Caligula, de M. A. Dumas

La bibliothèque libre.
Théâtre-Français. — Caligula.

L’étude d’une grande figure historique, relevée par les séductions de la poésie, et par les plus puissans prestiges de l’optique théâtrale, promettait enfin ces émotions littéraires dont le public se montre si avide, et que nos théâtres lui procurent si rarement. L’empressement inaccoutumé de l’auditoire, son air de fête, son attention soutenue ; nous dirons plus, le respect de lui-même qu’il a apporté dans ces fonctions de juge qu’il daigne à peine remplir d’ordinaire, ont été remarqués comme un présage favorable pour l’avenir de la pièce. La curiosité excitée par les premières représentations se soutiendra-t-elle ? Nous le désirons, et nous l’espérons. On réussit parfois au théâtre, autant par les défauts d’un ouvrage que par ses qualités. Or, si nous regrettons d’avoir à signaler, dans Caligula, une profusion d’incidens, qui devait rendre presque impossible l’étude approfondie des caractères, et la savante personnification des types indiqués par l’histoire, nous reconnaîtrons en même temps que l’imprévu des situations, les contrastes, l’agitation un peu désordonnée des figures, l’éclat scénique, les illusions de la perspective sont des moyens d’effet auxquels la foule se laisse toujours prendre. Pour être juste envers M. Dumas, il faut le suivre sur le terrain où il s’est laissé entraîner, et apprécier dans son œuvre dramatique l’effort d’une puissante imagination, sans essayer de la battre en brèche au nom de la logique et du sentiment.

L’affranchi Protogène, le mauvais génie de Caïus, a appris que la boutique d’un barbier est le rendez-vous de la jeunesse oisive, et que l’opposition contre le gouvernement impérial s’y traduit en railleries et en bravades insensées. Cette circonstance lui inspire une ruse de police assez bizarre, c’est de faire enlever, pendant la nuit, le barbier, et de s’installer à sa place : afin de pouvoir noter les dangereuses indiscrétions du lendemain. Après cette expédition qui ouvre la pièce, la place publique redevient assez obscure et silencieuse pour protéger un mystère d’amour. La porte dérobée d’un lieu suspect donne passage à Chœréa, tribun des gardes prétoriennes, sur qui la maîtresse de l’empereur, Messaline, a laissé tomber un de ses regards lascifs. Mais les tendres adieux sont interrompus tout à coup par un grand bruit. Au sortir d’une orgie, trois jeunes patriciens se donnent le plaisir de chasser à coups de fouet les soldats du guet et les manans attardés. Ces dignes représentans de la classe abâtardie qui n’a su conserver des anciens Romains que le nom et l’insolence, arrêtent Chœréa, et pour le disposer à la confiance, se font connaître eux-mêmes par de longs récits que le public écoute, parce qu’ils sont étincelans d’esprit, mais que le tribun devrait subir avec moins de complaisance à cette heure, et au sortir d’un rendez-vous qui le rend en quelque sorte coupable du crime de lèse-majesté. Le jour se lève. La place publique s’emplit alors et prend un aspect qui dramatise assez heureusement le train journalier de la vie antique. Des cliens se rendent par troupes à l’audience du patron ; les élégans se dirigent vers les maisons de bains ; depuis l’esclave, jusqu’à l’agent de l’autorité, chacun reprend machinalement le rôle de la veille qui sera celui du lendemain. Quant à la populace, on la voit se distribuer en groupes, et suivre de l’œil les dés qui roulent sur les dalles du Forum. Pendant ce temps, la boutique du faux barbier s’est ouverte, et les trois étourdis y sont entrés. L’un d’eux, l’épicurien Lépidus, se fait lire les actes diurnaux, tandis qu’il livre son menton à l’épilateur, et chaque nouvelle concernant l’empereur et les affaires publiques lui fournit l’occasion d’un sarcasme et d’une réflexion injurieuse. Il ne tarde cependant pas à sentir qu’il a donné tête baissée dans un piége : sa dernière ressource est de tromper par le suicide la joie cruelle de l’affranchi Protogène ; il adresse à ses amis de touchans adieux, et va se faire ouvrir les veines dans un bain parfumé, se résignant ainsi, en vrai disciple d’Épicure, au sommeil sans rêve qui doit le reposer de la vie. Une émotion pénible dont il est difficile de se défendre, est bientôt effacée par le tumulte populaire. Les clameurs, les fanfares, annoncent la rentrée triomphale de l’empereur après ses prétendus exploits dans les Gaules. On remarque en cet instant un noble Gaulois qui perce la foule et dispute une place pour une jeune et belle femme. Caïus César paraît enfin. Il est debout sur un char traîné par des captifs, et couronné par la Victoire, dont Messaline a emprunté les attributs mythologiques. Des enfans sèment des fleurs sous ses pas ; des jeunes filles chantent des vers à sa louange, et le cortége, traversant lentement le Forum, se dirige vers le Capitole, tandis que des licteurs, conduits par Protogène, portent le corps de Lépidus aux gémonies.

Telle est la conception que M. Dumas a qualifiée de prologue. C’est plutôt, selon nous, un cadre comique où passent successivement tous les personnages du drame qui doit suivre ; c’est une exposition en dehors de la pièce. Ce premier tableau est animé sans confusion, et vrai sans trivialité. Le contraste entre la réalité pittoresque et les souvenirs classiques, entre la Rome de Suétone et celle de Corneille, présentait une antithèse piquante que M. Dumas a su exploiter avec beaucoup de verve et d’esprit, et à laquelle le public a pris un plaisir marqué.

Au début de la tragédie, Junie, la vieille nourrice de l’empereur, est agenouillée devant ses dieux domestiques ; elle leur demande avec ferveur le retour de Stella qu’elle a envoyée dans la Gaule narbonnaise, pour la soustraire aux fantaisies odieuses du vieillard de Caprée. En effet, Stella arrive chez sa mère, en compagnie du Gaulois qui l’a choisie pour épouse. Après une absence de quatre ans, les embrassemens sont tendres, et les confidences inépuisables. Mais Stella abuse peut-être du privilége quand elle paraphrase longuement l’Évangile, et embrouille l’histoire des trois Marie Madeleine pour faire comprendre qu’elle est chrétienne. La digne matrone n’a pas le temps d’exprimer son étonnement. On introduit l’empereur, qui prodigue à sa nourrice des témoignages d’affection filiale, et ne veut pas s’éloigner sans avoir celle qu’il appelle sa sœur. Stella paraît. Sa beauté augmente les désirs que les courtisans ont fait naître. Après le départ de l’empereur, Aquila, c’est le nom du Gaulois, sort avec sa femme et rentre aussitôt couvert de sang. Stella vient de lui être arrachée. Il a dû céder au nombre, mais il est temps encore de faire appel aux amis de sa famille, de poursuivre les ravisseurs. Il s’élance, mais il est retenu sur le seuil par Protogène, que suivent le préteur et quatre cliens. L’affranchi de Caligula réclame effrontément le Gaulois comme esclave, sa propriété ; cette déclaration, confirmée avec serment par les faux témoins, entraîne une sentence qui ravit la liberté à un homme libre. Malgré ses protestations, sa résistance et l’étonnement douloureux qui plaide en sa faveur, l’impétueux Aquila est traîné sans délai sur le marché aux esclaves.

Au second acte, l’empereur est enfermé dans son palais. L’orage gronde et ébranle douloureusement la constitution épileptique de Caligula. Il plie le genou devant les dieux ; mais l’orgueil et le blasphème doivent revenir avec le premier rayon du soleil. La blonde Stella est amenée, et livrée sans défense à un homme qui ose dire à sa sœur de lait, qu’il a beaucoup aimé ses trois sœurs. Ce début fait craindre une lutte effrénée, et on respire quand survient la nourrice qui tombe aux pieds de Caïus, espérant que l’empereur lui fera retrouver sa fille chérie. L’hypocrite pleure avec la pauvre mère, proteste de son empressement à la servir, et lui offre un asile au palais, ce qui n’est qu’une ruse pour la faire garder à vue. Cependant Messaline a compris que les charmes pudiques d’une jeune femme pourraient bien neutraliser les philtres qui lui ont asservi l’ame et les sens de Caligula. Elle déchaîne la sédition pour occuper le monstre, et le distraire de son nouvel amour. Le peuple affamé a mis en fuite les licteurs ; il s’est emparé du consul, et l’a condamné à la périlleuse mission de porter à Caligula ses doléances. Que demande donc ce peuple ? Un sacrifice pour apaiser les dieux que l’empereur a outragés ? Le magnanime Caïus, qui ne sait rien faire à demi, accorde au vœu public une victime humaine : il jette le consul par la fenêtre, et nomme à sa place son cheval Incitatus !

Chœréa reparaît au troisième acte. Dans un temps d’opprobre où la délation est un moyen de fortune assez sûr pour séduire les amis eux-mêmes, Chœréa n’ose ouvrir son cœur qu’en présence des dieux. Incliné et la tête voilée devant ses pénates, il révèle, dans une sorte de confession, que sa servilité apparente cache une ame républicaine. Cependant, malgré sa prudence, le tribun est devenu suspect à Caligula, ou plutôt, à Protogène ; on lui envoie les deux jeunes amis de Lepidus qui se sont imprudemment compromis dans l’émeute. Réduit à se prononcer sur leur sort, il fait taire ses sympathies et les condamne, sacrifice douloureux, mais impérieusement commandé par le grand dessein qu’il médite, car il conspire avec Messaline contre Caligula ; il se flatte même d’avoir rencontré dans l’esclave gaulois, qu’il vient de faire acheter, un fidèle instrument de vengeance ; mais Aquila se souvient que l’empereur s’est assis sous le toit de Junie sa belle-mère, et il se refuse à frapper celui que, dans sa candeur, il respecte comme son hôte. Chœrea immolerait sans doute l’esclave à sa sûreté, sans l’arrivée de Messaline, qui raconte qu’une jeune femme, enlevée la veille, occupe déjà toutes les pensées de Caïus. Le barbare sait enfin le secret de son malheur : il demande un poignard, et se dévoue à la vengeance des conjurés

En effet, il ne tarde pas à être introduit, par la mystérieuse puissance de Messaline, dans une chambre du palais impérial où Stella est retenue. Par quelle fatalité les portes se referment-elles aussitôt ? c’est ce qui n’est pas expliqué au spectateur. Les époux comprennent qu’ils n’ont plus qu’à mourir. Stella, que soutient la ferveur religieuse, détermine Aquila à recevoir le baptême. À vrai dire, la conversion est un peu brusque, et quand le barbare répond Je le crois, aux phrases versifiées du catéchisme, il ressemble moins à un néophyte qu’a un bon mari qui craint de contrarier sa femme. La vertu de l’eau sainte opère néanmoins, et les amans chrétiens se sentent pleins de force en présence du tyran. Caligula exaspéré ordonne poétiquement à ses soldats de séparer le lierre du chêne. Stella est entraînée violemment. Aquila, attaché à une colonne et condamné à voir le supplice d’une épouse adorée, hurle et se tord dans ses liens. Attirée par des cris, la vieille Junie accourt assez tôt pour voir expirer sa fille ; elle pousse un cri de malédiction contre le monstre qu’elle a nourri, et d’un coup de poignard, elle fait tomber la corde qui retenait son fils d’adoption. Cette corde servira plus tard à la vengeance.

Nous retrouvons Caligula dans la salle du festin, mollement couché à la façon antique, et jouissant de tous les raffinemens de la sensualité romaine. Avec Caïus, il n’y a pas de bonne fête sans intermède sanglant. Il veut jouir de l’agonie de quelques condamnés. Le choix tombe sur les jeunes patriciens dont Chœréa a dû prononcer la sentence. L’empereur s’était promis d’offrir en spectacle à ses affranchis deux représentans des nobles familles humiliés et tremblans. Les deux condamnés bravent Caligula et le dévouent hautement aux dieux infernaux. Ce présage fait succéder aux joyeux ébats de l’ivresse des émotions sinistres. Convives et serviteurs se retirent tristement, et Caligula, resté seul, tombe accablé sur son lit. C’est l’instant épié par Junie et Aquila. Ils paraissent, l’une agitant son poignard, l’autre la corde qu’il a conservée. Les cris de Caligula ne servent qu’à attirer plusieurs conjurés. Rome est un instant sans empereur. La première pensée de Chœréa est pour la république ; mais déjà l’éveil a été donné aux prétoriens, qui ont besoin d’un César, et Claude leur a été désigné comme le futur maître du monde. — À moi l’empire se dit Claude tremblant de peur et de surprise, en se voyant élevé, sur le pavois, et Messaline, dans l’orgueil du triomphe laisse échapper le secret de son ambition, en s’écriant : « À moi l’empire et l’empereur ! »

On voit, par cette analyse, que la fantaisie a fourni à l’auteur autant de matériaux que la chronique. Le Caligula de la pièce n’est qu’un odieux tyran, qui n’a plus même la monomanie pour excuse. Ses cruautés, ses railleries atroces, frappent au hasard et impunément patriciens et plébéiens, alliés et ennemis ; et comme l’exécration unanime poursuit le monstre, on ne comprend plus par quel prestige il se soutient au pouvoir. On ne s’explique pas davantage pourquoi l’auteur a substitué à Césonie, figure assez intéressante dans l’histoire, Messaline, dont le nom seul était fait pour effrayer les spectateurs. Sa luxure est loin d’être un ressort indispensable de la conjuration ; et, à vrai dire, l’auteur l’a réduite aux mesquines proportions d’un de ces personnages de mélodrame, qui devinent les secrets de chacun, et devant qui toutes les portes s’ouvrent comme par enchantement. Cette Messaline, qui a surpris les sens de Caligula par des philtres, qui est réellement toute-puissante dans le palais des Césars, a-t-elle grand intérêt à l’élévation de Claude, qui, dans la pièce ne nous est pas présenté comme son mari ? En tous cas, ne serait-il pas plus sûr et plus facile pour elle d’empoisonner la coupe qu’elle présente à l’empereur dans ses orgies, que de solliciter le poignard de Chœréa, qu’elle n’aime pas, puisqu’elle le sacrifie à la fin de la pièce ? Et Chœréa lui-même se peut-il concevoir après la métamorphose qu’il a subie dans le drame ? Le tribun, dans la réalité, devait avoir environ soixante ans, puisqu’il était déjà centenier à l’avènement de Tibère. Son dévouement à la cause des empereurs lui a mérité le poste de confiance qu’il occupe auprès d’eux, et il ne songe à conspirer que du jour où la mauvaise humeur du maître lui fait craindre pour sa sûreté personnelle. Substituez à cet égoïste vulgaire, un Romain fidèle à l’ancien culte de la patrie, et les énigmes se multiplient. Pourquoi se prête-t-il lâchement à des caresses infâmes ? Il n’a pas besoin de Messaline pour atteindre Caligula, puisqu’il est lui-même attaché à sa personne. Chœréa nous semble aussi coupable d’avoir différé pendant quatre ans son généreux projet, et insensé d’en confier l’exécution à un esclave qu’il vient d’acheter, et dont il ne peut apprécier la fidélité. Celui des conjurés qui frappa le coup mortel n’a prêté que son nom au Gaulois de la tragédie. Aquila est un personnage d’invention, neuf au théâtre, et conçu dans le véritable esprit de l’histoire ; son entrée en scène est toujours annoncée dans la salle par un frémissement d’intérêt. La figure de Stella est chaste et gracieuse, quoique un peu pâle. Pour en faire une chrétienne, l’auteur a dû fausser les indications chronologiques, et s’emparer d’une de ces fables religieuses qui eurent cours pendant le moyen-âge, et que le clergé lui-même a repoussées depuis. On regrette que le christianisme de Stella ne soit pas devenu un des ressorts de l’action, et qu’il n’ait fourni que des lieux communs empruntés à cette mythologie religieuse qui est en faveur aujourd’hui. La conversion d’Aquila paraît également incomplète : les premiers chrétiens ne se vengeaient pas de leurs persécuteurs par l’assassinat ; ils marchaient au martyre.

Il y a deux manières de constituer le drame historique. Le plus souvent, on imagine une de ces fables qui n’ont de modèles que dans les annales du théâtre. On combine des évolutions assez multipliées pour tenir le spectateur en haleine ; chaque personnage prend ensuite le ton de son époque, et de son pays, en s’appropriant les mots célèbres, en paraphrasant les chroniques et les documens connus. L’érudition ainsi plaquée est inintelligible pour les ignorans, et sans attraits pour ceux qui savent : l’histoire fait place à une anecdote de pure fantaisie. Les figures historiques, entraînées violemment dans les détours d’une intrigue, n’ont pas le temps de se poser franchement ; elles n’obéissent plus à cette logique instinctive qui préside à l’enchaînement des actions humaines, et à laquelle se mesure toujours la vraisemblance théâtrale. Cette première méthode, la plus expéditive, la plus facile, est celle que M. Dumas paraît avoir suivie. L’autre est plus laborieuse, mais plus sûre : elle consiste à se pénétrer de l’esprit d’un siècle, à saisir son rôle dans la série des âges, autant que l’état de la science historique le permet. Pour le poète qui plonge dans le passé, avec l’intention de le ranimer sur la scène, tout paraît d’abord obscur et confus : mais, s’il persévère, son regard gagne bientôt en pénétration ; les masses se coordonnent, les physionomies se dessinent et livrent à la fin des types parfaitement caractérisés. C’est seulement par la fidèle et vigoureuse personnification de ces types que le drame historique se trouve réalisé.

On a déclaré, par exemple, que le règne du troisième des Césars ne fournissait pas les élémens d’un poème théâtral, parce qu’en effet il ne présente à la première vue qu’une série incompréhensible de crimes et d’inepties, et que Rome, à cette époque, donne l’idée d’un réceptacle d’aliénés. Mais l’étude attentive ne tarde pas à découvrir l’élément dramatique, et la figure de Caligula devient même assez monstrueusement grande, pour emplir la plus vaste scène. L’empereur a perdu la raison par suite d’une maladie ou d’un breuvage, et, comme il arrive d’ordinaire, sa folie n’a fait qu’exaspérer son instinct dominant. En sa qualité d’empereur, il était le représentant des classes opprimées sous l’ancienne constitution ; son bras devait être toujours armé, toujours suspendu sur la tête des patriciens : devenu fou il ne se contente plus de frapper les suspects ; il en fait la risée de la populace ; il les humilie à tel point, que le dernier des esclaves doit s’estimer heureux de n’être pas né sénateur. Chacune des extravagances qui révolteront la postérité, caresse les passions haineuses de la foule. Le Caligula de M. Dumas porte un défi au peuple, quand il lui donne son cheval pour consul ; selon l’histoire, au contraire, le peuple dut battre des mains le jour où le fou arracha les insignes des personnes consulaires qui baisaient la poussière de ses pieds, pour en couvrir le fier Incitatus. L’explication que nous donnons ici du rôle politique de Caligula, n’est pas hasardée, il serait facile de la confirmer par des citations ; de rappeler, par exemple, que l’empereur insulté publiquement, ne dit mot, parce que, ajoute expressément Dion Cassius, il avait affaire à un savetier. Nous le répétons, l’instrument aveugle et déréglé d’une des plus grandes révolutions que l’humanité ait subies, devient éminemment dramatique, dès qu’on entrevoit le ressort de sa puissance, c’est-à-dire, dès qu’on le complète en groupant autour de lui les différens types populaires, le plébéien, le prétorien, l’affranchi, l’esclave, l’étranger mercenaire. Assurément, si M. Alex. Dumas avait étudié son sujet assez long-temps pour arriver à cette perception historique, il eût trouvé une action moins surchargée d’incidens, d’une logique plus satisfaisante, et dans laquelle se fussent merveilleusement encadrées les heureuses figures d’Aquila, de Stella et de Lépidus.

Il n’est pas permis de se prononcer sur le style d’un ouvrage important et de longue haleine d’après une seule audition. Nous nous contenterons de dire que beaucoup de saillies dans le prologue, de traits brillans dans la pièce, ont été applaudis, et que le public a paru agréablement entraîné par le mouvement poétique. La mise en scène et l’exécution ont été satisfaisantes. M. Ligier a lutté avec courage et talent contre les défauts du rôle principal. M. Beauvalet, plus heureusement partagé, a fort bien rendu la physionomie à la fois rude et sympathique d’Aquila. M. Menjaud, qui ne paraît que dans le prologue, joue de manière à faire regretter la mort trop prompte de Lépidus. L’attention du public s’est particulièrement portée sur la débutante. Mlle Ida s’est concilié la bienveillance par un certain charme naïf qui lui appartient, et qui la soutiendra sur notre première scène, surtout si elle parvient à accentuer plus nettement son débit. Pour résumer en deux mots toutes nos impressions, nous dirons que la représentation de Caligula peut être un succès pour la Comédie-Française, mais que nous avons trop bonne idée du talent de M. Dumas pour croire qu’il fait tout ce qu’il peut faire.

A. C. T.