Caliste ou Lettres écrites de Lausanne/Lettre 16

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SEIZIÈME LETTRE


Je vais vite copier une lettre du Bernois que mon cousin vient de m’envoyer.

« Ta parente, Cécile de ***, est la première femme que j’aie jamais désiré d’appeler mienne. Elle et sa mère sont les premières femmes avec qui j’aie pu croire que je serais heureux de passer ma vie. Dis-moi, mon cher ami, toi qui les connais, si je me suis trompé dans le jugement parfaitement avantageux que j’ai porté d’elles ? Dis-moi encore (car c’est une seconde question), dis, sans te croire obligé de détailler tes motifs, si tu me conseilles de m’attacher à Cécile et de la demander à sa mère ? »

Plus bas, mon cousin a écrit : « A ta première question je réponds sans hésiter : oui, et cependant je réponds : non à la seconde. Si ce qui me fait dire non vient à changer, ou si mon opinion à cet égard change, je t’en avertirai tout de suite. »

Il a écrit dans l’enveloppe : « Faites-moi la grâce, madame, de me faire savoir si vous et Mademoiselle Cécile approuvez ma réponse. Supposé que vous ne l’approuviez pas, je garderai ceci, et ferai la réponse que vous me dicterez. »

Cécile est sortie, je l’attends pour répondre.

Elle approuve la réponse. Je lui ai dit : Pensez-y bien, ma chère enfant ! — J’y pense bien, m’a-t-elle répondu. — Ne te fâche pas de ma question, lui ai-je dit : trouves-tu ton Anglais plus aimable ? Elle m’a dit que non. — Le crois-tu plus honnête, plus tendre, plus doux ? — Non. — Le trouves-tu d’une plus belle figure ? — Non. — Tu vivrais, du moins en été, dans le pays de Vaud. Aimerais-tu mieux vivre dans un pays inconnu ? — J’aimerais cent fois mieux vivre ici, et j’aimerais mieux vivre à Berne qu’à Londres. — Te serait-il indifférent d’entrer dans une famille où l’on ne te verrait pas avec plaisir ? — Non, cela me paraîtrait très fâcheux. — S’il est des nœuds secrets, s’il est des sympathies, en est-il ici, ma chère enfant ? — Non, maman. Je ne l’occupe tout au plus que quand il me voit, et je ne pense pas qu’il me préfère à son cheval, à ses bottes neuves, ni à son fouet anglais. Elle souriait tristement, et deux larmes brillaient dans ses yeux. — Ne vous paraît-il pas possible, ma fille, d’oublier un pareil amant ? lui ai-je dit. — Cela me paraît possible ; mais je ne sais si cela arrivera. — Est-il bien sûr que tu te consolasses de rester fille ? — Cela n’est pas bien sûr, c’est encore une de ces choses dont il me semble qu’on ne peut juger d’avance. — Et cependant la réponse ? — La réponse est bonne, maman, et je vous prie d’écrire à mon cousin de l’envoyer. — Écris toi-même, ai-je dit. Elle a fait une enveloppe à la lettre et a écrit en dedans : « La réponse est bonne, monsieur, et je vous en remercie. Cécile de ***. »

la lettre envoyée, ma fille m’a donné mon ouvrage et a pris le sien. — Vous m’avez demandé, maman, m’a-t-elle dit, si je me consolerais de ne pas me marier. Il me semble que ce serait selon le genre de vie que je pourrais mener. J’ai pensé déjà plusieurs fois que, si je n’avais rien à faire que d’être une demoiselle au milieu de gens qui auraient des maris, des amants, des femmes, des maîtresses, des enfants, je pourrais trouver cela bien triste, et convoiter quelquefois, comme vous disiez l’autre jour, le mari ou l’amant de mon prochain ; mais, si vous trouviez bon que nous allassions en Hollande ou en Angleterre tenir une boutique ou établir une pension, je crois qu’étant toujours avec vous et occupée, et n’ayant pas le temps d’aller dans le monde ni de lire des romans, je ne convoiterais et ne regretterais rien, et que ma vie pourrait être très douce. Ce qui manquerait à la réalité, je l’aurais en espérance. Je me flatterais de devenir assez riche pour acheter une maison entourée d’un champ, d’un verger, d’un jardin, entre Lausanne et Rolle, ou bien entre Vevey et Villeneuve, et d’y passer avec vous le reste de ma vie. — Cela serait bon, lui ai-je dit, si nous étions sœurs jumelles ; mais, Cécile, je vous remercie : votre projet me plaît et me touche. S’il était encore plus raisonnable, il me toucherait moins. — On meurt à tout âge, a-t-elle dit, et peut-être aurez-vous l’ennui de me survivre. — Oui, lui ai-je répondu ; mais il est un âge où l’on ne peut plus vivre, et cet âge viendra dix-neuf ans plus tôt pour moi que pour vous. Nos paroles ont fini là, mais non pas nos pensées. Six heures ont sonné, et nous sommes sorties, car nous ne passons plus de soirées à la maison, à moins que nous n’ayons véritablement du monde, c’est-à-dire des femmes aussi bien que des hommes. Jamais je n’étais moins sortie de chez moi que pendant le mois passé, et jamais je ne suis tant sortie que ce mois-ci. La retraite était une affaire de hasard et de penchant ; la dissipation est une tâche assez pénible. Si je n’étais pas la moitié du temps très inquiète dans le monde, je m’y ennuierais mortellement. Les intervalles d’inquiétude sont remplis par l’ennui. Quelquefois je me repose et me remonte en faisant un tour de promenade avec ma fille, ou bien, comme aujourd’hui, en m’asseyant seule vis-à-vis d’une fenêtre ouverte qui donne sur le lac. Je vous remercie, montagnes, neige, soleil, de tout le plaisir que vous me faites. Je vous remercie, auteur de tout ce que je vois, d’avoir voulu que ces choses fussent si agréables à voir. Elles ont un autre but que de me plaire. Des lois auxquelles tient la conservation de l’univers font tomber cette neige, et luire ce soleil. En la fondant, il produira des torrents, des cascades, et il colorera ces cascades comme un arc-en-ciel. Ces choses sont les mêmes là où il n’y a point d’yeux pour les voir ; mais, en même temps qu’elles sont nécessaires, elles sont belles. Leur variété aussi est nécessaire, mais elle n’en est pas moins agréable, et n’en prolonge pas moins mon plaisir. Beautés frappantes et aimables de la nature ! Tous les jours mes yeux vous admirent, tous les jours vous vous faites sentir à mon cœur !