départ, et on me conduisit à la même prison qui avait renfermé peu auparavant les innocents et malheureux Hawkins. Ils avaient été aussi les victimes de M. Falkland. Je voyais en lui une image fidèle, quoiqu’en raccourci, de ce que sont les monarques, qui comptent les prisons d’État au nombre des instruments de leur pouvoir.


XXIII


Pour moi, je n’avais jamais vu de prison, et, comme la plupart des hommes, je n’avais guère songé à m’informer quel était le sort de ceux qui avaient commis des offenses contre la société, ou qui lui étaient devenus suspects. Oh ! combien est désirable, en comparaison de ces tristes murailles, le plus pauvre des abris où le journalier va se reposer de ses fatigues !

Tout était nouveau pour moi, ces portes massives, ces verrous et ces serrures retentissantes, ces passages sombres, ces fenêtres grillées, et les regards si caractéristiques des geôliers, accoutumés à s’armer de refus et à défendre leurs cœurs de tout sentiment de sympathie et de pitié. La curiosité et un désir de connaître ma situation me portèrent à fixer les yeux sur leurs figures, mais le moment d’après je les détournai avec un dégoût insurmontable. Il est impossible de dépeindre le genre d’odeur et de malpropreté qui distingue ces affreuses demeures. J’avais bien vu dans ma vie des logements négligés et malpropres, habités par des hommes dont la personne n’était pas mieux soignée ; mais leur visage portait l’empreinte de la santé, et on y lisait l’insouciance plutôt que le malheur. La malpropreté d’une prison s’adresse à l’âme même et a déjà un caractère d’infection et de putridité.

On me retint pendant plus d’une heure dans la chambre du geôlier, tandis que les guichetiers survenaient les uns après les autres pour se familiariser avec ma personne. On me regardait déjà comme coupable d’un crime capital : en conséquence, on me fit subir une perquisition rigoureuse, et on me prit un canif, une paire de ciseaux et tout ce que j’avais de monnaie d’or. On délibéra si ces objets ne seraient pas mis sous le scellé, pour m’être rendus, disait-on, aussitôt que je serais acquitté ; et, si je n’avais pas fait voir dans mes réclamations une vigueur et une fermeté à laquelle ils ne s’attendaient guère, telle était la marche qu’ils allaient continuer de suivre. Quand j’eus subi ces cérémonies, on me poussa dans une chambre où étaient assemblés les détenus pour crime capital[1], au nombre de onze. Chacun d’eux était trop occupé de ses réflexions pour faire attention à moi. De ces onze prisonniers, deux étaient là pour vol de chevaux[2], trois pour avoir volé un mouton, un pour avoir volé dans une boutique[3], un autre pour fausse monnaie, deux pour vol de grand chemin, et deux pour vol avec effraction[4].

Les voleurs de chevaux étaient à faire une partie de cartes, qui fut interrompue par un différend survenu entre eux, accompagné de grandes vociférations et d’appels qu’ils faisaient aux uns et aux autres pour décider le coup, mais fort inutilement, car l’un ne les écoutait pas, et d’autres les laissaient au milieu de leur récit pour aller porter loin de leur tapage leurs angoisses intérieures.

C’est la coutume parmi les voleurs de former entre eux une espèce de tribunal burlesque dont chacun va prendre la décision pour savoir s’il sera acquitté, s’il aura répit ou grâce, ainsi que pour essayer la manière la plus adroite d’établir sa défense. Un des voleurs avec effraction, qui avait déjà passé par cette épreuve, était à se promener fièrement en long et en large dans la chambre avec un air de bravade, en criant à son camarade qu’il était aussi riche que le duc de Bedford ; il possédait cinq guinées et demie, ce qui était bien tout ce qu’il pourrait dépenser dans le mois ; et, quant à ce qui arriverait après cela, c’était l’affaire de Jack Ketch[5] et non la sienne. En disant cela, il se jeta brusquement sur un banc qui était près de lui et parut s’endormir un moment ; mais son sommeil était agité ; sa respiration pénible ressemblait de temps en temps à une sorte de gémissement. Un jeune homme de l’autre côté de la chambre s’en vint doucement, armé d’un grand couteau, à l’endroit où celui-ci était couché, la tête pendante sur un des côtés du banc, et lui appuya sur le cou le dos de la lame avec tant de force que ce ne fut qu’après beaucoup d’efforts que l’autre put venir à bout de se relever. « Ma foi, Jean, dit l’homme au couteau, encore un peu et ton affaire était faite. » Celui-ci, sans témoigner le moindre ressentiment : « Dieu te damne, lui dit il d’un ton chagrin : pourquoi diable n’as-tu pas pris le tranchant ? ç’aurait été le meilleur ouvrage que tu eusses fait depuis longtemps[6] ! »

Il y avait un des individus détenus pour vol de grand chemin, dont le cas était assez extraordinaire. C’était un simple soldat, de la physionomie la plus séduisante, âgé de vingt-deux ans. Le plaignant, qui avait été volé un soir en revenant très-tard du cabaret, et à qui on avait pris trois shellings[7], avait affirmé que ce jeune homme était son voleur. Il était difficile de trouver un caractère comparable à celui de ce prisonnier. Son état ne l’avait pas empêché de cultiver son esprit ; la lecture de Virgile et d’Horace était son amusement favori. Le contraste de son humble rang et de ses goûts littéraires le rendait singulièrement intéressant. Il était simple et sans affectation. Sachant dans l’occasion déployer de la fermeté, il était doux, timide, inoffensif et ingénu. On le citait pour sa probité. Une dame l’avait une fois employé pour porter une somme de mille livres sterling à quelqu’un à plusieurs milles de distance ; une autre fois un particulier lui avait confié, pendant son absence, la garde de sa maison et de son mobilier, qui valait au moins cinq fois cette somme. Dans sa manière de penser, il avait toujours montré un grand amour de la justice, beaucoup de candeur et de sagesse. Il avait gagné quelque argent à fourbir les armes de ses officiers, métier pour lequel il avait un talent particulier ; mais il avait refusé le grade de sergent ou de caporal qui lui avait été offert, disant qu’il n’avait pas besoin d’argent, et que dans ce nouveau poste il aurait moins de loisirs à donner à l’étude. Il avait aussi refusé constamment des présents que voulaient lui faire des personnes frappées de son mérite ; non que ce fût, de sa part orgueil ou fausse délicatesse, mais parce que, disait-il, il ne croyait pas devoir en conscience accepter des choses dont il ne sentait nullement avoir besoin. Cet aimable jeune homme mourut pendant que j’étais en prison. Je reçus son dernier soupir[8].

J’étais obligé de passer la journée entière dans la compagnie de ces hommes, dont quelques-uns avaient réellement commis les crimes dont ils étaient accusés, et les autres avaient été exposés au soupçon par le malheur de leur condition. Le tout composait un spectacle de misère dont il est impossible de se former une idée, à moins de l’avoir sous les yeux. Les uns étaient extrêmement bruyants, et cherchaient à s’étourdir, par bravade, sur l’idée de leur état ; tandis que les autres, incapables même d’un tel effort, sentaient aggraver les angoisses de leur esprit par le tumulte et le fracas continuels qui se faisaient autour d’eux. Même ceux qui affectaient le plus de résolution offraient encore un front sillonné par les soucis et les chagrins ; au milieu de leur gaieté forcée, de noires pensées qui survenaient à tout moment altéraient leur visage et y faisaient naître soudain l’expression de la douleur la plus cuisante. Pour les habitants de cette triste enceinte, le retour du soleil n’était pas celui de la joie. Un jour succédait à l’autre ; mais leur condition était invariable. L’existence n’était pour eux qu’une longue scène de tristesse continuelle ; chaque moment était un moment d’angoisse, et cependant ils cherchaient encore à le prolonger, dans la crainte que l’instant d’après ne vînt leur apporter une destinée plus affreuse. Le souvenir du passé était accompagné de regrets insupportables, et chacun d’eux eût sacrifié avec plaisir un de ses bras pour avoir encore le choix de cet état de paix et de liberté qu’une folle conduite lui avait fait aliéner. Nous parlons d’instruments de torture ; les Anglais tirent vanité d’avoir banni de leur île fortunée cet usage monstrueux ! Hélas ! celui qui a pu voir les mystères d’une prison peut dire si le fouet et le chevalet des tortionnaires sauraient jamais infliger de torture comparable à l’agonie lente et silencieuse dans laquelle un prisonnier traîne son existence.

Tels étaient nos jours. Au soleil couché paraissaient nos geôliers, qui ordonnaient à chacun de se retirer pour être enfermé dans son cachot. C’était une circonstance qui aggravait cruellement notre sort que d’être sous la discipline arbitraire de ces êtres durs et despotiques. Jamais hommes ne furent aussi étrangers à toute idée de sensibilité et de commisération. Ils prenaient un plaisir barbare à donner leurs ordres odieux et à observer la répugnance avec laquelle on y obéissait. Quand ils avaient parlé, il n’y avait pas à répliquer ; les fers, le pain et l’eau étaient la rétribution inévitable de la moindre résistance. Leur tyrannie n’avait d’autres bornes que leurs caprices. À qui en appellerait le malheureux prisonnier ? Ira-t-il se plaindre, quand il a la certitude que ses plaintes ne seront pas entendues ? Un rapport sur la rébellion et la nécessité de prendre des précautions sont pour le geôlier un infaillible refuge, et opposent une barrière insurmontable à toute espèce de réparation.

Nos cachots étaient des cellules de sept pieds sur six, creusées plus bas que la terre, humides, sans aucune ouverture pour l’air ou la lumière, si ce n’est quelques trous pratiqués dans la porte. Dans quelques-uns de ces affreux réceptacles, on entassait trois personnes ensemble pour dormir[9]. Je fus assez heureux pour en avoir un à moi seul. Nous étions à l’approche de l’hiver. On ne nous permettait pas d’avoir de chandelle, et, comme je l’ai dit, on nous enfermait dès le coucher du soleil, pour ne nous délivrer que le lendemain au jour. C’était là notre situation pendant quatorze ou quinze heures sur vingt-quatre. Je n’avais, dans aucun temps, été accoutumé à dormir plus de six ou sept heures, et alors j’avais moins de penchant au sommeil que jamais. Ainsi j’étais réduit à passer la moitié de ma journée dans cette effroyable demeure et dans une obscurité complète ; ce qui ne laissait pas d’aggraver mon sort.

Au milieu de mes sombres réflexions, j’exerçais ma mémoire à compter les portes, les ferrures, les verrous, les chaînes, les murs épais, les barreaux et les grilles qui se trouvaient entre moi et la liberté. « Voilà donc, me disais-je, les instruments que la tyrannie, dans le recueillement de ses froides méditations, se plaît à inventer. Voilà l’empire que l’homme exerce sur l’homme. C’est ainsi que l’on tient dans les liens et dans la torpeur un être né pour développer et agrandir toutes ses facultés. Qu’il doit être dépravé ou stupide celui qui ose soutenir ce système d’oppression, où la santé, la gaieté, la sérénité de l’homme vont se perdre sous la fétidité mortelle d’un cachot et sous les rides profondes du désespoir ! »

« Grâces au ciel, dit l’Anglais, nous n’avons pas de Bastille ! grâces au ciel, chez nous aucun homme n’est puni, s’il n’est criminel ! » Misérable privé de sens ! est-ce une terre de liberté que celle où des milliers d’hommes languissent dans les cachots et dans les chaînes ? Va, va, ignorant, va t’instruire dans nos prisons. Apprends à connaître leur insalubrité, leur puanteur, la tyrannie de ceux qui les gouvernent, la misère de ceux qui les habitent. Reviens après ce spectacle, et montre-moi quelqu’un assez déhonté pour dire encore d’un air triomphant : « L’Angleterre n’a pas de Bastille ! » Y a-t-il une accusation si frivole qui n’expose un homme à être plongé dans ces épouvantables demeures ? Y a-t-il quelque basse noirceur qui n’ait pas été mise en œuvre par les officiers de justice et par les accusateurs ? Mais, peut-être, m’allez-vous dire, contre toutes ces injures on obtient des réparations. Des réparations ! Ce mot même est le comble de l’insulte ! Quoi ! ce malheureux réduit au désespoir, qui ne s’est vu acquitter qu’au moment où la langueur et la misère allaient éteindre en lui les restes de la vie, ira poursuivre des réparations ? Où trouvera-t-il assez de loisir, et surtout assez d’argent pour salarier les agents et les ministres de la loi, pour payer ce remède si lent et toujours si chèrement acheté ? Non, non, il est trop heureux de laisser derrière lui son cachot et l’affreux souvenir des moments qu’il y a passés ; les mêmes caprices de l’oppression et de la tyrannie seront l’héritage de l’infortuné qui vient prendre sa place.

Pour moi, je contemplais les murs tout autour de moi, et ma pensée devançait déjà la mort prématurée que tout me présageait ; je redescendais au fond de mon cœur ; je n’y trouvais que l’innocence, et je me disais : « Voilà donc ce que c’est que la société. Voilà cette distribution de justice qui est le but de la raison humaine ! Voilà le fruit des méditations des sages, l’ouvrage auquel ils ont consacré tant de veilles ! Le voilà ! »

Le lecteur me pardonnera de m’être écarté du principal sujet de mon histoire par cette digression. S’il trouvait que je me suis laissé aller à des remarques générales, qu’il se souvienne que celles-ci sont le résultat d’une expérience chèrement payée. C’est de la plénitude d’un cœur qui ne peut plus se contenir que l’invective coule de ma plume. Ce ne sont pas les déclamations d’un homme qui prétend à l’éloquence. Les fers de cet esclavage ont torturé mon âme.

Je ne pouvais pas croire que tant de misère et d’infortune fût jamais tombé en partage à aucune créature humaine. Je me rappelais avec surprise mon empressement puéril à faire juger ma conduite et à démontrer mon innocence. Je le détestais comme l’effet de la plus sotte et de la plus insoutenable pédanterie. Je m’écriais, dans l’amertume de mon cœur : « Hé, qu’est-ce donc que la réputation ? C’est un hochet d’enfant pour amuser les hommes. Si j’avais su mépriser cette chimère, je pourrais jouir de la tranquillité de mon cœur, goûter les biens de la paix et de la liberté, et entretenir dans de douces occupations l’activité de mon esprit. Et pourquoi soumettre mon bonheur à l’arbitrage des autres ? Mais quand même une bonne réputation serait un bien de la plus haute valeur, un pareil moyen de la recouvrer ne serait-il pas réprouvé par le sens commun ? Le langage que ces institutions tiennent à l’infortuné qui les invoque n’est-il pas celui-ci : « Allons, sois privé de la lumière du jour, associe-toi à ceux que la société a marqués comme les objets de son exécration ; rends-toi l’esclave des geôliers ; laisse-toi charger de chaînes ; tu pourras ensuite espérer d’être purgé d’une injuste accusation, et de recouvrer l’honneur et la réputation ? » Tels sont donc les moyens de consolation qu’offre la loi à ceux que la méchanceté ou la sottise, une inimitié privée ou une assertion indiscrète font gémir, sans le plus léger fondement, sous le poids de la calomnie ! Pour mon compte, j’étais bien certain de mon innocence, et l’examen m’a bientôt fait voir que les trois quarts de ceux qui sont habituellement assujettis à un traitement semblable sont des personnes contre lesquelles nos cours de justice, malgré leur prévention dédaigneuse et leur précipitation, ne trouvent pas assez de preuves pour opérer une conviction. Il faut donc qu’un homme soit bien mal instruit ou bien dépourvu de jugement pour commettre aux hasards d’une telle protection son honneur et sa vie.

Mais je me trouvais dans un cas encore bien plus désespéré. J’étais intimement convaincu qu’un examen tel que ces institutions peuvent le faire, devait répondre dignement à ces odieux préliminaires. Après les souffrances que j’endurais, quelle chance avais-je pour espérer d’être acquitté ? Quelle probabilité y avait-il que les juges devant lesquels j’aurais à paraître m’écouteraient plus favorablement que ceux qui avaient déjà prononcé sur ma cause dans la maison de M. Falkland ? Non, non, je me voyais condamné par anticipation.

Ainsi, dépouillé de tous les biens que donne l’existence, déchu de ces belles espérances auxquelles je m’étais si souvent livré, arraché de cette carrière d’honneur et de vertu au-devant de laquelle mon âme ardente aimait tant à s’élancer ; tout ce que m’offrait l’avenir, c’était quelques semaines consommées dans ce lieu misérable, pour aller ensuite recevoir la mort des mains de l’exécuteur public. Il n’y a pas de langage pour exprimer l’indignation et le dégoût affreux que ces idées excitaient dans mon âme. Mon ressentiment ne s’arrêtait pas à mon persécuteur, il s’étendait à la machine sociale tout entière. Je ne pouvais croire que tout ce qui m’arrivait fût le résultat d’institutions inséparables du bien général. Toute l’espèce humaine me paraissait composée de bourreaux et de tortionnaires. Je les regardais tous comme conjurés pour me déchirer en pièces ; et cet immense tableau d’une persécution inexorable me jetait dans un état d’angoisse impossible à décrire. J’examinais tour à tour ma situation sous ces deux faces. J’étais innocent : j’avais droit à l’assistance des hommes ; mais je ne voyais pas un cœur qui ne fût endurci contre moi, pas un bras qui ne fût prêt à prêter son secours pour précipiter ma ruine. Un homme qui n’a pas senti, dans les plus grands intérêts de sa vie, la justice, l’éternelle vérité, l’inaltérable équité, liées inséparablement à sa cause, et de l’autre côté la force brutale, l’opiniâtreté stupide et l’orgueilleuse insolence conjurées contre lui, ne peut pas imaginer ce qui se passait en moi. Je voyais la perfidie et le mensonge rayonnant d’honneur et triomphant ; je voyais la faible innocence broyée en poussière sous la main toute-puissante du crime.

Où pouvais-je chercher du soulagement à ces sensations ? Était-ce au milieu de ce chaos de licence et d’exécration où je passais la journée, et où chaque figure me réfléchissait l’image d’une angoisse qui ne le cédait qu’à la mienne ? Celui qui voudrait se former une idée des régions infernales n’aurait besoin que d’assister pendant quelques heures à l’affreux spectacle que j’ai eu sous les yeux pendant plusieurs mois. Il ne m’était pas permis de me soustraire un moment à cette complication d’horreurs, ni de me réfugier dans le calme de la méditation. L’air, l’exercice, l’attention, la variété des objets, tous ces grands mobiles de l’activité de l’homme m’étaient interdits pour toujours par l’inexorable tyrannie qui me tenait en son pouvoir. La solitude nocturne de mon cachot n’était pas moins insupportable. Je n’y avais pas d’autre meuble que la paille qui servait à mon repos. Il était étroit, humide et malsain. Un esprit épuisé comme le mien par la plus accablante uniformité, auquel ne s’offrait jamais ni amusement ni occupation pour tromper l’ennui de ses pénibles heures, ne pouvait trouver qu’un sommeil court, agité et peu propre à rafraîchir les sens. La perplexité et le désordre de mon imagination me tourmentaient encore plus dans mes rêves que dans les pensées de mes veilles. À ces intervalles de sommeil succédaient les heures que le régime de la prison m’obligeait de passer, quoique éveillé, dans ces ténèbres solitaires. Là, je n’avais ni livres, ni plumes, ni rien qui fût propre à fixer mon attention ; c’était l’uniformité du néant. Quelle misère pour un esprit actif et infatigable comme le mien ! Je ne pouvais pas me plonger dans la léthargie ; je ne pouvais pas oublier mes malheurs ; cette horrible image me poursuivait sans relâche avec la malignité d’un démon. Barbare, inexorable politique des institutions humaines, qui condamne un homme à des tourments aussi douloureux, qui les sanctionne au moins par sa coupable indifférence et les appelle la sauvegarde de la liberté ! Mille fois j’aurais brisé ma tête proscrite contre les murs de mon cachot ; mille fois j’ai soupiré après la mort, et j’ai embrassé avec une ardeur inexprimable l’espoir de trouver un terme à mon horrible martyre ; mille fois j’ai formé le projet de porter sur moi-même une main homicide, et j’ai délibéré, dans l’amertume de mon âme, sur les différents moyens de secouer le fardeau de l’existence. Qu’avais-je à faire de la vie ? J’en avais assez vu pour ne la plus regarder qu’avec horreur. Pourquoi attendrais-je les lentes formalités du despotisme légal ? N’oserais-je donc mourir qu’au moment et de la manière décrétée par ses odieux ministres ? Cependant une puissance inexplicable retenait mon bras. Avec l’ardeur du désespoir je m’accrochai encore à ce fantôme d’existence, à ses mystérieuses affinités, à ses perspectives trompeuses.


XXIV


Telles étaient les réflexions qui me poursuivirent pendant les premiers jours de mon emprisonnement, que je passai ainsi dans un état continuel d’angoisse. Mais, après quelque temps, la nature accablée refusa de plier plus longtemps sous le fardeau ; l’imagination, toujours mobile, amena une suite de réflexions différentes.

Je sentis mon courage revivre. La sérénité et la bonne humeur avaient été les compagnes de toute ma vie, et elles revinrent encore me visiter au fond de mon cachot. Je ne m’aperçus pas plutôt de ce changement dans mes idées, que j’entrevis la possibilité et l’avantage de recouvrer la tranquillité et la paix de l’âme. Je crus entendre au dedans de moi-même une voix secrète qui me suggérait de me montrer, dans cet état d’abandon et d’infortune, au-dessus de mes persécuteurs. Heureuse innocence ! la conscience de mon intégrité, cette satisfaction intérieure de moi-même, était comme un soleil bienfaisant qui perçait à travers toutes les murailles de mon cachot, et qui portait dans mon cœur mille fois plus de chaleur et de joie que les splendeurs réunies de la fortune et des honneurs n’en donneront jamais aux esclaves du vice.

Je trouvai le secret de tenir mon esprit occupé. Je me disais : « Je suis enfermé pendant la moitié de la journée dans une obscurité totale, et sans aucune source extérieure de dissipation ; l’autre moitié, je la passe au milieu du tumulte et du bruit. Eh bien ! ne puis-je pas chercher de l’amusement dans les propres ressources de mon esprit ? N’est-il pas pourvu d’une grande variété de connaissances ? Depuis mon enfance, tous mes moments n’ont-ils pas été employés à satisfaire une insatiable avidité de m’instruire ? Quand pourrais-je mieux qu’à présent tirer parti de ces avantages ? » En conséquence, je me mis à exercer l’activité de mon imagination. Je m’amusai à repasser l’histoire de ma vie. Successivement je vins à me rappeler une infinité de petites circonstances qui auraient été perdues sans cet exercice. Je retraçais à mon esprit des conversations tout entières ; je pensais d’abord au sujet sur lequel elles avaient roulé, puis à leur marche, à leurs incidents ; et j’allais souvent jusqu’à en retrouver les propres termes. Je m’arrêtais sur ces idées jusqu’à ce que je fusse totalement absorbé par mes méditations. Je me les répétais jusqu’à ce que je sentisse naître la chaleur de l’enthousiasme. J’avais mes occupations différentes ; les unes propres à ma solitude nocturne, dans laquelle je pouvais donner pleine carrière aux impulsions de mon âme ; les autres, arrangées pour le désordre de la journée, où mon objet était de demeurer tout à fait sourd au tumulte qui m’environnait.

Par degré j’en vins à laisser mon histoire, et à courir des aventures imaginaires. Je me figurais toutes les positions dans lesquelles je pouvais être placé, et je me traçais la conduite à suivre dans chacune. Ainsi, je me rendis familières toutes sortes de scènes, de luttes et de dangers, de bienfaisance et d’oppression. Je me transportais souvent, en imagination, jusqu’au moment terrible où la nature touche à sa dissolution. Dans quelques-unes de mes rêveries, mon sang bouillonnait avec toute l’impétuosité du courroux et de l’indignation ; dans d’autres, je recueillais avec constance toutes les forces de mon âme, pour quelque périlleuse rencontre. Je m’exerçais aussi à l’éloquence convenable pour ces diverses situations, et dans la solitude de mon cachot, je fis plus de progrès dans l’art oratoire que je n’en aurais peut-être fait au milieu du plus vivant et du plus nombreux théâtre.

J’arrivai enfin à disposer de mes heures chaque jour avec autant de méthode qu’un homme dans son cabinet, qui passe des mathématiques à la poésie, et de la poésie à l’étude du droit des nations. À la régularité de ce travail je joignis la diversité des matières. À l’aide de ma seule mémoire, je parcourus dans ma prison une partie considérable d’Euclide, et je retraçai, jour par jour, les suites de plusieurs faits et incidents de l’histoire, tels qu’ils sont rapportés par nos plus célèbres auteurs. Je devins aussi poëte ; je me mis à décrire la magnificence et la fécondité de la nature, à exprimer les grands traits des passions, et à partager, avec tout le feu de l’enthousiasme, les élans d’une âme généreuse, trompant ainsi le dégoût et l’ennui de ma solitude, pour parcourir en idée toutes les scènes du monde. Quant à ce besoin qu’éprouve toujours l’esprit humain de se rendre compte de ses progrès, je trouvai facilement des expédients pour y suffire, à défaut de plumes et de livres.

Au milieu de ces occupations, je voyais avec un transport de joie et de triomphe, jusqu’à quel point l’homme est indépendant des faveurs ou des rigueurs capricieuses de la fortune. J’étais hors de la portée de ses coups, car elle ne pouvait me mettre plus bas. Aux yeux de tout le monde je semblais être dans un état de détresse et de misère, tandis que, dans la réalité, je n’éprouvais pas un besoin. Ma nourriture était grossière, mais je jouissais d’une bonne santé. Mon cachot était infect, mais mes sens s’y étaient accoutumés. Si l’exercice en plein air m’était interdit, je savais en prendre dans mon cachot, de manière même à provoquer la sueur. Je n’avais aucun moyen de délivrer ma personne d’une compagnie qui ne pouvait inspirer que de l’aversion et du dégoût, mais j’eus porté bientôt jusqu’à la perfection l’art d’y soustraire mon âme, en sorte que je ne voyais ni n’entendais les gens qui m’entouraient que pendant les courts intervalles qui me convenaient.

Tel est pourtant l’homme considéré en lui-même ; tant sa nature est simple, tant ses besoins sont peu nombreux. Que l’homme de la société artificielle est différent ! De vastes palais s’élèvent pour le recevoir, mille véhicules différents sont inventés pour ses promenades et ses exercices ; des provinces entières sont rançonnées pour contenter son appétit, et tout le globe est mis à contribution pour lui fournir ses vêtements et ses meubles. Que de dépenses pour payer la servitude ? Sa santé et son repos se trouvent dans la dépendance d’une foule d’accidents ; son corps et son âme sont à la merci de quiconque promettra de satisfaire ses insatiables et impérieux besoins.

Aux désavantages de ma situation présente se joignait encore l’affreuse perspective d’une mort ignominieuse. Eh bien ! tout homme est fait pour mourir. Personne ne sait l’heure où la mort viendra le visiter. À coup sûr il n’est pas plus fâcheux d’avoir à affronter cette ennemie formidable, quand on est en pleine santé et pourvu de tous les moyens de force et de courage, que d’essuyer ses attaques au moment où nous sommes déjà à moitié défaits par la maladie et les souffrances. Au moins, étais-je bien décidé à jouir pleinement des jours que j’avais encore à vivre, et c’est une faveur que peut espérer l’homme dont la santé se prolonge jusqu’au dernier moment de son existence. Pourquoi m’abandonner à d’inutiles regrets ? Il n’y avait pas au dedans de moi un sentiment de fierté, ou plutôt d’indépendance et de justice, qui ne criât à mon persécuteur : « Tu peux m’ôter l’existence, mais tu ne saurais troubler la sérénité de mon âme. »


XXV


Au milieu de ces réflexions, une autre idée qui ne m’avait pas encore frappé vint se présenter à mon esprit. « Je triomphe, me disais-je, et avec raison, de l’impuissance de mon persécuteur. Mais cette impuissance n’est-elle pas encore plus grande que je ne l’ai cru jusqu’à présent ? Je dis qu’il peut m’ôter l’existence, mais non pas troubler la sérénité de mon âme. Rien n’est plus vrai : mon âme, ma présence d’esprit, la fermeté de mon caractère sont hors de son atteinte ; mais ma vie n’y serait-elle pas également si je le voulais ? Quels sont les obstacles matériels que l’homme ne soit pas parvenu à vaincre ? Est-il une entreprise si difficile dont il ne soit venu à bout ? Et si d’autres l’ont fait, pourquoi ne le ferais-je pas ? Étaient-ils excités par des motifs plus puissants que les miens ? L’existence leur était-elle plus précieuse, ou avaient-ils en eux plus de moyens pour l’animer et l’embellir ? Certainement je l’emporte, à cet égard, sur la plupart de ceux qui ont déployé le plus de persévérance et d’intrépidité. Pourquoi serais-je moins entreprenant ? Un esprit hardi et contemplatif sait donner au diamant et à l’acier la ductilité de l’eau. La puissance de l’esprit humain ne connaît pas de bornes et se rit de la vigilance des tyrans. »

Je repassais cent fois ces idées dans ma tête, et, après quelques instants de contemplation, exalté par l’enthousiasme, je m’écriais : « Non, je ne mourrai pas ! »

Dans ma première jeunesse, j’avais lu toutes sortes de livres. Il m’était tombé entre les mains des histoires de ces hommes pour qui les serrures, les verrous n’étaient qu’un jeu, et qui, pour faire montre de leur habileté, avaient fait l’expérience d’entrer dans la maison la plus fortement barricadée avec aussi peu de bruit et presque aussi peu de peine que d’autres auraient levé un loquet. Il n’y a rien qui intéresse autant un jeune homme que le merveilleux ; il n’y a rien qu’il ambitionne plus vivement que le pouvoir d’étonner les spectateurs par des tours prodigieux de force ou d’adresse. Sans suivre d’autre guide que le cours de mes réflexions, je concevais dès lors que l’âme était essentiellement libre, capable de céder à la raison, mais destinée par la nature à ne jamais être soumise par la force. Comment pourrait-il être au pouvoir d’un homme de me retenir par contrainte ? Pourquoi, si ma volonté était de me soustraire à sa violence, ne serais-je pas en état d’éluder les recherches les plus actives ? Ces membres et ce corps sont, à la vérité, pour la partie pensante, une masse lourde et importune qu’elle est condamnée à traîner avec soi ; mais pourquoi la partie pensante ne viendrait-elle pas à bout d’alléger cette charge de manière à ne la plus sentir ? Ces réflexions des premiers temps de ma jeunesse n’étaient nullement étrangères à l’objet de mes recherches actuelles.

Dans la maison de mon père, notre plus proche voisin était un charpentier. Tout plein du genre de lecture dont j’ai parlé, j’étais extrêmement curieux d’examiner ses outils, leurs effets et leur usage. Ce charpentier était doué d’une rare intelligence, et ses facultés, n’ayant eu guère à s’exercer que dans sa profession, il était devenu fertile en inventions et raisonnait sur son métier d’une manière fort ingénieuse. Sa conversation m’intéressait donc vivement, et mon esprit éclairé par les lumières du sien perfectionnait même quelquefois les idées de mon maître. Je me mis d’abord à travailler avec lui pour mon amusement, et ensuite pendant quelque temps comme son compagnon. J’étais d’une constitution vigoureuse, et par l’habitude du travail j’ajoutai à l’avantage abstrait de ma force celui de savoir l’appliquer, quand je voulais, de manière à n’en pas perdre la moindre partie.

C’est une chose étrange, quoique assez ordinaire, que les ressources même qui nous seraient le plus utiles dans une situation critique, quelque familières qu’elles nous soient, ne viennent pas s’offrir à notre esprit quand il s’agirait de les mettre en œuvre. Ainsi, depuis ma détention, mon esprit avait déjà parcouru deux cercles d’idées extrêmement différents avant que ce moyen de délivrance se fût présenté à lui. Dans le premier, mes facultés avaient été accablées ; dans l’autre, elles avaient été exaltées au dernier point ; mais dans l’une et l’autre de ces situations je regardais comme irrévocable la nécessité de me soumettre passivement au bon plaisir de mes persécuteurs.

Pendant le temps que j’avais passé dans cet état d’indécision, et après un peu plus d’un mois de captivité, arrivèrent les assises, qui se tenaient deux fois l’année dans la ville où j’étais prisonnier. Cette fois, mon affaire ne leur fut point présentée, et se trouva dès lors remise à six mois. J’aurais eu, pour espérer d’être acquitté, d’aussi fortes raisons que j’en avais pour attendre une condamnation, que la chose eût toujours été la même. Quand j’aurais été détenu pour la cause la plus frivole pour laquelle jamais juge de paix ait décrété un mendiant vagabond, il n’en aurait pas moins fallu que j’attendisse environ cent soixante-dix jours avant que mon innocence fût légalement reconnue, tant il y a encore d’imperfection dans les lois de ce pays si vanté, où les législateurs restent assemblés de quatre à six mois par année ! Je n’ai jamais pu savoir au juste si ce délai fut l’effet de quelque démarche faite par mon persécuteur, ou s’il fut tout naturellement une suite des formes de l’administration de la justice, trop graves, trop solennelles pour se plier aux droits ou aux besoins d’un obscur individu.

Mais ce ne fut pas là le seul événement survenu pendant ma détention, dont je ne pourrais pas donner de solution satisfaisante. À peu près à la même époque, le geôlier commença à changer de conduite à mon égard. Un matin, il me fit venir dans la partie du bâtiment destinée à son usage ; là, après avoir un peu cherché ses paroles, il me dit qu’il était fâché de ce que je n’avais pas été placé plus commodément, et il me demanda si je m’arrangerais mieux d’avoir une chambre dans sa propre habitation. Frappé d’une question à laquelle je m’attendais si peu, je voulus savoir de lui si quelqu’un lui avait fait pour moi cette demande. Il me répondit que non ; mais que les assises étaient passées, qu’il avait moins de prisonniers sur les bras et un peu plus de temps pour se reconnaître. Il ajouta qu’il me croyait une bonne pâte de jeune homme, et qu’il m’avait pris en amitié. À ce mot, je fixai sur lui un œil scrutateur ; je ne découvris rien sur son visage qui portât l’expression ordinaire d’un pareil sentiment ; il m’avait l’air d’un homme jouant un rôle qui ne va pas à sa figure et qui lui donne de la contrainte et de la gaucherie. Il en vint toutefois à me faire l’offre de manger à sa table, ajoutant que, si cela me convenait, il n’en ferait pas plus gros ordinaire, et il entendait qu’il ne m’en coûtât rien de plus pour cela ; qu’à la vérité, pour lui, il avait toujours tant d’affaires qu’il n’avait pas un moment de reste ; mais que sa femme et sa fille Marguerite seraient enchantées d’entendre causer un homme d’esprit, comme il savait que j’étais, et que peut-être moi-même je ne trouverais pas leur compagnie désagréable.

Je réfléchis sur cette proposition, et je ne fis pas de doute, quoique cet homme m’eût assuré le contraire, qu’elle ne procédait pas d’un mouvement spontané d’humanité de sa part ; mais que, pour parler le langage des gens de sa sorte, il avait de bonnes raisons pour agir ainsi. Je m’épuisais en conjectures sur l’auteur de cet acte d’attention et d’indulgence. Les deux personnes qui se présentaient à mon esprit étaient M. Falkland et M. Forester : je connaissais celui-ci pour un homme austère et inexorable envers ceux qu’il avait une fois jugés vicieux : il se piquait d’être inaccessible à ces mouvements de pitié qui ne sont bons, disait-il, qu’à nous faire manquer à notre devoir. M. Falkland, au contraire, était de la plus exquise sensibilité ; c’était là la source de ses plaisirs et de ses peines, de ses vertus et de ses vices. Quoiqu’il fût l’ennemi le plus cruel que j’eusse à redouter, et quoique aucun sentiment d’humanité ne fût capable de l’arrêter ou de le détourner le moins du monde de la marche qu’il s’était tracée, je le crus bien plus porté que son frère à s’occuper de ma captivité et à vouloir alléger mes souffrances.

Cette conjecture n’était pas de nature à verser du baume sur mes plaies. Je ne pensais à mon persécuteur qu’avec un mouvement de colère. Comment aurais-je pu voir d’un autre œil l’homme qui, pour contenter sa passion dominante, ne comptait pour rien ni mon honneur ni ma vie ? Je le voyais détruisant l’un et se jouant de l’autre avec un sang-froid et une tranquillité que je ne pouvais me rappeler qu’avec horreur. Je ne savais pas quels étaient ses projets à mon égard ; je ne savais s’il prenait seulement la peine de former un vœu stérile pour la conservation de celui dont il avait flétri l’avenir avec tant d’iniquité. Jusqu’à ce moment j’avais gardé le silence sur mon grand moyen de récrimination ; mais il n’était pas très-certain que je consentisse à périr en silence victime des artifices et de l’opiniâtreté d’un tel homme. De quelque côté que je sondasse mon cœur, je le trouvais partout ulcéré de l’injustice de mon oppresseur, et mon âme se révoltait à l’idée d’une lâche compassion au moment même où son inexorable vengeance cherchait à m’écraser.

Ces sentiments dictèrent ma réponse au geôlier, et je trouvai un secret plaisir à les laisser s’exhaler dans toute leur amertume. Je le regardai avec le sourire du sarcasme, et lui dis que j’étais ravi de le voir devenu tout à coup aussi humain ; que pourtant je savais un peu lire dans l’humanité d’un geôlier, et que je devinais bien comment la sienne lui était venue ; mais qu’il pouvait dire à celui qui le mettait en œuvre qu’il prenait une peine inutile ; que je n’accepterais jamais rien d’un homme qui avait machiné ma perte, et que j’avais assez de courage pour endurer mon mal à l’avenir comme à présent. Le geôlier me regarda d’un air étonné ; puis, en faisant une pirouette sur le talon : « À la bonne heure, mon jeune coq, s’écria-t-il, vous n’en avez pas tant appris pour rien, à ce que je vois. C’est fort bien d’avoir du cœur ; mais il y a temps pour tout, mon garçon : je crois que vous auriez mieux fait de garder votre courage pour le moment où vous en aurez besoin. »

Les assises, qui se passèrent sans rien changer à ma destinée, opérèrent une grande révolution parmi mes camarades de prison. Je séjournai assez longtemps dans cette demeure pour y voir renouveler tous ses habitants. Un des voleurs avec effraction (le rival du duc de Bedford) et le faux monnayeur furent pendus ; deux autres furent condamnés à la déportation, et le reste fut acquitté. Les déportés restèrent avec nous, et, quoique la prison se trouvât ainsi allégée par là de neuf de ses pensionnaires, il y avait, au semestre suivant des assises, autant de personnes, à peu près, que j’en avais trouvé en entrant.

Le soldat dont j’ai parlé vint à mourir, le soir même de l’arrivée des juges, d’une maladie causée par son emprisonnement. Telle fut la justice que trouva dans son pays un être fait pour honorer un siècle ; le plus doux, le plus sensible des hommes, celui dont les mœurs étaient les plus simples et les plus aimables, dont la vie était la plus pure ; il se nommait Brightwell. Si ma plume pouvait immortaliser ce nom, je ne pourrais rien faire de plus doux pour mon cœur. Il avait le jugement sain et plein de pénétration, les idées élevées et claires, en même temps qu’il régnait dans toute sa personne une franchise si naturelle et si confiante, qu’un observateur superficiel l’aurait jugé fait pour se laisser prendre au premier piége dressé contre lui. J’ai bien sujet de me rappeler sa mémoire avec affection. Il fut le plus chaud, je dirais presque, hélas ! le dernier de mes amis, et à cet égard je ne fus pas en reste avec lui. Dans le fait, il y avait, si j’ose le dire, une grande conformité entre nos deux caractères, si ce n’est que je ne saurais prétendre l’égaler pour la mâle originalité de son esprit, ni même me comparer à lui pour l’extrême pureté de sa conduite. Je lui racontai mon histoire, du moins ce que je crus pouvoir lui en apprendre ; il l’écouta avec intérêt, il l’examina avec une véritable impartialité, et, s’il conçut quelques doutes au premier moment, les fréquentes occasions qu’il eut de m’observer dans les instants où j’étais le moins sur mes gardes, lui apprirent bientôt à m’accorder une confiance sans réserve, et lui donnèrent une parfaite conviction de mon innocence.

Il parlait sans amertume de l’injustice dont nous étions victimes l’un et l’autre, et il prédisait qu’il viendrait un temps où la possibilité même d’une oppression aussi intolérable n’existerait plus ; mais c’était un bonheur, disait-il, réservé à la postérité ; nous ne pouvions pas espérer d’en jouir nous-mêmes. Il trouvait quelque consolation à penser qu’il n’y avait pas dans toute sa vie passée un moment dont il pût, d’après son jugement, désirer un meilleur emploi. Il pouvait dire avec autant de raison que beaucoup d’autres hommes, qu’il avait rempli ses devoirs ; mais il prévoyait ne pas survivre à son infortune actuelle. C’étaient là ses discours quand il avait encore toute sa présence d’esprit ; car on peut dire, dans un sens, que ses malheurs lui avaient fait perdre courage, mais au moins, si on peut lui appliquer cette expression, il faut convenir que jamais désespoir ne fut plus calme ni plus résigné que le sien.

Dans tout le cours de mes aventures, je n’ai pas éprouvé de chagrin plus amer qu’à la mort de cet homme infortuné. Les circonstances de son sort se présentèrent à mon esprit dans toute leur complication de dureté et d’injustice. Après avoir chargé d’exécrations tout gouvernement humain qui pouvait être l’instrument d’un aussi abominable forfait, je me reportai sur moi-même. Je voyais d’un œil d’envie la fin de mon ami Brightwell. Mille fois je désirai que mon corps fût froid et insensible à la place du sien ; je n’étais conservé à la vie, à ce que je me persuadais, que pour endurer des maux inexprimables. Dans peu de jours il aurait été acquitté, il aurait recouvré sa liberté, sa réputation ; peut-être que les hommes, touchés des injustices qu’il avait eu à essuyer, se seraient montrés empressés à réparer ses infortunes et à effacer jusqu’au souvenir de son traitement ignominieux. Mais il venait de mourir, cet infortuné, et moi je restais ! Moi, victime d’une iniquité non moins révoltante, mais qui ne pouvais espérer de réparation, qui étais marqué d’infamie pour toute la durée de ma triste existence, et qui devais emporter en mourant le mépris et l’exécration de mes semblables !

Telles furent en partie les premières réflexions que me fit naître le sort de ce martyr de nos barbares institutions. D’un autre côté, cependant, mes relations avec le malheureux Brightwell ne laissaient pas de m’avoir fourni quelques motifs de consolation. Je me disais : « Il a vu au travers de ces tissus de calomnie qui m’enveloppent ; il a reconnu mon cœur, et m’a donné son amitié. Pourquoi désespérer ? Ne pourrai-je pas rencontrer par la suite des âmes aussi libérales que la sienne, qui me rendront justice et compatiront à mes infortunes ? Que j’aie ce bonheur, et je serai content. Je me réfugierai dans les bras de l’amitié, et j’y oublierai la méchanceté des hommes. Je vivrai satisfait au sein d’une obscurité paisible, en cultivant les jouissances du cœur et de l’esprit, en me livrant dans un petit cercle aux douceurs de la bienfaisance. » Ainsi mon âme s’excitait au projet que j’allais entreprendre.

Je n’eus pas plutôt conçu l’idée d’une évasion, que, pour m’en faciliter les préparatifs, je me déterminai au plan que voici. Je résolus de me mettre dans les bonnes grâces du concierge. Dans le monde, en général, j’ai trouvé toutes les personnes qui étaient au fait des apparences de mon histoire, disposées à ne me regarder qu’avec une sorte de dégoût et d’horreur qui les portait à me fuir, comme si j’eusse été frappé de la peste. La supposition que j’avais d’abord volé mon maître, et qu’ensuite, pour me laver, je l’avais accusé lui-même d’avoir voulu me suborner, me mettait dans une classe particulière, et infiniment plus odieuse que les criminels ordinaires. Mais cet homme-ci était trop passé maître dans sa profession pour entretenir de l’aversion contre un de ses semblables pour de pareils motifs. Il considérait les personnes commises à sa garde comme autant de corps humains dont il était responsable, et qu’il était tenu de représenter en temps et lieu ; mais quant à la différence de l’innocent et du coupable, c’était une affaire qu’il jugeait au-dessous de son attention. Ainsi, en cherchant à me faire bien venir de lui, je n’avais pas à lutter contre ces préventions que, dans une foule d’autres cas, j’ai trouvées si cruellement enracinées. Ajoutez que, dans cette circonstance, j’avais encore pour moi l’influence de ce même motif, quel qu’il pût être, qui l’avait rendu si généreux dans ses offres à mon égard.

Je lui parlai de mon talent pour la menuiserie, et je m’offris de lui faire une demi-douzaine de jolies chaises, s’il voulait me procurer les moyens et les outils nécessaires ; car il ne fallait pas espérer, sans son consentement, de pouvoir exercer paisiblement une industrie de ce genre, quand même mon existence en eût entièrement dépendu. Il me regarda d’abord fixement, comme cherchant en lui-même ce que voulait dire cette nouvelle proposition ; ensuite, prenant un air gracieux, il me dit qu’il était ravi de me voir ainsi m’humaniser un peu avec les gens, et qu’il verrait ce qu’il pouvait faire. Deux jours après, il me signifia qu’il m’accordait ma demande. Il ajouta que, quant au présent que je voulais lui faire, il n’avait rien à me dire là-dessus, que je ferais comme il me plairait ; mais que je pouvais compter sur lui pour toutes les douceurs qu’il pourrait me procurer sans se compromettre, pourvu que quand il se montrerait civil envers moi je ne m’avisasse pas une seconde fois de le rebuter et de lui répondre par de mauvais propos.

Ces préliminaires ainsi gagnés, j’amassai successivement des outils de différentes espèces, tarières, perçoirs, ciseaux, etc. Enfin je me mis à l’ouvrage : les nuits étaient longues ; mon geôlier, malgré son ostentation de générosité, était excessivement pressé. Je sollicitai donc encore, et j’obtins un bout de chandelle pour pouvoir travailler une heure ou deux de plus, après que j’étais enfermé dans mon cachot. Néanmoins je ne travaillais pas constamment à l’ouvrage que j’avais entrepris, et mon geôlier laissait percer à tout moment des signes d’impatience. Peut-être avait-il peur que je n’eusse pas le temps de finir avant d’être pendu. J’insistai toutefois sur la liberté de travailler à mon loisir et quand il me plairait, ce qu’il n’osa pourtant pas me contester expressément. Pour surcroît de bonne fortune, je parvins à me procurer secrètement un levier de fer, par le moyen de miss Marguerite, qui venait de temps en temps à la geôle examiner les prisonniers, et qui paraissait m’avoir pris particulièrement en amitié.

Ici il est facile de reconnaître comment le vice et la duplicité naissent nécessairement de l’injustice. Je ne sais si mes lecteurs me pardonneront le profit peu délicat que je comptais tirer de l’indulgence inexplicable de mon geôlier envers moi. Mais je ne dois pas taire mes faiblesses ; c’est mon histoire et non mon apologie que j’ai voulu écrire ; et je ne me sentais pas préparé à conserver dans ma conduite une franchise invariable, dont le prix était toujours une mort prématurée.

Mon plan était tout fait. Je pensai qu’à l’aide du levier il me serait aisé de soulever sans beaucoup de bruit la porte de mon cachot hors de ses gonds, ou bien, qu’en cas de nécessité, je pourrais enlever la serrure. Cette porte donnait dans un passage étroit où était d’un côté l’enfilade des cachots, et de l’autre les logements du geôlier et des guichetiers, au delà desquels était l’entrée ordinaire de la rue. Je n’osai pas tenter cette sortie, de peur de réveiller les personnes contre la porte desquelles il m’aurait fallu nécessairement passer. Je me déterminai donc à choisir celle de l’autre extrémité du passage, qui était bien barricadée et donnait sur une espèce de jardin appartenant au geôlier. Je n’étais jamais entré dans ce jardin, mais j’avais eu occasion de le voir de la fenêtre de notre chambre commune, la chambre même étant immédiatement au-dessus des cachots. Un mur très-élevé terminait le bâtiment de ce côté, à ce que j’avais appris par mes camarades de prison, et au delà était une ruelle assez longue qui aboutissait à une des extrémités de la ville. Après avoir bien examiné le local et avoir longtemps réfléchi sur ce sujet, il me sembla que si une fois je pouvais gagner le jardin, il me serait facile, à l’aide de perçoirs et d’autres outils fichés à des distances convenables, de me faire une espèce d’échelle avec laquelle j’escaladerais le mur, et reprendrais bientôt possession de ma chère liberté. Je préférai ce mur à celui qui bornait immédiatement mon cachot, parce que celui-ci donnait sur une rue très-peuplée.

Je laissai écouler deux jours depuis le moment où j’eus tout à fait arrêté mon plan ; et puis, dans le milieu de la nuit, je commençai à me mettre à l’exécution. Je trouvai les plus grandes difficultés à venir à bout de la première porte ; mais enfin je surmontai cet obstacle. La seconde était fermée en dedans, ainsi il me fut très-facile d’en repousser les verrous. Mais la serrure, qui en faisait alors la principale sûreté, fermait à double tour, et la clef était ôtée. J’essayai avec mon ciseau de faire jouer le pêne, mais vainement. Alors je me mis à démonter les vis de la serrure ; et dès que je fus parvenu à l’enlever, la porte ne m’opposa plus de résistance.

Jusque-là mes tentatives avaient été suivies du plus heureux succès ; mais tout près de la porte, de l’autre côté, il y avait une loge avec un énorme mâtin, dont je n’avais pas la moindre connaissance. Quoique je prisse les plus grandes précautions en marchant, le chien m’entendit et se mit à aboyer. Je fus bien déconcerté ; mais je tâchai d’adoucir cet animal par des caresses, et je réussis. Je revins alors sur mes pas le long du passage, pour écouter si le bruit du chien n’avait pas réveillé quelqu’un ; résolu, si cela était, de rentrer dans mon cachot, et de tâcher de remettre les choses dans le premier état. Mais tout me parut parfaitement tranquille, ce qui m’encouragea à poursuivre.

J’avais déjà gagné le mur, et j’étais même monté presque à la moitié de sa hauteur, quand j’entendis une voix qui criait de la porte du jardin : « Holà ! qui est là ? Qui a ouvert la porte ? » L’homme qui criait ne reçut point de réponse, et la nuit était trop noire pour qu’il pût distinguer les objets à une certaine distance. En conséquence, à ce que je m’imaginai, il retourna sur ses pas pour prendre de la lumière. Pendant ce temps-là, le chien, qui comprit le ton sur lequel ces questions étaient faites, recommença à aboyer plus fort que jamais. Il n’y avait plus moyen de songer à faire retraite, mais je n’étais pas sans espoir de pouvoir encore venir à bout de mon dessein, et de franchir le mur. Par malheur, tandis que cet homme était allé chercher sa lanterne, il en survint un second ; et comme pendant ce temps j’avais atteint le sommet du mur, je fus aperçu de ce dernier. Celui-ci, dès qu’il me vit, poussa un grand cri et me lança une énorme pierre qui me rasa de fort près. Dans une situation aussi critique, je ne vis pas d’autre ressource que de me laisser aller de l’autre côté, sans prendre les précautions nécessaires, et dans ma chute je me démis presque la cheville du pied.

Il y avait dans le mur une porte dont je n’avais aucune connaissance, et au moyen de laquelle les deux hommes furent en un moment de l’autre côté avec la lanterne. Ils n’avaient pas autre chose à faire que de courir le long de la ruelle jusqu’à l’endroit où j’étais descendu. Je voulus me relever ; mais la douleur de ma chute était si vive, que je pouvais à peine me tenir debout ; après m’être traîné l’espace de quelques pas, je sentis mon pied fléchir sous moi, et je retombai par terre. Il fallut tranquillement me laisser reprendre.


XXVI


On me conduisit pour cette nuit dans la chambre du geôlier, et les deux hommes y restèrent avec moi. On me fit mille questions, auxquelles je ne répondis guère, mais je me plaignis beaucoup de ma jambe. Je ne pus obtenir à cet égard aucune satisfaction, si ce n’est qu’on me dit : « Au diable, mon garçon ; allez, si ce n’est que cela, nous vous donnerons un onguent pour vous guérir ; nous y mettrons un bon emplâtre de fer. » Dans le fait, ils étaient de fort mauvaise humeur contre moi, pour avoir troublé leur sommeil et leur avoir causé tant d’embarras. Dès le matin ils me tinrent parole ; sans avoir égard à l’enflure excessive de ma jambe, ils me mirent les fers aux deux pieds, et m’attachèrent à un anneau sur le plancher de mon cachot avec une chaîne fermée d’un cadenas. Je leur fis de vives remontrances contre un pareil traitement ; je leur dis que la loi n’avait pas encore prononcé sur moi, et que, par conséquent, à ses yeux, j’étais réputé innocent. Mais ils me dirent de garder tout ce verbiage pour d’autres, qu’ils savaient bien ce qu’ils faisaient, et qu’ils étaient bons pour en répondre devant toutes les cours de justice d’Angleterre.

La douleur que me causaient les fers était insurmontable. Je tentai tous les moyens pour me soulager, et même pour dégager secrètement ma jambe ; mais plus elle était enflée, moins la chose devenait possible. Il fallut donc me résoudre à endurer mon mal avec patience ; mais il augmentait de plus en plus. Après avoir laissé passer deux jours et deux nuits dans cet état de souffrance, je suppliai le tourne-clef de me faire venir le chirurgien ordinaire de la maison, pour qu’il vît ma jambe, ne doutant pas que, si on la laissait sans y rien faire, la gangrène ne vînt à s’y mettre. Mais il me regarda d’un air insolent, en me disant : « Malédiction ! je voudrais le voir. La gangrène serait encore une trop belle mort pour un pareil vaurien ! » J’avais déjà le sang allumé par la fièvre que la douleur m’avait causée, ma patience était tout à fait à bout, et je fus assez sot pour m’irriter au dernier point de ces grossières impertinences.

« Monsieur le tourne-clef, lui dis-je, prenez-y garde. Il y a certaines choses qui sont permises aux gens de votre espèce, et d’autres qui ne le sont pas. Vous êtes ici pour veiller à ce que nous ne puissions nous échapper ; mais il ne vous appartient pas de nous maltraiter par des injures. Si je n’étais pas enchaîné par terre, vous n’oseriez pas me tenir un pareil langage ; et vous pourriez vivre encore assez pour vous repentir de votre insolence, c’est moi qui vous le dis. »

Pendant que je parlais ainsi, cet homme me regardait avec de grands yeux. Il était si peu accoutumé à de pareilles réprimandes, qu’il pouvait à peine en croire ses oreilles ; et le ton dont je lui parlais était si ferme, qu’il parut oublier un moment que je n’avais pas la liberté de me remuer. Mais aussitôt qu’il eut eu le temps de se calmer, il ne daigna pas même se mettre en colère. Il me regarda avec un sourire de mépris, et puis, faisant claquer ses doigts devant moi en signe de moquerie, et tournant sur son talon : « Bien dit, mon jeune coq, s’écria-t-il, chantez, chantez tout votre soûl ; prenez garde seulement de vous étrangler ! » et il ferma la porte sur moi, en contrefaisant la voix du volatile auquel il me comparait.

Cette réplique me rappela aussitôt à moi-même, et me fit voir toute l’impuissance de mon ressentiment. Mais s’il était venu à bout par là de refroidir mon accès de colère, les tortures de mon corps étaient toujours de plus en plus cruelles. Je me déterminai donc à tenter un autre genre d’attaque. Le même geôlier revint au bout de quelques minutes, et, comme il m’approchait pour poser à terre quelque nourriture qu’il avait apportée, je lui glissai un shelling dans la main, en disant : « Mon cher camarade, pour l’amour de Dieu, appelez un chirurgien ; je suis sûr que vous ne voudrez pas me laisser périr faute de secours. » Le drôle mit le shelling dans sa poche, me jeta un regard assez dur, et sortit en branlant la tête sans proférer une syllabe. Le chirurgien parut aussitôt, trouva la jambe malade très-enflammée, indiqua les remèdes qu’il fallait appliquer, et donna l’ordre exprès qu’on ne me remît plus de fers à cette jambe pendant tout le temps de la cure. Il se passa un mois entier avant que mon mal fût parfaitement guéri, et que ma jambe fût redevenue aussi ferme et aussi souple que l’autre.

Je me trouvai, après cette tentative, dans une situation totalement différente de celle qui avait précédé. J’étais toute la journée enfermé dans mon cachot, sans aucun adoucissement à mon sort, si ce n’est qu’on laissait la porte ouverte quelques heures de l’après-midi, pendant lequel temps les prisonniers venaient me voir et causer avec moi, particulièrement un qui était, il est vrai, bien loin de me tenir lieu de mon pauvre ami Brightwell, mais qui avait néanmoins d’excellentes qualités. Ce n’était autre que ce même individu renvoyé il y avait quelques mois par M. Falkland sur une accusation de meurtre. Son courage était abattu ; le chagrin et la misère l’avaient entièrement défiguré. C’était encore une victime innocente de nos institutions, un homme plein de droiture et de bonté. Il finit, je crois, par être acquitté, et il alla traîner par le monde, dans le malheur et l’obscurité, les restes de son existence.

Mes travaux mécaniques avaient cessé ; toutes les nuits on faisait une perquisition dans mon cachot, et on écartait de moi avec le plus grand soin toute espèce d’outils. La paille qu’on m’avait jusqu’alors accordée m’avait été ôtée sous prétexte qu’elle était propre à cacher des objets défendus, et les seules choses qu’on daigna me laisser étaient une chaise et une couverture.

J’entrevis au bout de peu de temps la perspective de quelque soulagement ; mais le mauvais sort qui me poursuivait fit évanouir cette faible espérance. Le geôlier vint encore une fois me trouver, avec cet air équivoque d’humanité si étranger à sa figure. Il feignit d’être surpris de me voir ainsi manquer de tout. Il me réprimanda fort sévèrement de la tentative que j’avais faite, et il déclara qu’il fallait absolument dans son état renoncer à avoir de bons procédés pour les gens, si, au bout du compte, ils ne sentaient pas le bien qu’on leur faisait ; que dans pareil cas on était bien forcé de laisser aller le cours de la justice, et qu’il serait fort ridicule à moi de me plaindre si j’étais jugé dans les formes, et que les choses vinssent à tourner mal pour moi ; qu’il cherchait tous les moyens pour me faire voir qu’il était mon ami, pourvu que, de mon côté… Il était au milieu de cette circonlocution de son préambule, quand on l’appela pour quelque affaire relative à son emploi. Je me mis alors à méditer sur ces ouvertures, et, quoique je détestasse la source dont je les supposais provenir, je ne pouvais cependant m’empêcher de songer jusqu’à quel point il me serait possible d’en tirer parti pour une nouvelle évasion. Mais mes conjectures furent vaines de ce côté-là. Le geôlier ne reparut pas du reste de la journée, et le lendemain il survint un incident qui mit fin à toutes les espérances que je pouvais fonder sur ses bonnes dispositions.

Quand un esprit actif s’est une fois attaché à une idée, il lui est difficile de se décider à l’abandonner. J’avais étudié mes chaînes pendant les douleurs extrêmes que me causait la pression du fer sur la cheville qui avait été foulée ; et, quoique l’enflure et la sensibilité de la partie malade eussent rendu impraticables tous les efforts que j’avais tentés pour me soulager, cependant mon attention tendue continuellement sur cet objet m’avait fait acquérir un autre avantage peut-être plus important en lui-même. Pendant la nuit, mon cachot était dans une obscurité complète ; mais quand la porte était ouverte, ce n’était pas tout à fait la même chose. Il est vrai que le passage sur lequel elle donnait était étroit, et la muraille vis-à-vis était si proche, qu’il ne pénétrait dans ma cellule qu’une faible et triste lueur, même en plein midi et quand la porte était toute grande ouverte. Mais, après deux ou trois semaines d’exercice, mes yeux s’accommodèrent si bien à ces ténèbres de prison, que j’appris à distinguer jusqu’aux moindres objets. Un jour que j’étais alternativement à méditer et à porter des yeux inquiets autour de moi, j’eus le bonheur d’apercevoir un clou enfoncé dans la terre à peu de distance. Je conçus aussitôt le désir de me rendre possesseur de cet instrument ; mais, de peur de surprise à cause des gens qui passaient et repassaient continuellement, je me contentai pour le moment d’observer bien exactement la place où il était, afin de pouvoir le retrouver aisément dans l’obscurité. Ma porte ne fut pas plutôt fermée, que je me saisis de ce nouveau trésor ; et, l’ayant façonné pour l’usage que j’en voulais faire, je trouvai que je pouvais, par son moyen, ouvrir le cadenas qui me retenait à mon anneau sur le plancher. L’avantage que je venais d’obtenir ne laissait pas que d’être important, indépendamment du secours dont il devait m’être pour mon grand objet. Ma chaîne ne me laissait la liberté de me mouvoir que de dix-huit pouces environ à droite et à gauche ; ayant eu à supporter cette contrainte pendant plusieurs semaines, la misérable consolation de pouvoir parcourir à mon aise, dans toute son étendue, le trou dans lequel j’étais claquemuré, faisait bondir mon cœur de joie. Cet événement avait précédé de quelques jours la dernière visite de mon geôlier.

Depuis cette époque, j’avais coutume de me mettre en liberté chaque nuit, et de ne replacer les choses en leur premier état que lorsque je me réveillais le matin ; je n’avais qu’un moment, car le tourne-clef ne tardait guère à paraître. La sécurité engendre la négligence. Le matin qui suivit ma conférence avec le geôlier, soit que j’eusse dormi plus tard qu’à l’ordinaire, soit que le tourne-clef eût fait sa ronde de plus grand matin, je ne fus réveillé que par le bruit qu’il fit en ouvrant le cachot qui touchait au mien ; et avec toute la diligence que je pus y mettre, comme il me fallait tâtonner dans l’obscurité pour rassembler tous mes matériaux, je n’eus jamais le temps de rattacher ma chaîne à l’anneau, avant le moment où il entra comme de coutume avec sa lanterne. Il fut surpris de me trouver détaché, et appela aussitôt le geôlier en chef. On me questionna sur les moyens que j’avais employés ; et, comme je vis bien que la dissimulation ne servirait qu’à occasionner des recherches plus exactes et une surveillance plus rigoureuse, je déclarai toute la vérité. L’illustre personnage qui avait le gouvernement de la place, ne tint pas à cette dernière hardiesse de ma part, et se mit sérieusement en colère contre moi. L’adresse et les belles paroles ne pouvaient plus servir à rien. Il s’écria qu’il était bien convaincu, à présent, de la sottise qu’il y avait à montrer de la bienveillance à des coquins comme moi qui était l’écume de la terre ; et il voulait être damné, si jamais on l’y rattrapait ; que je l’en avais guéri pour jamais ; qu’il était étonné que les lois n’eussent pas établi quelque supplice particulier pour les voleurs qui cherchaient à tromper leurs geôliers ; que la pendaison était cent fois trop bonne pour moi ! ! !

Après avoir ainsi exhalé sa bile, il se mit à donner tous les ordres que les instigations réunies de la colère et de la crainte purent lui suggérer. On me changea de logement. Je fus conduit à une chambre sombre et spacieuse qu’on nommait la chambre forte, dont la porte ouvrait dans le cachot du milieu, Elle était plus bas que terre, comme tous les cachots, et située sous cette chambre commune dont j’ai déjà parlé. Il y avait plusieurs années qu’on n’en avait ouvert la porte ; l’air en était infect, et les murs tachés de moisissures. J’eus comme auparavant les fers, le cadenas et la chaîne ; mais on y ajouta les menottes. Pour ma première provision, le geôlier ne m’envoya qu’un morceau de pain noir et moisi, avec un peu d’eau fétide et bourbeuse. Je ne sais, à la vérité, si je dois regarder ceci comme un acte gratuit de tyrannie de la part du geôlier ; la loi ayant, dans sa sagesse, décrété que, dans certains cas, l’eau qui serait fournie aux prisonniers serait prise dans l’égout ou la mare la plus voisine de la geôle[10]. Il fut ordonné de plus qu’un des tourne-clefs passerait la nuit dans le cachot ou cabinet qui formait une sorte d’antichambre de mon logement. Bien qu’on eût pourvu cette petite pièce de toutes les commodités convenables pour y recevoir un personnage d’une dignité si supérieure aux malheureux qu’il était chargé de garder, il ne laissa pas de témoigner beaucoup de mécontentement d’une pareille mission ; mais il n’y avait pas d’alternative.

La nouvelle situation dans laquelle on venait de me mettre semblait la plus fâcheuse qu’il fût possible d’imaginer ; mais je ne me décourageai point. Il y avait déjà quelque temps que j’avais appris à ne plus juger sur les apparences. Le logement était sombre et malsain ; mais j’avais acquis le moyen de braver ces inconvénients. Ma porte était fermée continuellement, et tout commerce avec les autres prisonniers m’était interdit. Mais si c’est un plaisir d’entretenir des relations avec nos semblables, la solitude, d’un autre côté, ne laisse pas d’avoir ses charmes. Nous pouvons y suivre sans trouble le cours de nos pensées, et j’avais mille moyens de chasser l’ennui par les plus agréables rêveries. Outre cela, pour quelqu’un qui méditait des projets de la nature de ceux que je roulais dans ma tête, la solitude a des avantages particuliers. À peine fus-je laissé à moi-même, que je me mis à faire l’expérience d’une idée qui m’était venue pendant le temps qu’on m’attachait les menottes ; avec le seul secours de mes dents, je me délivrai de cette entrave. Les heures auxquelles les geôliers me visitaient étaient fixes, et j’avais soin de me tenir sur mes gardes. Ajoutez à cela, que j’avais une fenêtre à barreaux fort étroite, près du plafond, de neuf pouces environ de hauteur perpendiculaire, et d’un pied et demi de large, qui, toute petite qu’elle était, me donnait beaucoup plus de jour que je n’avais été accoutumé d’en avoir pendant plusieurs semaines. Au moyen de cela, je ne me trouvais presque jamais dans une obscurité totale, et j’étais plus à l’abri des surprises que dans ma situation précédente. Toutes ces idées se présentèrent à moi aussitôt après mon entrée dans ma nouvelle demeure.

Il y avait très-peu de temps qu’on m’avait changé de local, lorsque je reçus une visite bien inattendue, celle de Thomas, ce domestique de M. Falkland, dont j’ai déjà eu occasion de parler dans le cours de mon histoire. Un des gens de M. Forester était par hasard venu à la ville, quelques semaines auparavant, dans le temps où je souffrais encore de la blessure de ma chute, et il avait demandé à me voir. Le rapport qu’il avait fait de ma situation avait été pour Thomas une source de mille sensations pénibles. La première visite avait été une affaire de pure curiosité ; mais Thomas n’était pas un domestique de la classe ordinaire. Il fut frappé de l’état où il me vit. Quoique j’eusse alors l’esprit calme et une santé passablement bonne, cependant je n’avais plus ce teint fleuri qu’il m’avait vu ; la vie dure que je menais, et l’habitude du courage avaient fait contracter à mes traits une sorte de rudesse bien différente de cette fraîcheur et de cette douceur de physionomie que j’avais dans mes beaux jours. Les regards de Thomas se portaient alternativement sur ma figure, sur mes mains et sur mes pieds ; ensuite il poussa un profond soupir, et, après une pause :

« Bonté divine ! s’écria-t-il d’un ton qui annonçait assez les sentiments de commisération dont son cœur était plein, est-ce bien vous ?

— Pourquoi non, Thomas ? Vous saviez bien que j’avais été envoyé en prison, n’est-ce pas ?

— En prison ! Et il faut que les gens qui sont en prison soient enchaînés et garrottés de cette façon-là ?… Et où couchez-vous donc la nuit ?

— Ici.

— Ici ! Et il n’y a pas de lit !

— Non, Thomas, on ne me donne pas de lit. J’avais autrefois de la paille, mais on me l’a ôtée.

— Mais on vous débarrasse de tous ces fers pendant la nuit ?

— Non ; on me laisse pour dormir, précisément comme vous me voyez.

— Pour dormir ! Bon Dieu, je croyais que nous étions dans un pays de chrétiens ; mais on n’aurait pas le cœur de traiter un chien de cette façon-là ?

— Il ne faut pas dire cela, Thomas. Ce sont des choses que le gouvernement a réglées ainsi dans sa sagesse.

— Peste, j’ai été bien pris pour dupe, toujours ! Ils ne font que nous dire que c’est une si belle chose que d’être Anglais ! avec leurs grands mots de liberté, de propriété et ce qui s’ensuit, je vois que tout cela c’est autant de chansons. Seigneur Dieu ! que nous sommes sots ! Voilà ce qui se passe pourtant sous notre nez, et nous n’en savons seulement rien, pendant qu’un tas de graves docteurs, avec un air capable, viennent nous jurer que ces choses-là n’arrivent jamais qu’en France et dans d’autres pays semblables !… Mais enfin, vous avez été jugé, n’est-ce pas ?

— Non.

— Et qu’est-ce que cela signifie donc d’être jugé, quand on commence d’abord par faire à un homme pis que de le pendre ? Ma foi, tenez, maître Williams, vous avez été bien méchant, il faut en convenir, et je crois, Dieu me pardonne, que j’aurais eu du plaisir à vous voir pendre. Mais je ne sais comment cela se fait ; avec le temps, le cœur s’attendrit malgré qu’on en ait, et la pitié finit par prendre le dessus. Cela ne devrait pas être, j’en conviens ; mais, quand je parlais de vous voir pendre, je n’entendais pas que vous auriez encore toutes ces choses-là à souffrir par-dessus le marché. »

Thomas me quitta aussitôt après cette conversation. L’idée de la liaison qui avait eu lieu si longtemps entre nos familles revenait à sa mémoire, et il avait le cœur plus navré que moi-même de mes souffrances. Je fus surpris de le revoir dans l’après-midi. Il me dit que je ne lui sortais pas de l’esprit, et qu’il espérait que je ne serais pas fâché s’il était revenu pour me dire adieu. Je crus voir qu’il avait quelque chose à me dire dont il ne savait comment se débarrasser. Chaque fois qu’il était venu, un des guichetiers l’avait accompagné et n’avait pas quitté la chambre. Cependant je ne sais quelle affaire, un bruit, je crois, qu’on faisait dans le passage ayant excité la curiosité du tourne-clef, celui-ci s’avança jusqu’à la porte pour voir ce que c’était ; Thomas, qui épiait le moment, me glissa dans la main un ciseau, une lime et une scie en me disant d’un air affligé : « Je sais bien que je fais mal ; mais, dût-on me pendre à mon tour, je ne saurais qu’y faire : c’est plus fort que moi. Pour l’amour de Dieu, tirez-vous d’ici ; je ne peux pas y tenir seulement que d’y penser… »

Je reçus avec une grande joie son présent, que je serrai bien vite dans mon sein, et, aussitôt qu’il fut parti, je cachai le tout dans la paille de ma chaise. Pour lui, dès qu’il avait eu rempli l’objet de sa visite, il avait pris congé de moi.

Le lendemain, les geôliers, je ne sais pourquoi, mirent plus de soin que de coutume dans leurs perquisitions, disant, sans pourtant donner aucun motif de leurs soupçons, qu’ils étaient sûrs que j’avais en ma possession quelque instrument qu’il fallait m’enlever ; mais le lieu que j’avais choisi pour mon dépôt échappa à leur vigilance.

Depuis ce jour-là, je laissai passer la plus grande partie de la semaine pour attendre un beau clair de lune. Il me fallait nécessairement travailler pendant la nuit, et il n’était pas moins indispensable que toutes mes opérations fussent consommées entre la dernière visite du soir de mes geôliers et la première du lendemain, c’est-à-dire entre neuf heures du soir et sept du matin. Dans mon cachot je passais, comme je l’ai déjà dit, de quatorze à seize heures sur vingt-quatre sans être dérangé ; mais, depuis que je m’étais acquis une réputation par mon industrie, on avait fait pour moi une exception aux règles générales de la prison.

Il était dix heures, quand je mis la main à l’œuvre pour ma grande entreprise. La chambre dans laquelle j’étais renfermé était assurée par une double porte. Cette précaution était bien superflue, puisqu’il y avait un homme qui faisait sentinelle à l’extérieur ; mais elle était très-heureuse pour mon projet, parce que ces deux portes empêchaient la communication du bruit et me garantissaient assez du danger d’être entendu pour peu que je prisse de précaution. Je commençai par me délivrer des menottes. Ensuite je me mis à limer et mes fers et trois des barreaux qui défendaient ma fenêtre, à laquelle je grimpai en partie par le moyen de ma chaise et en partie à l’aide de quelques inégalités du mur. Tout ceci fut l’ouvrage de plus de deux heures. Quand les barreaux furent limés, il me fut aisé de les forcer un peu hors de la ligne perpendiculaire et de les tirer ensuite l’un après l’autre de dedans le mur, où ils n’étaient enfoncés que d’environ trois pouces, sans qu’on eût pensé à les fixer autrement. Mais l’ouverture ne se trouva pas assez large pour pouvoir donner passage à mon corps. Il fallut donc que je me misse, partie avec mon ciseau, partie avec un des barreaux, à élargir la croisée en démolissant la maçonnerie, et, quand je fus ainsi venu à bout de détacher quatre ou cinq briques, je redescendis et les entassai sur le plancher. Je répétai cette opération trois ou quatre fois. Alors, m’étant glissé à travers l’ouverture, je m’avançai jusque sur une espèce de hangar qui était en dehors.

Je me trouvais dans une cour étroite entre deux murs : savoir, celui de la chambre commune des criminels et le mur de clôture de la prison. Mais je n’avais pas, comme l’autre fois, des instruments pour m’aider à escalader ce mur, qui était d’une hauteur considérable. Il n’y avait pour moi d’autre ressource que celle de faire une brèche suffisante dans le bas du mur, qui ne laissait pas d’être fort, étant de pierre à l’extérieur et revêtu de briques en dedans. Les chambres des prisonniers pour dettes formaient angle droit avec le bâtiment d’où je venais de m’évader ; et, comme il faisait clair de lune, j’eus un moment la crainte d’être découvert par eux, particulièrement dans le cas où j’aurais fait quelque bruit, plusieurs de leurs croisées donnant sur cette cour. C’est pourquoi je me déterminai à me servir du hangar comme d’un abri pour me cacher. Il était fermé à clef ; mais avec un des anneaux rompus de mes fers, que j’avais eu la précaution de porter avec moi, je n’eus pas beaucoup de peine à ouvrir la serrure. Dès lors j’avais un moyen suffisant de me mettre hors d’état d’être vu, pendant que je travaillais à ma besogne ; et le seul inconvénient que je trouvais, c’était d’être obligé de laisser la porte, que j’avais forcée, un peu ouverte pour avoir de la clarté. Au bout de quelque temps, j’étais déjà venu à bout de démolir une partie assez considérable de la couche de briques du mur ; mais quand j’en vins à la pierre, l’entreprise me parut plus difficile. Le mortier qui liait la maçonnerie, s’étant presque pétrifié, ne cédait pas plus à mes premiers efforts que n’eût fait un rocher du diamant le plus dur. Il y avait déjà six heures que j’étais à travailler sans relâche ; à la première tentative que je fis contre ce nouvel obstacle, mon ciseau se brisa dans mes mains. Après la fatigue que j’avais déjà endurée, rencontrant un dernier obstacle en apparence insurmontable, je conclus qu’il fallait m’arrêter où j’en étais et abandonner toute idée d’aller plus loin. En même temps, la lune, dont la lumière m’avait été d’un si grand secours, s’éclipsa, et je demeurai dans une obscurité totale.

Toutefois, après un répit de dix minutes, je revins à la charge avec une nouvelle vigueur. Il ne me fallut pas moins de deux heures pour arracher la première pierre. Une heure de plus, et l’ouverture fut assez grande pour me permettre le passage. Le tas de briques que j’avais laissé dans la chambre forte était considérable, mais ce n’était rien en comparaison des décombres que j’avais abattus du mur extérieur de la prison. Je suis sûr que l’ouvrage que j’avais fait aurait été l’ouvrage de deux ou trois jours pour un ouvrier ordinaire qui aurait été muni de tous les outils convenables.

Mais les difficultés, au lieu d’être à leur fin, semblaient ne faire que commencer pour moi. Le jour vint à paraître avant que j’eusse achevé l’ouverture ; dans dix minutes encore les geôliers allaient vraisemblablement entrer dans ma prison et apercevoir tout le dégât que j’avais fait. La ruelle qui joignait le côté de la prison par où je m’étais échappé avec la campagne adjacente, était formée principalement par deux murs de clôture, avec des écuries de côté et d’autre, quelques magasins et un petit nombre de maisons occupées par des familles de la dernière classe du peuple. Je n’avais rien de mieux à faire pour ma sûreté que de traverser la ville le plus tôt possible et de chercher mon salut en pleine campagne. J’avais les bras enflés et meurtris par le travail ; — mes forces étaient épuisées. Je sentais l’impossibilité de soutenir une course rapide, et, quand je l’aurais pu, à quoi m’eût servi toute ma vitesse avec un ennemi qui me serrait de si près ? Il me semblait que je me retrouverais à peu près dans la même situation où j’avais été cinq ou six semaines auparavant, lorsque, après avoir accompli tout à fait mon évasion, je m’étais vu obligé de me rendre sans résistance à ceux qui me poursuivaient. Je n’étais pourtant pas actuellement hors d’état de marcher comme alors ; il me restait encore quelque force, sans pouvoir dire jusqu’où elle me mènerait ; enfin je sentais très-bien que, si je venais à échouer une seconde fois dans mon dessein, la difficulté en augmenterait d’autant pour toutes les nouvelles tentatives que je voudrais faire par la suite. Telles furent les considérations qui se présentèrent à moi sur les risques de mon évasion ; et, quand même je serais venu à bout de surmonter tous ces obstacles, j’avais encore à compter, parmi ceux qui me restaient à vaincre, mon dénûment absolu, ne possédant pas un shelling dans le monde.


XXVII


Je suivis la ruelle dont j’ai parlé, sans apercevoir aucune créature humaine et sans être aperçu. Les portes et les volets des fenêtres étaient fermés ; tout était encore dans le silence de la nuit. J’arrivai jusqu’au bout de la ruelle sans accident. « Si ceux qui sont à ma poursuite, me dis-je, suivent immédiatement mes traces, ils verront peu de probabilité à ce que j’aie trouvé une retraite dans cet endroit, et en conséquence ils ne manqueront pas de continuer la route que j’aurais été obligé de faire moi-même. » La campagne m’offrait un aspect aride et inculte ; elle était couverte d’épines et de broussailles ; le sol était presque partout sablonneux, et la surface extrêmement irrégulière. Je gravis une petite éminence, et je distinguai à peu de distance quelques chaumières éparses. Cette vue ne me fit pas grand plaisir ; je sentis que pour le moment il était essentiel à ma sûreté de me soustraire à la vue de tout être humain.

Je redescendis donc dans la vallée, et, après l’avoir examinée avec plus d’attention, je m’aperçus qu’elle était parsemée de cavités inégales, mais toutes trop peu profondes pour pouvoir cacher quelqu’un ou même pour qu’on pût les soupçonner de servir à cet usage. Cependant le jour ne faisait que de poindre ; le temps était pluvieux, et pour un étranger à qui ces cavités n’étaient pas bien connues, l’épaisseur de l’ombre qu’elles répandaient en ce moment pouvait bien les faire présumer propres à procurer une retraite. Ainsi, tout faible qu’était le secours que je pouvais en retirer, je crus devoir user de cette ressource, pour l’instant, comme la meilleure dans la circonstance. Il s’agissait de ma vie, et plus était grand le péril auquel elle était exposée, plus elle me paraissait chère. La retraite que j’adoptai comme la plus sûre n’était guère qu’à cinquante toises de l’extrémité de la ruelle et des dernières maisons de la ville.

Il n’y avait pas deux minutes que je m’y tenais, lorsque j’entendis un bruit de pas précipités, et que j’aperçus aussitôt le guichetier ordinaire avec un autre passer tout à côté de ma niche : ils étaient si près de moi que si j’avais allongé la main, je crois que j’aurais pu toucher leurs habits sans remuer de ma place. Comme il n’y avait entre eux et moi aucune partie du monticule sous lequel j’étais, je pouvais les voir en entier, quoique l’ombre fût assez étendue pour me laisser à peu près invisible. Je les entendis se parler entre eux, d’un ton de colère : « Maudit soit le coquin ! disait l’un ; où peut-il être allé ? — Que le diable l’emporte ! disait l’autre. Je voudrais seulement le tenir encore une bonne fois. — N’aie pas peur, répliqua l’autre, il ne peut pas avoir plus d’un demi-mille d’avance sur nous. » Je ne pouvais plus les entendre ; quant à les voir, je n’osais pas seulement m’avancer d’un pouce pour regarder, de peur d’être découvert par ceux qui seraient à ma poursuite dans une autre direction. Par le peu de temps qui s’était écoulé entre l’instant de mon évasion et l’apparition de ces deux hommes, je conclus qu’ils étaient passés par l’issue que j’avais faite moi-même, car il était impossible qu’ils eussent eu le temps de sortir par la porte de la prison et de faire un détour considérable dans la ville, comme ils y auraient été obligés sans cela.

Cette preuve de diligence de la part de l’ennemi m’alarma tellement, que je fus quelque temps sans oser quitter d’un pas le lieu de ma retraite, ni presque changer de posture. Le temps avait été dès le matin couvert d’une brume, qui se changea avec le jour en une pluie presque continuelle. L’aspect triste et nébuleux du ciel et de tous les objets qui m’environnaient, la proximité de ma prison et un manque absolu de nourriture, étaient autant de circonstances qui me firent passer les heures d’une manière peu agréable. Toutefois, ce mauvais temps, qui semblait amener avec lui le silence et la solitude, m’encouragea par degrés à changer mon abri pour un autre de même genre, mais qui semblait m’offrir plus de sûreté. Je ne fis que rôder autour du même coin de terre, pendant tout le temps que le soleil demeura sur l’horizon.

Vers le soir, les nuages commencèrent à se dissiper, et la lune reparut dans tout son éclat, comme le soir précédent. Pendant tout le jour, je n’avais pas vu trace d’homme, si ce n’est la rencontre dont j’ai parlé. Peut-être en avais-je été redevable à l’état du ciel ; dans tous les cas, je trouvais que c’était une épreuve trop dangereuse que de m’aventurer à quitter ma retraite par une nuit aussi éclairée. Je fus donc obligé d’attendre le coucher de la lune, ce qui n’eut lieu qu’à cinq heures du matin. Tout ce que je pus faire pour me soulager fut de m’étendre au fond de ma petite caverne, ne pouvant presque plus me tenir sur mes pieds. Là je tombai dans un assoupissement pénible et interrompu à tout moment, résultat d’une nuit aussi laborieuse, et d’une journée aussi triste et aussi fatigante ; je luttai d’ailleurs par la pensée avec le sommeil, qui, joint à la fraîcheur du temps, devait me faire plus de mal que de bien.

L’intervalle d’obscurité dont j’étais résolu de profiter pour me retirer à une plus grande distance de ma prison, était tout au plus de trois heures dans toute sa durée. Quand je voulus me lever, j’étais accablé par la faim et la fatigue ; ce qu’il y avait de pis encore, l’humidité du jour précédent, jointe au froid sec et piquant de la nuit, m’avait presque perclus les membres. Je me levai néanmoins, et tâchai de me mouvoir, appuyé contre un des côtés de la butte ; je me mis à étendre dans tous les sens les muscles des extrémités, et à la fin je parvins à sortir de cet état d’engourdissement, ce qui n’eut lieu qu’au prix de douleurs incroyables. Après avoir quitté ma retraite, j’avançai d’abord d’un pas faible et incertain ; mais à mesure que j’allais, je hâtais ma marche. Les friches qui bordaient ce côté de la ville n’étaient, du moins en cet endroit, frayées par aucun sentier ; mais j’avais les étoiles qui me guidaient, et j’étais déterminé à m’éloigner le plus possible de l’odieux séjour où j’avais été retenu si longtemps. Ma marche était très-irrégulière : tantôt il fallait gravir un chemin escarpé, tantôt franchir un fossé profond ; quelquefois même le passage était si dangereux, que je me trouvais obligé de m’écarter considérablement de ma direction. Néanmoins j’avançais toujours avec autant de rapidité que tous ces obstacles pouvaient me le permettre. Le mouvement de la marche et l’activité de l’air me rendirent plus dispos et plus alerte : j’oubliai tous les inconvénients de ma situation, et je sentis renaître mon ardeur et mon énergie.

J’avais déjà gagné le bord des bruyères, et j’entrais dans ce qu’on appelle ordinairement la forêt. Quelque étrange que la chose puisse paraître, torturé par la faim comme je l’étais, dépourvu de toute espèce de moyen de pourvoir à mes besoins et environné de mille sujets d’alarmes, je sentis une joyeuse animation. Je voyais les plus redoutables difficultés de mon entreprise surmontées, et je ne pouvais pas croire qu’après en avoir tant fait, rien de ce qui me restait à faire fût capable de m’arrêter. Je me rappelais avec horreur les chaînes que j’avais portées, et le sort affreux que j’avais vu si longtemps suspendu sur ma tête : jamais homme ne savoura plus délicieusement que je le fis alors, les douceurs de la liberté ; jamais homme ne sentit avec plus d’énergie combien la pauvreté indépendante l’emporte sur les trompeuses amorces d’une vie de servitude. J’étendis mes bras avec transport, et en battant des mains je m’écriai :

« C’est à présent que je suis un homme ! hier, ces bras étaient meurtris par des fers ; chaque mouvement que je faisais pour me lever ou pour m’asseoir était marqué par le bruit de mes chaînes ; j’étais lié par terre comme une bête sauvage, et un cercle de quelques pieds de circonférence était le seul espace où je pusse m’étendre. Aujourd’hui, je puis courir comme le lévrier en chasse et bondir comme le jeune daim sur les montagnes. Grand Dieu (s’il est un Dieu qui daigne compter les battements solitaires d’un cœur rempli d’anxiété) ! toi seul, tu pourrais dire avec quelles délices un prisonnier qui vient de briser sa chaîne goûte le bonheur de se retrouver libre ! Moment sacré, moment ineffable, où l’homme se ressaisit de ses droits ! Est-il possible que ma vie soit menacée, parce qu’un homme sans foi a osé soutenir ce qu’il sait bien être un mensonge ; suis-je donc destiné, au printemps de mon âge, à recevoir une mort ignominieuse, de la main de mes semblables, parce qu’aucun d’eux n’a eu assez de pénétration pour reconnaître la vérité ; parce qu’ils ont pris pour des impostures des paroles qui partaient d’un cœur trop plein de sa conviction ! Chose étrange, que les hommes se soumettent de génération en génération à laisser dépendre leur vie du souffle d’un autre, et cela simplement pour que chacun ait à son tour le pouvoir de jouer, au nom de la loi, le rôle de tyran ! Ô Dieu, donne-moi la pauvreté ! fais pleuvoir sur moi toutes les contrariétés possibles de la vie, je les recevrai avec mille actions de grâces. Mais que je sois livré aux bêtes féroces plutôt que de redevenir la victime de ceux que l’autorité a revêtus de sa robe ensanglantée ! permets au moins que ma vie soit mon bien. Que j’aie à la défendre, j’y consens, de la fureur des éléments, de la rage des tigres affamés, ou de la vengeance effrénée des barbares, mais jamais de la froide prévoyance des rois et de tous ceux qui font leur monopole du pouvoir. »

Quel heureux enthousiasme que celui qui m’inspirait cette énergie, au milieu des horreurs de la faim, de la pauvreté et de l’abandon universel !

J’avais déjà fait au moins six milles. D’abord j’avais mis beaucoup d’attention à éviter les habitations qui se trouvaient sur ma route, dans la crainte d’être vu par les personnes du dedans, et de laisser après moi des traces à ceux qui étaient à ma poursuite. À mesure que j’avançai, je crus pouvoir me relâcher un peu de mes précautions. Dans ce moment, j’aperçus plusieurs individus qui, sortis d’un endroit un peu plus fourré du bois, venaient droit à moi. Je ne vis rien que de favorable dans cette rencontre. J’étais dans la nécessité d’éviter l’entrée des villes et des hameaux du voisinage ; mais en même temps je ne pouvais plus longtemps me passer de quelque nourriture, et il était assez vraisemblable que je trouverais à cet égard un peu d’assistance auprès de ces gens-ci. Dans ma situation présente, leur profession était une considération fort indifférente. Je n’avais guère à craindre de la part des voleurs, et des voleurs même, à ce que je pensais, ne pouvaient manquer d’être, tout aussi bien que d’honnêtes gens, touchés de compassion pour mon état. Ainsi, bien loin de les éviter, j’allai droit à eux.

C’étaient des voleurs. Un de la bande s’écria : Qui va là ? arrêtez. Je les abordai. « Messieurs, leur dis-je, je suis un pauvre voyageur, presque… » Pendant que je parlais, ils m’entourèrent ; et celui qui avait crié le premier Qui va là ? se mit à dire : « Que diable viens-tu nous chanter avec ton pauvre voyageur ? Il y a dix ans que nous n’entendons que cela. Allons, allons, commence par retourner tes poches, afin que nous sachions si la prise est bonne.

— Monsieur, répliquai-je, je ne possède pas un shelling dans le monde, et, par-dessus le marché, je suis à demi mort de faim. — Pas un shelling ! reprit mon adversaire, c’est-à-dire donc que tu es pauvre comme un voleur ? Mais, si tu n’as pas d’argent, tu as des habits, et il faut que tu t’en débarrasses.

— Mes habits ! m’écriai-je avec indignation ; il n’est pas possible que vous vouliez exiger pareille chose. N’est-ce pas assez que je sois sans argent ? J’ai été obligé de passer toute la nuit en plein air ; voici le second jour que je n’ai pas mangé un morceau de pain. Auriez-vous bien le courage de me laisser nu par le temps qu’il fait, au milieu de ce bois ? Non, non ; vous êtes de braves gens ; cette haine de l’oppression qui a armé vos mains contre l’insolence des riches vous dira de soulager ceux qui périssent de besoin comme moi. Pour l’amour de Dieu, donnez-moi quelque chose à manger ! Ne me dépouillez pas au moins du seul bien qui me reste ! »

Pendant que je leur adressais cette harangue avec l’éloquence improvisée du sentiment, il ne me fut pas difficile, malgré la faible lueur du jour, de m’apercevoir à leurs gestes que deux ou trois d’entre eux paraissaient disposés à prendre mon parti. L’homme qui s’était déjà constitué l’interprète de la troupe s’en aperçut comme moi ; et, soit par brutalité de caractère, soit par jalousie de pouvoir, il voulut s’épargner la honte d’avoir le dessous. En conséquence, il se hâta de prévenir les autres, en se ruant brusquement sur moi et en me repoussant de plusieurs pas de la place où j’étais. La secousse que j’avais reçue attira sur moi un autre de la bande qui n’était pas du nombre de ceux qui m’avaient paru écouter ma remontrance, et celui-ci répéta la même brutalité. Ce traitement m’indigna au dernier point, et, après avoir été ballotté deux ou trois fois en avant et en arrière, je me dégageai de mes assaillants en faisant volte-face, et me mis en posture de me défendre. Le premier qui s’avança jusqu’à ma portée était celui qui avait commencé l’attaque. Je n’écoutai alors que le mouvement de ma colère, et l’étendis par terre tout de son long. Au même instant, je fus assailli de tous côtés ; ils tombèrent sur moi avec de gros bâtons noueux, et je reçus un coup qui me fit presque perdre connaissance. Celui que j’avais renversé s’était relevé, et, au moment où je tombai, il m’asséna un revers de coutelas qui me fit une large blessure entre le cou et l’épaule. Il allait redoubler ; les deux dont l’animosité avait paru s’ébranler dans le commencement se mirent aussi, à ce qu’il me sembla, en devoir de se joindre à l’attaque, soit par une sorte de mouvement machinal, soit par esprit d’imitation. Cependant un d’eux, à ce que j’ai su depuis, saisit le bras du voleur qui se disposait à me frapper une seconde fois de son coutelas, et qui allait vraisemblablement mettre fin à ma faible existence. J’entendis ces mots :

« Assez, assez donc. Que diable, Gines ! c’est être aussi trop mauvais !…

— Pourquoi cela ? reprit une seconde voix : il va languir ici dans le bois et mourir à petit feu ; c’est une charité que de l’achever pour l’empêcher de souffrir…. »

On s’imagine bien que je n’entendais pas cette espèce de débat sans intérêt ; je fis un effort pour parler, mais la voix me manqua. J’étendis la main d’un air suppliant.

— Vous ne le frapperez pas, pardieu ! dit une des voix : à quoi bon être des assassins ?… »

Enfin, le parti de la clémence l’emporta. Ils se contentèrent donc de me dépouiller de mon habit et de ma veste, et puis de me rouler dans un fossé à sec qui était près de là. Ensuite ils me laissèrent, sans s’occuper le moins du monde de la malheureuse situation où j’étais, ni de l’abondance du sang qui coulait de ma blessure.


XXVIII


Dans cet état déplorable, quelle que fût ma faiblesse, je ne perdis pas connaissance. Je déchirai ma chemise pour m’en faire un bandage, et je réussis assez bien à arrêter le sang. Je tâchai ensuite de me traîner jusqu’au haut du fossé. À peine y étais-je parvenu, qu’avec autant de joie que de surprise j’aperçus un homme assez près de moi. J’appelai à mon aide du mieux qu’il me fut possible. L’inconnu s’approcha avec les signes d’une compassion non équivoque, et en vérité rien n’était plus propre à la faire naître que le spectacle que j’offrais en ce moment. J’avais la tête nue, et les cheveux mêlés, épars, trempés de sang ; ma chemise, entortillée autour de mon cou et de mon épaule, était toute rougie par le torrent sorti de ma plaie ; enfin, mon corps, nu jusqu’à la ceinture, était défiguré par de larges bandes de sang ; et le seul vêtement que les brigands m’eussent laissé en était aussi tout couvert.

« Hé ! pour Dieu, mon pauvre ami, me dit l’inconnu du ton le plus affectueux qu’il soit possible d’imaginer, qui vous a mis dans cet état-là ? » Et, en disant ceci, il me releva et me plaça sur mes pieds. « Pouvez-vous bien vous soutenir ? ajouta-t-il d’un air de doute. — Oh ! oui, très-bien, » répliquai-je. Sur cette réponse, il me laissa pour ôter son habit, dans le dessein de me garantir du froid. Mais j’avais trop compté sur mes forces ; je tombai presque tout de mon long par terre. Je me retins cependant un peu, en étendant le bras qui n’était pas malade, et je me remis sur mes genoux. Mon bienfaiteur alors me couvrit, me releva tout à fait, et, en me disant de m’appuyer sur lui, m’annonça qu’il allait me conduire dans un endroit où on aurait soin de moi. C’est une vertu capricieuse que le courage ; le mien semblait inépuisable quand je n’avais que moi seul sur qui je pusse compter ; mais à peine eus-je trouvé dans un autre ces sentiments de compassion auxquels j’étais bien loin de m’attendre en ce moment, que tout à coup ma résolution parut m’abandonner, et je me sentis près de tomber en défaillance. Mon charitable conducteur s’en aperçut, et il se mit à m’encourager de temps en temps d’une manière si affectueuse, si pleine à la fois de bonté et d’enjouement, si éloignée en même temps de la dureté et de la faiblesse, qu’en vérité je crus marcher sous la conduite d’un ange plutôt que d’un homme. Il me fut aisé de voir qu’il n’y avait rien dans ses façons qui se ressentît de la rudesse campagnarde, et qu’elles annonçaient un homme habitué à une politesse ouverte et affectueuse.

Nous marchâmes environ trois quarts de mille dans le bois, non pas du côté qui conduisait à la campagne découverte, mais au contraire en nous enfonçant toujours dans la partie la plus épaisse et la moins fréquentée. Nous traversâmes un endroit qui avait autrefois formé un large fossé, et qui, maintenant sec en grande partie, contenait seulement çà et là un peu d’eau bourbeuse et stagnante. Dans l’enceinte de ce fossé, je n’aperçus autre chose qu’un amas de ruines et quelques vieilles murailles qui semblaient prêtes à s’écrouler. Mais mon conducteur me fit passer sous une espèce de voûte, et ensuite par une allée tortueuse et obscure, au bout de laquelle nous nous arrêtâmes.

Il y avait là une porte qu’il ne m’était pas possible d’apercevoir, et à laquelle frappa mon conducteur. Une voix qui, par sa force, aurait pu passer pour une voix d’homme, mais qui, par le son aigre et aigu de la finale, avait quelque chose de féminin, demanda : Qui est là ? Sur la réponse qui fut faite de notre côté, j’entendis aussitôt tirer deux verrous, et après plusieurs tours de clef, la porte s’ouvrit et nous entrâmes. L’intérieur du logement ne répondait guère à l’air d’aisance de mon protecteur ; au contraire, on y remarquait un air de dénûment, de négligence et de malpropreté. La seule personne que j’y vis était une femme un peu sur l’âge, dont l’extérieur avait je ne sais quoi d’extraordinaire et de repoussant. Elle avait les yeux d’un rouge couleur de sang ; une chevelure en désordre lui pendait sur les épaules ; son teint était basané et sa peau sèche comme du parchemin ; malgré sa maigreur, son corps semblait très-robuste, et ses bras surtout laissaient voir des muscles saillants. Rien de doux ni d’humain ne tempérait la rudesse de ses traits ; son sang paraissait continuellement allumé par une férocité sauvage, toute sa figure respirait la haine et la méchanceté, et on y lisait un besoin insatiable de mal faire. Cette infernale Thalestris n’eut pas plutôt jeté les yeux sur nous, qu’elle s’écria d’une voix chagrine et discordante :

« Que nous amenez-vous donc là ? ce n’est pas là un de nos gens. »

Sans répondre à son apostrophe, mon conducteur lui ordonna de pousser un mauvais fauteuil qui était dans un coin de la chambre et de le placer devant le feu. Elle obéit avec répugnance et en murmurant :

« Ah ! ah ! voilà de vos tours ! Je voudrais bien savoir si des gens comme nous ont des charités à faire ! Ce sera notre perte à tous, vous le verrez…

— Retenez votre maudite langue, la vieille, lui dit-il d’un ton sévère, et allez-vous-en chercher une de mes meilleures chemises, une veste et quelques linges.

En disant cela, il lui remit un petit trousseau de clefs. En un mot, il me prodigua les soins d’un père ; il examina ma blessure, la nettoya, et y appliqua un appareil, dans le même temps que, par son ordre exprès, la vieille me préparait les aliments qu’il avait jugés les plus convenables à mon état de faiblesse et de langueur.

Ces opérations ne furent pas plutôt achevées, que mon bienfaiteur me recommanda d’aller me reposer. On était à faire tous les préparatifs nécessaires à cet effet, quand nous entendîmes tout à coup la marche de plusieurs personnes en dehors, et, l’instant d’après, un coup fut frappé à la porte. La vieille ouvrit avec les mêmes précautions qu’à notre arrivée, et à l’instant six ou sept hommes entrèrent tumultueusement dans la chambre. Ils formaient un groupe assez bizarre, les uns étant vêtus comme de simples paysans, les autres comme des bourgeois de campagne mal vêtus ; mais tous avaient un air de désordre, d’audace et de turbulence, tel que je n’en avais jamais rencontré sur tant de figures à la fois. Ce qui redoubla ma surprise, c’est qu’au second coup d’œil je trouvai dans la mine de plusieurs d’entre eux, et surtout d’un en particulier, quelque chose qui me fit croire que c’était là la bande de brigands auxquels je venais d’échapper, et que celui dont l’air m’avait le plus frappé était ce même adversaire dont l’animosité avait failli m’arracher la vie. Aussitôt il me vint à l’idée qu’ils étaient entrés dans notre retraite avec des intentions hostiles ; que mon bienfaiteur était sur le point d’être volé, et moi probablement massacré.

Toutefois ce soupçon fut bientôt dissipé. Ils saluèrent mon conducteur d’un air respectueux, en l’appelant leur capitaine. Ils étaient en général très-emportés et très-bruyants dans leurs propos entremêlés de jurements et d’exclamations continuelles ; mais une certaine déférence pour mon hôte tempérait un peu leur fougue. Je crus remarquer dans celui qui m’avait attaqué avec tant d’acharnement, un air d’embarras et d’irrésolution aussitôt qu’il m’eut aperçu ; mais il chercha à secouer ce premier mouvement avec un sorte d’effort, en s’écriant : « Qui diable est donc celui-ci ? » Il y avait dans le ton de cette apostrophe quelque chose qui éveilla l’attention de mon protecteur. Il lança à celui qui venait de parler un regard fixe et pénétrant : « Et vous, Gines, lui dit-il ensuite, le connaissez-vous ? ne l’avez-vous jamais rencontré nulle part ? — Malédiction, Gines ! interrompit un troisième, tu joues diablement de malheur. Il y en a qui disent que les morts reviennent ; tu vois bien qu’il y a quelque vérité à cela… — Trêve de mauvaise plaisanterie, Jeckels, reprit mon protecteur, il n’y a pas là de quoi rire. Gines, répondez-moi, est-ce vous qui êtes cause que ce jeune homme a été laissé ce matin dans le bois, dépouillé et blessé ?

— Eh bien ! quand cela serait, voyons ?

— Quelle raison a pu vous porter à agir envers lui d’une manière aussi cruelle ?

— Une assez bonne raison, pardieu ! il n’avait pas d’argent.

— Comment ! vous l’avez ainsi maltraité, sans avoir été seulement provoqué de sa part par la moindre résistance !

— Si fait, il a résisté. Je n’ai fait que le pousser un peu, et il a eu l’imprudence de me frapper.

— Gines, vous êtes un incorrigible coquin.

— Bah ! que signifie ce que je suis ? Vous, avec votre compassion et vos beaux sentiments, vous nous mènerez tous au gibet.

— Je n’ai rien à vous dire. Je n’espère rien de vous. Camarades, c’est à vous de prononcer sur la conduite de cet homme, comme vous le jugerez à propos. Vous savez combien de fois il est retombé en faute ; vous connaissez toutes les peines que je me suis données pour le corriger. Ce qui nous dirige dans notre profession, c’est la justice. (Tant la prévention a l’art de revêtir des plus belles couleurs la plus mauvaise cause du monde, quand une fois on a pris le parti de la suivre.) Nous autres voleurs non patentés, nous sommes en guerre ouverte avec une autre classe d’hommes qui volent suivant la loi. Avec une telle cause à soutenir, voudrions-nous la souiller par des actes de cruauté, de vengeance et de méchanceté ?…… Par suite de nos principes, un voleur est un homme qui vit au milieu de ses égaux ; ainsi je ne prétends pas m’arroger d’autorité sur vous ; faites comme vous le croirez convenable ; mais, quant à ce qui me concerne personnellement, je vote pour que Gines soit chassé d’entre nous, comme un homme qui déshonore la société. »

Cette proposition réunit, à ce qu’il parut, l’assentiment général. Il était aisé de s’apercevoir que l’opinion de tous les autres était la même que celle du chef, quoique cependant quelques-uns fussent en suspens sur le parti qu’il y avait à prendre. En même temps, Gines se mit à murmurer quelques mots d’insolence et de mécontentement, dont le sens était qu’on eût à prendre garde de le fâcher. À cette espèce de menace, le courroux de mon protecteur s’alluma ; le dédain et l’indignation étincelèrent dans ses yeux.

« Scélérat ! dit-il, je crois que vous nous menacez ! Vous imaginez-vous que nous serons vos esclaves ? Non, non, faites tout ce qui vous plaira. Allez, allez nous dénoncer au premier juge de paix ; je vous en crois assez capable. Monsieur, quand nous sommes entrés dans cette troupe, nous n’avons pas été assez sots pour ne pas voir que nous nous jetions dans une carrière semée de dangers. Un de ces dangers consiste à avoir avec soi des traîtres comme vous. Mais nous ne sommes pas venus jusqu’ici pour reculer devant personne. Croyez-vous que nous consentirons à vivre dans une crainte continuelle de vous, à trembler de vos menaces et à marchander avec votre insolence, toutes les fois qu’il vous plaira ? Ce serait là une belle vie à mener, en vérité ! J’aimerais cent fois mieux me faire tenailler et brûler à petit feu. Allez, monsieur, je vous défie de faire ce que vous dites ! Vous n’oseriez ! vous n’iriez pas sacrifier tant de braves gens à votre rage, et vous afficher devant tout le monde pour un traître et un infâme ! Si vous le faites, c’est vous que vous punirez et non pas nous. Allez-vous-en ! »

L’intrépidité du chef se communiqua au reste de l’assemblée. Gines vit bien qu’il n’y avait pas d’espoir pour lui de les ramener à un autre avis. Après une pause d’un moment, « Je n’imaginais pas, dit-il… non, le diable m’emporte ! allez, je ne ferai pas le pleureur, non plus. J’ai toujours été franc dans mes principes, et un bon camarade envers vous tous. Mais puisque vous êtes décidés à me renvoyer, eh bien… bonsoir ! »

L’expulsion de cet homme produisit un excellent effet sur la troupe. Ceux qui avaient déjà du penchant à l’humanité s’attachèrent plus fortement à leurs principes, à mesure qu’ils virent les bons sentiments prendre le dessus. Jusque-là ils s’étaient laissé dominer par la fougue et l’insolence du parti contraire ; mais dès lors ils adoptèrent une conduite toute différente, et avec succès. Ceux qui, jaloux de l’ascendant que leur camarade avait usurpé sur eux, avaient imité ses façons d’agir, commencèrent à pencher vers une réforme. On rapporta des histoires de la cruauté et de la brutalité de Gines envers des hommes et des animaux, dont aucune n’était encore venue aux oreilles du chef. Je ne les répéterai pas ; car elles ne pourraient exciter que de l’horreur et du dégoût, et il y en avait qui annonçaient une telle dépravation de cœur, que beaucoup de lecteurs refuseraient de les croire. Cependant cet homme avait aussi ses vertus. Il était entreprenant, plein de persévérance et de fidélité.

Son éloignement fut un événement heureux pour moi. Ce n’aurait pas été un petit inconvénient que d’être renvoyé sur-le-champ de cette maison, dans la position critique où je me trouvais, avec une blessure pour surcroît de maux ; et pourtant je n’aurais guère pu risquer de demeurer sous le même toit avec un homme à qui mon visage rappelait sans cesse son propre crime et la sévère réprimande de son chef. Sa profession l’avait habitué, jusqu’à un certain point, à suivre sans réserve la fougue de ses passions, et à en voir les suites avec indifférence ; il aurait pu trouver aisément une occasion favorable pour m’insulter ou me frapper, lorsque j’étais trop faible pour me défendre.

Délivré de ce danger, je trouvai ma situation assez satisfaisante pour les circonstances où j’étais. Du côté du secret, elle m’offrait des avantages tels que jamais mon imagination, dans ses plus beaux rêves, n’aurait pu se les figurer ; et d’ailleurs elle n’était pas dépourvue des douceurs que puise un infortuné dans l’affection et l’humanité de ses semblables. Rien ne se ressemblait moins que les voleurs que j’avais vus dans la prison de… et les voleurs de ma nouvelle demeure. Ceux-ci étaient en général pleins de gaieté et de bonne humeur ; ils pouvaient donner libre carrière à leurs idées ; ils pouvaient former des projets et les mettre à exécution. Ils ne prenaient conseil que de leurs penchants. Ils ne s’étaient pas imposé cette pénible tâche à laquelle on n’est que trop assujetti dans la société des hommes, de paraître donner une approbation tacite aux choses qui vous font le plus souffrir, ou, ce qui est encore pis, de se persuader que tous les torts que vous avez à endurer sont légitimes ; ils faisaient ouvertement la guerre à leurs oppresseurs. Au contraire, les criminels que j’avais vus en prison étaient renfermés comme des bêtes féroces dans leur loge, privés de tout moyen d’activité et engourdis par une vie indolente. Si dans la fougue de leurs mouvements on découvrait encore de temps en temps les traces de leurs anciennes habitudes, c’était plutôt les écarts convulsifs d’une imagination malade que l’énergie raisonnée d’une âme vigoureuse. Il n’y avait plus pour eux d’espérances à former, plus de projets à concerter, plus de ces rêves brillants qui animent la vie ; la plus triste perspective était placée devant eux, et il leur était interdit d’en détourner la vue un seul instant. Il est vrai que ce sont les deux faces d’un même tableau, et que la seconde est la consommation, la suite inévitable et imminente de la première. Mais celle-là ne frappait nullement l’attention de mes nouveaux hôtes, et à cet égard ils paraissaient mettre tout à fait de côté la raison et les réflexions.

Sous certains rapports comme je l’ai dit, je pouvais me féliciter de ma demeure actuelle ; elle répondait parfaitement au besoin que j’avais d’être caché à tous les yeux. C’était le séjour de la bonne humeur et de la joie ; mais cette sorte de joie ne trouvait point de sympathie dans mon cœur. Les individus qui composaient ce cercle avaient secoué totalement le joug des principes établis parmi les hommes ; leur métier était d’inspirer la terreur, et l’objet constant de leurs soins était d’éluder la vigilance de la société. Toutes ces circonstances influaient visiblement sur leur caractère. Je trouvais en eux de l’affection et de la bienveillance ; ils étaient susceptibles des émotions généreuses. Mais, comme leur situation était précaire, on remarquait aussi la même mobilité dans la disposition de leur âme. Poursuivis sans cesse par l’animosité générale, ils étaient naturellement très-irritables et très-colères. Accoutumés à user de traitements rigoureux envers les victimes de leurs déprédations, il arrivait souvent que leur brutalité ne se renfermait pas dans l’exercice de leur profession. Ils avaient contracté l’habitude de voir dans les bâtons et les poignards le moyen de surmonter toute espèce d’obstacle. Affranchis de cette routine des choses humaines qui énerve les âmes, ils déployaient souvent une énergie à laquelle un observateur impartial n’aurait pu refuser son admiration. L’énergie est peut-être la plus précieuse des qualités de l’homme ; et celle qui se trouve ainsi placée serait sans doute mise à profit par un bon système politique qui saurait en extraire les vertus bienfaisantes, au lieu de la faire tourner, comme on fait, à une aveugle destruction. Nous agissons comme un chimiste qui rejetterait le métal le plus fin, et ne voudrait mettre en œuvre que celui qui serait déjà assez altéré pour servir immédiatement aux usages les plus vils. Mais l’énergie de ces hommes ne se montrait à mes yeux qu’avec tous les vices de l’objet auquel elle était appliquée, dépourvue du secours des lumières, et guidée uniquement par des vues basses et étroites.

Le séjour que je viens de décrire paraîtrait à beaucoup de personnes accompagné de mille inconvénients intolérables. Mais, outre l’avantage qu’il avait d’offrir un champ vaste à l’imagination, c’était l’Élysée, en comparaison de celui d’où je venais de m’échapper. Les désagréments d’une mauvaise compagnie, l’incommodité du logement, la malpropreté, le tapage, tous ces inconvénients avaient perdu ce qui me causait le plus de dégoût et d’aversion, du moment où je ne me sentais plus obligé de les subir. Il n’était aucune peine que je ne pusse endurer avec patience, quand je la comparais avec celle de se voir menacé à toute heure d’une mort violente et prématurée. Il n’était aucune souffrance qui me parût mériter d’être comptée pour quelque chose, dès qu’elle n’était pas infligée par la tyrannie, par la froide et lâche prévoyance, ou par la vengeance barbare de mes semblables.

Ma santé se rétablissait de jour en jour. Les attentions et les complaisances de mon protecteur étaient continuelles, et son exemple avait inspiré les mêmes dispositions au reste de la troupe. Il n’y avait que la vieille qui conservait toujours son animosité contre moi. Elle me regardait comme la cause de l’expulsion de Gines. Gines avait toujours été l’objet particulier de sa préférence ; et, dans le zèle dont elle était animée pour les intérêts de la société, elle trouvait qu’un novice à la place d’un pécheur endurci était un fort mauvais échange. Ajoutez à cela, que naturellement elle était morose et grondeuse ; or, les personnes de ce tempérament ne sauraient exister sans avoir sous la main quelque objet sur lequel elles déchargent leur bile. Elle ne perdait pas une seule occasion de montrer, jusque dans les plus petites choses, la haine qu’elle me portait ; à tout moment elle me lançait des regards de rage, qui m’auraient exterminé si elle en eût eu la force. On voyait combien elle était mortifiée de ne pouvoir contenter sa malice, et combien il lui en coûtait de n’avoir, pour exprimer sa terrible férocité, que la mauvaise humeur d’une pauvre servante. Quant à moi, qui avais été accoutumé à faire face à des adversaires plus formidables et à affronter d’autres périls, tout son dépit n’était pas capable de troubler ma tranquillité.

Quand je me sentis mieux, je mis mon protecteur au fait de mon histoire, excepté de ce qui avait rapport à la découverte du fatal secret de M. Falkland. C’était une chose que je ne pouvais pas prendre sur moi de dévoiler, même dans une situation telle que celle-ci, où il n’y avait pas, à ce qu’il semble, la moindre probabilité qu’on pût en faire usage contre mon persécuteur. Néanmoins, celui à qui je faisais cette ouverture, et dont la façon de penser était tout l’opposé de celle de M. Forester, ne prit pas ma réserve en mauvaise part. Il ne tira aucune conséquence défavorable contre moi de l’obscurité que ce silence jetait sur le reste de mon récit. Il avait trop de pénétration pour qu’un imposteur pût se flatter de lui en faire accroire, et il se fiait aussi sur cette pénétration. D’après cela, il n’est pas étonnant que mes manières franches et ouvertes portassent la conviction dans son esprit, et que ma confidence n’eût fait qu’ajouter à la bonne opinion et à l’amitié que je lui avais déjà inspirées.

Il écouta mon histoire avec beaucoup d’intérêt, et il en commentait les différentes parties à mesure que je les lui rapportais. Il me dit que ce n’était là qu’un nouvel exemple des manœuvres perfides et tyranniques employées par les membres riches et puissants de la société contre ceux qui n’ont pas les mêmes priviléges. Rien n’était plus évident que leur disposition à sacrifier tout le reste de l’espèce humaine à leur plus petit intérêt ou au caprice le plus bizarre. Quel était celui qui, voyant dans leur véritable jour la position des choses, voudrait attendre l’instant où il plairait à ses oppresseurs de résoudre sa ruine totale, plutôt que de prendre les armes pour sa propre défense, quand il en était encore temps ? Quel était le plus méritoire, de la basse et rampante soumission d’un esclave, ou de la généreuse résolution d’un homme qui entreprenait de venger ses droits ? Puisque l’administration partiale de nos lois réduisait l’innocence au niveau du crime, quand une fois le puissant était armé contre elle, quel homme d’un vrai courage pourrait balancer à lever l’étendard contre de telles lois ? Et puisqu’il faut souffrir de leur injustice, qui ne voudrait pas au moins faire connaître auparavant qu’il foule aux pieds leur joug arbitraire ? Quant à lui, ajoutait-il, il n’aurait certainement jamais embrassé sa profession actuelle, s’il n’y eût pas été forcé par des motifs aussi irrésistibles ; et il espérait bien, puisque l’expérience m’avait fourni la même conviction d’une manière si frappante, qu’il aurait un jour le bonheur de m’avoir pour associé dans ses entreprises… On verra jusqu’à quel point l’événement a confirmé ses espérances.

Les précautions que prenait la troupe pour éluder la vigilance des satellites de la justice étaient sans nombre. C’était une de ses règles de ne commettre de brigandages qu’à une distance considérable du lieu de sa résidence ; et Gines avait transgressé cette règle dans l’attaque qui m’avait valu mon asile. Quand ils s’étaient emparés de quelque butin, ils avaient soin, à la vue des personnes volées, de suivre une route opposée, autant que possible, à celle qui conduisait à leur véritable repaire. Le lieu de leur retraite, ainsi que tous ses environs, avait l’air d’un pays abandonné, et il avait la réputation d’être hanté par des esprits. La vieille dont j’ai fait le portrait y habitait depuis très-longtemps, et était censée y demeurer seule ; sa personne répondait à merveille aux idées qu’on se faisait d’une sorcière dans les campagnes. Ses hôtes n’entraient et ne sortaient qu’avec la plus grande circonspection ; en général, ce n’était que de nuit. Les lumières qu’on découvrait de temps en temps dans les différentes parties de cette habitation étaient regardées avec effroi par les paysans des environs comme des feux surnaturels, et si quelquefois le tintamarre d’une orgie venait à frapper leurs oreilles, ils ne doutaient pas que ce ne fût un carnaval de démons. Malgré tous ces avantages, les voleurs ne se hasardaient à y séjourner que par intervalles ; quelquefois ils s’absentaient pendant des mois entiers, et allaient demeurer dans quelque autre coin du pays. Tantôt la vieille les accompagnait dans ces émigrations, tantôt elle restait ; mais, dans tous les cas, son déplacement avait lieu ou plus tôt ou plus tard que le leur : de manière que l’observateur le plus subtil aurait eu peine à remarquer aucune liaison entre les époques de son retour et le renouvellement des bruits de vols dans le pays. Quant aux fêtes infernales, les paysans s’imaginaient qu’elles avaient lieu indifféremment, que la sorcière fût présente ou absente.


XXIX


J’étais dans cette situation, lorsqu’un jour il se passa, dans notre demeure, une scène qui attira malgré moi mon attention. Deux de nos gens avaient été envoyés à une ville à quelque distance de là pour se procurer différentes choses dont nous avions besoin. Après avoir remis leurs achats entre les mains de notre gouvernante, ils se retirèrent dans un coin de la chambre, et l’un d’eux, tirant de sa poche un papier imprimé, ils se mirent ensemble à examiner le contenu. J’étais dans le fauteuil à côté du feu, beaucoup mieux que je ne m’étais encore senti, quoique faible pourtant encore et languissant. Après qu’ils eurent lu entre eux pendant un temps assez considérable, ils portèrent les yeux sur moi, et puis sur le papier, ensuite sur moi encore. L’instant d’après, ils sortirent ensemble de la chambre comme pour se consulter, sans interruption, sur quelque chose que ce papier leur suggérait. Ils rentrèrent au bout de quelque temps, et mon protecteur, qui montait alors l’escalier, parut au même moment dans la chambre.

« Capitaine, dit l’un d’eux avec un air joyeux, voyez-vous ceci ? Nous avons fait une bonne trouvaille. Je crois, ma foi, que cela vaut un billet de banque de cent guinées. »

M. Raymond (c’était son nom) prit le papier et le lut. Il resta une minute sans rien dire. Ensuite il le froissa dans sa main, et se retournant vers celui qui le lui avait donné, il lui dit avec le ton d’un homme bien persuadé de la vérité de ce qu’il va dire :

« Quel besoin avez-vous de ces cent guinées ? Manquez-vous de quelque chose ? Êtes-vous dans la misère ? Voudriez-vous consentir à les acheter par une trahison ? à violer pour cela les lois de l’hospitalité ?

— Ma foi, capitaine, je ne sais trop que vous dire. J’ai violé tant d’autres lois, que je ne vois pas pourquoi j’aurais tant de respect pour un vieux proverbe. Nous, qui prétendons n’avoir d’autres juges que nous-mêmes, ce n’est pas un méchant dicton qui doit nous faire peur. Et puis, au bout du compte, c’est une bonne œuvre, et je ne me ferais pas plus de scrupule de faire prendre un voleur comme celui-là que d’avaler un verre de vin.

— Un voleur ! et vous parlez de voleurs !…

— Un moment, s’il vous plaît. N’allons pas si vite. À Dieu ne plaise que je dise rien contre la profession en général. Mais un homme vole d’une façon, un autre d’une autre. Pour moi, je vais sur le grand chemin ; et ce que je prends à un étranger que j’y rencontre, il y a cent contre un à parier qu’il peut aisément s’en passer. Je ne vois pas qu’il y ait le plus petit mal à cela. Mais j’ai, pardieu, de la conscience tout comme un autre. Parce que je me moque des assises, des grandes perruques, des gens de loi et de la potence ; parce que je ne recule pas devant une action innocente, quand les avocats disent qu’elle ne l’est pas, s’ensuit-il de tout cela que je doive avoir des entrailles de frère pour un tas de friponneaux et de coquins domestiques, pour de la canaille qui n’a ni justice ni principes ? Oh ! que non : je respecte trop la profession pour n’être pas l’ennemi de tous ces voleurs de contrebande ; et je les déteste encore plus, parce que le monde s’avise de leur donner mon nom.

— Vous avez tort, Larkins. En supposant votre haine bien fondée, vous ne devez jamais employer contre les gens que vous haïssez le ministère de cette loi à laquelle votre métier est de faire la guerre. Soyez conséquent. Choisissez d’être son partisan ou son adversaire. Comptez bien sur une chose, c’est que partout où il existe des lois il y en a contre les gens comme vous et moi. Ainsi, ou nous méritons tous tant que nous sommes la vengeance de la loi, ou bien la loi n’est pas l’instrument convenable pour corriger les méfaits des hommes. Je vous dis cela, parce qu’il faut que vous sachiez bien qu’un délateur, un témoin à charge, un homme qui tire avantage de la confidence d’un autre pour le trahir, qui vend la vie de son prochain pour de l’argent, un poltron qui va, pour quoi que ce soit, recourir à la loi, afin qu’elle fasse pour lui ce qu’il n’ose faire par lui-même, est le dernier des scélérats. Mais, dans la circonstance actuelle, vos raisons seraient les meilleures du monde, qu’on ne pourrait pas les appliquer ici. »

Pendant que M. Raymond parlait, le reste de la troupe entra dans la chambre. Aussitôt il se tourna vers eux en disant :

« Mes amis, voici un avis que Larkins vient d’apporter, et dont, avec sa permission, je vais vous donner connaissance. »

Ensuite, tirant le papier de sa poche, il continua : « Cet avis contient le signalement d’un homme accusé de vol, avec une offre de cent guinées pour celui qui le livrera à la justice. Larkins a trouvé cet avis à… D’après l’époque et les autres circonstances, mais surtout d’après la description de la personne, il n’y a pas à douter que cela ne regarde notre jeune ami, à qui, il y a peu de temps, j’ai eu le bonheur de sauver la vie. Il est accusé ici d’avoir abusé de la confiance de son maître et bienfaiteur pour lui voler des effets d’une valeur considérable. Sur cette accusation, il a été renfermé dans la prison du comté, d’où il s’est échappé, il y a environ une quinzaine, sans attendre l’événement de son procès, circonstance qui est représentée, par l’auteur de l’avis, comme équivalente à un aveu du crime.

» Mes amis, je suis au fait des détails de cette affaire depuis quelque temps. Ce jeune homme m’a raconté son histoire à une époque où il ne pouvait certainement pas prévoir que cette précaution fût nécessaire pour sa sûreté. Il n’est nullement coupable des choses qu’on lui impute. Qui de vous serait assez ignorant pour voir dans sa fuite une confirmation des charges portées contre lui ? Qui s’est jamais avisé de croire que, lorsqu’on est amené devant un tribunal pour y être jugé, il peut servir à quelque chose d’être innocent ou coupable ? Qui serait assez sot pour se soumettre volontairement à une pareille épreuve, quand ceux qui sont préposés pour en décider s’occupent plutôt de l’énormité des délits imputés à l’accusé que de la question de savoir s’il en est l’auteur ; devons-nous, comme les autres, croire les dépositions de quelques témoins ignorants, au rapport desquels un homme sensé ne voudrait pas se fier pour l’action la plus indifférente de sa vie ?

» L’aventure de ce pauvre garçon est fort longue, et je ne vous ennuierai pas de ce récit dans ce moment-ci. Tout ce que je puis vous dire, c’est qu’il en résulte, plus clair que le jour, que, pour avoir voulu porter peut-être un œil trop curieux sur les affaires personnelles de son maître, et pour avoir obtenu de lui en confidence, comme je le soupçonne, quelque secret important, ce maître a conçu une antipathie furieuse contre lui. Cette antipathie s’est augmentée successivement jusqu’au point d’induire cet homme à forger contre celui-ci cette infâme accusation. Il paraît déterminé à faire pendre ce jeune homme, sans la moindre pitié, plutôt que de le laisser s’en aller où il voudra, ou même de souffrir qu’il soit hors de son pouvoir. Williams m’a exposé le fait avec tant de candeur, que je le maintiens aussi innocent que moi-même du crime dont on l’accuse. Néanmoins les domestiques de l’accusateur, qui ont été appelés pour assister à l’information, et un parent de ce même accusateur, qui, en qualité de juge de paix, a lancé le décret, et qui a eu la sottise de croire qu’il serait impartial dans cette cause, se sont rangés, tous d’une voix, contre Williams, et lui ont par là donné un échantillon de la belle justice qu’il avait à espérer par la suite.

» Larkins, qui ne savait pas le premier mot de tous ces détails quand le papier lui est tombé entre les mains, avait envie d’en profiter pour gagner les cent guinées. Est-ce là votre avis, à vous qui avez maintenant tout entendu ? Pour l’appât d’une misérable somme d’argent, voudriez-vous jeter l’agneau dans la gueule du loup ? Voudriez-vous vous rendre complices des projets barbares de ce vil scélérat, qui, après avoir chassé de chez lui son ancien protégé, l’avoir laissé sans feu ni lieu, lui avoir ôté l’honneur et presque tous les moyens de subsister, enfin l’avoir mis presque hors d’état de trouver un refuge dans le monde, est encore altéré de son sang ? Si personne n’a le courage de mettre un frein à la tyrannie des cours de justice, n’est-ce pas à nous de le faire ? Nous, qui ne subsistons que des fruits de nos généreuses entreprises, voudrions-nous devoir un penny à la bassesse et à l’infamie d’une délation ? Nous, contre qui toute la société est en armes, refuserons-nous notre protection à un individu plus exposé encore à sa persécution que nous-mêmes, quoiqu’il l’ait pourtant moins méritée ? »

La harangue du capitaine fit aussitôt son effet sur toute l’assemblée. « Le trahir ! s’écrièrent-ils tous à la fois. Non, non, pour tous les trésors du monde. Qu’il ne craigne rien. Nous le défendrons au péril de notre vie. Où l’honneur et la fidélité trouveraient-ils asile sur la surface de la terre, s’ils étaient bannis de chez les voleurs[11] ? »

Larkins en particulier remercia le capitaine de son intervention ; il jura qu’il aimerait mieux perdre les deux bras que de faire aucun mal à un aussi digne jeune homme, et de prêter son secours à une scélératesse aussi abominable. En disant cela, il me prit la main, en m’assurant que je n’avais rien à craindre ; que tant que je serais sous leur toit il ne m’arriverait jamais de mal ; et que, quand même les limiers de la justice viendraient à découvrir ma retraite, ils se feraient tous tuer jusqu’au dernier avant qu’on m’ôtât seulement un cheveu de la tête. Je le remerciai de tout mon cœur de sa bonne volonté ; mais je fus surtout vivement touché du zèle et de la chaleur que mon bienfaiteur avait déployés pour moi. Je leur dis que je voyais bien que j’avais affaire à des ennemis inexorables que mon sang seul pouvait apaiser, et je leur attestai, avec l’accent de la vérité, que je n’avais rien fait qui méritât la persécution qu’on exerçait contre moi.

L’ardeur et l’énergie de M. Raymond ne m’avaient rien laissé à faire pour repousser un péril aussi peu prévu. Cet incident fit néanmoins une profonde impression sur mon esprit. Je m’étais toujours fié à quelque retour d’équité de la part de M. Falkland. Malgré toute l’âpreté de ses persécutions, je ne pouvais m’empêcher de croire qu’il les exerçait à contre-cœur, et je me persuadais qu’elles ne seraient pas éternelles. Un homme dont les principes avaient été originairement si pleins d’honneur et de droiture, ne pouvait pas manquer, dans un moment ou dans l’autre, de réfléchir sur l’injustice de ses actes et de se relâcher de son animosité. Cette idée m’avait toujours été présente, et n’avait pas peu contribué à me donner de l’énergie. « Je veux, me disais-je, convaincre mon persécuteur que je vaux plus qu’il ne pense ; il verra que ce n’est pas un homme comme moi qu’on sacrifie à une simple précaution. » La conduite de M. Falkland lorsqu’il fut question de m’emprisonner et différentes autres particularités survenues depuis, m’avaient encouragé dans cette manière de penser.

Mais ce nouvel incident changeait bien la face des choses. Je voyais maintenant un homme qui, non content d’avoir détruit ma réputation, de m’avoir retenu longtemps dans un affreux cachot et de me réduire à la condition d’un vagabond sans asile, était encore acharné à me poursuivre avec une barbarie sans relâche, dans une situation aussi déplorable. L’indignation et le ressentiment semblaient en quelque sorte s’emparer pour la première fois de mon âme. J’avais été si bien à portée de voir l’état misérable dans lequel M. Falkland était réduit, j’en connaissais si parfaitement la cause et j’étais si fortement pénétré de l’idée qu’il ne méritait pas tous ces maux, que même, jusqu’à ce moment, au milieu des plus cruelles souffrances, j’avais conservé de la pitié plutôt que de la haine pour mon persécuteur. Mais ceci apporta quelque changement dans ma façon de sentir à son égard. « Certainement, me disais-je, il devrait bien voir qu’il m’a suffisamment mis hors d’état de lui nuire, et il serait bien temps qu’il me laissât enfin respirer. Ne devrait-il pas au moins se contenter de m’abandonner à la condition si précaire et si dangereuse d’un criminel échappé des fers, sans aller encore exciter davantage contre moi l’animosité et la vigilance publiques ? Quoi donc ! son opposition aux mesures rigoureuses de M. Forester et ces différentes marques d’intérêt qu’il m’a données depuis ne seraient-elles qu’un jeu pour me tromper et m’endormir dans une perfide sécurité ? Ne serait-ce pas qu’il était continuellement tourmenté par la frayeur des terribles représailles qu’il avait à redouter de moi ? ne serait-ce pas pour cela qu’il aurait feint de céder en apparence au remords, tandis qu’il disposait en secret ses artificieuses batteries pour mieux assurer ma perte ? » Ce soupçon seul me pénétra d’une horreur inexprimable ; un frisson subit fit tressaillir jusqu’à la dernière fibre de mon corps.

Cependant ma blessure était parfaitement guérie, et il devenait nécessaire que je m’arrêtasse à quelque détermination pour l’avenir. Ma manière de penser me donnait une répugnance invincible pour le métier de mes hôtes. Je ne sentais pas, à la vérité, contre leurs personnes, cette aversion et cette horreur qu’ils inspirent communément. Je voyais et j’estimais leurs bonnes qualités et leurs vertus. Je n’étais nullement porté à les regarder comme une classe d’hommes plus méchante ou plus essentiellement ennemie du bien-être de l’humanité que la généralité de ceux qui les accablent de plus de blâme et de mépris. Mais sans cesser de les aimer comme individus, je ne m’aveuglais pas sur leurs erreurs. Quand même j’eusse été d’ailleurs en danger de me laisser égarer par leur exemple, c’était un bonheur pour moi d’avoir pu contempler des voleurs dans la prison, avant de les avoir vus dans leur état de prospérité, et c’était là un antidote infaillible contre le poison de leur société. En voyant déployer dans une telle profession une énergie et une habileté extraordinaires, je ne pouvais m’empêcher de réfléchir avec quel avantage tant d’admirables qualités pourraient se montrer sur le grand théâtre des affaires humaines ; tandis que dans la direction qui leur était donnée elles se trouvaient prostituées à des usages diamétralement opposés aux premiers intérêts de la société. En choisissant un tel genre de vie, ces hommes ne pèchent pas moins contre leur propre intérêt que contre le bien général. Celui qui expose ou sacrifie sa vie pour la cause publique en trouve la récompense dans le témoignage d’une conscience satisfaite ; mais ceux qui se dévouent follement à braver les précautions indispensables, quoique cruellement exagérées, que tout gouvernement est obligé de prendre pour le maintien des propriétés, en même temps qu’ils jettent l’alarme et le trouble dans la société tout entière, montrent, à l’égard de leur intérêt personnel, autant d’imprudence et de mépris d’eux-mêmes qu’un homme qui s’aviserait de se placer comme point de mire devant une troupe d’arquebusiers.

Cette manière d’envisager la chose me détermina non-seulement à ne pas m’associer pour mon propre compte à leurs entreprises, mais encore à faire tous mes efforts, par reconnaissance des services qu’ils m’avaient rendus, pour les détacher, s’il était possible, d’un genre de vie dont les plus grands maux retombaient sur eux-mêmes. Les remontrances que je leur fis à ce sujet furent diversement reçues. Tous ceux à qui elles s’adressaient étaient des gens qui avaient assez bien réussi à se persuader à eux-mêmes qu’ils exerçaient une profession innocente ; et, s’il leur restait quelques doutes dans l’esprit à cet égard, ils étaient venus à bout de les étouffer. Quelques-uns rirent de mes arguments, et me traitèrent comme une espèce de don Quichotte missionnaire. D’autres, et le capitaine en particulier, combattirent mes raisons avec toute l’assurance de gens qui croient défendre la meilleure cause. Mais ils ne restèrent pas longtemps dans cette bonne opinion et dans cette confiance. Ils avaient été accoutumés à disputer contre des arguments tirés de la religion et du respect dû aux lois. Il y avait longtemps qu’ils avaient secoué de pareils motifs, comme autant de préjugés. Mais je traitais la matière sous un autre point de vue et d’après des principes qu’ils ne pouvaient pas contester ; ce n’était pas là de ces reproches vagues et usés dont le son frapperait nos oreilles pendant un siècle, sans trouver dans notre cœur aucune fibre qui répondît à ses vibrations. Aussi, se voyant pressés par des objections inattendues et sans réplique, quelques-uns de mes auditeurs commencèrent à témoigner la mauvaise humeur et l’impatience que leur causait mon importune logique. Mais M. Raymond ne fut pas de ce nombre. Il était doué d’une candeur qui me semble sans égale. Il fut surpris d’entendre des objections aussi puissantes contre une thèse de morale qu’il croyait avoir examinée de tous les côtés. Il les discuta avec la plus grande impartialité. Il résista longtemps avant de les admettre ; mais à la fin il les admit complétement et n’eut plus en réserve qu’un seul moyen de réplique.

« Hélas ! me dit-il, Williams, il eût été bien heureux pour moi que ces vues m’eussent été présentées avant que j’eusse embrassé la profession que j’exerce. Il est trop tard maintenant. Ces mêmes lois, dont l’iniquité évidente, frappant ma raison, m’a poussé dans l’état où je suis, me ferment aujourd’hui toute voie de retour. Dieu, nous dit-on, juge les hommes sur ce qu’ils sont à l’époque du jugement ; et, quels que puissent être leurs crimes, s’ils en ont reconnu l’erreur et s’ils l’ont abjurée, il les reçoit en grâce. Mais des pays qui professent le culte de ce même Dieu n’admettent pas cette distinction dans leur code. Ils ne laissent pas de porte à l’amendement du coupable, et semblent prendre un plaisir barbare à confondre les démérites de ceux qu’ils ont à juger. Ils ne s’embarrassent pas de ce qu’est le caractère de l’individu à l’heure où ils prononcent sa sentence. Quelque changé, quelque honnête, quelque utile qu’il puisse être, il n’y gagnera rien. Si, après un laps de quatorze ans[12], ou même de quarante[13], ils découvrent dans sa vie passée une action pour laquelle la loi a prononcé la peine de mort, vainement cet intervalle tout entier eût été rempli par une vie sainte et le patriotisme le plus pur, ils ne daigneront pas même entrer dans l’examen de ce fait ! Que faire donc ? Ne suis-je pas forcé de persister dans l’erreur, puisque j’ai une fois commencé ? »


XXX


Je fus frappé de ce raisonnement ; je ne pus répondre autre chose à M. Raymond, sinon qu’il était mieux fait que personne pour bien juger de la conduite qu’il lui convenait de tenir ; mais que j’aimais à croire que la chose n’était pas aussi désespérée qu’il se l’imaginait.

Nous n’agitâmes pas cette question davantage, et elle fut même en quelque sorte chassée de ma pensée par un accident d’une nature fort extraordinaire.

J’ai déjà parlé de la rancune profonde que me gardait l’infernale portière de cette demeure solitaire. Gines, ce membre exclu de la société, avait été son favori particulier. Elle avait, à la vérité, souffert son expulsion, parce qu’elle sentait son génie dompté par l’énergie et l’ascendant supérieur de M. Raymond ; mais c’était en murmurant et avec la rage dans le cœur qu’elle s’était soumise à cet arrêt. N’osant pas se révolter contre celui qui avait été le principal auteur de l’affaire, ce fut sur moi que se porta tout le fiel de son ressentiment.

À l’offense impardonnable que j’avais ainsi commise dans cette première circonstance, se joignit la thèse que j’avais soutenue dernièrement contre la profession de voleur. Le respect dû à ce métier était un article fondamental du credo de cette vieille scélérate, et elle ne dissimulait pas plus la surprise et l’horreur que lui causaient mes objections, que ne l’eût fait une vieille d’un autre genre de confrérie devant laquelle on s’aviserait de disputer sur les angoisses et la mort du créateur du monde, ou sur la robe sans tache qui est préparée pour envelopper les âmes des élus. De même que les bigots religieux, elle était très-disposée à employer les armes des vengeances mondaines contre ceux qui déclaraient la guerre à ses opinions.

Moi, cependant, je riais de sa malice impuissante comme d’un sentiment à mépriser plutôt qu’à craindre. Elle s’aperçut, à ce que j’imagine, du peu de cas que je faisais d’elle, et cela ne put que contribuer beaucoup à augmenter l’orage qui grossissait contre moi.

Un jour, on me laissa seul dans la maison, sans autre compagnie que cette noire sibylle. La veille, les voleurs étaient sortis pour une expédition, environ deux heures après le coucher du soleil, et ils n’étaient pas rentrés, comme à leur ordinaire, le matin avant la pointe du jour. C’était une circonstance qui arrivait quelquefois, et qui ne donna lieu par conséquent à aucune inquiétude extraordinaire. Tantôt la piste du gibier les conduisait au delà du terme qu’ils s’étaient prescrit ; tantôt c’était la crainte d’être poursuivis : rien n’est plus incertain que la vie d’un voleur. Pendant la nuit, la vieille avait été occupée à apprêter le repas qui les attendait à leur retour. Quant à moi, j’avais pris d’après eux l’habitude de ne plus songer au retour régulier des différentes parties de la journée, et de faire, jusqu’à un certain point, du jour la nuit et de la nuit le jour.

Il y avait déjà plusieurs semaines que j’étais dans cette demeure, et la saison était fort avancée. J’avais passé quelques heures de la nuit à méditer sur ma situation. Le caractère et les mœurs des gens parmi lesquels je vivais avaient quelque chose qui me causait un véritable dégoût. Leur ignorance grossière, leurs habitudes farouches et leurs manières brutales, au lieu de me paraître plus supportables avec le temps, ne faisaient qu’ajouter de jour en jour à l’aversion qu’elles m’avaient inspirée dès l’origine. Je ne pouvais pas rapprocher la force d’esprit extraordinaire et l’extrême fertilité d’invention qu’ils déployaient dans l’exercice de leur métier, avec l’odieux de ce métier et leur dépravation habituelle, sans éprouver des sensations si pénibles, qu’elles me devenaient intolérables. La vue du mal moral me semblait être, au moins pour un esprit qui n’est pas encore dompté par la philosophie, une des sources les plus fécondes de malaise et de tourment. La société de M. Raymond ne me soulageait nullement de ce genre de peine. Il était à une distance immense de ses vicieux compagnons ; mais je n’en étais pas moins vivement affecté de le voir ainsi hors de sa place, dans une telle compagnie, et employant ses rares talents d’une manière aussi méprisable. J’avais essayé de déchirer le voile qui l’aveuglait ainsi que les autres membres de la bande, mais j’avais trouvé dans mon entreprise des obstacles plus grands que je ne l’avais imaginé.

Que faire donc ? attendrais-je, en fervent missionnaire, l’issue de la conversion que j’avais tentée, ou bien me retirerais-je sur-le-champ ? Si je prenais le parti de m’en aller, devais-je exécuter ce projet furtivement, ou bien, au contraire, déclarer hautement ma résolution, et tâcher ainsi d’achever par la force de l’exemple ce que mes arguments n’avaient pu faire ? Certes, refusant, comme je le faisais, de prendre la moindre part aux expéditions des voleurs, ne payant pas de ma personne dans les dangers dont ils tiraient leur subsistance, et ne cherchant point à prendre leurs habitudes, il ne convenait pas que je continuasse mon séjour chez eux plus longtemps que ne l’exigeait la nécessité. D’ailleurs, il y avait une circonstance qui rendait cette délibération fort urgente. Ils avaient le projet de quitter sous peu de jours leur habitation actuelle, pour aller gagner un autre gîte qu’ils avaient dans une province éloignée. Si je ne me proposais pas de rester avec eux, peut-être ne serait-il pas bien de les accompagner dans cette émigration. L’état d’infortune inouïe où m’avait plongé mon inflexible persécuteur m’avait réduit à regarder comme la plus heureuse des aventures la rencontre d’une caverne de voleurs. Mais le temps qui s’était écoulé depuis avait probablement été suffisant pour ralentir l’activité des recherches dirigées contre moi. Je soupirai donc pour cet état de solitude et d’obscurité, pour cet asile contre les persécutions du monde, et même contre sa simple attention, que mon imagination s’était créé avec tant de plaisir au moment où j’avais brisé mes chaînes.

Telles étaient les réflexions qui m’occupaient. À la fin, voulant me distraire de ce conflit de mon esprit, je tirai de ma poche un Horace qui m’avait été légué par mon cher Brighwell. Je lus avec avidité son épître au grammairien Fuscus, dans laquelle il lui fait une si belle description de la tranquillité et de l’indépendance délicieuse d’une vie champêtre. Le soleil vint alors à se lever derrière les collines qui bornaient ma vue à l’orient, et j’ouvris ma fenêtre pour jouir de ce spectacle. Le jour commençait avec un doux éclat, et il était paré de tous ces charmes que les poëtes de la nature, comme on les appelle, ont tant de plaisir à décrire. Dans cette scène magnifique, surtout après une contention d’esprit assez longue, il y avait quelque chose de ravissant qui m’entraînait au repos. Insensiblement une rêverie confuse s’empara de toutes mes facultés, je quittai ma fenêtre, je me jetai sur mon lit et m’endormis.

Je ne me rappelle pas précisément les images qui me passèrent dans l’esprit pendant ce sommeil ; mais je sais qu’elles se terminèrent par l’idée d’une personne, agent de M. Falkland, qui s’approchait de moi pour m’assassiner. Vraisemblablement cette vision m’avait été suggérée par le projet que je méditais de rentrer dans le monde et de me rejeter dans la sphère où sa vengeance pouvait encore m’atteindre. Il me semblait que l’assassin avait le dessein de venir sur moi par surprise, que je voyais son dessein, et que pourtant, par quelque enchantement, je n’avais nul moyen de l’éviter. J’entendais les pas du meurtrier qui s’avançait lentement et avec précaution. Sa respiration, qu’il cherchait à retenir, frappait néanmoins mon oreille ; je le sentis arriver jusqu’à l’endroit où j’étais placé, et puis s’arrêter.

L’image devint alors trop terrible, je tressaillis, j’ouvris les yeux, que vis-je ? L’exécrable sorcière fondant sur moi avec un couperet de boucher dans les mains. J’esquivai le coup avec une vitesse plus rapide encore que la pensée, et l’instrument, qu’elle dirigeait sur ma tête, tomba impuissant sur le lit. Avant qu’elle eût le temps de se remettre en posture pour un second coup, je sautai sur elle, je saisis l’arme qu’elle tenait, et je la lui avais presque ôté des mains ; mais en un instant elle reprit ses forces et sa soif de sang ; il y eut entre nous une lutte furieuse, elle, animée par la haine et le désespoir, et moi, combattant pour ma vie. C’était une véritable amazone pour la vigueur, et jamais je ne me suis trouvé en tête d’un adversaire plus formidable. Elle avait le coup d’œil sûr, les mouvements prompts comme l’éclair, et de temps en temps, se ruant sur moi de toute la force de son corps, elle me donnait des secousses d’une violence inconcevable. À la fin pourtant, j’eus la victoire, je lui arrachai des mains son instrument de mort, et le jetai par terre. Jusqu’à ce moment, l’attention qu’elle mettait à diriger ses efforts avait contenu sa furie ; mais alors elle se prit à grincer des dents, à rouler des yeux égarés qui semblaient lui sortir de la tête, et dans les convulsions de sa rage à s’agiter comme une démoniaque.

« Scélérat et démon ! s’écriait-elle. Que penses-tu donc faire de moi ? »

Jusqu’à ce moment la scène avait été complétement muette.

« Rien, lui répondis-je ; va-t’en, infernale sorcière, et laisse-moi en repos.

— Que je te laisse ! Oh ! que non. Je veux t’enfoncer mes dix doigts dans les côtes, t’arracher le cœur et boire ton infâme sang !… Ah ! tu crois venir à bout de moi ! Ah ! bien oui !… Tu verras… Je t’étoufferai sous moi, je te ferai rôtir à petit feu avec du soufre, je t’écraserai tes entrailles sur les yeux. Ah ! ah ! »

Elle se releva et se prépara à m’attaquer avec un redoublement de furie. Je lui saisis les mains et la forçai de s’asseoir sur le lit. Dans cette attitude, elle continua à exprimer sa rage par des grincements de dents, par des mouvements de tête frénétiques, et de temps en temps par de violents efforts pour se dégager de moi. Ses contorsions et ses soubresauts étaient de la nature de ces accès où quatre personnes ne peuvent quelquefois suffire à contenir le convulsionnaire ; mais, dans les circonstances où j’étais, je trouvai, par expérience, que j’avais assez de ma force seule. Rien n’était plus effroyable que le spectacle de cette mégère au milieu de ses agitations. À la fin pourtant sa frénésie commença à se ralentir, et elle demeura convaincue de l’inutilité de ses efforts.

« Laissez-moi aller, dit-elle ; pourquoi me tenez-vous ? Je ne veux pas qu’on me tienne.

— Je ne veux autre chose, sinon que vous vous en alliez tout de suite, répliquai-je. Me laisserez-vous tranquille à présent ?

— Oui, oui, je te dis qu’oui, bâtard du diable ! oui, scélérat ! »

Je la lâchai sur-le-champ ; elle courut aussitôt à la porte, et, la tenant entre-bâillée : « Je saurai bien encore venir à bout de te faire rendre l’âme, me dit-elle ; va, avant qu’il soit vingt-quatre heures, je réponds de toi ! » En disant ces mots, elle tira la porte et m’enferma à la clef. Une action à laquelle je m’attendais aussi peu me fit tressaillir. Où la vieille était-elle allée ? Quel était son dessein ? Je ne pouvais pas supporter l’idée de périr par les machinations d’une pareille sorcière. La mort, sous quelque forme qu’elle soit, quand elle fond sur nous par surprise et sans que l’esprit ait eu le temps de s’y préparer, apporte une terreur impossible à décrire. Mes idées s’égaraient dans un dédale d’horreur et de confusion ; il n’y avait dans ma tête que chaos et tumulte. Je voulus forcer la porte, mais en vain. Je tournai tout autour de la chambre en cherchant quelque outil propre à m’aider. À la fin pourtant je me précipitai sur cette porte avec un effort de désespoir auquel elle céda, et qui me jeta presque au bas de l’escalier.

Je descendis avec toute la précaution et la prudence possibles. J’entrai dans la cuisine, mais je n’y vis personne. Je cherchai dans les autres pièces avec aussi peu de succès : je sortis de la maison ; je ne pus venir à bout de trouver aucune trace de mon adversaire. C’était une chose bien étonnante : que pouvait-elle être devenue ? Que devais-je conclure de cette disparition ? Je réfléchis à la menace qu’elle m’avait faite en partant : qu’avant qu’il fût vingt-quatre heures, elle répondait de moi ! Cette phrase était énigmatique ; elle ne paraissait pas renfermer une menace d’assassinat.

Tout à coup le papier apporté par Larkins revint à ma mémoire. Serait-il bien possible que ce fût là le motif caché de ses dernières paroles ? Serait-elle partie pour dénoncer elle-même ma retraite ? Mais n’y aurait-il pas un grand danger pour la troupe à amener ainsi sans la moindre précaution les officiers de justice dans notre retraite ? Il n’y avait peut-être pas lieu de craindre qu’elle pût se porter à un pareil acte de désespoir. Pourtant, on ne pouvait guère répondre de ce dont elle était capable dans l’état où elle était. Était-il prudent d’attendre, et d’aventurer ma liberté sur une pareille chance ?

Je répondis bien vite par la négative à cette dernière question. J’étais déjà déterminé à quitter dans peu le séjour que j’habitais ; un peu plus tôt ou un peu plus tard ne faisait pas une différence importante. Il n’était ni sage ni agréable de résider sous le même toit avec quelqu’un qui m’avait donné de pareilles preuves d’une haine implacable. Mais de toutes mes réflexions celle qui avait sans comparaison le plus de poids sur mon esprit, c’était l’idée de la prison, du procès, du supplice. Plus ces objets avaient été depuis longtemps la matière de mes méditations, plus je me sentais invinciblement porté à tout faire pour les éviter. J’avais déjà beaucoup fait dans cette vue ; je m’étais décidé à un grand nombre de sacrifices ; et si je venais à échouer dans mes projets, je ne croyais pas que ce pût jamais être faute de précaution et de courage de ma part. La seule idée du sort que me réservaient mes persécuteurs me mettait à la torture ; et plus je voyais de près l’oppression et l’injustice, plus je me sentais profondément pénétré de l’horreur qui leur est due.

Tels furent les motifs qui me décidèrent à quitter sur-le-champ, brusquement et sans aucun témoignage d’adieu ou de remercîment pour tant de bons offices que j’y avais reçus, une habitation qui, pendant un espace de six semaines, m’avait, certainement, protégé contre les horreurs d’un procès, d’une condamnation et d’une mort ignominieuse. J’y étais entré sans un penny, et j’en sortais avec quelques guinées que M. Raymond m’avait obligé de prendre pour ma part du dividende dans un butin commun. Quoique j’eusse bien quelque raison de supposer que l’activité des recherches suscitées contre moi s’était un peu ralentie par le laps de temps, toutefois la crainte des malheurs qu’un hasard défavorable pouvait attirer sur ma tête me fit prendre le parti de ne pas négliger une seule précaution.

Je songeai à ce papier d’avis qui était la cause de mes frayeurs actuelles, et je compris qu’un des principaux dangers dont je fusse menacé était que ma figure fût reconnue par quelqu’un qui m’aurait vu autrefois, ou même par des étrangers qui auraient lu mon signalement. En conséquence, il me parut prudent de me déguiser le plus efficacement possible. À cet effet, j’eus recours à un paquet de guenilles qui était dans un des coins de notre demeure. Le déguisement que j’adoptai fut celui d’un mendiant. D’après ce plan, je quittai ma chemise. Je m’attachai autour de la tête un mouchoir avec lequel j’eus soin de couvrir un de mes yeux, et par-dessus je mis un vieux bonnet de nuit en laine. Je choisis le plus mauvais habit qu’il me fut possible de trouver, et je lui donnai encore l’air plus misérable au moyen de déchirures que j’y fis à dessein en plusieurs endroits. Affublé de cet accoutrement, je me regardai dans un miroir. Mon travestissement me sembla parfait, et personne ne m’aurait soupçonné de ne pas appartenir à la confrérie dont je voulais passer pour membre.

« Voilà, me dis-je à moi-même, la forme sous laquelle la tyrannie et l’injustice m’obligent de chercher un refuge ; mais il vaut mieux, mille fois mieux, encourir le mépris sous les haillons de la misère et parmi la lie de l’espèce humaine, que de compter sur la compassion et la sensibilité de ceux qui se croient supérieurs aux autres hommes. »


XXXI


La seule règle que je me prescrivis pour traverser la forêt, ce fut de suivre une direction aussi opposée que possible aux routes qui conduisaient au lieu de mon ancienne prison. Après environ deux heures de marche, j’arrivai aux limites de ce canton agreste, et je gagnai la partie du pays qui est enclose et cultivée. Là, je m’assis au bord d’un ruisseau, et, tirant de ma poche un morceau de pain que j’avais emporté avec moi, je pris un peu de repos et de nourriture. Je restai quelques instants dans cet endroit à méditer sur la marche que j’adopterais, et je me trouvai, comme je l’avais déjà été dans une situation presque pareille, disposé à fixer mon choix sur la capitale, qui me semblait, outre ses autres avantages, m’offrir plus de moyens de me cacher que tout autre lieu. Pendant que je faisais ces réflexions, je vis passer deux paysans à peu de distance de moi, et je leur demandai la route de Londres. Je compris, d’après leur indication, que le chemin le plus court était de repasser une partie du bois, et qu’alors il me faudrait nécessairement me rapprocher beaucoup plus que je ne le désirais du chef-lieu du comté. Je ne regardai pas toutefois cette circonstance comme bien importante. Mon déguisement me paraissait un préservatif suffisant contre le danger du moment ; en conséquence, sans suivre le chemin le plus direct, je pris un sentier qui devait me conduire au point indiqué.

Quelques-uns des incidents de cette journée méritent d’être rapportés. Comme je passais le long d’une grande route que je suivis pendant quelques milles, j’aperçus un carrosse qui venait dans la direction opposée à la mienne. Je délibérai un moment en moi-même si je passerais sans rien dire, ou bien si je saisirais cette occasion de faire, de la voix ou du geste, un essai de mon nouveau métier. Mais je cessai bientôt d’être incertain quand j’eus reconnu cette voiture pour celle de M. Falkland. Cette rencontre soudaine me frappa d’épouvante, quoique, en y réfléchissant avec plus de sang-froid, il fût difficile d’y voir un bien grand danger. Je me cachai derrière une haie, jusqu’à ce que la voiture fût tout à fait passée. J’étais trop vivement ému de l’impression qu’elle m’avait faite pour me risquer à examiner si cet équipage renfermait ou non le terrible ennemi de mon repos. Je me persuadai qu’il y était. Mes yeux suivirent le carrosse, et je m’écriai : « Voilà le faste et les aisances de la vie qui accompagnent le crime, et voici le dénûment et la misère qui sont le partage de l’innocence ! » J’avais tort de m’imaginer qu’il y eût à cet égard, dans ma situation, rien qui me fût particulier. Je rapporte cette circonstance pour faire voir seulement comme les plus petites choses contribuent à rendre plus amère encore aux malheureux la coupe de l’adversité. Ce ne fut cependant qu’une idée passagère. Mes infortunes m’avaient appris à ne pas trop m’abandonner au triste plaisir qu’on trouve à se plaindre. Quand mon esprit fut redevenu tranquille, je me mis à réfléchir sur la rencontre que je venais de faire, et à examiner si cet événement pouvait avoir quelque rapport à moi. Mais j’eus beau retourner longtemps la chose dans ma tête de toutes les manières, il ne me fut pas possible de rien découvrir qui pût fonder à cet égard une conjecture raisonnable.

La nuit venue, j’entrai dans un petit cabaret à l’extrémité d’un village, et, m’étant assis dans un coin de la cuisine, je demandai du pain et du fromage. Tandis que j’étais à table, en face de ce repas frugal, entrèrent trois ou quatre paysans qui venaient manger un morceau après leur journée. Les idées sur l’inégalité des rangs sont de toutes les classes de la société ; et, comme mon extérieur était beaucoup plus mesquin que le leur, je crus qu’il était à propos de céder la place à cette gentilhommerie de cabaret, et de me retirer dans un endroit plus obscur. Quelles furent ma surprise et ma frayeur quand, presque au même instant, ils entamèrent une conversation sur mon sujet, et que je m’entendis, avec quelque léger changement dans les circonstances, désigner sous le nom du fameux voleur Kit-Williams.

« Au diable ce coquin-là, dit un d’eux, il n’est, ma foi, question d’autre chose. Sur mon âme, je crois qu’il fait parler de lui dans tout le comté.

— C’est bien vrai, reprit un autre. J’étais à la ville aujourd’hui pour acheter des avoines pour mon maître ; les agents de la police étaient sur pied, et il y en avait qui croyaient l’avoir attrapé ; mais c’était une fausse alerte.

— C’est que c’est une bonne affaire que cent guinées, répliqua l’autre. Je ne serais pas fâché de les trouver dans mon chemin.

— Pour ce qui est de ça, reprit celui qui venait de la ville, cent guinées sont aussi bonnes pour moi que pour un autre ; néanmoins, je ne saurais dire comme vous. Il me semble que l’argent que j’aurais gagné à envoyer un chrétien à la potence ne me porterait jamais profit.

— Bah ! contes de ma grand’mère ! il faut bien qu’il y en ait quelques-uns de pendus, pour que les autres puissent rouler carrosse en paix. Et puis, je pardonnerais bien à ce drôle-là toutes ses voleries, si ce n’est qu’il a été assez coquin pour forcer à la fin la maison de son propre maître. C’est aussi trop mal.

— Seigneur Dieu ! seigneur Dieu ! reprit l’autre, je vois que vous ne savez seulement pas un mot de cette affaire-là. Je m’en vas vous dire ce qui en est, comme je l’ai appris à la ville. Je doute seulement qu’il ait jamais rien pris à son maître. Mais, écoutez. D’abord il faut que vous sachiez comment le squire Falkland a été autrefois jugé pour meurtre…

— Oui, oui, nous savons cela.

— Eh bien donc, il était innocent comme l’enfant qui vient de naître. Mais il paraît qu’il a la tête un tant soit peu frappée, ou quelque chose comme cela, voyez-vous. Si bien donc que Kit-Williams..... C’est un démon pour la ruse et la malice que ce Kit, vous pouvez en juger, puisqu’il a forcé les portes de sa prison pas moins de cinq fois.... Si bien donc, comme je disais, il a menacé son maître de le conduire encore une fois aux assises pour y être jugé ; par ainsi, il l’a effrayé tellement, qu’il en a tiré à plusieurs fois de grosses sommes d’argent. Si bien qu’à la fin, un squire Forester, qui est un parent de l’autre, découvrit tout. Là-dessus, il fit un train d’enfer et il envoya bien vite Kit en prison ; je crois même qu’il n’aurait pas manqué de le faire pendre : lorsque deux squires mettent leur tête dans le même bonnet, ils ne s’embarrassent guère, comme vous savez, de la loi ; ou bien, ils savent tellement tordre la loi à leur fantaisie que je ne dirai pas précisément comme ça s’arrange, mais qu’est-ce que cela fait quand le pauvre diable a cessé de vivre ? »

Quoique l’histoire fût ainsi racontée d’une manière très-positive et très-circonstanciée, elle ne passa pas pourtant sans contestation. Chacune des parties soutint son opinion, et la dispute fut longue et opiniâtre. À la fin, ils se retirèrent tous ensemble, historiens et commentateurs. La frayeur dont j’avais été saisi au commencement de cette conversation était extrême. Je jetai à la dérobée un coup d’œil, que je promenai tout autour de la cuisine pour observer si l’attention de quelqu’un ne se portait pas sur moi. Je tremblais comme dans un accès de fièvre, et je me sentis d’abord une tentation de quitter la place et de m’enfuir à toutes jambes. Je me blottis dans mon coin, tenant ma tête de côté, et il me semblait de temps en temps que tout mon corps éprouvait une révolution générale.

À la fin pourtant mes idées prirent un autre cours. Quand je m’aperçus que ces hommes-là ne faisaient pas la moindre attention à moi, le souvenir de mon déguisement et de la parfaite sécurité qu’il devait me donner revint avec force à mon esprit, et je sentis aussitôt une sorte de joie secrète, quoique pourtant je n’osasse pas encore m’exposer aux risques d’être observé. Insensiblement j’en vins jusqu’à m’amuser de l’absurdité de leurs contes et de leur assurance à les débiter. Mon âme semblait s’épanouir ; je m’enorgueillissais intérieurement du sang-froid avec lequel j’écoutais cette scène, et je résolus de prolonger et même de pousser plus loin ce genre de jouissance. En conséquence, dès qu’ils furent partis, j’accostai notre hôtesse ; c’était une veuve, grosse réjouie. Je lui demandai quelle espèce d’homme ce pouvait être que ce Kit-Williams. Elle répondit que, suivant ce qu’elle en avait ouï dire, c’était un des plus jolis garçons qu’il y eût dans les quatre comtés à la ronde, et qu’elle l’aimait de tout son cœur pour sa subtilité à attraper tous ses geôliers et à se faire un passage à travers les murailles de pierre massive comme si c’étaient des toiles d’araignées. Je lui fis observer que l’alarme était tellement donnée dans tout le pays qu’il ne me paraissait pas possible qu’il pût échapper aux recherches. Cette idée l’indigna ; elle dit qu’elle espérait bien que depuis le temps il était déjà bien loin ; mais que, si cela n’était pas, elle souhaitait de grand cœur que la malédiction de Dieu pût tomber sur ceux qui trahiraient un si gentil garçon pour lui faire faire une mauvaise fin. Quoiqu’elle fût bien loin de soupçonner que celui dont elle parlait fût aussi près d’elle, cependant cette chaleur si franche et si généreuse avec laquelle elle prenait mon parti me causa un vrai plaisir. Je me retirai de la cuisine en emportant avec moi ce sentiment de satisfaction pour adoucir les fatigues de la journée et le malheur de ma situation ; je gagnai une grange voisine, où je m’étendis sur un peu de paille, et tombai bientôt dans un profond sommeil.

Le lendemain, sur le midi, comme je continuais mon chemin, je rencontrai deux hommes à cheval qui m’arrêtèrent pour s’informer à moi d’une personne qu’ils prétendaient avoir dû passer sur cette même route. À mesure qu’ils détaillaient le signalement de la personne, je m’aperçus, avec un saisissement de frayeur, que j’étais moi-même l’individu que leurs questions avaient pour objet. Ils entrèrent dans une description assez exacte et assez circonstanciée de tous les signes qui pouvaient servir à me faire reconnaître. Ils ajoutèrent qu’ils avaient de bonnes raisons pour croire qu’on m’avait vu la veille même dans un endroit de ce comté. Pendant qu’ils parlaient, une troisième personne qui était restée derrière se joignit à eux, et ma peur augmenta cruellement quand je la reconnus pour ce même domestique de M. Forester qui était venu me voir dans ma prison quinze jours avant ma fuite. Ma meilleure ressource dans ce moment de crise était de prendre un air de calme et d’indifférence. Heureusement pour moi, mon travestissement était si complet que l’œil même de M. Falkland aurait eu peine à me deviner. Depuis longtemps j’avais prévu qu’un tel secours pourrait me devenir nécessaire, et je m’y étais de bonne heure préparé. J’avais eu dès ma première jeunesse une extrême facilité pour l’imitation ; et quand je quittai ma retraite auprès de M. Raymond, j’adoptai avec mon attirail de mendiant une sorte de maintien gauche et villageois auquel j’avais recours pour peu que j’eusse à craindre d’être observé, ainsi qu’un jargon irlandais que j’avais eu occasion d’étudier dans ma prison. Voilà pourtant les misérables expédients, voilà les études d’artifice et de dissimulation auxquelles l’homme (l’homme qui ne mérite ce nom qu’à raison de sa fierté et de son indépendance) est quelquefois obligé de recourir pour échapper à l’animosité implacable et à la barbare tyrannie de son semblable ! Je m’étais servi de ce patois dans la conversation que j’avais eue au cabaret, quoique je n’aie pas cru nécessaire d’en faire mention dans mon récit. Le domestique de M. Forester s’aperçut en arrivant que ses camarades étaient en conversation avec moi, et, devinant bien quel en était le sujet, il s’informa s’ils avaient découvert quelque chose. Il ajouta à ce que les autres m’avaient déjà appris que la résolution était bien prise de n’épargner ni soins ni dépenses pour me trouver et me faire pendre, et que, si j’étais dans quelque coin du royaume, ils étaient bien convaincus qu’il me serait impossible d’échapper.

Ainsi chaque nouvel incident tendait à me révéler de plus en plus le danger extrême auquel j’étais exposé. J’aurais pu m’imaginer en vérité que j’étais le seul objet de l’attention générale, et que le monde entier était en armes pour m’exterminer. Il n’y avait pas en moi une fibre qui ne tressaillît de douleur et d’effroi. Mais cette idée, quelque épouvantable qu’elle parût à mon imagination, ne servit qu’à m’animer encore à la poursuite de mon plan ; je me sentis plus déterminé que jamais à ne pas volontairement abandonner le champ de bataille, c’est-à-dire, en d’autres termes, à ne pas abandonner mon cou à la corde du bourreau, en dépit de l’immense supériorité de mes adversaires. Mais ce qui venait de m’arriver ne changea rien à mes projets ; je n’en pesai qu’avec plus de réflexion les moyens d’exécution qui étaient à ma portée. En conséquence, je me déterminai à me diriger vers le port de mer le plus voisin du côté de l’ouest de l’Angleterre pour passer en Irlande. Je ne saurais dire à présent ce qui me porta à préférer ce plan à celui auquel je m’étais arrêté dans l’origine. Peut-être que ce dernier, ayant occupé depuis quelque temps mon imagination, me sembla par cette raison plus facile à deviner que l’autre, et qu’en substituant le second à sa place, je crus trouver dans cet arrangement une plus grande complication de mesures que mon esprit ne s’arrêta pas à analyser.

Sans autre empêchement, j’arrivai au port où j’avais résolu de m’embarquer ; je trouvai un vaisseau tout prêt à lever l’ancre dans quelques heures ; je demandai le capitaine, et je fis marché avec lui pour mon passage. L’Irlande avait pour moi le désavantage d’être une des dépendances du gouvernement britannique, et par conséquent de m’offrir moins de sûreté que la plupart des autres pays qui sont séparés de l’Angleterre par l’Océan. À en juger par l’activité avec laquelle j’étais, à ce qu’il semblait, poursuivi dans ce royaume, il n’était pas impossible que l’acharnement de mes persécuteurs vînt me chercher jusque sur l’autre bord du canal. Néanmoins c’était une idée un peu consolante pour moi de songer que j’étais sur le point de me voir un peu plus loin de ces affreux périls dont l’image me tourmentait sans relâche.

Y avait-il quelque danger possible à craindre dans cet intervalle si court qui allait s’écouler jusqu’à l’instant où le vaisseau lèverait l’ancre et quitterait le rivage de l’Angleterre ? Aucun, vraisemblablement. Il s’était passé très-peu de temps entre ma résolution de m’embarquer et mon arrivée au port ; si mes persécuteurs avaient pu recevoir quelque nouvel avis, ce ne pouvait être que quelques jours auparavant de la part de la vieille des voleurs. J’avais tout lieu d’espérer que je les avais devancés par ma diligence. Néanmoins, pour ne négliger aucune précaution raisonnable, j’entrai à l’instant à bord, résolu à ne pas m’exposer inutilement à quelque fâcheuse rencontre en me montrant dans les rues de la ville. C’était la première fois que je prenais congé de mon pays natal.


XXXII


Le moment fixé pour le départ était arrivé, et d’un instant à l’autre on attendait l’ordre de lever l’ancre, quand nous fûmes hêlés par un bateau parti du rivage, et dans lequel il y avait deux personnes, outre les rameurs. Elles vinrent aussitôt à bord ; c’étaient des officiers de justice. On ordonna aux passagers, qui consistaient en six personnes, moi compris, de se rendre sur le pont pour être examinés. Un tel contre-temps me causa un trouble inexprimable. Je regardai comme certain que c’était moi qui était l’objet de cette recherche. Ne se pouvait-il pas que, par quelque accident impossible à exprimer, ils eussent eu connaissance de mon déguisement ? Il était infiniment plus fâcheux pour moi d’avoir à paraître devant eux sur un théâtre aussi circonscrit, et où je serais précisément comme le point de mire de leurs observations, que de me présenter sous les dehors d’une personne indifférente, comme j’avais fait jusqu’à présent, à ceux qui étaient à ma poursuite. Toutefois ma présence d’esprit ne m’abandonna pas. Mon costume d’emprunt et mon baragouin irlandais me donnaient beaucoup d’assurance et me semblaient faits pour braver tous les hasards possibles.

Nous ne fûmes pas plutôt en présence sur le pont, qu’à ma grande consternation, il ne me fut pas difficile de reconnaître que l’attention des nouveaux venus se tournait principalement sur moi. Ils firent quelques questions vagues aux passagers les plus proches d’eux, et ensuite, venant à moi, ils me demandèrent mon nom, qui j’étais, d’où je venais, et pourquoi je me trouvais là ? J’eus à peine ouvert la bouche pour leur répondre, que tous deux, d’un commun accord, se saisirent de moi, en disant que j’étais leur prisonnier, et en assurant qu’il ne fallait pas autre chose que mon accent et le rapport du signalement pour me faire condamner devant tous les tribunaux d’Angleterre. Je fus entraîné hors du vaisseau et jeté dans le bateau qui les avait amenés, où ils me firent asseoir entre eux deux, comme pour empêcher que je ne songeasse à sauter dans la mer pour leur échapper.

Dès lors, je ne mis plus en doute que j’étais encore une fois retombé au pouvoir de M. Falkland, et cette idée fut pour moi la plus douloureuse qu’il fût possible d’imaginer. Échapper à sa poursuite, m’affranchir de sa tyrannie, était l’objet vers lequel étaient tendus tous les ressorts de mon esprit ; cet objet était-il donc au-dessus de tous les efforts humains ? Le pouvoir de mon ennemi remplissait-il donc tout l’espace, et son œil savait-il percer à travers tous les déguisements ? Ressemblait-il à cet être mystérieux dont on nous dit que la vengeance nous atteindrait sous une masse des montagnes vainement accumulées sur nous ? Aucune idée n’est plus propre à plonger l’âme dans l’abattement et le désespoir. Mais il ne s’agissait pas ici pour moi d’un point de raisonnement ni d’un article de foi ; ce n’était ni en lui refusant ouvertement ma croyance, ni en me retranchant secrètement dans la nature vague et incompréhensible de l’idée même, que je pouvais trouver quelque soulagement. C’était une chose qui tombait sous le sens ; je sentais les griffes du tigre s’enfoncer dans mon cœur.

Mais, quoique cette impression fût d’abord très-violente et qu’elle eût amené avec elle sa suite ordinaire, le découragement et la pusillanimité, cependant, comme par un mouvement machinal, mon esprit revint à calculer la distance entre ce port de mer et la ville de ma prison, ainsi que toutes les diverses occasions qu’un si long espace pouvait m’offrir pour m’échapper. Mon premier soin devait être de prendre bien garde de rien faire qui fût propre à me découvrir plus que je ne l’étais réellement. Quoique arrêté, il pouvait se faire qu’on se fût déterminé à cette mesure sur de légers indices, et qu’avec ma dextérité je vinsse à bout de me faire relâcher aussi facilement qu’on m’avait pris. Il était même possible que cette arrestation fût l’effet d’une méprise et n’eût pas le moindre rapport aux poursuites de M. Falkland. Dans toutes les hypothèses, mon rôle était d’attendre des éclaircissements et de n’en point donner.

Je ne fus pas longtemps à me ressentir des avantages de cette résolution. Dans l’intervalle de mon passage du navire à la ville, je ne proférai pas un mot. Mes conducteurs firent des commentaires sur mon silence obstiné, en observant qu’il ne me servirait à rien ; qu’infailliblement je ferais le saut, attendu qu’il ne s’était jamais vu que quelqu’un jugé pour avoir volé le courrier de Sa Majesté eût pu se tirer de là. On se persuadera aisément combien je me sentis soulagé par ces paroles ; je n’en persistai pas moins dans le silence que je m’étais proposé de garder. Le reste de leur conversation, qui ne laissa pas d’être diffuse, m’apprit que la malle d’Édimbourg à Londres avait été volée il y avait dix jours par deux Irlandais ; que l’on s’était déjà assuré de l’un d’eux, et que j’étais arrêté comme soupçonné d’être le second. Ils avaient un signalement de la personne de celui-ci, et, bien qu’il différât du mien sur beaucoup de points essentiels, comme je pus voir ensuite, ils y trouvèrent une analogie complète. Cette certitude que je ne me trouvais arrêté que par l’effet d’une méprise m’avait débarrassé d’un poids accablant. Je me voyais assuré d’établir mon innocence d’une manière satisfaisante devant quelque magistrat du royaume que ce pût être ; or, en comparaison des alarmes que je ne n’avais eu que trop de raison de prendre, le désagrément d’être traversé dans mes projets et d’avoir vu échouer mon dessein de quitter l’Angleterre, même après m’être déjà rendu à bord, n’était encore qu’un mal assez léger.

Aussitôt que nous fûmes débarqués, on me conduisit chez le juge de paix. Celui-ci avait été jadis capitaine d’un navire charbonnier ; mais, ayant eu du bonheur dans ses affaires, il avait quitté cette vie errante, et avait depuis quelques années l’honneur d’être un des représentants de Sa Majesté. On nous fit attendre quelque temps dans une espèce d’antichambre, jusqu’à ce que Sa Révérence eût le loisir de nous donner audience. Les hommes qui m’avaient amené étaient des agents au fait du métier, et ils voulurent à toute force que cet intervalle fût employé à me fouiller, en présence de deux domestiques du magistrat. Ils me trouvèrent quinze guinées et un peu d’argent. Ils exigèrent que je me dépouillasse entièrement, afin qu’ils pussent examiner si je n’avais pas de billets de banque cachés en quelque endroit. Ils prirent l’une après l’autre les guenilles qui composaient mon misérable vêtement à mesure que je les quittais, et ils les tâtèrent avec beaucoup de soin pour s’assurer si les objets qu’ils cherchaient n’y avaient pas été cousus. Je me soumis à tout sans murmurer. Vraisemblablement l’issue de l’affaire serait toujours la même, et la justice sommaire était une forme de procéder qui convenait assez à mes vues, mon principal objet étant de me débarrasser le plus tôt possible des respectables personnes qui me tenaient sous leur garde.

À peine cette opération fut-elle achevée, que nous fûmes appelés pour être introduits dans l’appartement de Sa Révérence le juge. Mes accusateurs commencèrent à exposer leurs griefs contre moi, et lui dirent qu’ils avaient eu ordre de se rendre à la ville, sur l’avis que l’un des voleurs de la malle d’Édimbourg y était, et qu’ils m’avaient surpris à bord d’un navire prêt à faire voile pour l’Irlande.

« Fort bien, dit le juge de paix, voilà votre dire ; voyons maintenant quel compte ce gentilhomme-ci nous rendra de sa personne. Allons, drôle, votre nom ? De quel endroit du Tipperary vous plaît-il de vous dire ? »

Ma réponse était déjà prête sur cette question ; et du moment où j’avais eu connaissance du genre d’accusation portée contre moi, j’avais pris le parti de laisser là, au moins pour le moment, mon accent irlandais, et de parler ma langue naturelle. C’était ce que j’avais déjà fait dans le peu de mots que j’avais dits à mes conducteurs dans l’antichambre ; cette subite métamorphose les avait pétrifiés, mais ils avaient été trop loin pour pouvoir se rétracter avec honneur. Je répondis donc au juge que je n’étais pas Irlandais, mais natif d’Angleterre, et n’avais même jamais été en Irlande. Cette réponse donna lieu à consulter le signalement où ma personne était censée désignée, et que mes conducteurs avaient porté avec eux pour se diriger. Sans nulle équivoque la désignation exigeait que le délinquant fût Irlandais.

Observant que le juge hésitait, je crus que c’était le moment de pousser un peu plus loin ce moyen de justification. Je m’en référai au même papier, et lui fit remarquer que le signalement ne se rapportait à moi ni quant à la taille, ni quant aux autres circonstances. Mais, hélas ! il s’y rapportait fort bien pour l’âge et pour la couleur des cheveux ; et puis le magistrat n’avait pas l’habitude, comme il eut la bonté de me l’apprendre, de se tourmenter pour des bagatelles semblables, ni de laisser échapper un coquin de la corde pour une prétendue erreur de quelques pouces dans sa taille. Que si l’homme se trouvait trop court, disait-il, il n’y avait pas de meilleur remède que de l’allonger un peu. À mon égard, le mécompte était dans le sens contraire, mais Sa Révérence ne voulut pas perdre son bon mot. Au total, il était un peu embarrassé sur ce qu’il devait faire.

Mes conducteurs s’en aperçurent bien, et ils commencèrent à trembler pour leur récompense, que deux heures auparavant ils regardaient comme aussi assurée que si elle eût été dans leur poche. Me retenir toujours par provision leur semblait une spéculation sûre, parce que si, au bout du compte, il arrivait qu’ils eussent fait une mauvaise capture, il n’y avait guère à craindre qu’un pauvre hère tout déguenillé tel que moi allât leur intenter une action en dommages-intérêts. En conséquence, ils pressèrent le magistrat de seconder leurs bonnes intentions. Ils lui dirent que sans contredit les preuves ne se trouvaient pas aussi décisives contre moi qu’ils auraient désiré qu’elles le fussent, mais qu’il y avait assez de circonstances pour me faire regarder comme un homme suspect. Qu’au moment où j’avais été amené devant eux sur le pont du vaisseau, je parlais le plus beau baragouin irlandais qu’il eût jamais été possible d’entendre, et que depuis je l’avais quitté tout d’un coup sans qu’il m’en restât le plus petit accent ; qu’en me fouillant, ils avaient trouvé sur moi quinze guinées ; et comment un malheureux mendiant, tel que je paraissais l’être, aurait-il pu se procurer quinze guinées par des voies honnêtes ? qu’en outre, quand ils m’avaient fait me déshabiller, ils avaient vu que, malgré mes haillons, j’avais la peau plus fine et plus unie que ne l’a communément un homme de ma sorte. Enfin, pour quelle raison un pauvre mendiant, qui n’avait jamais été de sa vie en Irlande, avait-il besoin de s’embarquer pour ce pays ? Il était plus clair que le jour que j’étais un homme dont il fallait s’assurer. Ces raisonnements, joints à quelques clignements d’œil et autres signes d’intelligence entre les plaignants et le juge de paix, amenèrent bientôt celui-ci à l’avis des autres. Il prononça qu’il fallait que j’allasse à Warwick, où il paraissait que l’autre voleur était gardé à présent, et que je fusse confronté avec lui ; qu’alors si le résultat était clair et satisfaisant, je serais acquitté.

Je ne pouvais entendre rien de plus terrible. Moi qui avais trouvé tout le pays armé contre moi, qui étais exposé à des poursuites si acharnées et si actives, me voir à présent traîné jusque dans le cœur du royaume, sans avoir la faculté de m’accommoder aux circonstances et sous la garde immédiate de deux officiers de justice ; c’était une décision aussi foudroyante que si j’eusse entendu mon arrêt de mort. Je me récriai fortement contre l’injustice de cette manière de procéder. Je représentai au magistrat qu’il était démontré impossible que je fusse l’individu désigné dans le signalement. Il portait un Irlandais, et moi je n’étais pas Irlandais ; il indiquait une personne plus petite que moi, et de toutes les circonstances c’était bien celle où il était le moins possible de tromper. « Il n’y avait pas le plus léger motif pour me tenir en arrestation. J’avais déjà eu le malheur de manquer mon voyage et de perdre l’argent de mon passage par l’empressement de ces messieurs à s’emparer de moi. » Je protestai que, dans la situation de mes affaires, le moindre retard était pour moi de la dernière conséquence. Il était impossible de me faire un plus grand tort que de m’envoyer au centre du royaume comme prisonnier, au lieu de me laisser continuer mon voyage.

Toutes mes remontrances furent vaines. Le juge n’était nullement d’humeur à se laisser parler sur ce ton-là par un homme qui portait un habit de mendiant. Au milieu de ma harangue, il m’aurait bien imposé silence à cause de l’impertinence de mes discours ; mais je parlais avec une volubilité et une chaleur qu’il n’était pas maître d’arrêter. Il fallut donc attendre que j’eusse fini ; alors il me dit que tout ce verbiage ne servait de rien, et que j’aurais beaucoup mieux fait de me montrer moins insolent. Il était clair que j’étais un vagabond et un homme suspect. Plus je faisais voir d’envie de m’en aller, et plus il y avait de raisons de me serrer de près. Peut-être trouverait-on, après tout, que j’étais vraiment le criminel qu’on cherchait ; si je n’étais pas celui-là, il ne doutait pas que je ne fusse encore pis ; quelque braconnier, ou que savait-il ? peut-être quelque assassin. Il avait une idée confuse d’avoir vu déjà ma figure dans quelque affaire de ce genre.

Il n’y avait pas à en douter, j’étais certainement quelque malfaiteur. Il était laissé à sa discrétion de m’envoyer, comme homme sans aveu, à une maison de travail, à cause de mon air robuste et des contradictions de mes réponses, ou bien de me faire conduire à Warwick ; c’était par une bonté qui lui était naturelle qu’il avait incliné pour le parti le plus doux. Je pouvais bien être assuré que je ne lui échapperais pas comme cela des mains. Il valait mieux pour le service de Sa Majesté faire pendre un vaurien tel qu’il me soupçonnait d’être, que de se prendre d’une pitié mal entendue pour tous les mendiants du royaume.

Voyant bien qu’il n’y avait rien à faire pour ce que je désirais obtenir avec un homme si intimement pénétré de sa dignité et de son importance, ainsi que de ma parfaite nullité, je réclamai au moins la restitution de l’argent qu’on avait trouvé sur moi. Ceci me fut accordé. Peut-être que Sa Révérence commençait à soupçonner qu’elle avait été trop loin dans ce qu’elle avait déjà fait, et elle en était dès lors plus disposée à se relâcher sur cette formalité accessoire. Mes conducteurs, de leur côté, ne s’opposèrent pas à cette indulgence, pour une raison qui se verra par la suite. Toutefois, le juge ne laissa pas que de s’étendre sur la clémence dont il usait à cet égard. Il n’était pas sûr de ne pas excéder les pouvoirs de sa charge en m’accordant ma demande. Une si grosse somme ne pouvait pas être venue en mes mains par des voies légitimes ; mais c’était son caractère d’être toujours porté à adoucir la rigueur littérale de la loi, autant qu’il pouvait le faire sans inconvénient.

Il y avait de puissantes raisons pour que ces messieurs, qui m’avaient dans le principe pris sous leur garde, préférassent m’y retenir encore après mon examen subi devant le juge. Chacun est susceptible d’un sentiment d’honneur à sa manière, et ils ne se souciaient pas de s’exposer à la honte qu’ils auraient encourue si on m’eût rendu justice. Chacun aussi est plus ou moins sensible aux charmes du pouvoir ; et ils prétendaient que, si j’avais à sortir favorablement d’affaire, j’en fusse redevable à leur bonté souveraine plutôt qu’au mérite de ma cause. Toutefois, ce n’était pas un honneur imaginaire ni un pouvoir stérile après lesquels ils couraient. Non vraiment, ils avaient des vues plus solides et plus profondes. En un mot, quoiqu’ils eussent résolu de me faire sortir du tribunal du juge de paix dans le même état que j’y étais entré, c’est-à-dire en prévenu, cependant, en dépit d’eux-mêmes, le résultat de l’examen que j’avais subi leur avait fait présumer que j’étais innocent du délit dont ils me chargeaient. Ainsi, comprenant bien que dans cette affaire-ci il n’y avait plus à compter sur les cent guinées offertes pour récompense de la capture du voleur, ils avaient pris le parti de rabattre sur un moindre butin. Ils me conduisirent donc à une auberge, et ayant donné des ordres pour une voiture, ils me prirent en particulier, tandis qu’un d’eux me parla en ces termes :

« Vous voyez bien, mon garçon, de quoi il retourne ; vous venez à Warwick, il n’y a pas à reculer, et, ma foi, quand vous serez là, je ne réponds pas de ce qui vous arrivera. Vous êtes innocent ou vous ne l’êtes pas, ce n’est pas mon affaire ; mais mettons que vous soyez innocent, vous n’êtes pas encore assez innocent pour croire que cela rendra votre cause tout à fait sûre. Vous avez, dites-vous, des affaires qui vous appellent d’un autre côté, et vous êtes bien pressé de retourner ; moi, je n’ai pas le courage de porter préjudice à un homme dans ses intérêts, quand je peux faire autrement. Ainsi donc, voyez-vous, si vous voulez vous défaire de vos quinze guinées, c’est une affaire finie. Elles ne vous sont bonnes à rien, vous savez qu’un mendiant est toujours chez lui. Et puis, pour ce qui est de cela, il ne tenait qu’à nous de les garder par formalité de justice, comme vous l’avez bien vu chez le juge de paix. Mais je suis un homme qui agis par principe, j’aime à jouer cartes sur table, et je dédaigne d’extorquer un shelling à qui que ce soit. »

Quelqu’un qui a dans le cœur des sentiments de morale est souvent disposé à se laisser aller dans l’occasion à son impulsion naturelle, sans songer à l’intérêt du moment. J’avoue que le premier mouvement qu’excita en moi cette ouverture fut celui de l’indignation. Je fus entraîné d’une manière irrésistible à donner carrière à ce sentiment, et à mettre de côté, pour l’instant, toute considération de l’avenir. Je repoussai cette basse proposition avec le mépris qu’elle méritait. Ma fermeté surprit mes deux gardiens, mais ils regardèrent apparemment au-dessous d’eux de disputer avec moi sur les principes. Celui qui avait porté la parole se contenta de me répondre : « À la bonne heure, à la bonne heure, mon garçon, faites comme vous l’entendrez ; allez, vous ne serez pas le premier qui se sera laissé pendre pour ne pas vouloir lâcher quelques guinées. »

Ce mot ne tomba pas à terre ; il s’appliquait d’une manière frappante à ma situation actuelle, et il me détermina à ne pas laisser échapper l’occasion qui s’offrait, sans en profiter.

Néanmoins, ces messieurs étaient trop fiers pour qu’il y eût lieu à entamer pour le présent un nouveau pourparler sur ce sujet. Ils me quittèrent brusquement, après avoir préalablement donné ordre à un vieillard, qui était le père de l’hôtesse, de rester dans la chambre avec moi, tant qu’ils seraient absents. Ils ordonnèrent au vieillard de fermer la porte pour plus grande sûreté et de mettre la clef dans sa poche, en même temps qu’ils eurent soin en descendant d’avertir de l’état dans lequel ils me laissaient, afin que les gens de la maison eussent l’œil ouvert si je venais à m’échapper. Quelle était leur intention en agissant de cette manière ? c’est ce que je ne pourrais pas dire au juste. Vraisemblablement c’était une sorte de compromis entre leur orgueil et leur avarice ; ils voulaient, pour plus d’une raison, se débarrasser de moi aussitôt qu’ils en auraient la facilité, et dès lors ils avaient pris le parti de me laisser en particulier méditer sur la proposition qu’ils m’avaient faite et d’attendre le résultat de mes réflexions.


XXXIII


Ils ne furent pas plutôt sortis que, jetant les yeux sur le vieillard, je trouvai dans sa physionomie quelque chose d’extrêmement intéressant et vénérable. Sa taille était au-dessus de la moyenne ; on voyait qu’il avait dû être autrefois d’une force extraordinaire, et il était encore très-vert. Il avait beaucoup de cheveux, qui étaient aussi blancs que la neige ; son teint était vif et brillant de santé, malgré les rides qui sillonnaient son front ; il avait l’œil animé, et la bonté se peignait dans toute sa personne. Une habitude de bienveillance et de sensibilité lui avait tenu lieu d’éducation ; on ne remarquait pas dans ses manières la rusticité ordinaire aux gens de sa classe.

Cette vue fit naître aussitôt en moi une foule d’idées sur l’avantage que je pouvais tirer de quelqu’un qui m’avait l’air d’un si brave homme. Il ne fallait pas espérer de faire un pas sans son consentement ; et quand même j’aurais pu réussir à me tirer de ses mains, il ne lui était pas difficile d’appeler les gens de la maison, qui n’étaient pas bien loin. Ajoutez que je n’aurais guère pu prendre sur moi de faire violence à une personne qui avait gagné mon estime et mon affection dès le premier coup d’œil. Enfin mes pensées étaient dirigées d’un tout autre côté. Je sentis un désir ardent de pouvoir appeler cet homme mon bienfaiteur. Poursuivi par une suite d’infortunes, à peine me regardais-je comme tenant encore au monde. J’étais un être isolé, auquel tout accès à la tendresse, à la compassion, à la bonne volonté de l’espèce humaine était interdit. La situation où je me trouvais pour le moment m’excitait à me donner une jouissance que ma destinée semblait m’avoir voulu refuser. Je ne voyais aucune comparaison entre l’idée de devoir ma liberté à la bienveillance naturelle d’un digne et excellent homme et celle de la tenir de la bassesse et de la cupidité des membres les plus méprisables de la société. C’était ainsi qu’au milieu même de l’abîme de maux où j’étais plongé, je me permettais encore des raffinements de délicatesse.

Cédant à cette impulsion, je demandai au vieillard de vouloir bien m’entendre sur les circonstances de l’affaire qui m’avait mis dans l’état où il me voyait. Il acquiesça aussitôt à ma demande, et me dit qu’il se ferait un plaisir d’écouter tout ce que je jugerais à propos de lui communiquer. Je lui exposai que les deux hommes qui m’avaient laissé sous sa garde, étaient venus à la ville dans le dessein de se saisir de quelqu’un accusé d’avoir volé la malle du courrier ; qu’ils avaient jugé à propos de mettre la main sur moi en vertu de ce mandat, et qu’ils m’avaient conduit devant un juge de paix : « Ils se sont bientôt aperçus de leur méprise, ajoutai-je, l’homme en question étant un Irlandais, et ne me ressemblant sous aucun rapport ; mais, par collusion entre eux et le juge, ils se croient autorisés à me retenir en arrestation, et même à me conduire jusqu’à Warwick pour me confronter avec mon prétendu complice ; en me fouillant chez le juge, ils ont malheureusement trouvé sur moi une somme d’argent qui excite leur cupidité, et tout à l’heure ils viennent de me proposer de me rendre la liberté, à condition de leur abandonner cette somme. Dans cet état de choses, je vous prie de considérer s’il vous convient de vous rendre l’instrument d’une si basse extorsion ; je me mets à votre merci, et vous atteste sur tout ce qu’il y a de plus sacré la vérité des faits que je vous ai exposés ; si vous voulez favoriser mon évasion, il n’en résultera pas autre chose, sinon que la cupidité de ces vils coquins se trouvera frustrée ; je jure que pour rien au monde je ne voudrais vous exposer à quelque chose qui pût réellement être dangereux pour vous ; mais je ne doute pas que le même esprit de générosité qui vous porte à faire une bonne action, vous donnera aussi les moyens de la soutenir quand elle sera faite ; ceux qui me retiennent n’auront pas plutôt perdu leur proie de vue, qu’ils se sentiront couverts de confusion, et n’oseront certainement pas pousser plus loin une pareille affaire. »

Le vieillard m’écouta avec intérêt et avec un air de curiosité. Il me répondit qu’il avait toujours eu en aversion l’espèce de gens dont j’étais le prisonnier, qu’il répugnait extrêmement à la fonction qu’ils venaient de lui donner, mais que pour obliger sa fille et son gendre, il voulait bien passer par-dessus quelques désagréments : « Votre air, dit-il, et le ton dont vous m’avez parlé ne me laissent pas de doute sur la vérité de vos assertions ; sans doute la demande que vous me faites est vraiment extraordinaire, et je ne saurais deviner quel motif a pu vous déterminer à me la faire et à me juger homme à s’y prêter ; je crois avoir une façon de penser qui n’est pas celle de tout le monde, et je me sens plus d’à moitié décidé à faire ce que vous désirez ; mais au moins, j’exige de vous une chose en retour : c’est de me faire connaître jusqu’à un certain point quel est celui à qui je vais rendre service ; enfin, comment vous appelez-vous ? »

Je n’étais pas préparé à cette question. Mais, quelles que pussent en être les conséquences, je ne pouvais me résoudre à tromper celui qui me la faisait, encore moins dans les circonstances où elle m’était faite. C’est une tâche trop pénible que d’être continuellement obligé de mentir. Je répondis que je m’appelais Williams.

Il se tut. Ses yeux se fixèrent sur moi. Il répéta mon nom, et je le vis changer de visage.

Il poursuivit, avec un air d’inquiétude marquée :

« Votre nom de baptême ?

— Caleb.

— Bon dieu ! Est-il possible ?… » Il me conjura, par tout ce qu’il y a de plus sacré au monde, de répondre honnêtement encore à une seule question… « Je n’étais pas… Non, cela n’était pas possible… le même qui avait été autrefois au service de M. Falkland de *** ? »

Je répondis que, quel que pût être l’objet de sa question, je lui dirais la vérité. J’étais celui même dont il parlait.

Comme je prononçais ces mots, le vieillard se leva soudainement. Il était au désespoir que la fortune lui eût été assez contraire pour m’avoir fait trouver devant ses yeux ; j’étais un monstre que la terre gémissait de porter.

Je le suppliai de permettre que je lui expliquasse cette dernière méprise, en ajoutant que, s’il m’écoutait comme il avait déjà fait, je ne doutais pas un moment que ce que j’avais à lui dire ne lui parût tout aussi satisfaisant.

Non, non, non ! Pour rien au monde il ne voudrait laisser à ce point souiller ses oreilles. Ce cas était bien différent de l’autre. Il n’y avait pas de criminel dans l’univers, pas d’assassin aussi abominable qu’un homme capable d’une si horrible récrimination, d’une si noire calomnie contre le plus généreux des maîtres. Rien que ce souvenir mettait le vieillard tout à fait hors de lui-même.

À la fin il se calma assez pour me dire qu’il ne se consolerait jamais du malheur d’avoir eu un moment d’entretien avec moi. « Je ne sais pas, poursuivit-il, ce que la justice rigoureuse exige de moi dans cette circonstance ; mais, puisque ce n’est que par votre aveu que j’ai appris qui vous êtes, il répugne absolument à ma façon de penser de faire usage de cette connaissance à votre préjudice ; seulement là se terminera toute relation entre nous ; car, en vérité, ce serait un abus de mots que de vous appeler un être de l’espèce humaine ; certes, je ne vous ferai aucun mal, mais aussi, pour rien au monde, je ne voudrais vous aider ou vous favoriser en la moindre chose. »

L’horreur que j’inspirais à cette bonne et honnête créature m’affecta à un point que je ne saurais exprimer. Je ne pus me résoudre à me taire ; je tâchai encore à plusieurs reprises d’obtenir du vieillard qu’il daignât m’entendre. Mais il fut inflexible. Notre débat dura quelque temps, et il le fit cesser à la fin en tirant la sonnette et en appelant le garçon de l’auberge. Très-peu de temps après mes conducteurs rentrèrent, et alors les deux autres se retirèrent.

C’était une des singularités de ma destinée d’être continuellement précipité d’une espèce de tourment et de malheur dans une autre, avec tant de rapidité qu’aucun d’eux n’avait le temps de laisser une impression profonde sur mon âme. En retraçant mes infortunes, je suis porté à croire que la moitié des épreuves que j’étais destiné à subir aurait suffi pour m’accabler et m’anéantir. Mais, au milieu de cette foule de maux qui se croisaient sur ma tête, je n’avais pas le moment de la réflexion pour goûter toute leur amertume. Je me trouvais au contraire forcé de les oublier à mesure qu’ils m’atteignaient, pour me tenir en garde contre les périls dont j’étais menacé par l’instant qui s’approchait. J’eus le cœur déchiré de la conduite de cet aimable et excellent vieillard envers moi. C’était un épouvantable présage pour tout le reste de ma vie. Mais, comme je viens de le dire, mes gardiens rentrèrent, et mon attention se trouva impérieusement appelée vers un autre objet. Dans l’excès de mortification que j’éprouvais en ce moment, j’aurais voulu être enfermé dans une solitude impénétrable, et m’ensevelir tout entier dans une inconsolable misère. Mais toute profonde qu’était ma douleur, elle n’avait pas encore assez d’empire pour me faire envisager sans effroi le gibet dont j’étais menacé. L’amour de la vie, et bien plus encore la haine de l’oppression, armaient mon cœur contre l’inertie du désespoir. Dans la scène qui venait de se passer, j’avais voulu, comme je l’ai déjà dit, me donner la jouissance d’un raffinement d’honneur et de délicatesse. Mais il était temps de faire cesser cette fantaisie. Il était dangereux de badiner plus longtemps sur le bord de l’affreux précipice ; et, navré comme je l’étais du résultat de ma dernière tentative, pouvais-je m’abandonner à d’inutiles préambules ? J’étais justement dans la disposition où me voulaient les misérables qui me tenaient en arrestation. En conséquence, nous entrâmes bien vite en négociation, et après avoir un peu marchandé, ils tombèrent d’accord de recevoir onze guinées pour ma rançon. Néanmoins, pour conserver toute l’intégrité de leur réputation, ils voulurent absolument me conduire avec eux pendant quelques milles sur l’impériale[14] d’une diligence. Ensuite ils feignirent que la route qu’ils avaient à suivre les mettait dans la nécessité de prendre un chemin de traverse ; et, après avoir quitté la voiture, ils me permirent, dès qu’elle fut hors de portée de nous voir, de me débarrasser de leur importune compagnie et d’aller où il me plairait. On peut remarquer en passant que ces fripons s’étaient attrapés eux-mêmes dans leurs propres filets. Ils m’avaient d’abord capturé comme une proie qui devait leur rapporter cent guinées ; ensuite ils s’étaient crus trop heureux de composer pour onze ; mais s’ils m’avaient gardé plus longtemps en leur possession, ils auraient retrouvé l’occasion de gagner, d’une autre main, la somme qui les avait mis originairement à ma poursuite.

Les mésaventures qu’avait entraînées ma dernière tentative d’échapper à mes persécuteurs en mettant la mer entre eux et moi, me détournèrent de l’idée de recommencer la même expérience. J’en revins donc encore une fois au projet de me cacher, au moins pour le présent, dans la foule immense de la capitale. Cependant, je ne trouvai nullement à propos de me risquer à suivre la grande route, et cela d’autant moins que c’était la direction qu’avaient choisie mes deux ci-devant conducteurs ; mais je pris mon chemin le long des frontières du pays de Galles. Le seul incident qui vaille ici la peine d’être rapporté, eut lieu à l’occasion d’un dessein que j’eus de traverser la Severn. On passait le fleuve sur un bac, et, par quelque inadvertance dont je ne saurais rendre raison, il m’arriva de perdre ma route si complétement qu’il me fut absolument impossible ce soir-là de gagner le bac, et de pousser jusqu’à la ville où je m’étais proposé de coucher.

Par une fatalité singulière, un aussi faible contretemps, au milieu de la foule d’idées accablantes qui auraient dû absorber toutes mes facultés, ne laissa pas que de me causer beaucoup d’impatience et de mauvaise humeur. J’étais extraordinairement fatigué ce jour-là. Avant le moment où je m’étais trompé de chemin, ou au moins avant que je me fusse aperçu de ma méprise, le temps était devenu brumeux et sombre ; bientôt après les nuages s’étaient fondus en une pluie battante. Je me trouvais alors au beau milieu d’une plaine, sans arbre ni abri d’aucune espèce pour me couvrir. J’avais été trempé en un moment. Dans ce fâcheux état, j’avais continué ma marche avec humeur et obstination. De temps à autre la pluie avait fait place à un orage de grêle qui tomba en grains très-gros et très-serrés ; j’avais été fort mal défendu par le misérable vêtement que je portais : en sorte que je m’étais senti comme criblé. Une pluie abondante était encore survenue. C’était alors que j’avais commencé à m’apercevoir que je m’étais totalement égaré de ma route. Je ne découvrais ni bêtes, ni gens, ni habitation d’aucune espèce. J’avais toujours marché, délibérant, à tous les sentiers qui s’offraient à moi, quel était celui que je devais prendre, et n’ayant jamais le moyen de trouver une seule raison pour rejeter l’un et préférer l’autre. Toutes ces contrariétés m’avaient désolé au dernier point ; je jurais entre mes dents, tout en continuant ma marche ; j’étais plein de dégoût de la vie, je la maudissais, ainsi que tout ce qu’elle traîne à sa suite. Enfin, après avoir erré ainsi sans aucune direction certaine, pendant plus de deux heures, j’avais été surpris par la nuit. Aucun chemin frayé ne se présentait à moi, et il n’y avait pas moyen de penser à aller plus loin.

Me voilà donc sans abri, sans nourriture, sans espérance ; pas un lambeau de mes vêtements qui ne fût aussi mouillé que si je venais d’être pêché au fond de la mer. Mes dents craquaient ; je tremblais de tous mes membres ; j’avais dans le cœur la rage et le désespoir. Tantôt c’était quelque corps dur que je n’avais pas aperçu, contre lequel je me heurtais, et qui me faisait tomber ; tantôt c’était un obstacle qui se trouvait devant moi, et qui m’obligeait à revenir sur mes pas.

Il n’y avait pas de liaison directe entre ces contretemps accidentels et la persécution que je fuyais ; mais dans mon esprit malade toutes ces idées se confondaient. Je maudissais tout le système de l’existence humaine. « Malheureux proscrit que je suis, me disais-je à moi-même, mourons donc ici, puisque c’est mon sort, par la faim et par le froid, Tous les hommes m’abandonnent ; tous les hommes me détestent. Des menaces de mort repoussent de moi toutes les sources de l’existence. Monde maudit, qui peux haïr sans cause et accabler l’innocence sous une masse de calamités trop affreuses pour le crime lui-même. Monde maudit ! monde inexorable où tous les yeux sont aveugles, où tous les cœurs sont de fer ! Pourquoi vivre plus longtemps avec toi ? Pourquoi traîner plus loin cette déplorable existence au milieu des repaires de ces tigres à face humaine ? »

Ce paroxysme de délire se consuma enfin de lui-même. Bientôt après je découvris une espèce de toit solitaire, où je m’estimai heureux de trouver un abri. Dans un coin de cet asile, il y avait un peu de paille fraîche. Je me débarrassai de mes guenilles et les plaçai de manière à ce qu’elles pussent sécher ; puis, m’enfonçant dans la paille, je me sentis bientôt enveloppé d’une chaleur douce et bienfaisante. Là je perdis par degré le sentiment de mes maux. C’est peu de chose en apparence qu’un abri avec de la paille fraîche, mais ces biens s’étaient offerts à moi au moment où je les attendais le moins, et ils avaient porté la joie dans mon cœur. Quoique en général accoutumé à un sommeil extrêmement court, il arriva cette fois que, par suite de la grande fatigue d’esprit et de corps que j’avais essuyée, je dormis jusqu’à près de midi du lendemain. Quand je fus levé, je trouvais que je n’étais pas à une grande distance du bac ; je le passai et entrai dans la ville où j’avais eu l’intention de coucher la nuit précédente.

C’était jour de marché. Comme je passais près de la place, j’aperçus deux hommes qui me regardaient avec beaucoup d’attention ; tout à coup un d’eux s’écria : « Je veux être pendu si je ne crois pas que c’est le drôle que cherchaient ces hommes qui viennent de partir il y a une heure par la voiture de… » Cette remarque me causa une cruelle alarme ; je doublai aussitôt le pas, et au premier détour j’enfilai bien vite une ruelle étroite qui s’offrit à moi. Dès que je fus hors de la portée de la vue, je me mis à courir de toutes mes forces, et je ne me crus en sûreté que lorsque je fus à plusieurs milles de distance de l’endroit où cette observation avait frappé mon oreille. J’ai toujours pensé que les hommes auxquels elle avait rapport étaient ces deux officiers de justice qui m’avaient arrêté à bord du navire qui devait me transporter en Irlande ; ils avaient trouvé par quelque accident le signalement de ma personne tel que M. Falkland l’avait fait publier, le rapprochement des diverses circonstances les avait amenés à conclure que la personne désignée dans ce signalement était précisément l’individu qu’ils venaient d’avoir en leur puissance. Dans le fait, c’était une extrême imprudence de ma part, dont il m’est impossible de dire à présent la cause, d’avoir gardé toujours le même déguisement, sans y rien changer, après les indices multipliés qui devaient concourir à leur faire conjecturer que je me trouvais dans des circonstances très-particulières et très-critiques. Je n’avais donc échappé une dernière fois que par un bonheur inouï. Si, par suite de l’orage et de la grêle du soir précédent, je n’eusse pas perdu ma route, ou même si, le matin, je ne me fusse pas laissé retenir si tard par le sommeil, je serais infailliblement tombé entre les mains de ces limiers d’enfer.

La ville à laquelle ils avaient résolu de s’arrêter, et dont j’avais ainsi appris le nom dans la place du marché, était la même ville où, sans cet utile avertissement, j’allais moi-même me rendre immédiatement ; mais, ainsi averti, je pris le parti de m’éloigner au plus vite de cette route. Au premier endroit où j’arrivai, et où la chose fut praticable, j’eus soin de faire emplette d’une capote que je passai par-dessus ma livrée de mendiant, et d’un chapeau que je rabattis sur ma figure. Je couvris un de mes yeux d’un morceau de taffetas vert ; j’ôtai le mouchoir que j’avais sur la tête, et je l’attachai autour de mon menton, de manière à me couvrir la bouche. Je me débarrassai insensiblement de toutes les différentes parties de mon premier accoutrement, et, pour mon vêtement de dessus, je m’affublai d’une espèce de blouse de charretier, qui, n’étant pas trop mauvaise, me donnait assez bien l’air du fils d’un honnête laboureur de la dernière classe. Dans cet équipage, je poursuivis mon voyage ; et après mille inquiétudes, mille précautions et mille circuits, j’arrivai sain et sauf à Londres.


XXXIV


Ce fut là le terme où vint aboutir une longue suite d’épreuves effrayantes encore dans le passé et dont la perspective eût suffi pour faire reculer de désespoir celui qui aurait eu à les subir une seconde fois. C’était à un prix au-dessus de tous les calculs humains que j’avais acheté ce lieu de repos : soit que l’on considère les efforts qu’il m’avait fallu faire pour franchir les murs de ma prison, soit que l’on passe en revue cette multiplicité d’angoisses et de périls auxquels j’avais été en proie depuis cette époque.

Mais pourquoi appelé-je un lieu de repos celui où j’étais alors ? Hélas ! ce fut pour moi précisément le contraire. Ma première et ma plus importante affaire fut de repasser tous les projets de déguisement que j’avais pu imaginer jusqu’alors, de chercher à tirer tout le parti possible de ce que je venais d’acquérir d’expérience à cet égard, et d’ourdir pour m’envelopper un voile plus impénétrable que jamais. C’était un genre d’effort auquel je ne voyais pas de terme. Dans les cas ordinaires, la poursuite de la police contre un prétendu malfaiteur ne dure qu’un certain temps ; mais ce n’était pas d’après les cas ordinaires que le génie colossal de M. Falkland était fait pour être jugé. Par la même raison, Londres, qui paraît être pour la généralité des hommes un inépuisable réservoir de ressources pour se dérober aux recherches, ne pouvait pas s’offrir à moi sous cet aspect consolant. Si la vie valait la peine que je l’acceptasse à de telles conditions, c’est sur quoi je ne puis prononcer. Tout ce que je sais, c’est que je m’attachai avec persévérance à diriger toutes mes facultés vers le but que je m’étais proposé, et que j’embrassai cette résolution par une suite de l’affection paternelle que les hommes ont ordinairement pour les productions de leur intelligence ; plus j’avais consommé de pensées et d’efforts ingénieux pour amener mon projet au degré de perfection ou il était, moins j’étais disposé à l’abandonner. Un autre motif qui ne m’animait pas avec moins d’ardeur à la poursuite de mon dessein, c’était cette aversion que je sentais toujours croître dans mon âme contre l’injustice et l’arbitraire.

Le premier jour de mon arrivée à Londres, je me retirai dans une petite auberge du faubourg de Southwark, quartier que j’avais préféré à cause de son éloignement de la province d’où je venais. J’entrai dans cette auberge sur le soir, revêtu de mon costume de campagnard. Je payai mon logement avant de me coucher. Le lendemain matin, autant que ma garde-robe me le permit, je me composai un accoutrement le plus différent possible de celui de la veille, et je quittai le logis avant le jour. Je pliai ma blouse en un petit paquet, et, l’ayant emportée avec moi à une distance qui me parut suffisante, je la laissai dans le coin d’une ruelle que j’eus à traverser. Ensuite mon premier soin fut de me pourvoir d’un autre costume qui ne ressemblât en rien à ceux dont j’avais fait usage jusqu’à ce moment. L’extérieur que je me décidai à me donner cette fois fut celui d’un juif. Nous avions dans la forêt un de nos voleurs qui était de cette nation ; et, grâce au talent que j’ai pour l’imitation, ainsi que je l’ai dit, je parvins facilement à contrefaire l’accent israélite de manière à me tirer d’affaire dans toutes les occasions qui pourraient se présenter. Une des précautions préliminaires que je ne négligeai pas, ce fut de me rendre à un quartier de la ville où les juifs demeuraient en grand nombre, et d’y étudier leur mine et leurs manières. Après avoir ainsi fait ma provision et m’être aussi bien préparé que la prudence pouvait l’exiger, je m’en allai chercher un lit dans une auberge, entre Mile-End et Wapping. Là, j’endossai mon nouvel accoutrement, et, après avoir pris les mêmes précautions que la dernière fois, je quittai ce logement à l’heure où il y avait le moins de risque d’être vu. Il serait assez superflu de décrire ici mon déguisement dans tous ses détails. Il suffira de dire qu’un de mes soins fut de changer tout à fait la couleur de mon visage, et de lui donner cette teinte jaunâtre qui est la plus ordinaire aux gens de la caste que j’avais adoptée. Quand ma métamorphose fut achevée, après m’être bien examiné dans tous les sens, il me fut impossible de m’imaginer que qui que ce fût s’avisât jamais de deviner, sous ce nouveau déguisement, la personne de Caleb Williams.

Quand je fus une fois avancé jusqu’à ce point dans l’exécution de mon plan, je trouvai à propos de me procurer un logement et de changer mon allure, jusqu’ici toujours errante, pour un genre de vie sédentaire. Là, je me tins renfermé constamment depuis le lever du soleil jusqu’à son coucher ; je sortais seulement quelques instants pour prendre l’air et me donner un peu d’exercice ; encore était-ce de nuit. Quoique logé à l’étage le plus près du toit, je poussais la précaution jusqu’à ne pas m’approcher de ma fenêtre ; enfin je m’étais fait une règle de ne pas m’exposer inconsidérément et sans nécessité à un risque, quelque léger qu’il pût paraître.

Ici je m’arrêterai un moment pour exposer au lecteur la gradation naturelle de mes impressions. J’étais né libre ; j’étais né avec la santé, robuste, actif, et avec tous les avantages d’un corps bien conformé. Je n’étais pas destiné à jouir d’une richesse héréditaire ; mais j’avais reçu de la nature les dons plus précieux d’une âme entreprenante, d’un esprit curieux et d’une noble ambition. En un mot, satisfait du sort qui m’était échu en partage, j’étais sûr de triompher de tous les obstacles dans la carrière de la vie. Je me contentais de ne pas aspirer trop haut ; j’aimais à risquer peu à la fois : je prétendais toujours monter et ne jamais descendre.

Eh bien, cette liberté d’esprit et ce courage que j’avais déployés au début de la vie, une seule circonstance avait suffi pour les détruire. J’ignorais quel pouvoir les institutions de la société donnent à un homme sur les autres. J’étais tombé entre les mains d’un maître dont l’unique plaisir était de m’opprimer et de me détruire.

Je m’étais donc trouvé soumis, sans l’avoir mérité, à tous les maux dont les hommes hésiteraient à accabler le crime lui-même, s’ils y réfléchissaient bien. Dans tous les yeux je tremblais de rencontrer le regard d’un ennemi. Partout des espions à fuir ; je n’osais ouvrir mon cœur aux sentiments les plus naturels. J’étais isolé au milieu de mes semblables : plus d’amitié pour moi, plus de sympathies ; j’étais réduit à concentrer mes pensées et ma vigilance sur moi-même. Ma vie était un mensonge continuel : il fallait jouer sans cesse un rôle, contrefaire jusqu’à mes gestes et mon accent, étouffer tout élan de mon âme, et, dans une situation pareille, me procurer ma subsistance à travers mille précautions sans pouvoir espérer d’en jouir. J’étais encore déterminé à supporter tout cela avec fermeté. Mais qu’on ne suppose pas que ce pût être sans regret et sans horreur. Mon temps se partageait entre les craintes d’un animal poursuivi, l’obstination de ma fermeté et cette révolte de l’âme qu’éprouvent les êtres les plus misérables. Si par moments je défiais toutes les rigueurs de mon sort, par moments aussi je tombais dans le désespoir ; les larmes coulaient par torrents de mes yeux, mon courage s’affaissait, et je maudissais la vie que chaque jour renouvelait pour moi.

Je m’écriais alors : « Pourquoi suis-je condamné à porter le fardeau de l’existence ? Pourquoi tant d’instruments de torture ? Suis-je un meurtrier ? Et si je l’étais, que souffrirais-je de pire ? Quelle vile situation est la mienne ! je ne suis point à ma place ! À quoi bon ces nobles inspirations de mon âme ? Je suis comme l’oiseau effrayé qui se meurtrit contre les barreaux de sa cage ? Nature, barbare nature ! tu as été pour moi la pire des marâtres : tu m’as doué d’insatiables désirs pour me plonger dans une éternelle dégradation.

Je me serais regardé encore bien plus en sûreté si j’avais possédé de quoi subsister. La nécessité de gagner ma vie par mon travail était un obstacle au plan de retraite et d’obscurité que j’étais condamné à suivre. Quelque genre de travail que j’adoptasse, la première chose à examiner était de savoir comment je viendrais à bout d’avoir de l’occupation et où je trouverais quelqu’un soit pour m’employer, soit pour acheter le produit de mon travail. Cependant je n’avais pas d’alternative. Le peu d’argent qui était échappé à la rapacité des limiers de la justice était presque tout dépensé.

Après avoir bien examiné la question sous toutes ses faces, je décidai que la littérature serait la carrière où je risquerais mes premières tentatives. J’avais vu dans mes lectures qu’il avait été gagné beaucoup d’argent à ce métier, et que des spéculateurs en ce genre de marchandise donnaient un gros prix à ceux qui étaient bons ouvriers. Je n’évaluais pas mes talents bien haut. Je ne me dissimulais pas que l’expérience et la pratique sont nécessaires pour frayer la route aux bonnes productions. Mais si ces deux maîtres me manquaient absolument, au moins mon penchant naturel m’avait-il toujours porté vers cette carrière, et une soif d’instruction que j’avais sentie dès ma première jeunesse m’avait rendu les livres beaucoup plus familiers qu’on n’aurait pu l’attendre de ma position. Si mes prétentions littéraires étaient bornées, je ne comptais pas non plus les faire payer bien cher. Je ne voulais que subsister, et j’étais convaincu qu’il n’y avait guère de personnes en état de vivre à aussi peu de frais que moi. Je considérais aussi que ceci n’était qu’une ressource temporaire dont je n’aurais à faire usage que jusqu’au moment où les événements me permettraient de me placer plus avantageusement. Les motifs qui me décidèrent surtout à fixer ainsi mon choix furent que cet emploi était celui qui exigeait de ma part le moins de préparatifs, et qu’aussi, à ce que je m’imaginais, c’était celui que je pouvais exercer avec le moins de risques d’être observé.

Dans la maison où je logeais il y avait une femme de moyen âge qui vivait seule dans une chambre sur le même palier que moi. Je ne fus pas plutôt déterminé sur la direction que je donnerais à mon industrie, que je jetai les yeux sur cette femme comme sur l’intermédiaire qui pourrait me servir pour la vente de mes productions. Exclu comme je l’étais de tout commerce avec mes semblables en général, je trouvais du plaisir à échanger de temps en temps quelques paroles avec cette excellente personne, qui était de la meilleure humeur du monde et déjà d’un âge à écarter tout scandale. Elle vivait d’une petite pension que lui faisait une femme de qualité, sa parente éloignée, qui, riche à millions, n’avait sur le compte de celle-ci qu’une seule inquiétude, c’est qu’elle ne s’avisât de déshonorer son alliance par l’exercice de quelque honnête industrie. Il n’y avait pas de caractère plus uniformément gai et actif que celui de cette bonne créature, qui se trouvait exempte en même temps des soucis de la richesse et des privations de la misère. Quoiqu’elle ne prétendît guère à l’esprit et qu’elle eût peu d’instruction, elle ne manquait pas de sagacité naturelle. Elle discernait très-bien les fautes et les sottises des hommes ; mais son humeur était si douce et si indulgente, que beaucoup de gens en auraient inféré qu’elle n’apercevait rien de tout cela. Il y avait dans son cœur un excès de bonté et de bienveillance qui ne cherchait qu’à s’épancher. Sincère et vive dans son affection, elle ne laissait jamais passer l’occasion d’obliger quelqu’un.

Si ce n’eût été une femme de ce caractère, probablement je n’aurais pas osé m’adresser à elle, après avoir choisi le rôle d’un jeune juif retiré du monde. Mais à la manière dont elle répondit à mes avances et à mes politesses, je m’aperçus bientôt que son cœur était au-dessus de toute espèce de vulgaires considérations. Dès que je lui fis connaître ce que j’attendais d’elle, je lui trouvai de la bonne volonté et même de l’empressement à s’en charger. Pour prévenir tout soupçon qui aurait pu naître dans son esprit, je lui dis franchement que pour des raisons qu’elle me pardonnerait sûrement de ne pas dire, mais qui ne m’ôteraient rien de sa bonne opinion, si elle les connaissait, je me trouvais, quant à présent, dans la nécessité de me tenir tout à fait retiré. Je n’eus pas besoin de m’expliquer davantage, et elle me répondit qu’elle ne désirait pas en apprendre plus que je ne jugerais à propos de lui en dire.

Mes premières productions furent dans le genre poétique. Quand j’eus achevé deux ou trois pièces, je les remis à cette généreuse amie, pour les porter à un bureau de journal politique ; mais elles furent refusées avec dédain par l’aristarque du lieu, qui, après avoir jeté un coup d’œil superficiel sur mes vers, fit réponse que ce n’était pas là ce qu’il lui fallait. Je ne puis m’empêcher de dire ici que la contenance de Mrs. Marney (c’était le nom de mon ambassadrice) était dans tous les cas une indication parfaite de l’issue de son message, et qu’on était dispensé de lui demander aucune explication de vive voix. Elle se livrait à tout ce qu’elle entreprenait avec un dévouement si parfait, et elle y prenait un tel intérêt, qu’elle était bien plus vivement affectée que moi-même du bon ou du mauvais succès. Pour moi, j’avais dans mes ressources une confiance qui me rassurait, et, occupé comme je l’étais de réflexions d’une nature bien autrement intéressante, je regardais tous ces petits contre-temps avec indifférence.

Je repris tranquillement mes pièces de vers et les remis sur ma table. Après les avoir revues, j’en corrigeai et recopiai une que je joignis avec deux autres, pour faire offrir le tout à l’éditeur d’un recueil périodique. Celui-ci demanda qu’on les lui laissât pendant deux jours. Au jour convenu il fit réponse à mon amie qu’il insérerait mes vers dans sa prochaine livraison. Mrs. Marney lui ayant fait quelque question sur le prix, il répliqua que sa règle constante était de ne rien donner pour les ouvrages en vers, qu’il trouvait journellement sa boîte pleine de ces sortes de productions ; mais que, si l’auteur voulait essayer son talent en prose, par quelque morceau de littérature ou quelque nouvelle, il verrait ce qu’il pourrait faire pour lui.

Je me soumis sur-le-champ à cette réquisition de mon dictateur littéraire. Je me mis à composer un morceau dans le genre du Spectateur d’Adisson, et il fut accepté. Au bout de peu de temps, je me trouvai en relation tout à fait suivie avec le Magazine. Toutefois je me défiai de l’abondance de mes ressources en dissertations morales, et mes pensées se tournèrent bientôt vers le conte, qui était l’autre genre de production que m’avait suggéré mon directeur. Pour suffire à ses demandes qui se multipliaient de plus en plus et pour faciliter mon travail, j’employai la ressource des traductions. Je n’avais guère la facilité de me procurer des livres, mais, comme j’avais la mémoire excellente et bien fournie, il m’arrivait souvent de traduire ou d’imiter des fictions que j’avais lues quelques années auparavant. Par une fatalité dont je ne saurais trop rendre raison, mon imagination se portait le plus ordinairement sur les histoires des fameux voleurs, et de temps en temps je fournissais au Magazine des incidents et des anecdotes de Cartouche, de Gusman d’Alfarache et d’autres mémorables héros qui ont terminé à la potence ou sur l’échafaud leur illustre carrière.

Mais un retour sur ma situation me rendait difficile de persévérer dans ce genre de travail. Je jetais souvent ma plume dans un accès de désespoir. Quelquefois, incapable de rien pendant des jours entiers, je tombais dans une incroyable stupeur. Cependant ma jeunesse et mon tempérament robuste m’aidaient à reprendre le dessus et à m’inspirer une sorte de gaieté qui, si elle eût été durable, rendrait supportable le souvenir de cette époque de ma vie.


XXXV


Tandis que je tâchais ainsi de m’occuper et de pourvoir à mes besoins, en attendant que la violence des poursuites excitées contre moi pût être un peu calmée, je me vis assaillir par une nouvelle espèce de dangers à laquelle je ne songeais pas.

Gines, ce voleur qui avait été chassé de la bande du capitaine Raymond, avait toute sa vie été flottant entre les deux professions d’ennemi des lois et d’agent de la justice. Après avoir débuté par la première, vraisemblablement son initiation dans les secrets du métier des voleurs l’avait rendu singulièrement préparé à l’art de les prendre, emploi qu’il avait adopté par nécessité plutôt que par choix. Il avait donc bientôt acquis dans cette profession une réputation brillante, quoiqu’elle fût peut-être encore au-dessous de son mérite : car il en est de ce département du régime social comme de tous les autres ; quelque prudence et quelque habileté que puissent déployer les subalternes, les chefs en confisquent l’éclat et l’honneur. Gines exerçait son art en ce genre avec le plus beau succès, quand, par je ne sais quel accident, il arriva qu’un ou deux de ses exploits, dont la date était antérieure à l’époque où il avait quitté la bannière du brigandage illégal, furent dans le cas d’attirer un peu trop l’attention publique. Sur les avis réitérés qu’il en reçut, il jugea qu’il était prudent de décamper, et c’était pendant cette période de retraite qu’il était entré dans la troupe de ***.

Telle était l’histoire de cet homme avant qu’il eût été placé dans le poste où je l’avais rencontré pour la première fois. À l’époque de cette rencontre, il était déjà un des vétérans de la bande du capitaine Raymond ; car les voleurs étant un peuple dont la vie est de courte durée, il ne faut pas beaucoup de temps pour parvenir chez eux à la dignité de vétéran. Après son expulsion de la compagnie, il revint à sa profession légale, et il fut reçu dans ce bercail par ses anciens camarades avec joie et félicitation, comme une brebis égarée. Dans les classes vulgaires de la société, le laps de temps ne suffit pas pour effacer un crime ; mais dans cette respectable confrérie, c’est une maxime reçue de ne jamais exiger d’aucun des membres le compte de sa conduite, quand il est possible de s’en dispenser. Une autre maxime observée par ceux qui ont passé par les mêmes grades que Gines, maxime que Gines lui-même avait adoptée, c’est de réserver toujours pour les derniers ceux qui ont été complices de leurs expéditions, et de ne jamais s’attaquer à eux, à moins de grande nécessité ou de quelque amorce très-puissante. Par cette raison, le capitaine Raymond et ses associés, selon le système de tactique suivi par Gines, étaient à l’abri de ce qu’il appelait ses représailles.

Mais, quoique Gines eût des principes d’honneur, en prenant le mot dans ce sens, malheureusement je me trouvais dans un cas qui était hors de ces lois de l’honneur qu’il jugeait à propos de reconnaître. L’infortune m’enveloppait de toutes parts, et me refusait toute espèce de protection et de refuge. J’étais poursuivi sur la supposition que j’avais commis un vol capital, montant à une somme énorme. Mais Gines n’avait nullement participé au vol qu’on m’imputait : il se souciait fort peu que la supposition fût vraie ou fausse, et il me haïssait aussi cordialement que si mon innocence eût été établie de manière à ne pas laisser jour au plus léger soupçon.

Les deux limiers qui m’avaient arrêté à….. rapportèrent à leurs confrères, suivant l’usage, une partie de l’aventure, et ils parlèrent des raisons qu’ils avaient de présumer que l’individu qui leur avait passé par les mains, était ce même Caleb Williams pour la capture duquel était offerte une récompense de cent guinées. Gines, doué d’une sagacité supérieure dans ce qui avait rapport à sa profession, avait comparé les faits et les dates, et en avait conçu le soupçon que la personne attaquée et blessée par lui dans la forêt de…… était ce Caleb Williams. Il nourrissait une haine implacable contre ledit individu. J’étais la cause innocente de ce qu’il avait été chassé honteusement de la troupe du capitaine Raymond ; et Gines, à ce que j’ai su depuis, était intimement convaincu qu’il n’y avait pas la moindre comparaison à faire entre la noble et vaillante profession de voleur dont je l’avais fait sortir, et le métier bas de limier de police auquel il s’était vu forcé de retourner. À peine eut-il reçu l’avertissement dont je viens de parler, qu’il jura de contenter sa vengeance. Il se décida à abandonner tout autre but, et à consacrer toutes les facultés de son intelligence à découvrir le lieu de ma retraite. La récompense offerte, que sa vanité lui faisait déjà regarder comme immanquable, lui semblait une indemnité suffisante de ses peines et de ses dépenses. Ainsi j’avais contre moi toute l’habileté qu’il possédait en ce genre, aiguisée encore et stimulée par l’esprit de vengeance dans une âme qui ne connaissait aucun frein d’humanité ni de conscience. Quand je repassais dans mon esprit tout ce qui m’avait conduit à mon dernier asile, je m’imaginais comme le font assez souvent les malheureux, que mon malheur ne pourrait jamais s’aggraver ; mais je me trompais : en rencontrant Gines dans la fatale forêt de… j’avais attiré à ma poursuite un second ennemi de l’espèce de ceux qui n’abandonnent leur rage qu’avec la vie. Si Falkland était pour moi le lion affamé dont les rugissements me frappaient d’effroi, Gines était un insecte venimeux presque aussi redoutable qui suivait mes traces et me menaçait continuellement de son mortel aiguillon.

Le premier pas qu’il fit pour exécuter son projet, fut de s’en aller au port de mer où j’avais été arrêté. De là, il suivit ma trace jusqu’aux bords de la Severn, et des bords de la Severn jusqu’à Londres. Il n’est pas besoin, je pense, de faire observer que rien n’est moins difficile que de suivre un fugitif quand il n’a pas couvert sa marche par des précautions parfaitement bien conçues, surtout si son adversaire est stimulé par des motifs assez puissante pour mettre toute la persévérance de la haine dans sa poursuite. Gines, il est vrai, fut souvent obligé, dans le cours de ses recherches, de faire de doubles marches ; et comme le chien de chasse, emblême véritable de l’homme qui se livre à ce cruel emploi, toutes les fois qu’il se trouvait en défaut, il retournait à la place où il avait senti la dernière piste de la proie qu’il avait résolu d’exterminer. Il n’épargnait ni temps ni peine pour satisfaire la passion à laquelle, par choix, il s’était abandonné tout entier.

À compter de mon arrivée à Londres, il avait tout à fait perdu ma trace pour un moment. Londres est une capitale si vaste dans ses dimensions, qu’il était assez à supposer qu’un individu y trouverait le moyen de demeurer parfaitement caché et inconnu. Mais j’avais là un nouvel adversaire qu’aucune difficulté n’était capable de décourager. Il alla d’auberge en auberge, supposant avec raison qu’il n’y avait pas de maison particulière où j’eusse pu trouver retraite sur-le-champ, jusqu’à ce qu’à la fin, par les renseignements qu’il donna et les sentiments qu’il chercha à exciter, il parvint à savoir que j’avais couché une nuit dans le faubourg Southwark. Mais il ne put pas en apprendre davantage. Les gens de l’auberge n’avaient pas la moindre connaissance de ce que j’étais devenu le lendemain matin. Néanmoins, cela ne fit que l’animer davantage. Il devenait dès lors plus difficile de me dépeindre, à cause du changement partiel que j’avais fait à mon habillement le second jour de mon arrivée à Londres. Mais Gines vint encore à bout de cet obstacle. Ayant suivi ma trace jusqu’à ma seconde auberge, il obtint là des renseignements plus étendus. J’avais été un objet de conjectures pour les moments de loisir de quelques-uns des gens attachés à cette maison. Une vieille femme, de l’espèce la plus curieuse et la plus bavarde, qui demeurait vis-à-vis, et qui s’était levée de très-bonne heure ce même matin pour faire le savonnage de son linge, m’avait vu par sa fenêtre, à la lueur d’une grosse lanterne qui pendait devant l’auberge, au moment où je franchissais la porte. Elle n’avait pu m’observer que très-imparfaitement, mais elle se figurait néanmoins qu’il y avait dans mon air quelque chose de juif. Elle avait coutume de tenir tous les matins avec l’hôtesse une conversation à laquelle assistaient de temps en temps les garçons et les filles de l’auberge. Dans le cours de la conférence qui avait eu lieu dans cette matinée, elle avait fait quelques questions sur le juif qui avait couché la veille dans la maison. On n’avait pas eu de juif à coucher ; la curiosité de l’hôtesse avait donc été excitée à son tour. D’après l’heure, ce ne pouvait pas être un autre que moi. Voilà une aventure vraiment fort étrange ! On avait comparé ensemble les différentes remarques sur mon air et sur mon habillement. Jamais deux choses n’avaient eu moins de rapport. Toutes les fois qu’il y avait entre ces commères disette de nouvelles pour entretenir leur babil, c’était le juif-chrétien qui revenait sur le tapis et qui fournissait un texte à la conversation.

Les informations que Gines avaient recueillies dans cet endroit paraissaient d’une grande conséquence ; néanmoins, il se passa quelque temps sans qu’elles tinssent tout ce qu’elles avaient semblé promettre. Il ne pouvait pas s’introduire dans chacune des maisons particulières où l’on recevait du monde pour loger, avec la même facilité qu’il l’avait fait dans les auberges. Il parcourait toutes les rues, et il examinait de l’œil le plus curieux et le plus attentif l’air et la démarche de tous les juifs qui se trouvaient à peu près de ma taille ; mais en vain. Il se rendait souvent à Dukes-Place ; il fréquentait les synagogues. Ce n’est pas que dans le fait Gines espérât me trouver dans ces différents endroits, mais c’étaient des moyens qu’il employait faute d’autres, et en désespoir de cause. Plus d’une fois, il fut sur le point d’abandonner l’entreprise ; son insatiable soif de vengeance le retenait toujours.

Son esprit était dans cet état de trouble et d’irrésolution, lorsqu’il s’avisa d’aller un jour rendre visite à un frère qu’il avait, prote dans une imprimerie. Il y avait peu de commerce entre ces deux personnes dont les inclinations et les habitudes n’avaient pas le moindre rapport. L’imprimeur était sage, laborieux et aimant à faire des épargnes. Mécontent de la conduite de son frère et de son genre de vie, il avait fait des efforts inutiles pour l’en retirer. Mais, malgré cette grande différence dans leur façon de penser respective, ils se voyaient quelquefois. Gines aimait à faire parade de ses exploits, au moins de tous ceux dont il osait risquer le récit ; et son frère était un auditeur de plus à joindre à ceux auxquels il avait coutume de raconter ses prouesses. Les saillies piquantes et les anecdotes singulières dont la conversation de Gines était semée amusaient beaucoup l’imprimeur ; malgré ses préjugés d’honnête homme, il ne pouvait se défendre d’un secret plaisir d’être le frère d’un homme aussi extraordinaire par son adresse et son courage.

Après avoir écouté cette fois, pendant un certain temps, les récits merveilleux que Gines faisait à sa manière, l’imprimeur se sentit le désir d’amuser aussi à son tour son frère par quelque conte. Il se mit donc à lui débiter quelques-unes de mes histoires de Cartouche et de Gusman d’Alfarache. Elles piquèrent l’attention de Gines. Son premier mouvement fut de la surprise ; le second fut de la jalousie et du dépit. Où l’imprimeur avait-il pu apprendre de pareilles histoires ? On satisfit à sa question. Je vous dirai, dit l’imprimeur, que pas un de nous ne sait que penser de l’auteur qui nous fournit ces articles. Il écrit des vers, de la morale, de l’histoire ; je suis typographe et correcteur d’épreuves, et, sans vanité, je crois que je puis me flatter de me connaître assez passablement à toutes ces choses-là : à mon avis, il écrit dans ces différents genres avec beaucoup de finesse, et pourtant croiriez-vous que ce n’est pas autre chose qu’un juif ? »

Aux yeux de mon honnête imprimeur c’était une chose aussi étrange que si ces ouvrages eussent été faits par quelque chef de Cherokées aux bords du Mississipi.

« Un juif ! et d’où le connaissez-vous ? l’avez-vous jamais vu ?

— Non ; c’est une femme qui nous a toujours apporté jusqu’à présent ces articles. Mon maître ne peut pas souffrir le mystère, il aime à voir ses auteurs ; aussi ne cesse-t-il de tourner et de retourner la vieille de toutes les manières, mais il ne peut jamais en tirer la moindre chose, si ce n’est qu’un jour il lui échappa de dire que le jeune auteur était juif. »

Un juif ! un jeune auteur ! un homme qui ne traite que par tierce personne et qui se cache aux yeux de tout le monde ! Quelle ample matière pour les soupçons et les conjectures de Gines ! Il fut encore confirmé dans ses idées, sans toutefois s’en rendre compte, par le sujet de mes productions, qui étaient, comme je l’ai dit, des histoires d’hommes dont les jours avaient été terminés par la main du bourreau. Il n’en dit pas davantage à son frère, si ce n’est qu’il lui demanda d’un air indifférent quelle espèce de femme c’était que la femme en question, de quel âge elle pouvait être, et si elle lui apportait souvent des ouvrages de ce genre ; bientôt après, il s’en alla.

Cet avis inespéré fut reçu par Gines avec une extrême joie. Ayant recueilli de la bouche de son frère des renseignements suffisants sur l’air et la personne de Mrs. Marney, et apprenant qu’elle devait apporter quelque chose le lendemain, il prit son poste de très-bonne heure dans la rue, afin de ne pas courir le risque de manquer l’occasion. Il attendit plusieurs heures, mais ce ne fut pas pour rien. Mrs. Marney parut effectivement ; Gines guetta sa sortie, et après environ vingt minutes il la vit se mettre en chemin pour retourner. Il la suivit de rue en rue ; à la fin il la vit entrer dans une maison particulière, et il commença à se féliciter en lui-même d’être arrivé au terme de ses recherches.

La maison où Mrs. Marney était entrée n’était cependant pas celle où elle demeurait. Par un hasard qui tient du prodige, elle avait observé que Gines la suivait dans la rue. En revenant chez elle, elle avait vu une femme qui se trouvait mal ; mue par la compassion qui lui était si naturelle, elle s’était approchée de la malade pour lui prêter du secours. Aussitôt la foule les avait entourées. Mrs. Marney, après avoir fait tout ce qu’elle pouvait dans la circonstance, avait cherché à reprendre le chemin de son logis. Voyant la foule autour d’elle, elle avait songé aux filous, et avait mis ses deux mains sur ses poches, en promenant en même temps ses regards sur ceux qui l’environnaient. Elle avait quitté brusquement ce cercle de populace ; et Gines, qui, de peur de la perdre dans la foule, avait été obligé de l’approcher davantage, était en ce moment précisément vis-à-vis d’elle. Il avait une figure singulièrement remarquable. Toute l’astuce de la méchanceté et l’intrépidité de l’impudence étaient écrites sur chaque trait de son visage ; et, sans être philosophe ni physionomiste, Mrs. Marney en avait été frappée. Cette bonne dame, comme la plupart des personnes vives et agissantes, avait une manière particulière de gagner sa maison ; au lieu de suivre les rues, elle enfilait une quantité de petites ruelles et de passages compliqués, qui tournaient quelquefois brusquement de l’un dans l’autre. Dans un de ces détours, elle avait rencontré par hasard l’œil de ce même homme dont l’aspect l’avait frappée et qui semblait ne pas la perdre de vue. Cette circonstance, jointe à l’air singulier qu’elle lui trouvait, lui avait fait concevoir des inquiétudes. Cet homme n’était-il pas occupé à la suivre ? C’était le milieu du jour, et elle n’avait rien à craindre pour elle personnellement. Mais ceci ne pouvait-il pas avoir quelque rapport à moi ? Elle s’était rappelé les précautions et le mystère dont je m’enveloppais, et ne doutait pas que je n’eusse de fortes raisons pour en agir ainsi. Elle se souvenait bien d’avoir toujours été sur ses gardes à mon sujet ; mais y avait-elle été suffisamment ? Elle sentait que, si jamais elle pouvait être la cause qu’il m’arrivât un malheur, elle ne s’en consolerait de sa vie. Elle s’était donc déterminée, par manière de précaution et crainte de pis, à entrer dans la maison d’une de ses amies et à me faire parvenir un mot d’avis de ce qui lui était arrivé. Aussitôt donc qu’elle eut donné à cette amie les instructions nécessaires, elle sortit sur-le-champ pour aller faire visite à quelqu’un dans un quartier directement opposé, après avoir recommandé au messager qu’elle m’envoyait de ne partir pour faire sa commission auprès de moi que cinq minutes après elle. Par cette conduite prudente, elle me tira du danger qui me menaçait alors.


Cependant l’avertissement qui me fut apporté ne me donna nullement à connaître toute la grandeur du péril que j’avais à redouter. Pour tout ce que je pouvais y voir, les circonstances me paraissaient fort indifférentes, et il me semblait que la frayeur de Mrs. Marney ne provenait que de l’extrême prévoyance et de l’affection de cette excellente femme. Tel était néanmoins le malheur de ma situation, que je n’avais pas à choisir. Que ma tranquillité fût ou non menacée par cet événement, je me voyais obligé d’abandonner en un instant mon habitation, sans prendre avec moi autre chose que ce que je pouvais emporter dans mes mains ; de renoncer à voir davantage ma généreuse bienfaitrice ; de laisser là tous mes arrangements et mes petites provisions ; d’aller encore, dans quelque retraite isolée, recourir à de nouveaux projets, et chercher à faire, si je pouvais raisonnablement l’espérer, un nouvel ami. Je descendis dans la rue, le cœur gonflé ; mais mon parti était pris. Il était grand jour. « Je crains, me disais-je, qu’il n’y ait en ce moment des personnes qui rôdent dans les rues pour me chercher ; il est très-possible qu’elles dirigent leurs poursuites dans une autre route que la mienne ; mais je ne dois pas me fier à cette chance. » Je traversai donc cinq à six rues, et me glissai ensuite dans une maison de peu d’apparence où l’on donnait à manger à bas prix. J’y pris quelque nourriture, et, après y avoir passé plusieurs heures dans de profondes réflexions, je finis par demander un lit. Néanmoins, dès qu’il fit sombre, je sortis pour acheter l’attirail d’un nouveau travestissement, ce qui était absolument indispensable. Après l’avoir ajusté, pendant la nuit, du mieux qu’il me fut possible, je quittai ce lieu avec les mêmes précautions que j’avais déjà prises en pareils cas.


XXXVI


Je me procurai un nouveau logement. Par je ne sais quelle fantaisie de l’imagination qui aime à se créer des sujets d’alarmes, je me sentis porté à croire en définitif que la frayeur qu’avait eue Mrs. Marney n’était pas sans fondement. Toutefois, j’étais hors d’état de faire la moindre conjecture sur la manière dont ce nouveau péril avait pu m’approcher, et dès lors je ne pouvais recourir qu’à un remède bien peu consolant, celui de me tenir sur mes gardes avec plus de soin que jamais dans mes moindres actions. Une double inquiétude pesait à la fois sur mon esprit, celle de ma sûreté et celle de ma subsistance. Il me restait bien encore quelque chose du produit de mon industrie ; mais ce n’était presque rien, parce que mon correspondant était en arrière avec moi, et je n’avais pas de moyens de lui faire demander mon payement. Malgré tous mes efforts, mon anxiété altéra ma santé. Je n’avais pas un seul instant où je pusse me croire à l’abri du péril ; j’étais devenu comme un spectre ; le moindre son inattendu me faisait tressaillir. Il y avait des moments où j’étais presque tenté de me rendre entre les mains de la justice, et de braver toute sa rigueur ; mais bientôt le ressentiment et l’indignation rentraient dans mon âme et ranimaient ma persévérance.

Quant aux moyens de pourvoir à ma subsistance, je ne voyais pas de meilleure ressource que celle dont je venais de me servir, qui était de chercher quelque personne par l’entremise de laquelle je pusse tirer parti de mon travail. Il n’était pas impossible de rencontrer un intermédiaire qui consentît à me rendre ce service ; mais où trouver l’âme active et bienfaisante de Mrs. Marney ? La personne sur laquelle je jetai les yeux était un M. Spurrel, qui travaillait en chambre pour les horlogers, et qui avait un logement au second étage de notre maison. Je l’examinai deux ou trois fois, en passant près de lui sur l’escalier : mes regards irrésolus annonçaient assez le désir et l’embarras de l’aborder. Il s’en aperçut, et finit par m’engager très-poliment à entrer chez lui.

Quand nous fûmes assis, il me témoigna combien il était fâché de ce que je paraissais être en mauvaise santé, et de ce que je menais un genre de vie si solitaire, me demandant s’il serait assez heureux pour pouvoir m’être bon à quelque chose, et ajoutant que du premier moment qu’il m’avait vu il avait conçu de l’affection pour moi. Dans le nouveau travestissement que j’avais pris, j’étais contrefait et bossu, rien n’était moins attrayant que ma personne. Mais, à ce qu’il paraissait, M. Spurrel avait perdu un fils unique, il y avait environ six mois, et j’étais le vrai portrait de cet enfant. Si j’eusse mis de côté mes difformités d’emprunt, j’aurais perdu vraisemblablement tous mes droits à son attachement. Il était, me disait-il, un malheureux vieillard sur le bord de la fosse, et ce cher fils était toute sa consolation. Le pauvre garçon avait toujours été souffrant toute sa vie, mais il lui avait servi de garde-malade ; et plus cet enfant lui avait coûté de soins et de peines quand il était au monde, plus il lui faisait faute aujourd’hui qu’il n’était plus. Il ne lui restait pas un seul ami, et il n’avait personne sur la terre qui s’intéressât à lui. Si cela me faisait plaisir, je pourrais lui tenir lieu de son propre fils ; et il aurait pour moi les mêmes soins et les mêmes attentions.

Je lui exprimai combien j’étais sensible à des offres si bienveillantes ; mais j’ajoutai que je serais désespéré de lui être à charge le moins du monde. « Ma façon de penser, lui dis-je, me fait adopter pour le moment une vie très-retirée et très-solitaire ; ma plus grande difficulté est de concilier ce genre de vie avec un moyen quelconque de gagner mon pain ; si vous aviez la complaisance de m’aider de vos bons offices pour aplanir cette difficulté, ce serait le plus grand service qu’on pût me rendre. » Je lui dis que j’avais toujours eu du goût et une aptitude particulière pour les travaux mécaniques, et que je ne doutais pas de me tirer bientôt d’affaire dans quelque genre d’industrie que ce fût, dès que je m’y appliquerais sérieusement. « Je n’ai point appris de métier, continuai-je ; mais si vous vouliez me faire la grâce de me diriger et de m’instruire, je travaillerais volontiers avec vous, pour ma nourriture seulement. Je sais fort bien que je vous demande là une faveur extraordinaire ; mais j’y suis entraîné d’une part par la force invincible de la nécessité, et encouragé de l’autre par la confiance que m’inspirent les offres si obligeantes et si amicales que vous m’avez faites. »

Le vieillard, après avoir laissé couler quelques larmes sur le tableau que je lui faisais de ma situation, consentit volontiers à tout ce que je lui proposais. Notre accord fut bientôt conclu, et en conséquence j’entrai en fonctions. Mon nouvel ami était un homme d’une singulière tournure d’esprit. Ce qui le caractérisait principalement, c’était un grand amour pour l’argent et des manières excessivement officieuses et charitables. Il vivait avec la plus grande parcimonie et se refusait tout. À peine fus-je initié dans le métier, que mon travail était déjà de nature à valoir quelque salaire ; il en convint franchement lui-même, et il insista pour que je fusse payé. Cependant, il n’agit pas à cet égard comme auraient pu faire quelques personnes dans les circonstances où je me trouvais, et il ne me remit pas la totalité de ce que je gagnais ; mais il ne me cacha point qu’il me faisait sur mon gain une retenue de vingt pour cent, comme une juste indemnité de la peine qu’il avait prise pour m’instruire, et comme un droit de commission pour m’avoir procuré le débit de mon travail. Cependant, j’étais souvent l’objet de ses larmes ; il était dans la douleur toutes les fois qu’il fallait nous séparer, et il me prodiguait à tout moment les témoignages de la plus tendre affection. Je trouvai en lui beaucoup d’habileté et d’invention dans son métier, et ses leçons étaient pour moi un vrai plaisir. De mon côté, comme je possédais une plus grande variété de connaissances dont je cherchais à tirer parti, il ne tarissait pas sur la satisfaction et l’étonnement qu’il éprouvait à découvrir en moi autant de ressources, soit pour le travail, soit pour mon simple amusement.

Il n’y avait pas longtemps que j’étais dans ce nouveau poste, lorsqu’un événement me jeta dans des alarmes plus vives et plus sérieuses que jamais. J’étais un soir à me promener dans la rue pour prendre un moment l’air et un peu d’exercice, ce que je ne me permettais alors que très-rarement ; tout à coup j’eus l’oreille frappée de deux ou trois sons au hasard, qui partaient de la bouche d’un colporteur criant sa marchandise. Je m’arrêtai pour mieux entendre. Quelle fut ma confusion quand j’ouïs à peu près ces propres paroles :

« Voici l’histoire merveilleuse et surprenante et les aventures sans pareilles du fameux Caleb Williams ! Vous y voyez comme il a d’abord volé son maître et ensuite porté une fausse accusation contre lui ; vous y voyez les efforts qu’il a faits diverses fois pour briser sa prison, jusqu’à son évasion finale qu’il a effectuée de la manière la plus merveilleuse et la plus incroyable ; comme aussi, ses voyages dans les différentes parties du royaume, sous toutes sortes de déguisements, et les vols qu’il a commis avec une bande des plus hardis et des plus déterminés voleurs ; enfin son arrivée dans la ville de Londres, où on croit qu’il est maintenant caché, avec une fidèle et véritable copie de la proclamation faite de sa personne et de son signalement, imprimée et publiée par un des principaux secrétaires d’État de Sa Majesté, contenant l’offre d’une récompense de cent guinées à qui pourra le prendre : le tout pour le prix d’un demi-penny. »

Attéré comme je l’étais par ces épouvantables sons, croira-t-on que j’eus pourtant la témérité de m’approcher du colporteur et d’acheter un de ses papiers, résolu, par une sorte d’instigation désespérée, de voir jusqu’au bout ce dont il était question, et d’en savoir autant que j’en pourrais apprendre ? J’emportai mon papier avec moi, en continuant toujours de faire quelques pas, jusqu’à ce que, ne pouvant plus résister à mon impatience, je me mis à en déchiffrer presque tout le contenu à la lueur d’un réverbère suspendu dans un petit passage. Je trouvai qu’il renfermait un bien plus grand nombre de circonstances qu’on n’aurait pu l’attendre d’un écrit de cette espèce. On m’égalait aux plus fameux voleurs dans l’art de pénétrer à travers les murs et les portes les mieux défendues, aux fourbes les plus habiles pour l’invention, l’astuce et les travestissements. L’avis que Larkins avait trouvé et nous avait apporté dans la forêt y était imprimé tout au long. Tous mes déguisements antérieurs à la dernière alerte que m’avait donné la prévoyante Mrs. Marney étaient fidèlement rapportés, et on y avertissait le public de se tenir bien en garde contre un individu d’un extérieur étrange, et qui vivait d’une manière recluse et solitaire. Cet écrit m’apprenait aussi que l’on avait fait une recherche dans mon dernier logement, le soir même de mon évasion, et que Mrs. Marney avait été envoyée à Newgate, comme accusée d’avoir recélé un criminel. Cette dernière circonstance me navra le cœur. Mes propres souffrances n’affaiblirent pas en moi le sentiment de la compassion. C’était une idée bien déchirante et bien insupportable de sentir que l’implacable persécution dont j’étais l’objet ne se bornait pas à ma personne ; mais que ma seule approche était contagieuse, et entraînait dans ma ruine quiconque prétendait me secourir. Je crois que j’aurais consenti à me livrer à toute la rage de mes ennemis, si j’avais pu sauver par là une heure de souffrance à cette excellente femme. J’ai appris dans la suite que Mrs. Marney avait obtenu sa liberté par l’entreprise de cette femme de qualité qui était sa parente. L’émotion que me causa l’infortune de Mrs. Marney ne fut pourtant qu’un sentiment passager. Une considération plus impérieuse et plus irrésistible appelait toute mon attention.

Que de réflexions je fis sur cette page qui me dénonçait au monde entier ! Chaque mot me glaçait d’effroi. Il eût peut-être été moins horrible pour moi de tomber entre les mains de la justice. Au moins cet événement, qui était l’objet de toutes mes craintes, eût mis un terme à cette fièvre de terreur dont j’étais la proie. Les déguisements ne pouvaient plus me servir à rien. Dans chaque quartier, dans presque chaque maison de la capitale, combien d’individus se trouvaient excités à jeter un œil attentif et soupçonneux sur tout étranger, et spécialement sur tout étranger solitaire qui pouvait se rencontrer dans leur chemin ! On faisait briller à leurs yeux un prix de cent guinées pour enflammer leur cupidité et aiguiser leur pénétration. Ce n’était plus seulement les limiers de Bow-Street[15], c’était un million d’hommes armés contre moi. Et ce refuge qui reste encore aux plus malheureux, d’avoir quelque ami dans le sein duquel ils déposent leurs alarmes, et qui les mette à l’abri des yeux indiscrets et curieux, ce refuge m’était interdit. Pourrait-on se faire l’idée d’une situation plus horrible ! Mon cœur battait avec une extrême violence ; ma poitrine était étouffée, et je ne respirais qu’à peine. « Il n’y aura donc pas de fin, me disais-je, à la persécution que j’éprouve ! Après tant de fatigues et tant de travaux, aucun terme à mes malheurs ! Le temps, le temps qui guérit tout, ne fait qu’ajouter au désespoir de ma situation ! Ah ! pourquoi m’obstiner davantage dans cette lutte cruelle ? la mort m’offre le moyen d’éluder l’activité de mes persécuteurs. Ensevelissons dans un oubli éternel ma personne et jusqu’aux traces de mon existence, pour ne laisser qu’un doute sans issue à ces barbares, qui ne sauraient renoncer à me poursuivre. »

Au milieu des horreurs qui m’environnaient, cette idée me donna quelque plaisir, et je me rendis en hâte vers les bords de la Tamise pour la mettre à exécution. L’agitation de mon âme était telle, que la faculté de la vue était comme suspendue en moi. Je traversais les rues sans voir la route que je suivais. Enfin, après avoir erré je ne sais combien de temps, je me trouvai au Pont de Londres. Je courus aux marches, et je vis la rivière couverte de bâtiments. Il faut, me dis-je, qu’aucun être humain ne m’aperçoive au moment où je vais disparaître pour jamais. Cette pensée exigeait quelque attention. Il s’était déjà écoulé un certain temps depuis le dessein que le désespoir m’avait fait prendre. Le jugement me revint peu à peu. La vue des navires me fit renaître l’idée de quitter encore une fois mon pays natal.

Je pris donc des informations, et je trouvai que le passage le moins cher que je pouvais me procurer était dans un bâtiment de commerce amarré près de la Tour, et qui devait mettre à la voile sous peu de jours pour Middelbourg en Hollande. J’aurais désiré qu’on me prît à bord dès l’instant même, et j’aurais tâché d’obtenir du capitaine qu’il me permît d’y rester jusqu’au moment du départ ; mais malheureusement je n’avais pas sur moi assez d’argent pour payer mon passage. C’était pis encore, je n’avais pas dans le monde assez d’argent. Toutefois je donnai au capitaine la moitié de ce qu’il me demanda, et je promis de venir lui apporter le reste. Je ne savais trop comment me le procurer ; mais j’espérais bien en venir à bout. J’avais quelque idée de l’emprunter à M. Spurrel. Certainement il ne me refuserait pas un si léger service. Il m’aimait, à ce qu’il semblait, avec une tendresse toute paternelle, et je ne crus pas risquer la moindre chose en me remettant pour un moment dans ses mains. J’approchai de mon logement avec un cœur oppressé et plein de sinistres présages. M. Spurrel n’était pas à la maison, et il me fallut attendre son retour. J’avais dans mon coffre de l’ouvrage qui m’avait été remis par lui le matin même pour travailler, et qui valait six fois la somme dont j’avais besoin. Je réfléchis un moment si je ne pourrais pas user de ces matières comme s’ils eussent été à moi ; mais je repoussai cette idée avec mépris. Jamais je n’avais mérité le moins du monde le blâme dont on me couvrait ; j’étais bien déterminé à ne le mériter jamais. Il était fort extraordinaire que M. Spurrel fût dehors à une telle heure ; cela ne lui était pas encore arrivé à ma connaissance. Il avait coutume de se coucher entre neuf et dix. J’entends sonner dix heures, onze heures ; M. Spurrel ne rentre point. Enfin à minuit on heurte à la porte ; je reconnais sa manière de frapper. Chacun était couché dans la maison. M. Spurrel, habitué à rentrer à des heures réglées, n’avait pas de clef pour ouvrir lui-même. L’idée de revoir un compagnon fit luire dans mon cœur un rayon de joie. Je fus bien vite au bas de l’escalier pour lui ouvrir la porte.

Je crus apercevoir, à la lueur de la chandelle que j’avais à la main, quelque chose d’extraordinaire dans son air. Avant que j’eusse le temps de lui dire un mot, je vis deux autres hommes qui le suivaient. Au premier coup d’œil je devinai quelle espèce de gens c’était ; au second, je reconnus que l’un d’eux n’était autre que Gines lui-même. J’avais su autrefois qu’il avait figuré dans cette profession, et je ne fus pas très-étonné de l’y retrouver. Quoique depuis quelques heures mon esprit se fût, pour ainsi dire, familiarisé avec l’inévitable nécessité de retomber encore une fois entre les mains des agents de la police, cependant il me fut impossible de les voir entrer sans ressentir intérieurement une secousse qui me fit trembler jusqu’au fond de l’âme. D’ailleurs, je n’étais pas peu surpris de l’heure et des circonstances de cette visite, et j’avais grand désir d’apprendre si M. Spurrel avait pu être assez vil pour se faire leur introducteur.

Il ne me laissa pas longtemps dans cette perplexité. À peine vit-il ses deux compagnons tout à fait en dedans de la porte, qu’il s’écria avec un transport presque convulsif : « Tenez, tenez, voilà votre homme ! Dieu soit béni ! Dieu soit béni ! » Gines me regarde aussitôt à la figure avec un air qui exprimait alternativement l’espérance, et le doute. « Sur mon Dieu, dit-il, je ne saurais dire si c’est lui ou non ! J’ai peur, ma foi, que nous ayons mis la main dans le mauvais sac. » Ensuite, comme se ravisant : « Entrons toujours dans la maison, ajouta-t-il ; nous examinerons un peu mieux. » Nous montons tous aussitôt dans la chambre de M. Spurrel ; je pose ma chandelle sur la table. Jusque-là j’avais gardé le silence ; mais je me sentais bien déterminé à tout tenter pour ne pas me trahir moi-même, et j’étais un peu enhardi d’ailleurs par les doutes de Gines. En conséquence, prenant un air calme et résolu, et m’adressant à eux avec ma voix déguisée, dont une sorte de grasseyement formait un des caractères : « Dites-moi, je vous prie, messieurs, leur demandai-je, ce que vous désirez de moi ? — Eh bien, dit Gines, nous sommes ici pour chercher un certain Caleb Williams ; et c’est, ma foi, un coquin qui en vaut bien la peine. Je devrais le connaître assez, mais on dit que le drôle a autant de visages qu’il y a de jours dans l’année. Ainsi, vous plairait-il d’ôter votre visage d’aujourd’hui ? ou, si vous ne le pouvez pas, au moins pouvez-vous bien ôter vos habits, pour nous faire voir de quelle étoffe est la bosse que vous portez ? »

Je voulus faire quelques remontrances, mais elles furent vaines. Je voyais déjà mon déguisement en partie découvert, et Gines, quoique toujours incertain, se confirmait néanmoins à chaque instant de plus en plus dans ses soupçons. Quant à M. Spurrel, sa figure s’était renfrognée, et ses yeux inquiets regardaient avidement tout ce qui se passait. À mesure que mon imposture devenait plus palpable, il répétait son exclamation : « Dieu soit béni ! Dieu soit béni ! » À la fin, excédé de cette odieuse farce, et ne pouvant plus supporter le dégoût que me causait la figure basse et hypocrite qu’il me semblait que je faisais : « Eh bien oui ! m’écriai-je, je suis Caleb Williams ; conduisez-moi où vous voudrez ! et vous, M. Spurrel… » Il eut un tressaillement terrible. Au moment où je me déclarai, sa joie avait été extrême, et il ne lui avait pas été possible de la contenir. Mais mon apostrophe inattendue et le ton dont je la lui adressai le foudroyèrent. « Est-il possible, continuai-je, que vous ayez été assez bas et assez pervers pour me trahir ? Que vous ai-je fait pour mériter un pareil traitement de vous ? C’est donc là la tendresse que vous me témoigniez ? cet amour de père que vous aviez sans cesse à la bouche ? Vous me livrez à la mort ?

— Mon pauvre garçon, mon cher enfant ! s’écria Spurrel du ton le plus dolent et le plus humble, en vérité, en vérité, je n’ai pas pu faire autrement ! Allons, allons, j’espère bien qu’on ne lui fera pas de mal, à ce pauvre ami ! Si cela arrivait, je suis sûr que j’en mourrais.

— Misérable hypocrite ! interrompis-je avec l’accent de l’indignation, vous me mettez dans les cruelles serres de la justice, et vous espérez, dites-vous, qu’il ne me sera pas fait de mal ! Allez, je sais d’avance mon arrêt, et je suis prêt à le subir ! Vous m’attachez de votre propre main la corde au cou, et, pour le même prix, vous en eussiez fait autant à votre fils unique ! Allez compter vos maudites guinées ! Ma vie eût été plus en sûreté entre les mains du premier venu que dans les vôtres, artificieux crocodile, qui caressez pour dévorer. »

J’ai toujours pensé que ma maladie et l’approche apparente de ma mort avaient contribué à la trahison de M. Spurrel. Il avait calculé avec lui-même combien de temps encore j’étais en état de travailler. Il se rappelait avec effroi la dépense que lui avaient occasionnée la maladie et la mort de son fils. Il était bien décidé à ne pas répéter les mêmes frais. Il craignait cependant la honte d’avoir des torts envers moi. Il avait peur de sa propre sensibilité : il sentait que je faisais des progrès dans son affection, et que bientôt il ne lui serait plus possible de m’abandonner. Par une sorte d’instinct secret, il fut conduit à éviter une action plus généreuse par la plus lâche de toutes, et ne put résister à l’appât de la récompense promise, joint au premier motif.


XXXVII


Après avoir donné carrière à tout mon ressentiment contre M. Spurrel, je le laissai immobile et hors d’état de répondre un mot. Gines et son camarade m’accompagnèrent. Il est inutile de dépeindre toute l’insolence de cet homme. Il était dominé alternativement par la joie triomphante d’avoir pu consommer enfin sa vengeance, et par le regret d’avoir laissé aller la récompense, disait-il, au vieux ladre de chez qui nous sortions, quoiqu’il jurât bien de la lui faire passer devant le nez, s’il le pouvait. Il revendiquait l’honneur d’avoir imaginé à lui tout seul et d’avoir rédigé la légende qui se criait dans les rues, ce qui était, selon lui, un expédient immanquable. Il n’y aurait, ajoutait-il, ni loi ni justice, si ce vilain fieffé qui n’avait rien fait recevait l’argent de la capture, et si lui, qui en avait tout le mérite, n’en recueillait ni la gloire ni le profit.

Je fis peu d’attention à son discours. Cependant il frappa assez ma mémoire pour que j’aie pu me le rappeler dans mon premier moment de loisir. Pour le présent, j’étais occupé à réfléchir sur ma nouvelle situation et sur la conduite qu’elle exigeait de moi. Deux fois, dans les crises de mon désespoir, l’idée de secouer le fardeau de la vie s’était présentée à mon esprit ; mais il s’en fallait bien que ce fût là ma pensée habituelle. Dans ce moment-ci, comme dans tous ceux où l’injustice menaçait immédiatement mes jours, je me sentais plus que jamais disposé à les défendre de tout mon pouvoir.

Toutefois l’avenir s’offrait sous l’aspect le plus sombre et le plus décourageant. Que de travaux et que d’efforts d’abord pour m’arracher de ma prison et ensuite pour échapper à l’activité de ceux qui étaient à ma poursuite ! et le résultat de tant de jours d’alarmes et de persévérance, c’était de me voir ramené au point d’où j’étais parti pour commencer cette effroyable carrière ! À la vérité, j’avais acquis de la célébrité, j’avais gagné le déplorable avantage d’avoir mon histoire criée par les colporteurs et chantée sur les tréteaux, d’être partout renommé comme le plus actif et le plus étonnant des scélérats, et de faire l’entretien perpétuel des laquais et des servantes ; mais je n’étais ni un Érostrate, ni un Alexandre, pour que cette sorte de gloire me fît descendre au tombeau avec satisfaction. Et, pour parvenir à quelque chose de solide et de désirable, quelle chance pouvait m’offrir à présent de nouveaux efforts semblables aux premiers ? Jamais créature humaine avait-elle été poursuivie par des ennemis plus acharnés et plus ingénieux ? Quel espoir avais-je de voir cesser leur persécution ou d’être plus heureux dans mes tentatives ?

La résolution que je pris me fut dictée par d’autres considérations. Mon âme s’était insensiblement détachée et éloignée par degrés de M. Falkland avant d’en venir au point de l’abhorrer. J’avais été longtemps à nourrir pour lui dans mon cœur une vénération que son animosité contre moi et les persécutions que j’en essuyais n’avaient pu encore entièrement effacer. Mais actuellement, j’attribuai à la perversité de son caractère la barbarie opiniâtre de sa conduite ; je trouvai quelque chose d’infernal dans cet acharnement à me relancer au bout du monde, à me forcer, comme une malheureuse proie, jusque dans des tanières, et à vouloir, à tout prix, s’abreuver de mon sang, tandis que dans le secret de son âme il connaissait mon innocence, ma candeur, je pourrais dire même mes vertus. Dès lors, je foulai aux pieds mes premiers sentiments pour lui et tout souvenir de respect ou d’estime. Je perdis toute considération pour la grandeur de ses qualités intellectuelles, toute pitié pour les tortures de son âme. J’abjurai aussi toute idée d’indulgence ; je résolus de me montrer aussi impitoyable, aussi inflexible que lui. L’insensé ! Y avait-il de la raison à lui de me pousser ainsi à la dernière extrémité et de me mettre au désespoir ? N’avait-il rien à craindre pour son affreux secret, et pour les meurtres répétés qui avaient souillé ses mains ?

Je parus devant les magistrats au bureau desquels me conduisirent Gines et son camarade, avec la résolution de dévoiler cet épouvantable secret dont jusqu’à ce moment j’avais été le religieux dépositaire, et une bonne fois pour toutes de mettre mon accusateur à sa véritable place. Il était bien temps de faire retomber la honte et les souffrances sur le vrai coupable. Non, l’innocence ne resterait pas éternellement muette sous l’oppression du crime ! J’avais été obligé de passer en prison le reste de la nuit de mon arrestation. Dans l’intervalle, je m’étais débarrassé de tout l’attirail de mon déguisement, et le lendemain je me présentai sous mon véritable aspect. Aussi ne fut-il pas difficile de constater l’identité de la personne, et, comme c’était toute la formalité que les magistrats devant lesquels je paraissais jugeassent être de leur compétence, ils se disposaient à rédiger une ordonnance pour me faire reconduire dans le comté de mon propre domicile. Je suspendis l’exécution de cette mesure, en déclarant que j’avais quelque chose à révéler, déclaration qui ne manque jamais d’exciter l’attention des personnes préposées à l’administration de la justice criminelle.

Je dis que j’avais continuellement protesté de mon innocence, et que j’entendais réitérer les mêmes protestations.

« En ce cas, repartit brusquement le doyen des magistrats, que pouvez-vous donc avoir à révéler ? Si vous êtes innocent, cela n’est point de notre compétence : nous ne sommes ici qu’officiers ministériels.

— Je n’ai jamais cessé de déclarer, continuai-je, que je n’avais commis aucun crime, mais que le crime était en entier du fait de mon accusateur ; qu’il avait furtivement glissé ses propres effets parmi les miens, et ensuite m’avait dénoncé comme voleur. Aujourd’hui je déclare encore plus, je déclare que cet homme est coupable de meurtre, que j’ai découvert son crime, et que c’est par cette raison qu’il s’est déterminé à me faire perdre la vie. Je présume, messieurs, que vous regarderez bien comme de votre compétence de recevoir une telle déclaration. Je suis convaincu que vous ne voudrez nullement contribuer, activement ou passivement, à l’injustice atroce dont je suis la victime, que vous ne concourrez en aucune manière à ce qu’un innocent soit emprisonné et condamné, pour qu’un meurtrier puisse vivre en paix et en liberté. J’ai tenu ce fait caché aussi longtemps qu’il m’a été possible. J’ai toujours eu trop de répugnance à être l’auteur du malheur ou de la mort d’une créature humaine ; mais la patience et la résignation ont aussi leurs bornes.

— Permettez-moi, monsieur, reprit le magistrat avec un air de modération étudiée, de vous faire deux questions. Avez-vous été instigateur ou complice de ce meurtre ?

— Non.

— Et, s’il vous plaît, quel est ce M. Falkland, et de quelle nature peuvent avoir été vos relations avec lui ?

— M. Falkland est un gentilhomme de 6,000 livres sterling de rente. J’ai demeuré chez lui en qualité de secrétaire.

— En d’autres termes, vous étiez son domestique ?

— Comme il vous plaira.

— Fort bien, monsieur ; je n’en veux pas davantage. D’abord j’ai à vous dire, comme magistrat, que je ne puis rien faire de votre déclaration. Si vous eussiez été impliqué dans le meurtre dont vous parlez, cela changerait la thèse. Mais ce serait pour un magistrat agir contre toutes les règles du bon sens que de recevoir une déposition d’un criminel, excepté contre ses complices. Après cela, en mon nom personnel, je crois à propos de vous faire observer que vous me paraissez être le plus impudent coquin que j’aie jamais vu. Comment ! est-ce que vous êtes assez sot pour vous imaginer que le conte que vous venez de me faire pourra vous servir à rien, soit ici, soit aux assises, soit partout ailleurs ? Ce serait en vérité quelque chose de beau si, quand un gentilhomme de 6,000 livres de rente fait arrêter un de ses domestiques pour vol, ce domestique pouvait se rejeter sur des accusations pareilles et s’il trouvait des magistrats ou des cours de justice qui se prêtassent à les écouter ! Je ne sais si le crime pour lequel vous êtes arrêté en ce moment vous mènera ou non à la potence, c’est ce que je ne prétends pas décider ; mais, ce qu’il y a de sûr, c’est qu’une histoire de ce genre-là doit vous y mener. Il faudrait bientôt renoncer à toute idée d’ordre et de gouvernement si, pour rien au monde, on laissait échapper des drôles qui foulent aux pieds d’une manière aussi atroce le respect du rang et des distinctions sociales.

— Et refusez-vous, monsieur, d’écouter les détails et les circonstances du fait que je déclare ?

— Oui, monsieur, je refuse… Mais, s’il vous plaît, quand je ne le refuserais pas, quels témoins avez-vous de ce meurtre ? »

Cette question me fit hésiter.

« Aucun… Mais je crois pouvoir établir mes preuves sur une suite d’indices et de circonstances qui sont de nature à forcer l’attention de l’auditeur le moins disposé à croire.

— Je m’en doutais bien… qu’on l’emmène de la barre. »

Tel fut le succès de ce dernier moyen de réserve, sur lequel j’avais toujours compté avec une confiance imperturbable. J’avais pensé jusqu’à ce moment que l’état de misère et de défaveur dans lequel j’étais placé ne se prolongeait que par une suite de ma propre indulgence ; et, plutôt que d’avoir recours à cette extrême récrimination, j’étais déterminé à endurer tout ce que pourrait supporter la nature humaine. Je trouvais dans cette pensée une consolation secrète au milieu de toutes mes calamités ; un sacrifice volontaire est toujours fait avec plaisir. Je me regardais comme marchant sous les bannières des confesseurs et des martyrs ; je m’applaudissais de ma force d’âme et de mon dévouement héroïque ; enfin je me complaisais dans l’idée que, si je voulais déployer sans pitié toutes mes ressources, quoique j’espérasse ne jamais en venir là, il ne tenait pourtant qu’à moi de mettre fin tout d’un coup aux souffrances et aux persécutions que j’endurais.

Et voilà donc ce que c’est que la justice des hommes ! Il y aura des circonstances où un homme ne pourra être reçu à dévoiler un crime, parce qu’il n’en aura pas été le complice ! La dénonciation d’un exécrable assassinat sera écoutée avec indifférence, tandis qu’un innocent se verra harcelé comme une bête fauve dans tous les coins de la terre ! Un revenu de 6,000 livres de rente sera une égide impénétrable aux accusations, et on rejettera une déclaration formelle et circonstanciée, parce qu’elle est faite par un domestique !

On me reconduisit à cette même prison dont j’avais forcé les portes peu de temps auparavant. Le désespoir dans le cœur, je revis ces mêmes murs que j’avais franchis, forcé de reconnaître que tant d’efforts extraordinaires n’avaient servi qu’à augmenter mes souffrances. Depuis mon évasion, j’avais acquis quelque connaissance du monde ; une cruelle expérience m’avait appris jusqu’à quel point la société me pressait de ses chaînes et le despotisme m’enveloppait de ses piéges. Je ne voyais plus la scène du monde telle que mon imagination se l’était figurée au milieu des illusions de ma jeunesse, comme un théâtre ouvert au talent et au génie pour s’y montrer ou se cacher à leur gré. Tous les hommes n’étaient plus à mes yeux qu’autant d’instruments voués d’une manière ou d’autre au service de la tyrannie. L’espérance était anéantie au fond de mon cœur. La première nuit où je fus enfermé dans mon cachot, je fus saisi par l’accès d’une sorte de frénésie. De temps en temps, au milieu du silence absolu qui m’environnait, je laissais éclater malgré moi les gémissements que m’arrachait le désespoir. Mais cette aliénation d’esprit ne fut que passagère. J’en revins bientôt à jeter un œil plus calme sur mes infortunes. J’avais devant moi une perspective plus noire, et ma situation semblait plus désespérée que jamais. Je me vis encore une fois exposé, si cette circonstance valait la peine d’être comptée parmi mes maux, à l’insolente et barbare tyrannie qui s’exerce uniformément sur les habitants de ces tristes demeures. Pourquoi répéter encore le long et fastidieux récit des souffrances que j’eus à endurer, et qu’endure tout homme assez malheureux pour tomber au pouvoir de ces ministres inhumains de la jurisprudence nationale ? Quand même j’eusse été coupable de tous les crimes dont on m’accusait, l’être le plus insensible m’aurait acquitté au tribunal de sa propre conscience, après tant de tourments que j’avais eu à essuyer, après tant de fatigues et d’alarmes, après tant d’heures passées dans l’attente perpétuelle d’être ressaisi, plus affreuse cent fois que l’instant même où je l’avais été réellement. Mais la justice n’a point d’yeux, point d’oreilles, point d’entrailles humaines, et elle pétrifie le cœur de tous ceux qui se sont nourris de ses maximes.

Je ne me laissai pourtant point abattre. Je résolus de ne point me désespérer tant qu’il me resterait un souffle de vie. On pouvait m’opprimer, m’anéantir ; mais, si je périssais, je voulais périr en résistant. Quel bien, quel avantage, quel sentiment agréable ou consolant une lâche soumission pouvait-elle produire ? Qui ne sait que c’est le plus vain de tous les efforts que de s’humilier aux pieds de la loi, puisque ses tribunaux n’ouvrent aucune porte à l’amendement et au repentir ?

Quelques personnes peut-être regarderont mon courage comme au-dessus des forces de la nature humaine. Mais, si je leur dévoile l’état de mon cœur, elles reconnaîtront bientôt leur méprise. Mon cœur saignait par tous les pores. Ma résolution n’était pas l’effet du calme que donnent la raison et la philosophie ; c’était l’impulsion aveugle du délire ; ce n’était pas le calcul de l’espérance, mais la dernière ressource d’un homme qui s’attache opiniâtrement à son dessein et trouve dans l’effort même qu’il fait toute sa satisfaction, prêt à abandonner au vent le bon ou le mauvais succès de sa tentative. Cette déplorable condition, faite pour réveiller un mouvement de sympathie dans le cœur le plus endurci, était pourtant celle où m’avait réduit M. Falkland.

Je savais d’avance l’issue de mon procès. J’étais résolu à m’échapper encore une fois de ma prison, et je ne doutais guère de venir au moins à bout de ce premier effort de conservation. Cependant le moment des assises approchait, et certaines considérations, qu’il serait superflu de détailler, me portaient à croire que j’aurais plus d’avantage à attendre, avant de commencer aucune tentative, que mon procès fût terminé. Il était inscrit sur la liste comme un des derniers à juger. Je fus donc extrêmement surpris d’apprendre qu’il était appelé, hors de son rang de liste, pour l’un des premiers de la matinée du second jour. Mais, si c’était là un événement inattendu, combien ma surprise fut-elle plus grande encore, au moment où on appela ma partie adverse, de ne voir paraître ni M. Falkland, ni M. Forester, ni aucun individu quelconque pour se présenter contre moi. Dès lors on ordonna la confiscation des sommes consignées par mes accusateurs, et je fus renvoyé de la barre en pleine liberté.

Cet incroyable changement de fortune produisit sur mon esprit un effet impossible à décrire. Moi qui étais venu à cette barre avec le fatal arrêt de mort sonnant d’avance à mon oreille, m’entendre dire que j’étais libre de me transporter partout où il me plaisait ! Et pourquoi donc avais-je percé à travers toutes ces serrures, ces verrous et ces murs impénétrables sous lesquels j’étais enfermé ? Pourquoi avais-je passé tant de jours dans les soucis et les alarmes, tant de nuits dans l’agitation et l’infamie ? Pourquoi avoir mis mon imagination à la torture pour inventer sans cesse de nouveaux moyens d’échapper aux poursuites ? Pourquoi avoir tendu tous les ressorts de mon âme à un degré d’énergie dont je l’aurais à peine crue capable ? Pourquoi avoir dévoué tous les moments de mon existence passée à une continuité de tourments qui semblaient excéder la mesure des forces humaines ? Grand Dieu ! qu’est-ce que l’homme ? Que son avenir est impénétrable pour lui ! Que l’événement même de la minute qui va suivre est hors de sa portée ! J’ai lu quelquefois que le ciel a voulu, dans sa merci, dérober à nos yeux notre future destinée. Mon expérience ne s’accorde guère avec une telle assertion. Que de travaux, que d’angoisses inexprimables m’eussent été épargnés, si j’avais pu prévoir ce dénoûment d’une des plus redoutables époques de ma vie !


XXXVIII


Je ne tardai pas à prendre congé pour jamais de cet odieux théâtre de misères. Dans le premier moment d’une délivrance aussi inattendue, mon cœur était trop plein de joie et de surprise pour qu’aucune inquiétude sur l’avenir pût y trouver place. Je sortis de la ville. Je m’acheminai lentement d’un air pensif, sans savoir où j’allais, tantôt me laissant emporter à des exclamations involontaires, tantôt enseveli dans une profonde et indéfinissable rêverie. Le hasard me conduisit vers ces mêmes bruyères qui m’avaient fourni une retraite au moment où je venais de forcer ma prison. Je me mis à errer dans les cavités et les vallons de cette solitude. Tout était désert et inculte autour de moi. Je ne saurais dire combien de temps je demeurai dans cet endroit. À la fin, la nuit me surprit sans que je m’en fusse aperçu, et je me disposai alors à retourner pour l’instant à la ville que je venais de quitter.

Il était tout à fait nuit, lorsque deux hommes que je n’avais pas remarqués jusqu’à ce moment, sautèrent tout à coup sur moi par derrière. Ils me saisirent par le bras et me renversèrent par terre. Je n’eus le temps ni de la résistance ni de la réflexion. Cependant j’eus occasion de m’apercevoir que l’un d’eux était l’infernal Gines. Ils me bandèrent les yeux, me mirent un bâillon dans la bouche, et m’entraînèrent je ne sais où. Pendant qu’ils m’emmenaient avec eux, sans dire un mot, je cherchais à former des conjectures sur l’objet de cette violence extraordinaire. J’étais pénétré de l’idée qu’après l’événement du matin, les moments les plus durs et les plus douloureux de ma vie étaient passés, et je ne pouvais me résoudre à m’alarmer sérieusement de cette attaque imprévue, tout étrange qu’elle était. C’était peut-être, toutefois, quelque nouveau projet enfanté par la haine implacable et malfaisante du détestable Gines.

Je m’aperçus bientôt que nous étions retournés dans la ville d’où je venais de sortir. Ils me conduisirent dans une maison, et, aussitôt qu’ils s’y furent mis en possession d’une chambre, ils me délivrèrent des entraves qu’ils m’avaient mises. Alors Gines, avec un rire perfide, me dit qu’on ne voulait pas me faire de mal, et qu’en conséquence j’eusse à me montrer plus raisonnable en me tenant tranquille. Je reconnus que nous étions dans une auberge, j’entendis de la compagnie dans une chambre qui n’était pas loin de nous ; dès lors je demeurai tout aussi convaincu que Gines lui-même que je n’avais pour l’instant aucune espèce de violence à craindre, et je pensai qu’il serait toujours assez temps de faire résistance s’ils entreprenaient de m’emmener hors de cette auberge de la même manière qu’ils m’y avaient conduit. Je ne laissais pas que d’être curieux de voir quelle serait la suite d’un préliminaire aussi étrange.

Les dispositions dont je viens de parler étaient à peine terminées, que je vis entrer dans la chambre M. Falkland. Je me souviens que M. Collins, la première fois qu’il me fit part des détails de l’histoire de notre maître, m’avait dit que je le voyais bien différent de ce qu’il avait été autrefois. Je n’avais aucun moyen de m’assurer de la vérité de cette observation ; mais elle s’appliquait d’une manière frappante au spectacle qui s’offrit alors à mes yeux, quoique cependant, la dernière fois que j’avais vu cet infortuné, il était déjà la victime des mêmes passions, la proie des mêmes remords qui le déchiraient encore à présent. Dès lors l’empreinte du malheur se lisait dans tous ses traits. Mais maintenant à peine semblait-il avoir jamais eu la figure humaine : son air était hagard, son visage hâve et décharné ; la teinte livide, uniformément répandue sur toutes les parties de sa figure, suggérait l’idée qu’elle était brûlée et desséchée par le feu éternel qui le dévorait intérieurement. Ses yeux étaient étincelants, égarés, respirant le soupçon et la colère. Ses cheveux étaient négligés, pendants et épars. Toute sa personne était d’une maigreur qui donnait l’idée d’un squelette plutôt que d’un être vivant. Dans ce corps si épuisé et réduit presque à l’état d’un fantôme, le flambeau de la vie était éteint ; mais l’ardeur dévorante d’une passion exaltée en tenait la place.

Cette vue me surprit et me révolta au dernier point…

M. Falkland commanda d’un ton sévère à ceux qui m’avaient amené de nous laisser seuls :

« Eh bien, monsieur, me dit-il, j’ai réussi aujourd’hui par mes soins à vous sauver du gibet. Il y a quinze jours qu’il n’a pas tenu à vous que ma vie ne fût terminée par cette mort ignominieuse. Seriez-vous assez aveugle et assez stupide pour ne pas voir que la conservation de vos jours a été l’objet constant de mes efforts ? Ne vous ai-je pas aidé de tout mon pouvoir pendant votre prison ? N’ai-je pas fait ce que j’ai pu pour empêcher que vous n’y fussiez envoyé ? Dans l’offre de cent guinées qui a été faite pour votre capture, avez-vous pu vous méprendre au point de ne pas reconnaître l’opiniâtreté et l’exaltation de Forester ?

» Je ne vous ai pas perdu de vue au milieu de toutes vos courses différentes. Vous n’avez pas fait un pas dont je n’aie été instruit. Mon projet était de vous faire du bien. Je n’ai versé d’autre sang que celui de Tyrrel ; ce fut dans un accès de colères ; ah ! j’en ai été puni par des remords que rien ne peut apaiser et qui me déchirent à tous les instants de ma vie. Je n’ai participé à la sentence de mort de qui que ce soit, si ce n’est à celle des Hawkins ; il n’y avait d’autre moyen pour les sauver que de me faire reconnaître moi-même pour un assassin. Tout le reste de ma vie n’a été consacré qu’à la bienfaisance.

» Oui, je songeais à vous faire du bien. C’est pour cela que j’ai voulu vous mettre à l’épreuve. Vous aviez paru vouloir agir envers moi avec égard et modération. Si vous eussiez persisté jusqu’à la fin, j’aurais encore trouvé les moyens de vous en récompenser. Je vous ai laissé à votre propre discrétion. Vous pouviez montrer l’impuissante malignité de votre cœur ; mais, dans la position où vous étiez alors, je vous savais hors d’état de me nuire. Votre fausse modération envers moi a fini, comme je ne l’avais que trop soupçonné, par une lâcheté et une perfidie. Vous avez tenté de flétrir ma réputation. Vous avez cherché à dévoiler l’éternel et impénétrable secret de mon âme. Puisque vous en agissez ainsi, vous m’obtiendrez jamais grâce devant mes yeux. J’en garderai la mémoire jusqu’à mon dernier soupir. Le souvenir en pèsera encore sur vous-même quand je ne serai plus. Parce qu’une cour de justice vous a acquitté, vous flatteriez-vous d’être hors de la portée de mon pouvoir ? »

Pendant que M. Falkland parlait, il fut saisi d’une attaque soudaine ; un mouvement convulsif agita tout son corps, et il se laissa aller sur une chaise. Après trois minutes environ, il revint à lui.

« Oui, dit-il, je vis encore. Je puis vivre plusieurs jours, plusieurs mois, plusieurs années. Ma carrière sera-t-elle longue ? Il n’y a que le Dieu qui m’a créé, quel qu’il soit, qui puisse la terminer. Je vis pour être le gardien de ma réputation. C’est pour cela que je tiens à la vie, pour cela, et pour endurer des maux tels qu’aucune créature vivante n’en a jamais éprouvé. Mais, quand je ne serai plus, ma renommée me survivra ; ma mémoire passera sans tache à la postérité ; elle sera révérée dans l’immensité de l’avenir, et le nom de Falkland ne sera prononcé qu’avec respect dans les temps et les contrées les plus reculées du monde. »

Après ces mots, reprenant son premier sujet, il en revint à moi et à ma destinée :

« Il y a, dit-il, une condition sous laquelle vous pouvez obtenir quelque adoucissement à votre sort. C’est là l’objet pour lequel je vous ai envoyé chercher. Écoutez mes propositions avec sang-froid et avec prudence. Souvenez-vous que vouloir vous jouer avec une détermination arrêtée dans mon âme, serait une démence aussi forte que de vouloir repousser dans sa chute une avalanche prête à vous écraser.

» J’exige que vous signiez un écrit qui déclare de la manière la plus solennelle que je suis innocent du meurtre dont vous m’avez accusé, et que l’allégation que vous avez faite devant le magistrat de Bow-Street est fausse, calomnieuse et sans fondement. Peut-être le respect de la vérité vous fait hésiter. Mais la vérité mérite-t-elle notre hommage pour elle-même et non pour le bonheur qu’elle est faite pour répandre ? Un homme raisonnable ira-t-il sacrifier à la vérité stérile, quand la bienfaisance, l’humanité et tout ce qui doit être cher à son cœur exigent qu’elle soit un moment oubliée ? Il est probable que je ne serai jamais dans le cas de faire usage de ce papier ; mais je l’exige comme la seule réparation possible de l’atteinte que vous avez voulu porter à mon honneur. Voilà ma proposition ; j’attends votre réponse.

— Monsieur, lui dis-je, je vous ai écouté jusqu’au bout, et je n’ai pas besoin de réfléchir sur votre proposition pour vous faire une réponse négative. Vous m’avez pris avec vous lorsque j’étais encore dans la simplicité de la jeunesse et de l’inexpérience, tout disposé à recevoir la forme qu’il vous plaisait de m’imprimer. Mais, dans un espace de temps bien court, vous m’avez donné des siècles d’expérience. Vous ne me trouverez plus souple et irrésolu. Je ne sais ce que veut dire le pouvoir que vous prétendez avoir encore sur ma destinée. Vous pouvez m’exterminer ; mais vous ne pouvez plus me faire trembler. Je m’inquiète peu de savoir si c’est à dessein ou autrement que vous avez versé sur moi les maux que j’ai soufferts, si vous êtes l’auteur direct de mes malheurs, ou si vous n’avez fait qu’y participer. Tout ce que je sais, c’est que j’ai été trop cruellement tourmenté par rapport à vous, pour que je puisse vous reconnaître quelque droit à exiger de moi le moindre sacrifice volontaire.

» Vous dites que la bienveillance et l’humanité me demandent ce sacrifice. Non, monsieur. Ce serait sacrifier à votre aveugle et fol amour de renommée, à cette funeste passion qui a été la source de tous les maux qui vous affligent, des tragiques catastrophes dont d’autres ont été victimes, et de cet abîme d’infortunes où vous m’avez précipité. Je n’ai pas de modération à exercer envers une telle passion. Si vous n’êtes pas encore guéri de cette sanguinaire et affreuse démence, au moins ne ferai-je rien pour la nourrir. J’ignore si dès ma jeunesse j’étais destiné aux vertus héroïques ; mais je vous rends grâce de m’avoir appris à conserver une force d’âme inébranlable.

» Qu’exigez-vous de moi ? Que je signe ma honte pour flatter votre honneur ? Où est l’égalité d’un pareil traité ? Par où donc me trouvé-je jeté à une distance si immense au-dessous de vous que tout ce qui a rapport à moi ne mérite pas même d’entrer en considération ? Vous avez été nourri dans le préjugé de la naissance : c’est un préjugé que j’abhorre. Vous m’avez réduit au désespoir : je parle comme le désespoir m’inspire.

» Vous me direz peut-être que je n’ai pas de réputation à perdre ; que, tandis que vous jouissez au plus haut degré de l’estime universelle, je suis partout réputé pour un voleur, un fourbe, un calomniateur. Soit. Jamais je ne ferai rien qui puisse donner quelque fondement à ces imputations. Plus je serai dépouillé de l’estime des hommes, plus j’aurai soin de me conserver la mienne. Ni crainte, ni aucun autre sentiment malentendu ne me fera faire une démarche dont je puisse avoir à rougir.

» Vous êtes déterminé à être mon ennemi pour jamais. Je n’ai rien fait pour mériter de vous cette haine éternelle. J’ai toujours eu pour vous de l’estime et de la pitié. Pendant bien longtemps j’ai mieux aimé affronter toutes les espèces d’infortunes que de révéler le secret qui vous tient à cœur. Certes, ce n’étaient pas vos menaces qui me fermaient la bouche ! Qu’auriez-vous pu me faire souffrir au delà de ce que j’ai enduré ? C’est l’humanité qui m’a retenu, c’est mon propre cœur, ce cœur dans lequel vous auriez dû mettre votre confiance, plutôt que dans les mesures violentes que vous avez adoptées. Quelle est donc cette vengeance mystérieuse dont vous voulez m’épouvanter encore ? Vous m’avez autrefois menacé ; vous ne pouvez me menacer de rien de pire aujourd’hui. Vous avez usé les ressorts de la terreur. Faites de moi ce qu’il vous plaira. Vous m’avez enseigné à vous entendre avec l’intrépidité du désespoir. Songez-y bien ; je ne me suis porté à la démarche que vous me reprochez que lorsque je me suis cru poussé à la dernière extrémité. J’avais enduré tout ce que peut souffrir la nature humaine. Une persécution sans relâche attachée à mes pas me tenait dans un état continuel d’inquiétude et d’angoisse. Deux fois le désespoir m’avait poussé au suicide. Cependant je suis fâché de m’être laissé entraîner à la démarche dont vous vous plaignez ; mais, exaspéré par la continuité de mes souffrances, je n’ai pas eu le temps de la réflexion. Même en ce moment je ne sens contre vous dans mon cœur aucun sentiment de vengeance. Tout ce qui est raisonnable, tout ce qui peut contribuer à votre tranquillité, je suis prêt à le faire ; mais je ne souscrirai point à un acte qui répugne à la raison, à l’honneur, à la justice. »

M. Falkland m’écouta avec étonnement et impatience. Il n’était pas préparé à tant de fermeté. Plusieurs fois la fureur qui le tourmentait intérieurement se manifesta par des convulsions ; plusieurs fois il laissa voir l’intention de m’interrompre ; mais il fut retenu par le ton ferme et mesuré de mon discours, peut-être aussi par le désir de mieux connaître la situation de mon âme. Quand il s’aperçut que j’avais fini, il garda un moment le silence ; sa colère semblait bouillonner par degrés, jusqu’à ce qu’enfin elle ne put plus se contenir.

« Bien ! bien ! dit-il en grinçant les dents et frappant du pied. Vous refusez l’accommodement que je vous offre ! Ah ! je n’ai pas le pouvoir de vous persuader ! Vous me défiez ! au moins j’ai encore sur vous un genre de pouvoir ; je l’exercerai, et ce pouvoir-là vous écrasera. Je n’entends plus descendre à aucune explication avec vous. Je sais ce que je suis et ce que je puis être. Et vous, je sais ce que vous êtes et quel est le sort qui vous attend. »

En disant ces mots, il sortit de la chambre.

Ainsi se passa cette scène mémorable. Elle a laissé dans mon esprit des traces ineffaçables. L’air et la figure de M. Falkland, son état de dépérissement, cette empreinte de mort sur toute sa personne, son énergie et sa fureur plus qu’humaines, les paroles qu’il m’avait adressées, les motifs qui les lui inspiraient, toutes ces imaginations réunies firent sur moi une impression qu’il m’est impossible de peindre par des paroles. L’idée de son désespoir agita tout mon être. Combien est faible en comparaison cet enfer imaginaire que le fatal ennemi du genre humain est représenté traînant partout avec lui !

De cette idée mon âme se porta aussitôt à celle des menaces qu’il avait exhalées contre moi. C’était un mystère indéfinissable. Il m’avait parlé de pouvoir, sans me faire entendre le moins du monde en quoi il imaginait le faire consister. Il avait parlé de peines à m’infliger, sans dire un mot qui pût m’expliquer la nature de ces peines.

Je demeurai assis pendant quelque temps à réfléchir. Personne ne paraissait, ni M. Falkland, ni personne autre, pour me troubler dans mes réflexions. Je me levai ; je sortis de la chambre, et de la chambre j’allai dans la rue. Personne ne se présenta pour m’arrêter, chose étrange ! Quel était donc la nature de ce pouvoir dont j’avais tant à craindre, et qui pourtant me laissait en parfaite liberté ? Je commençai à me persuader que tout ce que j’avais entendu de la bouche de mon terrible adversaire n’était que délire et extravagance, et que sa raison, qui n’avait été depuis si longtemps pour lui qu’un instrument de supplice, avait fini par l’abandonner tout à fait. Cependant, dans ce cas, était-il à croire qu’il lui eût été possible d’employer Gines et son adjoint, comme il venait de s’en servir, dans son dernier acte de violence ?

Je marchai le long des rues avec une extrême précaution. Je regardais devant et derrière moi, autant que l’obscurité pouvait me le permettre, afin de ne pas me trouver encore surpris par quelque violence ou par quelque stratagème imprévu. Je ne quittais pas pourtant l’enceinte de la ville, comme la première fois, car je regardais en quelque sorte les rues, les maisons et les habitants comme des garants de ma sûreté. J’étais toujours à marcher dans cet état de soupçon et de prévoyance, quand j’aperçus Thomas, ce domestique de M. Falkland dont j’ai déjà eu occasion de parler plusieurs fois. Il vint droit à moi, et avec un air trop ouvert pour que je pusse croire qu’il y eût rien d’insidieux dans son dessein, d’autant moins que Thomas, quoique grossier et sans éducation, m’avait toujours paru mériter, par sa droiture et sa bonté naturelles, une estime particulière.

« Thomas, lui dis-je, comme il approchait, j’espère que vous allez me féliciter de ce que je suis enfin délivré du danger affreux dont je me suis vu si impitoyablement menacé pendant plusieurs mois.

— Non, ma foi, répondit durement Thomas, je ne vous en félicite pas. En vérité, je ne sais que dire de moi dans cette affaire. Pendant que vous étiez dans cette prison si tristement enfermé, je me sentais presque comme si j’avais eu du tendre pour vous, et, à présent que tout cela est fini et que vous voilà libre d’aller et de venir par le monde à suivre vos vicieux penchants, le sang me bout, rien seulement que de vous voir. À vous regarder, il me semble que vous êtes encore ce petit Williams que j’aimais tant et pour qui j’aurais de bon cœur donné ma vie, et pourtant sous ce visage riant sont la trahison, le mensonge et tout ce qu’il y a de plus dangereux et de plus abominable au monde. Votre dernière action est encore pire que tout le reste. Comment avez-vous bien pu avoir le cœur d’aller faire revivre cette vilaine histoire de M. Tyrrel, dont tout le monde est convenu de ne jamais reparler, par égard pour notre maître, et dont vous savez tout aussi bien que moi qu’il est innocent comme l’enfant à la mamelle ? C’est pour tout cela que je voudrais de toute mon âme ne vous avoir jamais retrouvé devant mes yeux.

— Vous persistez donc, Thomas, à penser toujours aussi mal de moi ?

— Pire ! pire ! cent fois pire que jamais ! Avant cela, je vous croyais déjà aussi mauvais qu’il fût possible. Je ne peux pas, en vérité, m’imaginer à présent ce que vous deviendrez un jour. Mais, ma foi, vous vérifiez bien le proverbe : « Quand une fois le diable s’est emparé de nous, on ne sait plus où l’on s’arrêtera. »

— Et je ne verrai donc jamais de terme à mes malheurs ? Qu’est-ce que M. Falkland peut inventer de pire contre moi que cette mauvaise opinion et cette haine de tous mes semblables ?

M. Falkland inventer ! C’est encore le meilleur ami que vous ayez dans le monde, quoique vous ayez été un traître à son égard. Le pauvre homme ! le cœur me saigne seulement de le regarder ; c’est le chagrin et le malheur en personne, et, en vérité, Caleb, je crois que c’est à vous seul qu’il doit cela. Au moins vous lui donnez le coup de grâce, et c’est vous qui achèverez l’ouvrage de la maladie qui le mine depuis longtemps. Il y a eu un train du diable entre lui et le squire Forester. Celui-ci s’est mis avec raison dans une fureur de possédé contre mon maître, de ce qu’il l’a attrapé dans l’affaire du procès et de ce qu’il vous a sauvé la vie. Il jure ses grands dieux qu’il vous fera reprendre et rejuger de plus belle aux assises prochaines. Mais mon maître est si généreux en votre faveur, que je crois bien qu’il le ramènera à son avis. Le voir ainsi tout arranger pour votre bien et votre avantage, et prendre toutes vos méchancetés avec la douceur d’un agneau, et puis songer à vos infâmes procédés contre lui !! vraiment c’est ce qui ne se reverra jamais une seconde fois, quand on ferait le tour du monde. Allons, pour l’amour de Dieu, repentez-vous un peu de vos vilaines inventions de réprouvé, et faites-lui seulement la petite réparation qui est en votre pouvoir ! Allons donc, pensez à votre pauvre âme avant qu’il vous arrive de vous réveiller dans un déluge éternel de feu et de soufre, comme cela ne peut pas manquer de vous arriver un de ces jours. »

En disant ceci il me tendit la main et se saisit d’une des miennes. Cette démonstration me parut étrange, mais je la regardai d’abord comme un mouvement involontaire, suite de la ferveur et du zèle de sa pieuse exhortation. Je sentis ensuite qu’il me glissait quelque chose dans la main, puis il me lâcha bien vite et partit comme un éclair. Ce qu’il venait de me donner était un billet de banque de 20 livres sterling, et je ne doutai pas qu’il n’eût été chargé de cette mission par M. Falkland.

Que devais-je en inférer ? quelle lumière cette circonstance jetait-elle sur les intentions de mon persécuteur ? Son animosité contre moi était aussi forte que jamais, je venais d’en avoir l’assurance de sa propre bouche. Cependant quelques restes d’humanité semblaient encore tempérer sa passion. Il prescrivait à cette passion des bornes assez vastes pour y embrasser tout ce qui pouvait servir à satisfaire ses vues ; mais c’était la ligne à laquelle il s’arrêtait. Toutefois, cette découverte n’apportait à mon âme aucune consolation. Je ne pouvais deviner quelle portion d’infortune j’étais destiné à endurer, avant que sa farouche jalousie et son insatiable soif de réputation pussent se trouver satisfaites.

Il se présentait une autre question. Devais-je recevoir l’argent qui venait d’être remis dans mes mains, l’argent d’un homme qui m’avait causé des maux moins cruels sans doute que ceux qu’il s’était faits à lui-même, mais enfin les plus grands qu’un homme pût infliger à un autre, l’argent d’un homme qui avait flétri toutes les espérances de ma jeunesse, qui avait anéanti mon repos, qui m’avait rendu un objet d’exécration pour tous les hommes et avait fait de moi un malheureux proscrit sur la face de la terre, qui avait fabriqué contre moi les plus basses et les plus noires impostures, et qui les avait soutenues avec une constance qui leur avait donné universellement toute la force de la vérité ; qui m’avait voué, il n’y avait qu’une heure, une haine implacable, et avait juré de ne mettre aucun terme à sa persécution ? Une telle conduite de ma part ne supposerait-elle pas une âme abjecte et lâche ? Ne semblerais-je pas ramper devant mon tyran et baiser une main toute fumante de mon sang ?

Si ces raisons me paraissaient fortes, il ne laissait pas que d’y en avoir d’autres pour y répondre. J’avais besoin d’argent, non pas pour contenter quelque vice ou quelque fantaisie, mais pour satisfaire les exigences impérieuses de la vie. Sans doute l’homme, quelque part qu’il soit placé, doit chercher en lui-même les moyens de se procurer sa subsistance ; mais il fallait que je m’ouvrisse une carrière nouvelle, que je me retirasse dans quelque endroit éloigné, que je me fisse d’avance un rempart contre la malveillance des hommes et contre les projets inconnus de mon redoutable ennemi. Les moyens actuels d’existence sont la propriété de tous. Qui m’empêcherait donc de prendre ce dont j’avais un besoin réel, quand je le pouvais prendre sans exercer aucune violence, sans m’exposer à aucun risque ? La somme en question me procurait un véritable avantage, et elle passait dans mes mains sans que le dernier propriétaire en reçût le moindre dommage ; quelles autres conditions pourrais-je exiger pour légitimer l’usage que j’en voulais faire ? Celui qui l’a possédée avant moi m’a offensé. Que fait cette circonstance ? Change-t-elle la valeur qu’a cette propriété comme moyen d’échange ? Peut-être celui-ci se targuera-t-il du service que je reçois de lui ! Certes, il n’y a qu’une sotte et lâche timidité qui, sur une telle appréhension, irait s’abstenir d’une chose juste en elle-même.


XXXIX


Sous l’influence de ces raisonnements, je me déterminai à garder ce qui m’avait été remis dans les mains. Ensuite mon premier soin fut de songer au lieu que je choisirais pour y cacher cette triste existence que je venais de dérober au bourreau. Depuis cette crise, il me semblait que le danger d’être arraché par force au plan auquel je jugerais à propos de me fixer ne devait plus être aussi grand. D’ailleurs, ce qui influait beaucoup sur ma détermination, c’était le dégoût extrême que j’avais conçu pour les situations par lesquelles il m’avait fallu passer. Je ne pouvais savoir de quelle manière M. Falkland se proposait de diriger sur moi ses vengeances ; mais toute espèce de déguisement m’était si odieuse, l’idée de passer ma vie sous une autre forme que la mienne me causait une aversion tellement insurmontable, qu’il m’était impossible, au moins pour le moment, d’arrêter mon esprit sur rien de semblable. La capitale m’inspirait le même éloignement, en me rappelant tant d’instants passés sous le voile du mensonge et dans l’angoisse de la terreur. Je me décidai donc en faveur du projet qui avait autrefois tant souri à mon imagination, celui de me retirer dans quelque lieu éloigné, bien champêtre, au sein de la paix et de l’obscurité, où, pendant au moins quelques années, peut-être pendant la vie de M. Falkland, je pourrais me cacher du monde entier, oublier mes funestes relations avec lui, laisser cicatriser les blessures qu’elles avaient faites à mon âme, diriger et mettre en ordre les nombreux matériaux de mon expérience, cultiver le peu de talents que je possédais, et employer les intervalles de ces occupations à l’exercice d’une innocente industrie et au commerce de quelques bonnes âmes sans culture et sans artifice. Les menaces de mon persécuteur semblaient me prédire la ruine inévitable de cet heureux plan de vie. Mais il me semblait plus sage de mettre ces menaces tout à fait hors de compte. Je les comparais à la mort, qui infailliblement doit nous atteindre sans que nous en sachions le moment, mais dont l’arrivée, possible cette année, cette semaine, demain même, n’entre jamais dans les calculs d’un homme qui conçoit une entreprise, quelque importante qu’elle puisse être.

Telles furent les idées qui déterminèrent mon choix. Ainsi ma confiante jeunesse disposait déjà d’un long avenir dans les plans qu’elle traçait, tandis que l’annonce des malheurs dont j’étais à chaque instant menacé résonnait encore à mon oreille. J’étais endurci à la crainte et aux alarmes ; le bruissement des vents, précurseurs de la tempête, n’avait pas même le pouvoir de troubler ma tranquillité. Néanmoins, tant que je devais encore me croire dans la sphère de mon ennemi, je jugeai nécessaire de m’environner de toute la vigilance possible. J’eus grand soin de ne pas m’exposer aux hasards des ténèbres ou de la solitude. Quand je quittai la ville, ce fut avec la voiture publique, moyen de protection bien assuré contre toute violence ouverte. Toutefois, je ne me trouvais pas plus inquiété dans ma marche que si je n’avais pas eu la moindre raison de rien craindre. À mesure que la distance augmenta, je me relâchai de quelque chose dans mes précautions, quoique toujours tenu en éveil par un instinct de danger et constamment poursuivi par l’image de mon persécuteur. Je fixai mon choix sur une petite ville du pays de Galles. Dans la recherche que je faisais d’une demeure, mes regards s’arrêtèrent avec plaisir sur cet endroit qui, dans une situation riante, annonçait à la fois la propreté et la simplicité. Il était éloigné de tout chemin public et fréquenté, et n’avait aucun commerce ou du moins rien qui en méritât le nom. La nature y avait l’aspect le plus agréablement diversifié, offrant dans une partie des sites agrestes et pittoresques, dans l’autre de riches et abondantes productions.

Une fois fixé dans ce lieu, je me mis à y exercer deux professions différentes : la première, celle d’horloger, pour laquelle le peu d’instruction que j’avais reçue ne laissait pas d’être assez heureusement secondée par une imagination fertile en inventions mécaniques ; la seconde, de maître de mathématiques et des sciences pratiques qui en sont l’application, telles que la géographie, l’astronomie, l’arpentage et la navigation. Dans l’obscure retraite que j’avais adoptée, aucune de ces deux professions ne pouvait être une source abondante d’émoluments ; mais si ma recette était faible, ma dépense l’était encore plus. Dans ce petit endroit, je fis la connaissance du vicaire, de l’apothicaire, de l’avocat et des autres personnes qui, de tout temps, avaient été regardées comme la petite aristocratie du lieu. Chacun d’eux réunissait un grand nombre d’emplois différents. À moins de voir le vicaire le jour du dimanche, il aurait été difficile de deviner sa profession. Les autres jours de la semaine, sa main évangélique ne se faisait aucun scrupule de conduire la charrue ou de ramener les vaches des champs à la ferme pour les traire. L’apothicaire faisait au besoin l’office de barbier, et l’avocat était aussi le maître d’école du canton.

Toutes ces personnes m’accueillirent avec une bonne et franche hospitalité. Chez les gens qui vivent ainsi loin du tourbillon des sociétés nombreuses, il règne un esprit de bonhomie et de confiance qui facilite bientôt à un étranger les moyens de gagner leur bienveillance. Dans les divers événements de ma vie, mes manières avaient toujours conservé la simplicité de la vie champêtre, et les traverses que j’avais eu à endurer avaient encore ajouté à la douceur naturelle de mon caractère. Sur le nouveau théâtre où je me trouvais placé, je n’avais point de rival. Ma profession mécanique jusqu’alors n’y avait pas été exercée par un ouvrier à demeure, et le maître d’école, qui n’aspirait nullement aux hautes sciences que je me proposais d’enseigner, était disposé à m’admettre volontiers pour son adjoint dans l’entreprise de civiliser les esprits rustiques des habitants du lieu. Quant au vicaire, il ne s’occupait guère de civilisation ; son affaire était de songer aux choses d’une meilleure vie, et non pas aux intérêts, charnels de ce bas monde… où, à parler vrai, ses vaches et ses avoines étaient le premier objet de ses pensées.

Cependant cette retraite m’offrit encore une autre famille chez laquelle peu à peu je devins un hôte intime. Le père était un homme de sens et d’esprit, qui s’était surtout occupé d’agriculture. La mère était une femme admirable et extraordinaire. C’était la fille d’un noble napolitain, qui avait joué un rôle distingué dans presque tous les pays de l’Europe. Il était venu finir ses jours dans ce village, après avoir eu ses biens confisqués et s’être fait bannir pour ses opinions politiques et religieuses. Comme Prospero dans la Tempête de Shakspeare, il s’était retiré avec sa fille unique dans un des coins les plus obscurs du monde. Bientôt après son arrivée, une fièvre maligne l’avait emporté en trois jours, et il n’avait laissé pour tout héritage que quelques bijoux avec une lettre de crédit peu considérable sur un banquier anglais.

Laura, sa fille, orpheline à l’âge de huit ans, était restée sur une terre étrangère, sans autre ami que le père de celui qui devint son époux. L’humanité seule l’avait attaché au Napolitain mourant, qui le nomma tuteur de sa fille, déterminé à cet acte de confiance par son air de bonté, et sachant tout juste assez d’anglais pour lui expliquer ses volontés dernières. Ce tuteur de Laura, homme simple, mais de bon sens, renvoya en Italie les deux domestiques de l’exilé, qui n’avait pas légué assez de fortune pour les nourrir. Dans ce bas âge, la petite orpheline ne garda de son père qu’un souvenir de plus en plus vague et confus ; mais elle avait reçu de lui, soit par le sang, soit par les impressions qu’avait laissées son image, quelque chose que le temps ne put effacer. Chaque année la voyait acquérir des qualités nouvelles. Elle lut, observa et réfléchit. Sans maîtres, elle apprit à dessiner, à chanter, et à comprendre les langues de l’Europe civilisée. N’ayant d’autre société que des paysans dans un pareil séjour, elle n’avait aucune idée de supériorité ou de gloire en ornant son esprit ; mais elle satisfaisait ainsi un instinct secret qui révélait son origine italienne.

Un attachement mutuel naquit entre elle et le fils de son tuteur. C’était un agriculteur comme son père, et il y avait peu de rapports entre ses goûts et ceux de Laura ; mais elle fut longtemps à découvrir ce défaut. Elle n’avait pas été accoutumée à partager avec personne ses amusements favoris, et l’habitude lui avait fait croire qu’ils étaient même plus doux dans la solitude. Le jeune homme avait de la probité, un bon cœur et un excellent jugement. Il était d’une belle santé, bien fait, et aimable, parce qu’il était bon. Laura n’avait jamais vu d’homme plus parfait depuis la mort de son père. Peut-on la plaindre si on considère que partout ailleurs ses talents sans dot ne lui eussent pas procuré une alliance aussi relevée ?

Quand elle devint mère, son cœur s’ouvrit à une autre affection. Elle pensa que ses enfants du moins pourraient s’associer à ses jouissances favorites. Lors de mon arrivée elle en avait quatre, dont l’aîné était un fils. Elle avait été pour tous une institutrice assidue. Ce fut un bien pour elle peut-être de pouvoir trouver cette sphère pour y exercer son esprit ; et cela à une époque où le charme qui nous a séduits dans la nouveauté de la vie commence à s’épuiser.

Ce fut pour elle une source nouvelle d’activité. Il est impossible que l’âme ne finisse point par tomber dans la langueur, si la société et l’affection ne viennent pas à son secours.

Le fils aîné du fermier gallois et de Laura avait dix-sept ans lorsque je m’établis dans le voisinage ; leur fille aînée n’avait qu’un an de moins. Toute la famille formait un groupe auquel un ami de la paix et de la vertu aurait aimé à se mêler dans toutes les situations possibles : on concevra aisément combien cette amitié fut précieuse à mon isolement et à mon malheur. L’aimable Laura avait une singulière pénétration ; mais la finesse de son regard était tempérée par une douceur telle que je n’en ai jamais vu de semblable sur aucune figure humaine. Elle m’eut bientôt distingué avec bienveillance. Car, familière comme elle l’était avec les productions écrites de l’esprit cultivé, elle n’avait jamais vu l’instruction réalisée dans un être vivant, excepté dans la personne de son père. Elle aimait à s’entretenir avec moi, et m’invitait à l’aider dans l’éducation de ses enfants. Son fils avait déjà été si heureusement instruit par sa mère, que je trouvais en lui presque toutes les qualités qu’on demande à un ami. Mes leçons et mon inclination me faisaient passer une grande partie du jour dans cette maison. Laura me traitait comme si j’étais de la famille, et je me flattais quelquefois que je pourrais en effet en être un jour. Quelle douce perspective pour moi qui n’avais encore connu que le malheur, et qui osais à peine chercher un regard de sympathie dans un visage humain !

Ma liaison avec cette famille devint chaque jour plus intime. La confiance de la mère en moi croissait de plus en plus. Il est, dans les progrès d’une amitié telle que la nôtre, une foule de points de contact dont ne se doutent pas les amis ordinaires.

Quoique la différence de nos âges ne fût pas suffisante pour m’inspirer ce sentiment, c’était surtout comme une mère que j’estimais et j’honorais la vertueuse Laura, parce qu’elle s’offrait sans cesse à mes yeux avec son caractère de mère. Son fils était un jeune homme intelligent, généreux, sensible et déjà instruit, quoique sa grande jeunesse et la supériorité de sa mère lui ôtassent quelque chose de l’indépendance de son jugement, et lui inspirassent une sorte de religieuse déférence pour elle. Dans la fille aînée je voyais le portrait vivant de Laura : ce qui me la faisait aimer pour le présent, et me faisait croire que je pourrais un jour l’aimer pour elle-même. Hélas ! je me berçais ainsi des visions de l’avenir, pendant que j’étais sur le bord du précipice.

On trouvera peut-être étrange que je n’eusse jamais révélé ma vie passée ni à cette aimable mère, ni à mon jeune ami : car je pouvais appeler ainsi son fils. Mais, dans le fait, j’avais horreur du souvenir même de mon histoire, et je mettais toute ma félicité dans l’espoir de l’ensevelir dans l’oubli : grâce à cette illusion, je ne m’inquiétais plus des menaces de Falkland.

Un jour, j’étais seul assis à côté de la vertueuse Laura, lorsqu’elle prononça son nom. Je tressaillis, étonné qu’une femme comme elle, solitaire et inconnue depuis l’âge de huit ans au fond de ce désert, pût avoir appris ce nom fatal et redoutable. Je ne fus pas seulement étonné, je devins pâle de terreur. Je me levai de ma chaise, et tentai vainement de m’asseoir de nouveau. Je sortis comme frappé de vertige, et allai m’enfermer dans ma chambre. Un événement aussi imprévu m’accabla. La pénétrante Laura observa ma conduite ; mais, sans en rien conclure alors, elle supposa que toute question me serait pénible, et réprima généreusement sa curiosité.

Je sus depuis que M. Falkland avait été connu du père de Laura ; qu’il avait été informé de l’histoire du comte Malvesi et d’autres circonstances qui faisaient honneur au noble Anglais. L’exilé napolitain avait laissé des lettres où tout cela était raconté, et où il parlait de Falkland avec un enthousiasme de panégyriste. Laura s’était accoutumée à regarder les moindres souvenirs de son père avec une grande vénération, et c’était ainsi que le nom de M. Falkland était associé dans son esprit avec les sentiments de la plus haute estime.

Le lieu où j’étais avait peut-être pour moi plus de charme qu’il n’en aurait eu pour toute autre personne d’un esprit cultivé au même degré que le mien. Souffrant encore des traits cruels de la persécution et du malheur, saignant de presque toutes les veines de mon corps, le repos et la tranquillité étaient pour moi le premier des biens. Il me semblait que toutes mes facultés épuisées par une tension surnaturelle, étaient tombées, pour l’instant, dans une sorte d’affaissement qui leur rendait indispensable un intervalle de repos.

Cette disposition d’esprit ne fut pourtant que momentané. J’étais doué naturellement d’une grande activité ; les peines que j’avais eu à endurer avaient probablement beaucoup ajouté à l’énergie de mon âme. Je sentis bientôt le besoin de quelque occupation forte et attachante. Le hasard me fit alors découvrir, dans un coin obscur, chez un de mes voisins, un dictionnaire général de quatre des langues du Nord. Personne ne savait comment ce livre se trouvait là. Je l’achetai et l’emportai chez moi comme une conquête. Cette circonstance décida le sujet de mes méditations. Dans ma jeunesse, je m’étais un peu occupé des langues. Je me déterminai à entreprendre, ne fût-ce que pour mon usage, une analyse étymologique de la langue anglaise. Je m’aperçus bientôt que ce genre d’application avait un avantage particulier pour moi, vu la situation où je me trouvais, c’est qu’avec un petit nombre de livres je pouvais me donner de l’occupation pour longtemps. J’achetai d’autres dictionnaires. Dans toutes mes autres lectures, j’avais soin de noter les divers sens dans lesquels les mots étaient employés, et ces remarques me servaient à éclaircir mes recherches étymologiques. Je travaillais avec une assiduité sans relâche, et mes matériaux grossissaient à vue d’œil. Ainsi je trouvai le moyen de distraire ma pensée du souvenir de mes tristes infortunes.

Dans cet état si doux et si analogue à la disposition de mon âme, les semaines s’écoulaient les unes après les autres sans trouble et sans alarmes. Ma situation nouvelle n’était pas très-différente de celle où j’avais passé mes premières années, avec cet avantage que mon esprit était plus orné et mon jugement plus mûr. Je commençais à regarder tout l’espace intermédiaire de ces deux époques comme le songe d’une imagination malade et souffrante, ou plutôt je me sentais dans le même état qu’un homme revenu à son bon sens, après six mois de transport et de délire, après les rêves les plus affreux et les plus horribles. Quand je repassais dans mon esprit les épreuves inouïes par lesquelles j’avais passé, cette idée n’était pas sans quelque satisfaction, comme le souvenir d’un mal qui n’est plus, et chaque jour ajoutait à l’espérance d’en être délivré pour jamais. Certainement les sombres menaces de M. Falkland étaient plutôt les suggestions du dépit et de la rage que le résultat d’un projet réfléchi et concerté. Oh ! combien mon sort me paraîtrait au-dessus du sort de tous les autres hommes, comme je savourais mon bonheur, si, après tant de terreurs et d’alarmes, je me voyais enfin tout à coup rétabli dans la jouissance des droits d’une créature humaine ! Tandis que je cherchais ainsi à charmer ma solitude par ces douces illusions, il arriva que quelques maçons avec leurs compagnons furent appelés, d’une distance de cinq à six milles, pour travailler à quelque agrandissement dans une des meilleures maisons de ce canton dont le locataire venait de déménager. Aucun événement sans doute ne serait moins remarquable, sans le rapport étrange qui se trouva entre l’époque de leur arrivée et celle du changement subit qui se fit dans ma situation. Ce changement se manifesta par une sorte de froideur et de réserve que je remarquai d’abord dans une personne et puis dans une autre de ma nouvelle société. On paraissait éluder de lier conversation avec moi, et on répondait à mes demandes d’un air contraint et embarrassé. Quand on me rencontrait dans la rue ou dans les champs, les figures semblaient s’assombrir, et l’on s’arrangeait pour éviter mon abord. Mes écoliers me quittèrent les uns après les autres, et il ne me vint plus d’ouvrage dans mon autre profession. Il me serait impossible de rendre les sensations que produisit sur moi le progrès graduel, mais continu, de cette révolution inexplicable. Il semblait que je fusse atteint d’un mal contagieux qui mettait chacun dans la nécessité de me fuir et de me laisser périr seul et sans secours. Je demandais aux uns et aux autres de vouloir bien m’apprendre ce que signifiait cette conduite envers moi ; mais on écartait mes demandes ; on y répondait d’une manière équivoque et évasive. Je voulais quelquefois m’imaginer que c’était une prévention de ma part ; mais la répétition des mêmes épreuves et encore plus l’anéantissement progressif de tous mes moyens de subsistance ne me convainquirent que trop de la réalité de mon infortune. Rien n’est peut-être plus capable de donner à l’âme une commotion pénible qu’un changement marqué dans la conduite de nos semblables envers nous, sans que nous puissions l’attribuer à aucune raison plausible. Ne pouvant assigner aucun motif à cette disgrâce générale, j’étais souvent porté à me figurer que mon imagination égarée s’était créé cet horrible fantôme. Je faisais tous mes efforts pour secouer cette fatale illusion et reprendre mon premier état de contentement et de bonheur, mais en vain. Ajoutez que, ne connaissant pas la source du mal, le voyant toujours s’accroître, et lui trouvant, dans ce que je pouvais en apercevoir, tous les caractères de l’arbitraire, il m’était impossible de deviner à quel point il s’arrêterait ou à quel degré il finirait par m’accabler entièrement.

Néanmoins, au milieu de cette situation si singulière et en apparence si inexplicable, une idée vint tout à coup se présenter à moi, et dès lors je ne fus plus le maître de la chasser de mon esprit. C’est Falkland ! En vain je cherchais à me rejeter sur le peu de probabilité de cette supposition, en vain je me disais : « M. Falkland, tout ingénieux et fécond qu’il est dans ses ressources, n’agit pourtant que par des moyens humains et non surnaturels. Il peut bien m’atteindre par surprise et d’une manière tout à fait au-dessus de ma prévoyance ; mais encore ne peut-il produire d’effets remarquables sans quelque agent sensible, quelque difficile qu’il puisse être d’en suivre la trace jusqu’au premier moteur. Il n’est pas comme ces êtres invisibles qu’on suppose se mêler quelquefois des choses humaines, qui volent partout sur l’aile des vents, et qui, s’enveloppant de nuages et de ténèbres impénétrables, versent la désolation sur la terre. »

C’était ainsi que je cherchais à tromper mon imagination, pour me persuader que mes malheurs actuels avaient une autre source que les premiers. Croire encore à l’existence et à la continuité de ma première chaîne d’infortune était la plus épouvantable des idées possibles, auprès de laquelle tout autre mal n’était rien. D’une part, l’incohérence de mes réflexions sur ma situation présente, si je n’y faisais pas entrer pour quelque chose les machinations de M. Falkland ; de l’autre, la seule possibilité d’avoir encore à lutter contre sa haine après une suspension de plusieurs semaines, une suspension que j’avais crue éternelle, ces deux genres de torture me déchiraient en sens contraires. C’était un siècle qu’un intervalle de quelques semaines pour un homme aussi profondément malheureux que je l’avais été pendant longtemps. Mais tous mes efforts ne pouvaient réussir à bannir de mon esprit cette terrible image. Le génie et la persévérance de M. Falkland avaient fait dès l’origine une telle impression sur moi, que je ne me figurais pas que rien lui fût impossible. Il ne s’agissait pas ici de calculer jusqu’où peut aller la puissance de l’esprit humain sur les causes matérielles ; M. Falkland avait toujours été pour mon imagination un être incompréhensible, et nous ne nous croyons guère capables d’analyser ce qui nous semble tenir du prodige.

On conçoit bien qu’une des premières personnes auxquelles je m’adressai pour l’explication de ce fatal mystère fut la vertueuse Laura. Plein de confiance dans sa justice et dans la bonté de son cœur, décidé à lui ouvrir le mien avec sincérité, je frappai à sa porte ; un domestique paraît, et me dit d’excuser sa maîtresse qui me prie de la dispenser de me voir.

Je fus comme atteint d’un coup de foudre : je m’attendais à tout, excepté à être ainsi repoussé ; après être resté là quelques moments immobile et muet, je m’éloignais, lorsqu’un des ouvriers, qui courait après moi, me remit ce billet :


« M. Williams,

» Que je ne vous revoie plus. J’ai le droit de vous demander cette grâce ; et à cette condition je vous pardonne l’inconvenance coupable de votre conduite envers moi et ma famille.

» Laura Denison. »


Je ne saurais décrire les sensations que me causa cette lecture. C’était la terrible confirmation du malheur qui m’enveloppait de tous côtés ; mais ce qui m’affligea le plus fut la froideur avec laquelle ces lignes étaient écrites. Tant d’indifférence de la part de Laura, ma consolatrice, mon amie, ma mère ! Se séparer de moi, me renvoyer, me chasser pour toujours, sans un regret !

Je résolus, malgré sa défense, d’avoir une explication avec elle. Je ne désespérais pas de surmonter son antipathie. Je ne doutais pas que je parviendrais à la faire revenir de cette décision indigne d’elle qui condamnait un homme sans l’entendre. Le lendemain je franchis la barrière de son jardin, et m’y cachai à l’heure que je savais qu’elle consacrait habituellement à sa promenade. Je voulus la surprendre, quoique j’eusse pu obtenir une entrevue à force de la réclamer. C’était ne pas courir le risque de la trouver irritée contre moi par mon obstination. Je vis passer les enfants qui se rendaient dans la campagne, et je soupirai en pensant que je les voyais peut-être pour la dernière fois. Leur mère parut ensuite, et je remarquai sur son visage sa douceur et sa sérénité accoutumées. Mon cœur battait violemment ; mon trouble était extrême : je sortis de ma cachette, et je hâtai le pas à mesure que je m’approchai de Laura.

« Pour l’amour du ciel, madame, m’écriai-je, écoutez-moi, ne m’évitez pas ! »

Elle s’arrêta. « Non, monsieur, reprit-elle, je ne vous éviterai pas ; je vous avais prié de me dispenser de cette entrevue ; mais puisque je ne puis l’obtenir… Quoique cette entrevue me soit pénible, elle ne m’inspire aucune crainte.

— Oh ! madame, répondis-je, ô mon amie, vous que je respecte, vous que j’osais appeler ma mère, pouvez-vous désirer de ne pas m’entendre ? Pouvez-vous, quelles que soient vos préventions contre moi, ne pas vous inquiéter de ma justification ?

— Je ne désire nullement vous entendre. Quand un fait raconté dans sa simplicité flétrit le caractère de celui qu’il intéresse, quelles couleurs pourraient lui faire dire le contraire ?

— Bon Dieu ! pouvez-vous condamner un homme quand vous n’avez entendu qu’une version de son histoire !

— Oui, reprit-elle avec dignité, la maxime d’entendre les deux parties peut être bonne dans quelques cas ; mais il en est d’autres qui sont trop clairs pour laisser le moindre doute. Une défense habile peut me faire admirer votre talent : je le connais déjà, et je puis l’admirer sans aimer votre caractère.

— Madame, aimable et vertueuse Laura, que j’honore dans votre inflexible rigueur, je vous conjure de me dire, par tout ce que vous avez de plus sacré, de me dire ce qui vous a inspiré cette soudaine aversion pour moi.

— Non, monsieur ; je n’ai rien à vous dire. Je vous écoute, parce que la vertu doit souffrir sans confusion la présence du vice. Votre conduite même en ce moment vous condamne. La vertu dédaigne les apologies ; elle brille de sa propre lumière et n’a pas besoin de faux dehors. Vous ignorez encore les premiers principes de la vertu.

— Et croyez-vous que la conduite la plus régulière soit toujours à l’abri du soupçon ?

— Certainement. La vertu, monsieur, consiste en actions et non en paroles. L’homme vertueux et le méchant sont des caractères diamétralement opposés, et non distingués l’un de l’autre par d’imperceptibles nuances. La Providence, qui nous gouverne tous, n’a pas permis que nous restions sans moyen de décider la plus importante de toutes les questions. L’éloquence peut chercher à nous embarrasser ; mais je tâcherai d’éviter sa fallacieuse influence. Je ne veux pas laisser pervertir mon jugement et me montrer les choses sous de fausses couleurs.

— Madame, madame, vous ne tiendriez pas ce langage, si vous n’aviez pas toujours vécu dans cette obscure retraite, si vous étiez moins étrangère aux passions et aux institutions des hommes !

— C’est possible ; et si cela est, j’ai à remercier Dieu de m’avoir conservé l’innocence du cœur et l’intégrité de mon jugement.

— Croyez-vous donc que l’ignorance soit la seule et la plus sûre protectrice de ces avantages ?

— Monsieur, je vous ai dit et je vous répète que toutes vos protestations sont vaines. J’aurais voulu que vous nous eussiez épargné, à vous comme à moi, la peine de cette explication. Mais supposons que la vertu soit en effet une chose douteuse, telle que vous me la représentez… Est-il possible, si vous n’êtes pas coupable, que vous ne m’ayez pas informée de votre histoire ? Deviez-vous me la laisser apprendre par hasard, au risque de paraître encore plus coupable que vous n’êtes ? Que vous soyez honnête, je le veux bien ; mais vous ne passez pas pour tel aux yeux du monde : deviez-vous m’exposer à introduire, sans le savoir, un homme de votre réputation parmi mes enfants ? Allez, monsieur, je vous méprise, vous êtes un monstre et non un homme. Je ne sais si je me laisse égarer par ma position personnelle ; mais ce dernier trait est pire à mes yeux que tous les autres. La nature m’a créée la protectrice de mes enfants ; je n’oublierai jamais l’ineffaçable offense que vous avez commise contre eux. Vous m’avez blessée au cœur : vous m’avez appris jusqu’où peut aller la méchanceté de l’homme.

— Madame, je ne puis plus longtemps me taire ; je vois que, par un moyen ou un autre, vous avez entendu parler de l’histoire de M. Falkland.

— Oui, je m’étonne que vous ayez l’effronterie de prononcer ce nom, qui est celui du plus noble, du plus vertueux, du plus généreux des hommes.

— Madame, je me dois à moi-même de vous éclairer à ce sujet. Ce Falkland…

M. Williams, je vois revenir mes enfants : la plus lâche de vos actions est de vous être rendu leur précepteur. J’exige que vous ne les voyiez plus. Je vous ordonne de vous taire ; je vous ordonne de vous éloigner. Si vous persistez dans le projet absurde de vous expliquer avec moi, vous choisirez un autre moment. »

Je ne pus rien ajouter. J’avais eu le cœur déchiré pendant tout ce dialogue. Je n’eus pas la force de prolonger la peine de cette respectable femme, à qui j’avais fait tant de mal, quoique innocent des crimes qu’elle m’imputait. J’obéis à ses ordres et m’éloignai.

Je retournai machinalement à ma demeure. En entrant dans la maison dont j’occupais un appartement, je trouvai tous mes hôtes sortis. La femme et les enfants avaient été prendre le frais ; le mari était dehors à ses occupations ordinaires. Dans ce pays on ne ferme les portes, pendant le jour, qu’au loquet. Ainsi j’ouvris moi-même, et j’entrai dans la cuisine. Comme mes yeux se portaient indifféremment, de côté et d’autre, ils tombèrent par hasard sur un papier posé dans un coin, qui, par je ne sais quelle liaison d’idées que je ne saurais expliquer, m’inspira de la curiosité et du soupçon. Je courus à l’endroit où il était, je m’en saisis, et je lus, quoi ? La merveilleuse et surprenante histoire de Caleb Williams, ce même écrit qui m’avait causé de si affreuses angoisses dans les derniers moments de mon séjour à Londres.

Cette découverte m’éclaircit tout d’un coup le mystère que je n’avais pu comprendre. Une affreuse certitude succéda aux doutes qui m’avaient tourmenté. L’effet de la foudre n’est ni plus rapide, ni plus terrible ; je restai anéanti.

Il n’y avait donc plus d’espérance pour moi ! Il ne me servait à rien d’avoir été acquitté ? L’avenir, le passé ne m’offraient aucun moyen de soulagement dans mes souffrances ! L’odieuse et atroce imposture inventée contre moi était donc destinée à me suivre partout, à flétrir partout ma réputation, à m’enlever partout l’intérêt et la bienveillance de mes semblables, à m’arracher partout jusqu’à l’aliment nécessaire au soutien de ma vie !

La certitude de voir le terme de la tranquillité dont j’avais joui, l’affreuse perspective de trouver dans chaque retraite les mêmes sentiments de haine, me causèrent une douleur mortelle, et pendant peut-être l’espace d’une demi-heure je fus absolument hors d’état de former une pensée raisonnable, ni de prendre une résolution. Aussitôt que je fus sorti de cet état d’épouvante et de stupeur, aussitôt que mon esprit fut délivré de ce calme de mort qui enchaînait toutes ses facultés, il s’y éleva tout d’un coup comme un vent impétueux et irrésistible qui m’entraîna à abandonner sur-le-champ la retraite qui m’avait été si chère. Je ne trouvai pas en moi la patience d’entrer en explication avec ces bons villageois. J’avais été trop souvent témoin des triomphes de l’imposture pour mettre dans mon innocence cette confiance assurée qu’elle aurait pu donner à toute autre personne de mon âge et de mon caractère. L’exemple récent de mon explication avec Laura pouvait bien contribuer à m’ôter tout courage. Je ne pus supporter l’idée d’entreprendre d’arracher ainsi en détail, et l’un après l’autre, les traits envenimés qui pleuvaient partout sur moi. Si jamais je me trouvais réduit à la nécessité d’aller au-devant de mes ennemis, si je me voyais forcé dans toutes mes retraites, comme l’animal sauvage qui n’a plus d’autre ressource que de revenir sur ses pas et de s’élancer sur les chasseurs, alors je m’élancerais sur le véritable auteur de cette inique persécution. J’irais attaquer la calomnie jusque dans son fort ; je m’animerais d’une énergie toute nouvelle ; je tenterais des efforts dont je n’avais pas encore eu l’idée ; par la fermeté, l’intrépidité et l’inébranlable constance qu’on me verrait déployer, je saurais bien encore forcer les hommes à croire que Falkland était un imposteur et un assassin.


XL


Je me hâte d’arriver à la conclusion de ma déplorable histoire. C’est peu après l’époque où je l’ai conduite que je commençai à l’écrire : ressource nouvelle que m’avait suggérée le désir d’échapper par tous les moyens possibles au sentiment de mes malheurs. Dans la précipitation avec laquelle je quittai le pays de Galles, quand je vis se vérifier les dernières menaces de M. Falkland, j’avais laissé tous les matériaux de mes recherches étymologiques, ainsi que mon manuscrit. Je n’ai jamais pu me décider depuis à reprendre cette étude. On a difficilement le courage de recommencer une tâche laborieuse : il n’est pas d’efforts qui coûtent plus que ceux dont le but est de reconquérir une position perdue. Je ne savais pas d’ailleurs si je ne serais pas encore bientôt obligé de quitter inopinément toute autre retraite que je viendrais à choisir, et, pour un état aussi incertain et aussi précaire, le travail que j’avais commencé entraînait un attirail trop volumineux et trop embarrassant. Il ne servait qu’à aiguiser les traits de la haine de mon ennemi et à aigrir ma continuelle souffrance. J’étais enfin accablé de me voir séparé de la famille de Laura. Insensé d’avoir pu croire qu’il y avait encore place pour moi sous un toit ami et paisible ! Pour la seconde fois je perdais ainsi tout espoir d’entretenir les purs sentiments d’une amitié fondée sur l’estime mutuelle. M. Collins avait autrefois été un ami auquel il m’avait fallu renoncer. Je ne voyais plus devant moi que solitude, séparation, éternel bannissement… Mots vides de sens pour la plupart des hommes, mais dont je n’éprouvais que trop la vaste signification. L’orgueil de la philosophie nous a appris à traiter l’homme comme un individu. Il ne l’est pas. Il tient nécessairement, indispensablement, à son espèce. Il est comme ces jumeaux qui naissent avec deux têtes et quatre mains ; mais, si vous tentez de les détacher l’un de l’autre, ils sont condamnés à languir dans une agonie mortelle.

Ce fut cette circonstance, plus que tout le reste, qui me remplit peu à peu le cœur d’aversion pour M. Falkland. Je ne pus bientôt plus prononcer son nom sans horreur et dégoût. Ce nom était celui de l’homme qui m’avait enlevé toutes mes consolations, tout ce qui était pour moi un bonheur ou un semblant de bonheur.

La composition de ces mémoires a été pour moi, pendant plusieurs années, un moyen de distraction, j’ai trouvé pendant quelque temps une triste consolation à les écrire. J’aimais mieux ramener mes pensées sur cette longue suite de calamités que j’avais eu à essuyer que de les porter en avant, comme je n’y avais été que trop accoutumé autrefois, sur les malheurs que l’avenir pouvait me réserver. Il me semblait que mon histoire, racontée avec candeur et exactitude, porterait avec elle une empreinte de vérité si frappante, que peu d’hommes pourraient y résister. « Au moins, me disais-je, laissant après moi ces tristes mémoires, quand je cesserai d’exister, la postérité aimera à me rendre justice, et les hommes, instruits par mon exemple du déluge de maux que la constitution actuelle de la société entraîne sur leur tête, tourneront enfin leur attention vers la source d’où découlent tant de douleurs et d’amertumes. » Mais ces motifs ont perdu de leur influence pour moi. J’ai fini par contracter un dégoût de la vie et de tout ce qui l’accompagne. Ce plaisir que j’éprouvais à écrire est devenu maintenant un fardeau. Je resserrerai dans un court espace ce qui me reste à dire.

Peu de temps après l’époque où j’en étais resté, je découvris la cause précise de ce changement mystérieux qui s’était fait à mon égard dans ma retraite du pays de Galles et je n’y vis que trop bien le présage de ce que l’avenir pouvait me réserver ailleurs. M. Falkland avait pris à sa solde l’infernal Gines, l’homme le plus propre, sous tous les rapports, au service qu’on attendait de lui, d’abord par son caractère naturellement cruel et impitoyable, ensuite par les habitudes de son esprit rempli à la fois d’audace et d’astuce, enfin par la haine envenimée et l’implacable vengeance qu’il m’avait jurées. L’emploi pour lequel cet homme était payé consistait à me suivre de place en place, à l’effet d’y détruire ma réputation et de m’ôter la chance d’y acquérir, par une longue résidence, un caractère d’intégrité capable de donner quelque poids à mes dénonciations, si je tentais par la suite de les renouveler. Il était venu dans le lieu de ma retraite avec les maçons et les ouvriers dont j’ai parlé ; tout en prenant les plus grandes précautions pour n’être pas aperçu de moi, il avait eu soin de répandre de tous côtés ce qui était le plus propre à ses vues, c’est-à-dire à me faire passer aux yeux de mes voisins pour le plus pervers et le plus infâme de tous les hommes. Ce fut lui, sans aucun doute, qui avait fait circuler ce détestable papier que j’avais trouvé avant mon départ dans la maison où je logeais. Dans tout ceci, M. Falkland, raisonnant toujours d’après ses principes, ne faisait que prendre des précautions nécessaires. Il y avait dans son caractère quelque chose qui lui faisait envisager avec horreur l’idée de mettre fin à mon existence par quelque moyen violent, en même temps que, malheureusement pour moi, il ne se trouvait jamais suffisamment à l’abri des récriminations que je pouvais faire faire contre lui, tant qu’il me savait en vie. Quant à son affreux traité avec Gines, il était bien loin de vouloir qu’un tel fait fût généralement connu ; mais aussi la possibilité de cet incident ne l’effrayait pas. Il n’était que trop connu, et plus même qu’il ne l’eût désiré, que j’avais avancé contre lui les accusations les plus odieuses. S’il m’avait en horreur, comme l’ennemi déclaré de sa réputation, je n’étais pas vu d’un autre œil par les personnes qui avaient eu occasion de se mettre au fait de toute notre histoire. Quand elles seraient venues à apprendre toutes les peines qu’il se donnait pour que ma réputation me suivît partout, elles auraient regardé ces démarches de sa part comme des actes de justice et d’impartialité, peut-être même comme l’effet d’une généreuse sollicitude pour le bien public et du désir d’empêcher que les autres ne fussent, après lui, victimes de mes mensonges.

Quel expédient emploierais-je donc pour échapper à cette barbare prévoyance qui s’attachait en tous lieux à mes pas, pour me priver partout des bienfaits et des consolations de la société de mes semblables ? Il y en avait un contre lequel mon aversion était fortement déclarée ; c’était le déguisement de ma personne. J’avais essuyé de si dures mortifications, il avait fallu me soumettre à des contraintes si pénibles quand j’avais fait usage de cette ressource, elle s’associait dans mon esprit à des sensations si douloureuses, que j’étais bien convaincu d’une chose, c’est que la vie ne valait pas d’être achetée à si haut prix. Mais, quoique mon parti fût irrévocablement pris sur ce point, il y avait un autre article qui ne me paraissait pas aussi important, et sur lequel j’étais décidé à passer condamnation dans les circonstances où je me trouvais. L’expédient peu noble de se donner un faux nom était une mesure à laquelle je me soumettais volontiers, si elle pouvait m’assurer la tranquillité.

Mais le changement de nom, les émigrations brusques et furtives d’un lieu à un autre, la distance et l’obscurité des retraites, toutes ces précautions étaient insuffisantes pour éluder la sagacité de Gines ou pour lasser l’inexorable constance avec laquelle M. Falkland excitait ce génie infernal à ma poursuite. Quelque part que je me retirasse, il ne se passait pas longtemps sans que j’eusse occasion de voir sur mes traces cet infatigable démon. Je n’ai pas de mots pour rendre les sensations que produisit dans mon cœur cette persécution opiniâtre. Il était pour moi ce qu’on a dit de l’œil toujours ouvert qui suit partout le coupable pécheur, et dont l’éclair réveille en lui l’aiguillon du remords, chaque fois que la nature épuisée semble vouloir assoupir un moment le tourment de sa conscience. Le sommeil avait fui de mes yeux ; il n’y avait plus de repos pour moi, plus de soulagement d’aucun genre ; jamais je ne pouvais compter sur un instant de sécurité ; jamais il ne m’était donné de reposer ma tête une seule minute dans le sein de l’oubli. Il n’y avait pas de murailles qui pussent me dérober à sa surveillance, pas un endroit où son art diabolique ne trouvât le moyen de me créer de nouvelles tortures. Le moment où je ne le voyais pas sur mes traces était empoisonné par l’affreuse certitude de sentir sa présence l’instant d’après. Dans ma première retraite, j’avais été bercé pendant quelques semaines par une trompeuse sécurité ; mais je n’étais plus même assez heureux pour en saisir seulement l’ombre. J’ai passé des années dans cette affreuse vicissitude de tourments ; qu’on s’étonne donc si quelquefois la situation de mon esprit approchait de la démence.

Je ne me départis point de la conduite que j’avais d’abord adoptée. J’avais résolu de ne jamais entrer dans une discussion avec l’odieux Gines. À quoi m’aurait-il servi de chercher à établir ma défense ? L’histoire que j’avais à faire était incomplète ; si cette histoire, quoique mutilée et imparfaite, avait néanmoins paru satisfaisante à quelques personnes prévenues en ma faveur par un long commerce, je ne pouvais pas espérer qu’elle eût le même succès avec des étrangers. D’ailleurs, cette justification m’avait suffi tant que j’avais pu me soustraire à la vigilance de mes persécuteurs ; mais en serait-il de même à présent que je n’avais plus aucun moyen de les éviter, et que c’était en armant à la fois tout un pays contre moi qu’ils me faisaient la guerre ?

Il est impossible de se faire une idée de tous les maux qu’entraînait un pareil genre d’existence. Une aggravation continuelle des privations et des dégoûts de l’indigence en était la conséquence inévitable. Partout où j’étais dénoncé, un abandon universel venait m’instruire de mon sort. Alors, tout retard n’eût servi qu’à augmenter le mal, et quand je fuyais, c’était la honte et la misère qui s’attachaient à mes pas ; mais je bravais encore tous ces maux. Tantôt l’indignation, tantôt une invincible persévérance me tinrent lieu de soutien, lorsque l’humanité laissée à elle seule eût probablement succombé.

On a déjà pu voir que je n’étais pas d’un caractère à endurer l’infortune, sans mettre en usage tous les moyens que je pouvais imaginer pour l’éluder ou la désarmer. En repassant dans mon esprit, comme j’en avais souvent l’habitude, les différents projets qui pouvaient améliorer ma situation, je vins une fois à me faire cette question : « Mais pourquoi me laisserais-je harceler toujours par ce Gines ? N’est-ce pas un homme opposé à un homme ? Et pourquoi ne viendrais-je pas à bout, en exerçant toutes mes facultés, de prendre l’ascendant sur lui ? Aujourd’hui il semble être le persécuteur et moi le persécuté ; cette différence n’est-elle pas tout entière dans mon imagination ? Ne puis-je pas employer toute mon industrie à l’inquiéter lui-même, à lui susciter mille difficultés, et à rire des embarras sans fin auxquels je vais le condamner à mon tour ? »

Hélas ! un esprit tranquille peut seul se permettre des suppositions semblables ! Ce n’est pas dans la persécution elle-même, c’est dans la catastrophe qui en est le terme que consiste la différence entre le tyran et sa victime ! Sous le rapport de la fatigue corporelle, le chasseur est peut-être de niveau avec le misérable animal qu’il poursuit. Mais était-il possible que l’un ou l’autre de nous oubliât qu’à chaque poste où il me relançait, Gines satisfaisait son infernale malice, en semant sur mon compte les bruits les plus atroces et en excitant contre moi l’exécration de toutes les âmes honnêtes ; tandis que moi, mon rôle était de voir s’anéantir continuellement mon repos, mon honneur et mes moyens de subsistance ? Y avait-il quelque raffinement de ma raison qui pût convertir en une lutte d’intelligence et d’adresse cet affreux enchaînement d’infortunes ? Non, je n’avais pas une philosophie capable d’un effort aussi extraordinaire. Quand même, dans d’autres circonstances, j’aurais pu m’abandonner à une illusion aussi étrange, n’étais-je pas enchaîné ici par la nécessité de pourvoir à mon existence ? et dans les formes actuelles des sociétés humaines, comment mes efforts auraient-ils pu me dégager de cette dure nécessité ?

Dans l’un de ces changements de demeure auxquels ma destinée fatale m’obligeait sans cesse, il m’arriva de rencontrer sur une route qu’il me fallait traverser, mon premier, mon meilleur ami, le vénérable Collins. Par une de ces circonstances qui ont contribué à accumuler tant de misères sur ma tête, cet honnête homme avait quitté l’Angleterre quelques semaines seulement avant le déplorable incident qui fut le point de départ de tous mes malheurs. Outre les grands revenus qu’il possédait dans son pays natal, M. Falkland avait une plantation très-considérable aux Indes occidentales. Cette propriété avait été fort mal régie par la personne qui en avait la direction sur les lieux, et, après grand nombre de promesses et de défaites de sa part, qui servirent bien à amuser pendant quelque temps la patience de M. Falkland, mais qui finirent par ne rien produire, il fut résolu définitivement que M. Collins irait en personne pour remédier aux abus de cette mauvaise administration. Il avait de plus été question qu’il resterait plusieurs années dans l’habitation, si même il ne s’y établissait pas tout à fait. Depuis cette époque, je n’avais pas eu la moindre nouvelle de lui.

J’avais toujours regardé comme une de mes plus cruelles disgrâces son absence dans un moment aussi critique. M. Collins avait été une des premières personnes, à dater même de mon enfance, qui m’eût distingué comme donnant des espérances peu ordinaires, et en conséquence il avait contribué plus que tout autre à encourager mes dispositions et à m’aider dans mes études. Il avait été l’administrateur de la petite fortune que m’avait laissée mon père, et c’était en considération de l’attachement mutuel qui existait entre nous que celui-ci l’avait chargé en mourant de cette mission de confiance ; enfin sous tous les rapports, c’était de toutes les créatures humaines celle à la protection de laquelle je semblais avoir le plus de droits. J’avais toujours pensé que, s’il eût été présent au moment de la fatale crise, il aurait été convaincu de mon innocence, et qu’avec cette conviction il m’aurait si puissamment aidé de toute l’énergie de son âme et de toute l’autorité de l’estime et du respect dont il jouissait, qu’il m’aurait épargné la plus grande partie des maux qui avaient fondu sur moi.

Aussi rien ne pouvait-il me causer un plaisir plus vif et plus pur que cette rencontre. Nous fûmes quelque temps avant de nous reconnaître l’un l’autre. M. Collins, depuis que je l’avais vu, était au moins vieilli de dix ans, sans compter qu’il était pour le moment dans un état de mauvaise santé qui le faisait paraître plus pâle et plus maigre. C’était un effet du changement de climat, dont l’influence se fait sentir encore plus particulièrement sur les personnes déjà avancées en âge. Ajoutez à cela qu’en ce moment je le croyais aux Indes occidentales. Vraisemblablement, depuis l’intervalle de notre séparation, je n’étais pas moins changé que lui. Je fus le premier à le reconnaître. Il était à cheval et moi à pied. Je l’avais laissé passer devant moi. L’instant d’après je le remis parfaitement ; je courus, j’appelai avec force ; je n’étais pas le maître de contenir la véhémence de mon émotion.

L’ardeur qui m’emportait avait altéré mon son de voix habituel ; sans cela, M. Collins l’aurait infailliblement reconnu. Il avait déjà la vue presque éteinte ; il arrêta son cheval jusqu’à ce que je puisse arriver à lui, puis il me dit : « Qui êtes-vous ? je ne vous connais pas.

-— Mon père, m’écriai-je en embrassant avec transport un de ses genoux, c’est votre fils ! c’est votre pauvre Caleb qui a reçu de vous tant de marques d’affection et de bonté. »

En entendant prononcer mon nom, mon vieil ami ne put se défendre d’une émotion qui se manifesta par une sorte de frémissement ; toutefois, ce mouvement fut un peu modéré par l’âge et par cette philosophie calme et bienfaisante qui formait un des traits les plus remarquables de son caractère.

« Je ne m’attendais pas à vous voir, répliqua-t-il… Je ne le désirais pas.

— Mon ami, mon meilleur, mon premier ami ! répondis-je avec un ton où l’impatience et le respect se confondaient ensemble, ne me parlez pas ainsi. Dans le monde entier, je n’ai pas un autre ami que vous. Que je trouve au moins quelque sympathie dans votre cœur ! Que j’y trouve un peu de la tendre affection que je vous porte ! Ah ! si vous saviez combien j’ai soupiré après vous pendant tout le temps de votre absence, vous ne voudriez pas me refuser ainsi de goûter sans amertume le bonheur de vous revoir.

— Eh ! si vous êtes réduit à cette déplorable situation, me dit-il d’un ton sévère, quelle en est la cause ? N’est-ce pas une conséquence inévitable de vos actions ?

— Les actions des autres et non pas des miennes ! Ah ! votre cœur doit vous dire que je suis innocent.

— Non, j’ai toujours pensé, en observant de bonne heure vos dispositions, que vous seriez un homme extraordinaire. Mais malheureusement les hommes extraordinaires ne sont pas toujours des hommes vertueux ; il semble, hélas ! que ce soit une loterie où les plus petites circonstances décident de l’événement.

— Voulez-vous m’entendre ? Je suis sûr, comme de ma propre existence, que j’ai de quoi vous convaincre de la pureté de ma conduite.

— Certainement, si vous l’exigez, je vous entendrai. Mais ce ne peut pas être pour l’instant. J’aurais désiré de grand cœur m’épargner tout à fait cette pénible tâche. Les impressions violentes sont peu faites pour mon âge, et puis je n’ai pas la même impatience que vous pour désirer le résultat de cette explication. Que voudriez-vous me persuader ? Que M. Falkland est un imposteur et un assassin ? »

Je ne répondis rien. Mon silence était une réponse affirmative à cette question.

« Et quel avantage résulterait-il d’une telle conviction ? je vous ai connu pour un enfant d’une haute espérance, dont les inclinations pouvaient tourner d’un côté ou de l’autre, suivant les circonstances. J’ai connu M. Falkland dans la maturité de son âge, et je l’ai toujours admiré comme un modèle de bienfaisance et de générosité. Si vous alliez changer toutes mes idées, et me faire voir qu’il n’y a pas de signe auquel on puisse distinguer, sans se méprendre, le vice de la vertu, quel bien m’en reviendrait-il ? Il me faudrait donc renoncer à toute espèce de consolation intérieure, à toute espèce de relation au dehors. Et à quelle fin ? Quel but vous proposez-vous ? Est-ce de faire périr M. Falkland par la main du bourreau ?

— Non, non. Je ne voudrais pas offenser un cheveu de sa tête, à moins de m’y voir forcé par le soin de ma propre défense. Mais sûrement vous voulez me rendre justice !

— Et quelle justice ? celle de publier votre innocence ? Vous savez quelle en serait la conséquence infaillible. Mais je ne crois pas que vous réussissiez à me persuader que vous êtes innocent. Quand même vous viendriez à bout d’embarrasser mon esprit, vous ne parviendrez jamais à l’éclairer. Telle est la malheureuse destinée des choses humaines, que, lorsque l’innocence se trouve une fois enveloppée dans des soupçons, elle ne peut guère espérer de porter sa justification jusqu’à l’évidence, tandis que le crime peut souvent faire naître en nous une répugnance invincible à le juger comme tel. C’est donc pour acheter une si triste incertitude qu’il faut que j’abandonne tout ce qui me reste encore de consolation dans la vie. Je crois M. Falkland un homme vertueux ; mais je sais qu’il est prévenu. Il ne me pardonnerait même pas de vous avoir parlé, dans cette rencontre accidentelle, si jamais il pouvait en avoir connaissance.

— Ah ! m’écriai-je avec impatience, ne m’opposez pas les conséquences qui peuvent en résulter. J’ai droit à vos bontés, j’ai droit à vos secours.

— Je ne vous les refuse pas. Je ne puis vous les refuser jusqu’à un certain point, et il n’est pas à croire qu’un examen, quel qu’il soit, me mette dans le cas de vous en accorder davantage. Vous connaissez ma façon de penser. Je vous regarde comme un homme vicieux ; mais je ne pense pas que l’on doive nourrir contre un homme vicieux de l’indignation et du mépris. Je vous regarde comme une machine ; je crains que vous ne soyez fabriqué de manière à n’être pas très-utile à vos semblables ; mais vous ne vous êtes pas fait vous-même ; vous n’êtes que ce que les circonstances irrésistibles vous ont forcé d’être. Je suis fâché de vous savoir des qualités nuisibles ; mais je ne garde pour cela aucune haine contre vous ; au contraire, je vous dois de la bienveillance. En vous considérant sous ce point de vue, je suis et je serai toujours prêt à faire tout ce qui sera en mon pouvoir pour votre bien réel, et si j’en savais les moyens, je vous aiderais bien volontiers à reconnaître et à extirper les erreurs qui vous ont égaré. Vous avez déçu mes espérances ; mais je n’ai pas envie de vous faire des reproches. Je sens que j’ai plus besoin de me livrer à ma compassion pour vous que d’aggraver encore vos malheurs par mes réprimandes. »

Que pouvais-je répondre à un homme semblable ? Aimable, excellent homme ! Jamais mon âme n’a été plus douloureusement déchirée que dans ce moment. Plus il excitait mon admiration, plus mon cœur me commandait impérieusement de lui arracher son amitié, quelque prix qu’il pût m’en coûter. J’étais persuadé que l’équité rigoureuse exigeait de lui qu’il mît de côté toutes considérations personnelles, pour se livrer courageusement à la recherche de la vérité. Il me semblait juste, si sa conscience éclairée décidait en ma faveur, qu’il abandonnât tout pour faire cause commune avec moi, dans l’état de misère où j’étais, et qu’il fît tous ses efforts pour balancer à lui seul l’injustice du reste des hommes. Mais, si un dévouement aussi absolu faisait hésiter son courage, affaibli maintenant par les années, était-ce à moi de l’entraîner malgré lui ? Hélas ! ni lui ni moi nous ne prévoyions la terrible catastrophe qui allait suivre de si près. Sans cela, je suis bien convaincu qu’aucun égard pour sa tranquillité ne l’aurait empêché de se rendre à mes désirs. D’un autre côté, pouvais-je me flatter de prédire à quels maux il demeurerait exposé en embrassant ma cause ? Son intégrité ne pouvait-elle pas succomber et être opprimée comme l’avait été la mienne ? Sa faiblesse et ses cheveux blancs ne donnaient-ils pas un avantage de plus à mon fatal adversaire ? M. Falkland ne pouvait-il pas le rendre aussi misérable, le mettre aussi bas qu’il m’avait mis moi-même ? Après tout, n’était-ce pas de ma part un désir coupable de vouloir envelopper un autre dans ma malheureuse cause ? Et s’il y avait quelque moyen de me défendre, n’avais-je donc pas assez de mon énergie, de ma prudence et d’une conscience pure pour me défendre moi-même ?

Ces considérations me déterminèrent à céder à ses vues. Je me soumis à endurer la mauvaise opinion de l’homme du monde dont je désirais le plus ardemment l’estime, plutôt que de courir le risque de l’envelopper dans ma misère ; je me soumis à abandonner ce qui était pour moi dans ce moment la dernière consolation possible de ma malheureuse vie, une consolation dont je ne pouvais détacher mes pensées à l’instant même où je consentais à la perdre. La candeur et l’ingénuité de mes sentiments affectèrent profondément M. Collins. Une voix secrète lui disait : « Est-ce ainsi que parle l’hypocrisie ? Si cet homme est vertueux, c’est un des hommes du monde dont la vertu est la plus désintéressée. » Nous nous arrachâmes l’un à l’autre. M. Collins me promit d’avoir toujours, autant qu’il serait en lui, l’œil sur moi dans la suite de mes vicissitudes, et de me donner tous les secours qui seraient compatibles avec ce que la prudence lui prescrirait. Ce fut ainsi que je me séparai de celui que je pourrais nommer la seconde moitié de moi-même, et que je me résignai volontairement à attendre, dans cet état de mutilation et de délaissement, tous les maux que le sort pouvait me réserver. C’est là le dernier incident qui me semble, pour le moment, mériter d’être rapporté. Je ne doute pas que dans peu je n’aie encore occasion de reprendre la plume. Mes souffrances jusqu’ici ont été sans exemple, et pourtant je sens au-dedans de moi la conviction intime que le sort m’en réserve encore de plus grandes. Quelle cause mystérieuse peut donc me donner la force d’écrire ces mémoires, et m’empêcher de succomber à la terreur dont je suis frappé ?


XLI


Mes sinistres présages se sont vérifiés, et le pressentiment qui m’agitait était prophétique. Je vais raconter une nouvelle et terrible révolution dans ma fortune et dans mon âme.

Après avoir essayé tant de situations différentes qui toutes m’amenaient à des résultats uniformes, je me déterminai enfin à me mettre, s’il était possible, hors de la portée de mon persécuteur, en me bannissant volontairement moi-même de ma patrie. C’était ma dernière ressource pour conquérir la tranquillité, une réputation honnête et ces autres privilèges sans lesquels la vie est sans valeur. « Sous quelque lointain climat, me disais-je, sûrement je trouverai la sécurité nécessaire à une carrière suivie, je pourrai là porter la tête haute, m’associer avec les hommes sans que mon titre d’homme me soit dénié, former des liens et les conserver. » Toute l’ardeur de mon âme se concentra sur ce nouveau plan.

Dernière consolation qui me fut encore ravie par l’inexorable Falkland.

Au moment où je formais ce projet, je n’étais pas éloigné des côtes de l’Est, et je résolus de m’embarquer à Warwick, pour passer immédiatement en Hollande. Je me transportai donc aussitôt dans cette ville, et presque à mon arrivée je me rendis au port. Il n’y avait pas pour l’instant de navire prêt à faire voile. Je me retirai dans une auberge où, au bout de quelque temps, je demandai une chambre. À peine y étais-je, que la porte s’ouvrit, et je vis entrer l’homme dont la présence était la plus odieuse pour moi, le détestable Gines. Il referma la porte dès qu’il fut entré.

« Mon jeune garçon, dit-il, j’ai un petit avertissement à vous signifier en particulier. C’est un conseil d’ami que je viens vous donner, pour vous épargner bien de la peine inutile. Ce que vous avez de mieux à faire, c’est de prendre la chose comme je vous la dis. Ma fonction actuelle, faute de mieux, c’est, voyez-vous, de veiller à ce que vous ne passiez pas les limites. Non pas que je me soucie beaucoup d’être aux ordres de personne ni de rester toujours collé aux talons d’un autre ; mais je me sens pour vous une tendresse toute particulière, à cause de quelque bon tour que je n’oublie pas, et c’est ce qui fait qu’avec vous je n’y regarde pas de si près. Vous m’avez déjà fait faire une assez jolie tournée, et, au moyen de l’amitié que je vous porte, il ne tient qu’à vous de m’en faire faire encore autant, si cela vous amuse. Mais ne songez pas à arpenter la grande plaine. Mes ordres ne s’étendent pas jusque-là. Vous êtes prisonnier, voyez-vous, et je crois bien que vous le serez toute votre vie. Rendez-en grâce à la douceur ou plutôt à la faiblesse de votre ancien maître. Si la chose dépendait de moi tout à fait, je vous ferais peut-être aller plus vite. Tant que vous le jugerez à propos, vous pouvez vous promener dans l’enceinte de votre prison ; et l’enceinte que veut bien vous réserver votre très-gracieux squire, c’est toute l’Angleterre, avec l’Écosse et le pays de Galles. Mais ne vous avisez pas de vouloir sortir de ces limites. Le squire est bien décidé à vous avoir toujours à sa portée. En conséquence, il a donné ses ordres ; toutes les fois que vous voudrez tenter de vous échapper, je dois faire de vous, au lieu d’un prisonnier au large comme vous êtes, un prisonnier dans la vraie signification du mot. J’ai avec moi un ami qui vous a suivi tout à l’heure au port, et moi, je n’étais pas loin ; au moindre signe que vous auriez fait pour quitter terre, en un tour de main nous étions sur votre dos, et nous vous retenions par les talons. Je vous donne avis pourtant de vous tenir dorénavant à une distance convenable de la mer, de peur qu’il ne vous arrive pis. Vous voyez que tout ce que j’en dis, c’est uniquement pour votre bien. Quant à moi, si je suivais mon goût, je vous aimerais mieux entre quatre murs, avec une bonne corde au cou et un point de vue d’où vous pourriez apercevoir la potence ; mais je fais ce qu’on m’ordonne, et là-dessus, bonsoir. »

Ce message me causa une révolution subite. Je dédaignai de répondre et même de m’occuper le moins du monde de l’infernal démon qui en était porteur. Il y a aujourd’hui trois jours que cette scène s’est passée, et depuis ce moment tout mon sang est dans une fermentation continuelle. Mes pensées vont et viennent avec une rapidité incroyable d’une horrible image à une autre. Je n’ai plus de sommeil. À peine puis-je pendant deux minutes conserver la même posture. C’est avec une extrême difficulté que j’ai pu me contenir assez pour ajouter encore quelques pages à mon histoire. Mais, dans l’affreuse incertitude où je suis des événements qui peuvent se succéder d’un instant à l’autre, j’ai cru devoir me forcer moi-même à achever cette pénible tâche. Je ne me sens pas dans un état régulier. Comment ceci finira-t-il ? Dieu le sait. En vérité, il y a des moments où je tremble que ma raison ne m’abandonne tout à fait.

Quel sombre et mystérieux tyran ! quel barbare et implacable ennemi !… Est-il bien possible que les choses en soient venues là !… Quand Néron et Caligula tenaient le sceptre de Rome, il était terrible d’offenser ces maîtres sanguinaires. L’empire s’étendait déjà aux bouts du monde et embrassait les deux mers. Si leur malheureuse victime fuyait aux climats où l’astre du jour paraît sortir des ondes de l’Océan, le bras du tyran pouvait encore la saisir. Si elle volait à l’occident, si elle courait s’ensevelir dans les ténèbres de l’Hespérie ou dans les déserts glacés de Thulé, elle n’était pas encore à l’abri du pouvoir de son féroce ennemi… Falkland ! es-tu descendu de ces tyrans pour nous en conserver la vivante image ? L’univers et tous ses climats ont-ils donc été créés en vain pour ta malheureuse et innocente victime ?

Tremble !

Ils ont tremblé, ces tyrans qu’environnaient les armées de leurs janissaires ! Qui pourrait te mettre à l’abri de ma rage ?… Je ne me servirai pas de poignards ! Non… Je raconterai mon histoire… Je te montrerai au monde tel que tu es, et il n’y aura pas un homme vivant qui ne sente que la vérité a dicté ces pages… T’es-tu figuré que je n’étais qu’un être passif, qu’un vermisseau, organisé seulement pour souffrir et incapable des émotions du ressentiment ? T’es-tu figuré que tu ne courais aucun risque à m’infliger des supplices, quelque douloureux qu’ils fussent, à m’accabler de persécutions, quelque intolérables qu’elles pussent être ? M’as-tu donc supposé impuissant et stupide, sans intelligence pour combiner ta perte, et sans énergie pour la consommer.

Je dirai mon histoire… la justice nationale m’entendra… tous les éléments de la nature se bouleverseraient vainement pour m’interrompre… Je parlerai avec une voix plus redoutable que la foudre ! Pourquoi supposerait-on qu’un motif honteux m’ouvre la bouche ? Je suis pas maintenant sous les serres de la persécution ! Je n’aurai pas l’air de charger ta tête d’une accusation criminelle pour la repousser de la mienne… Verrai-je d’un œil affligé l’abîme que je vais creuser sous tes pas ?… Trop longtemps tu m’as trouvé compatissant et sensible ! Quel avantage ai-je recueilli de ma clémence abusée ? Y a-t-il un mal que tu aies balancé à ajouter à tous ceux que tu as accumulés sur moi ? Je ne balancerai pas non plus. Tu n’as pas montré la moindre pitié ; n’en attends aucune de moi… Je serai calme… J’aurai un courage inébranlable, mais mesuré et recueilli.

Je touche au moment terrible… Je sens… oui, je crois sentir que je sortirai triomphant et que j’écraserai mon redoutable ennemi… Mais, quand il en serait autrement, il n’aura pas du moins le succès qu’il se propose. Sa renommée ne sera pas immortelle, comme il s’en flatte. Ce papier sera le dépositaire de la vérité ; un instant viendra où il sera mis au jour, et où le monde nous rendra justice à tous deux. Avec cette idée, je ne mourrai pas sans quelque consolation. Il ne sera pas dit que le règne de la tyrannie et de l’imposture doit être éternel.

Que les précautions de l’homme sont faibles et impuissantes contre ces immuables lois qui gouvernent le monde intellectuel ! Ce Falkland a inventé contre moi mille noires accusations ; il m’a poursuivi, comme une proie, de ville en ville. Il a tracé un cercle autour de moi pour que je ne pusse jamais échapper à sa puissance. Il a tenu sa meute à figures d’hommes sur mes traces, et l’a sans relâche animée à ma poursuite. Il peut me relancer jusqu’aux extrémités du monde… Vains efforts ! avec cette seule arme, avec cette faible plume, je brave toutes ses machinations, je lui enfonce le poignard à l’endroit même qu’il cherche le plus à défendre.

Collins, c’est maintenant à vous que je m’adresse. J’ai consenti à me priver de votre assistance dans la situation épouvantable où je me trouve. Je mourrais plutôt mille fois que de rien faire qui puisse troubler votre bonheur… Mais, souvenez-vous-en… vous n’en êtes pas moins mon père… Je vous en conjure, par tout l’amour que vous m’avez porté, par tant de bienfaits que j’ai reçus de vous, par cette tendresse si vive et si touchante que vous m’inspirez, et qui pénètre au plus profond de mon cœur, par mon innocence… Car, si ces mots sont les derniers que je puis écrire, je veux mourir en protestant de mon innocence… par tous ces nœuds sacrés, par d’autres encore, s’il en est d’autres qui puissent vous toucher, je vous en conjure, écoutez ma dernière prière… conservez ce papier, gardez-le de la destruction, gardez-le de Falkland. C’est là tout ce que je vous demande. J’ai pourvu à un moyen sûr de faire passer cet écrit dans vos mains, et j’ai une ferme confiance (confiance que je ne veux jamais perdre) qu’un jour il sera rendu public.

Ma plume se ralentit sous mes doigts tremblants… Me reste-t-il encore quelque chose à dire ?… Jamais je n’ai pu parvenir à m’assurer de ce que contenait ce coffre funeste d’où sont sorties toutes mes infortunes. J’ai pensé autrefois qu’il renfermait ou un instrument de meurtre ou un monument quelconque de la catastrophe du malheureux Tyrrel. À présent je suis persuadé que le secret qui y est renfermé est un récit fidèle de cet événement avec toutes ses circonstances, déposé comme une arme de réserve et une extrême ressource pour arracher au naufrage la réputation de M. Falkland, dans le cas où, par quelque accident imprévu, son crime viendrait à être pleinement divulgué. Mais, que cette conjecture soit bien ou mal fondée, c’est ce qui n’importe guère. Si Falkland n’est jamais dévoilé aux yeux de l’univers, il est vraisemblable que, dans ce cas, son écrit ne verra jamais le jour. Alors les mémoires que je trace y suppléeront.

Je ne sais d’où me vient cette solennité. J’ai un secret pressentiment que je ne serai plus maître de moi. Si je réussis dans l’entreprise que je médite à l’égard de Falkland, alors toutes mes mesures pour conserver cet écrit auront été superflues, je ne serai plus réduit à recourir au secret et à l’artifice. Si je succombe, cette précaution paraîtra sagement prise.


POST-SCRIPTUM


C’en est fait, j’ai exécuté la tentative que je méditais. Ma situation est changée entièrement. Je reprends la plume pour rendre compte de ce qui s’est passé. Pendant plusieurs semaines après le dénoûment de cette grande catastrophe, l’agitation et le tumulte de mes pensées ne m’ont pas permis d’écrire. Je crois pouvoir actuellement mettre assez d’ordre dans mes idées pour continuer. Grand Dieu ! qu’ils me semblent surprenants et terribles les événements qui sont survenus depuis la dernière fois que j’ai interrompu ces mémoires ! Est-il étonnant que mes pensées fussent si solennelles et mon esprit rempli d’affreux présages ? Ma résolution prise, je partis de Warwick pour me rendre à la ville principale du comté dans lequel réside M. Falkland. Je savais que Gines était à ma suite. Je ne m’en inquiétais pas. Il avait lieu de s’étonner de la route qu’il me voyait prendre, mais il lui était impossible de dire quel dessein m’y conduisait. Mon projet était un secret soigneusement renfermé dans mon sein. Ce ne fut pas sans un frisson de terreur que j’entrai dans une ville qui avait été si longtemps le théâtre de mon affreuse détention. Au moment de mon arrivée, pour ne pas donner à mon adversaire le temps de contre-miner mes opérations, je me rendis sur-le-champ à la demeure du premier magistrat.

Je lui déclarai qui j’étais, et lui dis que je venais d’une des extrémités du royaume, exprès pour le rendre dépositaire d’une dénonciation de meurtre contre mon ancien maître. Mon nom lui était déjà familier. Il me répondit qu’il ne pouvait pas prendre connaissance de ma déposition, que j’étais l’objet de l’exécration universelle dans ce lieu ; et qu’il était bien résolu à ne servir pour rien au monde d’instrument à ma perversité.

Je l’avertis de bien prendre garde à ce qu’il allait faire ; je lui représentai que je ne demandais de lui aucune grâce et que je m’adressais seulement à lui pour réclamer l’exercice légal de ses fonctions. Prétendrait-il me dire qu’il avait le droit de supprimer, à sa volonté, une dénonciation d’une nature aussi compliquée ? J’avais à accuser M. Falkland d’une suite de meurtres multipliés. Le meurtrier savait que cette fatale vérité était entre mes mains, et pour cette raison, j’étais dans un danger continuel de perdre la vie par suite de sa méchanceté et de sa vengeance. J’étais résolu de pousser l’affaire jusqu’au bout, et de réclamer justice de tous les tribunaux d’Angleterre. Sous quel prétexte refuserait-il ma déposition ? sous tous les rapports j’étais un témoin compétent. J’étais en âge de connaître la nature d’un serment ; j’étais en jouissance de ma raison et de mes sens ; je n’étais flétri par aucun jugement du jury, ni par aucune sentence légale. Son opinion particulière sur mon compte ne pouvait rien changer à la loi. Je demandais à être confronté avec M. Falkland, et j’étais bien assuré de faire valoir ma dénonciation de manière à le convaincre devant toute la terre. Que s’il ne jugeait pas à propos de le faire arrêter sur ma seule déposition, je ne demandais pas autre chose, sinon qu’il lui fît signifier l’accusation intentée contre lui, et le fît sommer de paraître pour y répondre.

Quand le magistrat vit que je lui parlais d’un air aussi décidé, il crut devoir baisser un peu de ton. Il ne me parla plus d’un refus absolu d’acquiescer à ma réquisition ; mais il daigna entrer en explication avec moi. Il me représenta l’état déplorable où était la santé de M. Falkland depuis plusieurs années ; que déjà il avait eu à subir, sur la même imputation, un interrogatoire fait avec toute la publicité et la solennité possibles ; qu’il n’y avait qu’une méchanceté infernale qui eût pu m’inspirer une semblable démarche, et que, si je persistais, j’attirerais le plus rigoureux châtiment sur ma tête. Ma réponse à toutes ces représentations fut courte : j’étais déterminé à poursuivre, et je bravais les conséquences. À la fin, la sommation fut accordée, et on fit signifier à M. Falkland la dénonciation qui venait d’être déposée contre lui.

Il s’écoula trois jours de délai avant qu’il pût être fait aucun nouvel acte de procédure. Cet intervalle ne contribua guère à me tranquilliser. L’idée de soutenir une accusation capitale contre un homme tel que Falkland et de solliciter sa mort n’était pas de nature à me laisser dans un état de calme. Tantôt je cherchais des raisons en faveur de mon entreprise ; c’était la plus juste des vengeances (car la douceur naturelle de mon caractère s’était changée en fiel amer), ou bien c’était un acte commandé par la nécessité de pourvoir à ma propre défense, ou enfin, entre deux maux, c’était choisir celui qui, aux yeux de tout juge impartial et ami de l’humanité, était le moindre, sans contredit. Une autre fois j’étais tourmenté par des doutes. Mais, malgré toutes ces fluctuations d’opinion, je n’en persévérais pas moins dans ma résolution ; je me sentais comme entraîné par une nécessité irrésistible. Les conséquences de ce que j’avais entrepris étaient de nature à épouvanter le plus intrépide : d’une part, le supplice ignominieux d’un homme pour lequel j’avais senti autrefois une profonde vénération, et que même encore quelquefois je ne croyais pas tout à fait sans une sorte de droit à ce sentiment ; d’une autre part, le renouvellement, sans aucun terme, peut-être même l’accroissement des maux que j’avais endurés. Mais cette affreuse perspective, je la préférais encore à un état d’incertitude. Je voulais pousser à bout le sort qui me poursuivait. Je voulais anéantir ce rayon d’espoir qui, tout faible qu’il était, avait si longtemps fait mon supplice, et, par-dessus tout, je voulais épuiser toutes les ressources qui étaient à ma disposition. J’étais dans un état qui tenait de la frénésie, L’agitation de mes pensées avait allumé dans mon corps une fièvre dévorante. Si je portais une main sur mon front ou sur ma poitrine, c’était un fer ardent que j’en approchais. Je ne pouvais rester un moment dans la même place. J’étais tourmenté sans relâche par le désir de voir arriver l’instant où cette terrible crise, que j’avais tant appelée de mes vœux, serait décidé.

Après l’intervalle de trois jours, il fallut paraître avec M. Falkland en présence du magistrat auquel je m’étais adressé pour ma déposition. On ne me laissa que deux heures pour me préparer, M. Falkland paraissant aussi impatient que moi-même de voir la cause portée à sa décision, et ensuite oubliée pour jamais. Avant le moment de l’information, j’eus occasion d’apprendre que M. Forester avait été forcé par quelques affaires à entreprendre un voyage dans le continent, et que Collins, dont la santé était déjà fort dérangée lorsque je l’avais rencontré, était en ce moment retenu par une maladie dangereuse. Son voyage aux Indes avait totalement ruiné sa constitution. L’auditoire que je trouvai dans la maison du magistrat était composé de quelques gentilshommes et autres personnes qu’on avait choisies, le plan étant à peu près, comme lors du premier examen de l’affaire, de trouver une sorte de terme moyen entre l’air suspect qu’aurait eu une procédure tout à fait secrète, et le scandale, comme on le disait, d’une information de ce genre exposée aux regards du premier venu.

L’émotion que me causa la vue de M. Falkland fut telle qu’il me serait impossible d’en concevoir une plus forte. La dernière fois que je l’avais vu, il avait l’air égaré et farouche, l’abord d’un spectre, le geste furieux et l’œil plein de rage. À présent, ce n’était plus qu’un cadavre. Fatigué et presque anéanti par le voyage qu’il venait de faire, il ne pouvait se soutenir debout, et on l’avait apporté sur un fauteuil. Son visage était sans couleur, ses membres sans mouvement et comme sans vie. Sa tête était penchée sur sa poitrine, excepté qu’il la soulevait de temps en temps pour ouvrir un œil morne et languissant, après quoi il retombait aussitôt dans son premier état, avec l’apparence d’une insensibilité complète. Il semblait ne pas avoir trois heures à vivre. Il avait gardé la chambre pendant plusieurs semaines ; mais la sommation du magistrat lui avait été signifiée dans son lit ; car les ordres qu’il avait donnés relativement aux lettres et aux autres papiers qui lui arrivaient étaient trop positifs pour que personne se hasardât à désobéir. La lecture de la sommation lui avait causé un paroxysme alarmant ; mais à peine était-il revenu à lui qu’il avait insisté pour être transporté au lieu de l’assignation avec toute la diligence possible. Dans l’état le plus désespéré, Falkland était encore lui-même, absolu dans ses volontés, et sachant se faire obéir de tout ce qui l’approchait.

Quel spectacle pour moi ! Jusqu’au moment où Falkland s’offrit à ma vue, mon cœur s’était dépouillé de tout sentiment de pitié. Je me figurais que j’avais pesé froidement les motifs qui me faisaient agir ; car la passion qui nous domine nous semble encore du calme et du sang-froid, quand elle est dans son état de véhémence et d’exaltation. Je me figurais avoir pris ma détermination avec justice et impartialité. Je pensais que, si M. Falkland avait la liberté de persister dans ses projets, alors nous nous trouvions l’un et l’autre voués pour jamais aux derniers des maux. Je trouvais qu’il était en mon pouvoir, au moyen du parti que j’avais adopté, d’écarter de moi ma part d’infortunes, sans que la sienne en fût à peine augmentée.

Ainsi c’était à mes yeux un acte de justice et d’équité, qui devait paraître tel à ceux de tout juge impartial, qu’il n’y eût qu’un malheureux au lieu de deux, qu’il ne se trouvât qu’une seule personne au lieu de deux hors d’état de remplir son rôle dans la société et de contribuer pour sa part au bien général. Il me semblait que, dans cette détermination, je m’étais élevé au-dessus de toutes considérations personnelles, et que les misérables suggestions de l’égoïsme n’avaient eu aucune influence sur mon jugement. M. Falkland, il est vrai, était mortel ; mais, malgré le dépérissement de sa santé, il pouvait encore vivre longtemps. Devais-je me soumettre à voir les plus belles années de ma vie se consumer dans une situation aussi déplorable que la mienne ! Il m’avait déclaré que sa réputation serait pour toujours hors de toute atteinte ; c’était là sa passion, sa démence. Vraisemblablement donc il se proposait de me faire un legs de haine et de persécution, dont il chargerait Gines, ou quelque autre scélérat aussi atroce, d’être l’exécuteur, quand il ne pourrait plus me persécuter lui-même. C’était donc à présent ou jamais le moment de racheter mes jours de l’éternel désespoir auquel ils étaient voués.

Mais tout cet échafaudage de raisonnements s’évanouit devant l’objet qui s’offrait à mes regards : « Pourrais-je fouler aux pieds un homme réduit à un état aussi misérable ! Irais-je diriger tous les traits de mon animosité sur un être déjà presque anéanti par l’inévitable loi de la nature ? Empoisonner ainsi les derniers moments d’un homme tel que Falkland par des sons aussi insupportables à son oreille ! » À ces questions je répondais toujours non ; c’est impossible. Il faut donc que je me sois laissé égarer par la plus funeste des erreurs pour me rendre l’auteur de cette catastrophe abominable. Certainement il y avait un remède plus efficace et plus magnanime aux maux sous lesquels je gémissais.

Mais il n’est plus temps. Il n’est plus en mon pouvoir de revenir sur la fatale erreur qui m’avait abusé. Falkland est là, devant mes yeux, amené devant le magistrat avec toute la solennité de la loi, pour répondre à une accusation de meurtre. Me voici en sa présence, engagé par ma déclaration comme auteur de l’accusation portée contre lui, sommé par tout ce qu’il y a de plus imposant et de plus sacré à la soutenir. Telle est ma situation, et, dans cet état, il faut agir sans retard, sans réflexion. Tout mon corps frémit. Qu’avec joie j’aurais consenti que cet instant fût le dernier de mon existence ! Toutefois je jugeai que la conduite qui m’était le plus impérieusement commandée par les circonstances, c’était d’exposer aux auditeurs mon âme toute nue et les émotions dont elle était remplie. Mes yeux se portèrent d’abord sur M. Falkland, ensuite sur le magistrat et sur les assistants, puis ils revinrent encore sur M. Falkland. Une véritable angoisse étouffait ma voix. Enfin je commençai :

« Que ne puis-je effacer de ma vie ces quatre derniers jours ? Comment se fait-il que j’aie mis tant d’ardeur et tant d’obstination à suivre le plus infernal de tous les projets ? Oh ! que n’ai-je cédé aux remontrances du magistrat qui m’écoute, ou que n’ai-je plié sous le despotisme salutaire de son autorité ! Jusqu’à ce moment je n’avais été que malheureux ; dorénavant il faut que je me regarde comme vil. Jusqu’à ce moment, quelques injustices que les hommes m’aient fait éprouver, je pouvais me réfugier en paix devant le tribunal de ma conscience. Ah ! je n’avais pas encore comblé la mesure de mes infortunes.

» Plût à Dieu qu’il me fût permis de quitter ce lieu sans proférer un seul mot de plus ! J’en braverais les conséquences… Je me soumettrais de bon cœur à m’entendre nommer lâche, imposteur, pervers et dépravé, plutôt que d’ajouter encore au poids des malheurs qui accablent M. Falkland. Mais la situation même de M. Falkland et sa propre volonté me défendent de me taire. Tandis que je sacrifierais de tout mon cœur mes intérêts les plus chers à la sensibilité que m’inspire l’état où je le vois, lui-même il me presserait de l’accuser pour pouvoir entreprendre sa justification… Je vais ouvrir mon cœur tout entier.

» Il n’est pas de remords, pas de tourments qui puissent expier la démence et la barbarie de l’action que je viens de commettre. Mais M. Falkland sait bien… je l’affirme en sa présence… il sait avec quelle répugnance je me suis laissé entraîner à cette extrémité. J’ai eu pour lui de la vénération ; il était fait pour l’inspirer ; je l’ai tendrement chéri ; il était doué de qualités vraiment célestes.

» Du premier moment où je l’ai vu, j’ai conçu pour lui la plus vive admiration. Il a daigné encourager ma jeunesse ; je me suis attaché à lui avec une affection et un dévouement sans réserve. Il était malheureux ; une indiscrète curiosité, si naturelle à mon âge, me donna le désir de pénétrer le secret de son malheur. Telle fut l’origine de ma propre infortune.

» Que dirais-je ?… Il est vrai qu’il a été le meurtrier de Tyrrel, qu’il a laissé aller les deux Hawkins au supplice, quoiqu’il sût qu’ils étaient innocents et que lui seul était le coupable. Après une foule de tentatives et de défaites, après mille indiscrétions hasardées de ma part, mille indications échappées de la sienne, il se décida enfin à me confier sa fatale histoire.

» M. Falkland ! je vous en conjure par ce qu’il y a de plus saint, rappelez-vous ici tout ce qui s’est passé ; me suis-je jamais montré indigne de la confidence que vous m’aviez faite ? C’était un pénible fardeau pour moi que votre funeste secret ; il n’y avait que l’excès de la démence qui eût pu m’amener à m’en rendre maître ; mais, plutôt que de le trahir, j’aurais enduré mille morts. Ce furent votre jalouse inquiétude et le tourment continuel de votre esprit qui vous portèrent à épier tous mes mouvements et à prendre l’alarme à la moindre de mes démarches.

» Vous avez commencé avec moi par la confiance ; pourquoi n’avez-vous pas continué cette confiance ? Le mal qui résultait de ma première imprudence eût été bien léger en comparaison de ceux qui ont suivi. Vous m’avez menacé : vous ai-je trahi pour cela ? À cette époque, un seul mot de ma bouche aurait pu me délivrer pour jamais de vos menaces. Je les ai supportées longtemps ; à la fin, j’ai quitté votre service sans rien dire, et j’ai voulu reprendre ma liberté, comme un fugitif qui se délivre de ses fers. Pourquoi ne m’avez-vous pas laissé aller ? Vous m’avez ramené chez vous à force de stratagèmes et de violences ; vous n’avez pas craint de m’imputer un crime honteux et capital. M’est-il échappé alors un seul mot de ce meurtre, dont le secret était dans mes mains ?

» Est-il un homme qui ait souffert plus que moi des injustices sociales ? J’étais accusé d’une basse scélératesse, dont l’idée seule me révoltait. Je fus mis en prison. Je ne ferai pas ici la longue énumération des horreurs de ma captivité, dont la moindre ferait frémir quiconque a conservé un sentiment d’humanité. Je n’avais d’autre perspective que la potence ! Jeune, plein d’ardeur et de vie, innocent comme l’enfant qui naît au monde, un horrible gibet était le terme de ma destinée ! J’étais dans la persuasion qu’un mot d’accusation contre mon maître me délivrerait de tous ces maux ; cependant je gardai le silence, je m’armai de patience et de courage, ne sachant si je devais l’accuser ou mourir. Est-ce là la conduite d’un homme indigne de confiance ?

» Je me déterminai à m’évader de prison. Après plusieurs tentatives infructueuses et mille difficultés, je vins à bout d’exécuter ce dessein. Aussitôt paraît une proclamation contre moi avec une récompense de cent guinées pour m’arrêter. Je me vis obligé de chercher un refuge au milieu de la fange et du rebut de l’espèce humaine, dans le sein d’une bande de voleurs. Je faillis perdre la vie au moment où j’entrai dans cette retraite, et au moment où j’en sortis. Immédiatement après, je parcourus presque toute l’étendue du royaume sous les haillons de la misère et dans la plus affreuse détresse, en danger d’être à toute heure saisi et garrotté comme un criminel. J’ai voulu abandonner ma patrie ; on m’en a empêché. J’ai été forcé de recourir à mille déguisements. J’étais innocent, et pourtant il m’a fallu employer plus de ruses et d’artifices que le plus vil des scélérats. À Londres, je me suis vu harcelé avec le même acharnement, et j’y ai été tourmenté des mêmes alarmes que dans ma fuite à travers les provinces. Tant de persécutions m’ont-elles engagé à rompre enfin le silence ? Non ; je les ai endurées avec patience et soumission ; je n’ai pas fait une seule tentative pour les rejeter sur leur auteur.

» Enfin je tombai entre les mains de ces infâmes qui se nourrissent du sang des hommes. Dans cette affreuse situation, je tentai pour la première fois de repousser le fardeau dont on m’accablait, en me portant dénonciateur. Heureusement pour moi le magistrat de Londres rejeta avec hauteur et mépris toutes mes déclarations.

» Je ne fus pas longtemps à me repentir de mon imprudente démarche, et je me réjouis de son insuccès.

» Je confesse que, pendant ce temps, M. Falkland m’a donné divers témoignages d’humanité. Il avait tenté d’abord de s’opposer à ce que je fusse conduit en prison ; il avait contribué à adoucir les rigueurs de ma captivité ; il n’avait eu aucune part aux poursuites exercées avec tant d’acharnement contre moi, enfin, quand je fus mis en jugement, il fit en sorte que je fusse renvoyé en liberté. Mais une grande partie de ces actes de bienveillance m’étaient inconnus ; je ne le voyais que comme un persécuteur toujours impitoyable. Quel que fût celui qui accumula sur ma tête calamités sur calamités, je ne pouvais jamais oublier que toutes avaient pour origine sa fausse accusation.

» Les poursuites judiciaires dirigées contre moi pour vol domestique étaient enfin terminées. Pourquoi donc ne pas permettre que ce fût aussi là le terme de mes souffrances, et ne pas me laisser aller dans quelque retraite obscure, mais tranquille, cacher ma tête proscrite ? Ma constance et ma fidélité n’avaient-elles pas été suffisamment à l’épreuve ? Dans cet état de choses, un traité de paix entre nous n’était-il pas le parti le plus sage et le plus sûr ? Mais la jalouse inquiétude de M. Falkland ne lui permit pas de rien donner à la confiance. Le seul traité qu’il me proposa, ce fut de signer de ma propre main ma honte et mon infamie. Je rejetai cette proposition, et, depuis ce moment, j’ai toujours été relancé de ville en ville ; partout je me suis vu arracher le repos, l’honneur et le moyen de gagner ma vie. Longtemps j’ai persisté dans la résolution que j’avais prise, qu’aucun genre de persécution ne me porterait à me rendre l’agresseur. Enfin, dans un moment funeste, j’ai trop écouté mon ressentiment et mon impatience, et l’erreur d’un seul instant a amené la scène de ce jour.

» Je vois maintenant toute l’énormité de ma faute. Je suis sûr que, si j’eusse ouvert mon cœur à M. Falkland, si je lui eusse dit en particulier tout ce que je viens de dire ici, il n’aurait pu résister à la justice de mes demandes. Après tant de précautions, tant de mesures, c’était toujours, en dernière analyse, sur la complicité de mon silence qu’il était forcé de compter pour son repos. Pouvait-il être bien sûr que, si je me voyais réduit, finalement, à dévoiler ce que je savais, et à le soutenir avec toute l’énergie dont j’étais capable, je ne parviendrais pas à me faire croire ? Si, dans tous les cas, il était à ma merci, à quelle voie lui convenait-il donc mieux de recourir pour sa sécurité ? à la conciliation ou à la persécution la plus implacable ?

» M. Falkland est doué du plus beau caractère. Oui, malgré la catastrophe de Tyrrel, le sort déplorable des Hawkins, et tout ce que j’ai eu moi-même à souffrir, j’affirme qu’il possède les plus grandes et les plus sublimes qualités. Il était donc impossible qu’il eût résisté à la franchise et à la chaleur d’une explication dans laquelle mon âme tout entière se serait épanchée dans la sienne. Tandis qu’il était encore temps de tenter cette épreuve salutaire, je me suis laissé aller au désespoir. Ce désespoir était criminel ; il était une trahison contre la toute-puissance de la vérité.

» Je viens de raconter mon histoire sans aucune réticence, dans toute sa simplicité. J’étais venu ici pour maudire et je reste pour bénir. J’étais venu pour accuser et je suis forcé de louer. Je proclame au monde entier que M. Falkland ne mérite qu’intérêt et qu’affection, tandis que moi, je suis le plus méprisable, le plus haïssable des hommes. Jamais je ne me pardonnerai l’iniquité de cette journée. Le souvenir m’en poursuivra partout et trempera d’amertume chacune des heures de mon existence. En agissant comme j’ai fait, je suis devenu un assassin, un assassin de sang-froid et réfléchi, le plus détestable des assassins.... J’ai dit ce que ma funeste imprudence m’a obligé de dire. Faites de moi ce qu’il vous plaira. Je ne demande pas de grâce. Comparée à ce que j’éprouve, la mort serait un bienfait. »

Tels furent les accents que me dicta le remords. Ils sortirent avec l’impétuosité d’un torrent, car mon cœur saignait de toutes parts. Tous ceux qui m’entendirent furent stupéfaits et confondus. Chacun d’eux fondait en larmes. Ils ne purent résister à la chaleur avec laquelle j’avais vanté les hautes qualités de Falkland ; ils firent éclater leur adhésion sympathique à mon repentir.

Comment pourrais-je dépeindre ce que sentit cet infortuné ? Avant que j’eusse commencé, il paraissait dans un état de faiblesse et d’abattement, incapable de vives impressions. Quand je vins à parler du meurtre, je crus apercevoir en lui un frémissement involontaire, quoique cette émotion fût en partie tempérée par l’affaissement de ses organes et en partie modérée par l’énergie de son âme. C’était une allégation à laquelle il s’attendait, et il avait fait ses efforts pour s’y préparer. Mais dans ce que j’avais dit, il y avait beaucoup de choses qu’il était loin de prévoir. À l’instant où j’exprimai la douleur dont j’étais déchiré, il parut tressaillir, et eut d’abord l’air de craindre que ce ne fût de ma part un artifice pour gagner la confiance de mes auditeurs. Il était vivement indigné contre moi de ce que j’avais ainsi retenu tout mon ressentiment contre lui pour l’en accabler, à ce qu’il semblait, dans les derniers moments de son existence. Cette indignation s’augmenta encore bien davantage quand il crut s’apercevoir que, pour rendre cet acte d’hostilité plus poignant et plus mortel, j’affectais tous les dehors du sentiment et de la générosité. Mais, à mesure que je continuai, il ne lui fut plus possible d’y résister. Il ne put méconnaître ma sincérité ; il fut pénétré de ma douleur et de l’intensité de mes remords. Soutenu par quelques-uns des assistants, il se leva de dessus son siège, et… à mon extrême surprise… il se précipita dans mes bras.

« Williams, dit-il, vous avez vaincu ! je vois trop la grandeur et l’élévation de votre âme. Je sens que je me suis perdu moi-même, que c’est l’excès de ma jalouse inquiétude qui m’a seul précipité dans l’abîme, et que je n’ai rien à vous imputer. J’aurais bravé tout ce que la haine et l’animosité auraient pu vous suggérer contre moi. Mais, je le vois, la simplicité touchante et énergique de vos paroles a porté la conviction dans tous les cœurs. Tout est fini pour moi. Ce que j’ai le plus ardemment désiré m’est enlevé pour jamais. J’ai souillé ma vie d’une longue suite de basses cruautés pour couvrir un acte d’égarement passager et ne pas être en butte aux injustes préjugés du monde. Le voile sous lequel je me cachais est entièrement tombé. Mon nom sera voué à l’infamie, tandis que votre héroïsme, votre constance et vos vertus exciteront à jamais l’admiration. Vous m’avez porté la plus cruelle de toutes les blessures, mais je bénis la main qui me frappe. Et vous, dit-il en se tournant vers le magistrat, ordonnez de moi ce que vous voudrez. Je suis prêt à subir la vengeance de la loi. Vous ne pouvez jamais m’infliger plus de peines que je n’en mérite. Je ne puis vous paraître plus odieux que je le suis à moi-même. Je suis le plus exécrable des scélérats. J’ai traîné pendant des années (je ne sais depuis quand) ma déplorable existence dans d’épouvantables tortures. Je la perds enfin, pour prix de tant de travaux et de tant de crimes, en voyant s’évanouir avec elle ce qui faisait ma seule espérance, en me voyant arracher l’unique bien pour lequel je consentisse d’exister. Il était digne d’une telle vie de ne durer précisément que ce qu’il fallait pour être témoin de cette déplorable chute. Toutefois, si vous voulez me livrer au châtiment que j’ai mérité, hâtez les coups de votre justice ; c’était le seul amour de ma réputation qui entretenait dans mon cœur la chaleur de la vie, et je sens que la honte et la mort me frappent du même coup. »

Je rapporte les louanges que m’a données Falkland, non que je croie les mériter, mais pour qu’elles contribuent à aggraver encore l’énormité de la froide barbarie dont je me suis rendu coupable. Il ne survécut que trois jours à cette cruelle scène. J’ai été son assassin. C’était bien à lui qu’il appartenait de vanter ma constance, à lui dont ma folle précipitation immolait l’honneur et la vie ! En comparaison de ma conduite envers lui, il aurait été généreux de lui plonger moi-même un poignard dans le sein ! il aurait encore pu me rendre grâce de ma bonté. Mais qu’avais-je fait ? Atroce et abominable méchant ! je m’étais fait un jeu barbare de lui infliger des tortures mille fois plus cruelles que la mort. Aussi je porte la peine de mon crime. J’ai toujours devant moi son image. Dans mes veilles ou dans mes songes, c’est lui que je vois. Je le vois qui me reproche avec douceur mon insensibilité. Je ne vis que pour être la proie du remords. Hélas ! je suis ce même Caleb Williams qui pouvait encore, il y a quelques jours, au milieu de ses infortunes inouïes, se vanter de son innocence.

Tel fut le résultat du plan que j’avais formé pour me délivrer des maux que j’endurais depuis si longtemps. Je me figurais que, si Falkland venait à mourir, je pourrais retrouver encore tout ce qui rend la vie précieuse. Je me figurais que si je parvenais à démontrer le crime de Falkland, mes efforts seraient couronnés par les faveurs de la fortune et les applaudissements des hommes. L’une et l’autre de ces conditions sont remplies ; et ce n’est que d’aujourd’hui que je suis véritablement misérable.

Mais pourquoi est-ce moi qui suis perpétuellement le centre de mes réflexions, — ce moi que je n’ai que trop écouté, ce moi qui a été la source de mes funestes erreurs ? Falkland, je ne veux m’entretenir que de toi, et c’est dans cette pensée que je puiserai sans cesse un nouvel aliment à mes douleurs. Je veux consacrer à ta cendre une larme généreuse et désintéressée. Jamais âme plus grande et plus sublime n’a paru parmi les enfants des hommes. Rien n’était au-dessus de ton vaste et brillant génie, et l’ambition qui brûlait dans ton sein émanait des sources du ciel. Mais, dans l’aride et hideux désert des sociétés humaines, à quoi servent les plus beaux talents et les sentiments les plus distingués ? C’est un sol empesté où la plante la plus précieuse ne s’imbibe que de poison, à mesure qu’elle y prend sa croissance. Tout ce qui, dans un champ heureux et sous un ciel plus pur, pourrait s’étendre et se propager en sentiments vertueux et en projets utiles, y dégénère bientôt en vice et en crimes.

Falkand, tu as commencé ta carrière avec les intentions les plus pures et les plus louables ; mais, dès ta plus tendre jeunesse, tu as sucé le poison du faux honneur, et, de retour dans ton pays natal, tu t’es vu exposé aux traits d’une basse et stupide envie qui ont fait fermenter ce poison dans tes veines et t’ont entraîné dans la démence. Bientôt, hélas ! par ce funeste concours, les brillantes espérances de ta jeunesse ont été flétries pour jamais. De ce moment, tu n’as plus vécu que pour un vain fantôme. De ce moment, ta bienveillance naturelle s’est convertie en une jalousie délirante et une inexorable inquiétude. Tes années se sont écoulées l’une après l’autre dans cette vie de douleurs et de mensonges ; ton existence ne s’est prolongée que pour que tu te sentisses enfin arracher par mes cruelles mains ta dernière consolation, et que tu visses la honte si redoutée t’accompagner dans la tombe.

J’ai commencé ces mémoires avec l’idée de venger ma réputation. Il ne me reste plus de réputation à venger. Mais j’ai voulu les finir pour révéler toute ton histoire ; si ces erreurs de ta vie, que tu as tant désiré de cacher aux hommes, se trouvent aujourd’hui dévoilées, qu’au moins le monde ne te connaisse point par un récit mutilé.




FIN


NOTE DU TRADUCTEUR


En réimprimant, après un laps de trente ans, cette traduction d’un ouvrage si souvent réimprimé en Angleterre, je ne puis m’empêcher de faire observer au lecteur que Caleb Williams date d’une époque où, en Angleterre comme en France, le roman subissait encore l’influence de la rhétorique un peu déclamatoire de J.-J. Rousseau. Godwin était un des adeptes les plus fervents de cette école ; s’il vivait aujourd’hui, il se rapprocherait sans doute un peu plus de celle de Walter Scott ou de celle de Ch. Dickens. Une traduction fidèle devait respecter son style et sa forme, au risque de respecter ce qui pourra ne pas être approuvé par les critiques du jour.


A. P.



  1. Felony, crime capital.
  2. Horse-sterling. D’après une loi d’Édouard VI, le vol d’un cheval ou d’un mouton faisait encourir la peine de mort sans bénéfice du clergé.
  3. Shop-lifting, vol dans une boutique pour une valeur de cinq livres sterling.
  4. Burglary.
  5. Jack Ketch, le bourreau.
  6. Un ami de l’auteur a été témoin, à Newgate, il y a quelques années, d’un fait absolument semblable à celui-ci.
  7. Le shelling vaut la vingtième partie d’une livre sterling c’est-à-dire environ 1 fr. 25 c.
  8. On trouve une histoire toute semblable dans le Calendrier de Newgate, vol. I, p. 382.
  9. Voyez Howard, sur les Prisons.
  10. En cas de peine forte et dure. — Voyez les procès criminels d’État, vol. I, année 1615.
  11. Ceci ressemble à une parodie de la célèbre réponse du roi Jean de France, qui avait été fait prisonnier à la bataille de Poitiers.
  12. Eugène Aram. — Voyez l’Annual register, année 1759.
  13. William André Horne. — Id., même année.
  14. Outside.
  15. Bow-Street est la rue de Londres où sont situés les bureaux de police.