Calligrammes/Un fantôme de nuées

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Calligrammes
Poèmes de la paix et de la guerre (1913-1916)
Mercure de France (p. 51-55).
UN FANTÔME DE NUÉES


Comme c’était la veille du quatorze juillet
Vers les quatre heures de l’après-midi
Je descendis dans la rue pour aller voir les saltimbanques


Ces gens qui font des tours en plein air
Commencent à être rares à Paris

Dans ma jeunesse on en voyait beaucoup plus qu’aujourd’hui

Ils s’en sont allés presque tous en province


Je pris le boulevard Saint-Germain

Et sur une petite place située entre Saint-Germain-des-Prés et la statue de Danton

Je rencontrai les saltimbanques


La foule les entourait muette et résignée à attendre
Je me fis une place dans ce cercle afin de tout voir


Poids formidables,

Villes de Belgique soulevées à bras tendu par un ouvrier russe de Longwy

Haltères noirs et creux qui ont pour tige un fleuve figé

Doigts roulant une cigarette amère et délicieuse comme la vie



De nombreux tapis sales couvraient le sol
Tapis qui ont des plis qu’on ne défera pas

Tapis qui sont presque entièrement couleur de la poussière

Et où quelques taches jaunes ou vertes ont persisté
Comme un air de musique qui vous poursuit


Vois-tu le personnage maigre et sauvage
La cendre de ses pères lui sortait en barbe grisonnante
Il portait ainsi toute son hérédité au visage
Il semblait rêver à l’avenir
En tournant machinalement un orgue de Barbarie
Dont la lente voix se lamentait merveilleusement
Les glouglous les couacs et les sourds gémissements


Les saltimbanques ne bougeaient pas

Le plus vieux avait un maillot couleur de ce rose violâtre qu’ont aux joues certaines jeunes filles fraîches mais près de la mort
Ce rose-là se niche surtout dans les plis qui entourent souvent leur bouche

Ou près des narines
C’est un rose plein de traîtrise


Cet homme portait-il ainsi sur le dos
La teinte ignoble de ses poumons


Les bras les bras partout montaient la garde


Le second saltimbanque
N’était vêtu que de son ombre
Je le regardai longtemps
Son visage m’échappe entièrement
C’est un homme sans tête


Un autre enfin avait l’air d’un voyou
D’un apache bon et crapule à la fois
Avec son pantalon bouffant et les accroche-chausettes

N’aurait-il pas eu l’apparence d’un maquereau à sa toilette



La musique se tut et ce furent des pourparlers avec le public
Qui sou à sou jeta sur le tapis la somme de deux francs cinquante

Au lieu des trois francs que le vieux avait fixés comme prix des tours



Mais quand il fut clair que personne ne donnerait plus rien

On se décida à commencer la séance

De dessous l’orgue sortit un tout petit saltimbanque habillé de rose pulmonaire

Avec de la fourrure aux poignets et aux chevilles
Il poussait des cris brefs
Et saluait en écartant gentiment les avant-bras
Mains ouvertes


Une jambe en arrière prête à la génuflexion
Il salua ainsi aux quatre points cardinaux
Et quand il marcha sur une boule

Son corps mince devint une musique si délicate que nul parmi les spectateurs n’y fut insensible

Un petit esprit sans aucune humanité
Pensa chacun
Et cette musique des formes
Détruisit celle de l’orgue mécanique
Que moulait l’homme au visage couvert d’ancêtres

Le petit saltimbanque fit la roue
Avec tant d’harmonie
Que l’orgue cessa de jouer
Et que l’organiste se cacha le visage dans les mains
Aux doigts semblables aux descendants de son destin
Fœtus minuscules qui lui sortaient de la barbe
Nouveaux cris de Peau-Rouge
Musique angélique des arbres
Disparition de l’enfant


Les saltimbanques soulevèrent les gros haltères à bout de bras

Ils jonglèrent avec les poids


Mais chaque spectateur cherchait en soi l’enfant miraculeux

Siècle ô siècle des nuages