Candide, ou l’Optimisme/Beuchot 1829/Chapitre 2
Ce que devint Candide parmi les Bulgares.
Candide, chassé du paradis terrestre, marcha longtemps sans
savoir où, pleurant, levant les yeux au ciel, les tournant
souvent vers le plus beau des châteaux qui renfermait la plus
belle des baronnettes ; il se coucha sans souper au milieu des
champs entre deux sillons ; la neige tombait à gros flocons.
Candide, tout transi, se traîna le lendemain vers la ville
voisine, qui s’appelle Valdberghoff-trarbk-dikdorff, n’ayant
point d’argent, mourant de faim et de lassitude. Il s’arrêta
tristement à la porte d’un cabaret. Deux hommes habillés de bleu
le remarquèrent : Camarade, dit l’un, voilà un jeune homme très
bien fait, et qui a la taille requise ; ils s’avancèrent vers
Candide et le prièrent à dîner très civilement.--Messieurs, leur
dit Candide avec une modestie charmante, vous me faites beaucoup
d’honneur, mais je n’ai pas de quoi payer mon écot.--Ah !
monsieur, lui dit un des bleus, les personnes de votre figure et
de votre mérite ne paient jamais rien : n’avez-vous pas cinq pieds
cinq pouces de haut ? --Oui, messieurs, c’est ma taille, dit-il en
faisant la révérence.--Ah ! monsieur, mettez-vous à table ; non
seulement nous vous défrayerons, mais nous ne souffrirons jamais
qu’un homme comme vous manque d’argent ; les hommes ne sont faits
que pour se secourir les uns les autres.--Vous avez raison, dit
Candide ; c’est ce que M. Pangloss m’a toujours dit, et je vois
bien que tout est au mieux. On le prie d’accepter quelques écus,
il les prend et veut faire son billet ; on n’en veut point, on se
met à table. N’aimez-vous pas tendrement ?….--Oh ! oui,
répond-il, j’aime tendrement mademoiselle Cunégonde.--Non, dit
l’un de ces messieurs, nous vous demandons si vous n’aimez pas
tendrement le roi des Bulgares ? --Point du tout, dit-il, car je ne
l’ai jamais vu.--Comment ! c’est le plus charmant des rois, et il
faut boire à sa santé.--Oh ! très volontiers, messieurs. Et il
boit. C’en est assez, lui dit-on, vous voilà l’appui, le
soutien, le défenseur, le héros des Bulgares ; votre fortune est
faite, et votre gloire est assurée. On lui met sur-le-champ les
fers aux pieds, et on le mène au régiment. On le fait tourner à
droite, à gauche, hausser la baguette, remettre la baguette,
coucher en joue, tirer, doubler le pas, et on lui donne trente
coups de bâton ; le lendemain, il fait l’exercice un peu moins
mal, et il ne reçoit que vingt coups ; le surlendemain, on ne lui
en donne que dix, et il est regardé par ses camarades comme un
prodige.
Candide, tout stupéfait, ne démêlait pas encore trop bien comment il était un héros. Il s’avisa un beau jour de printemps de s’aller promener, marchant tout droit devant lui, croyant que c’était un privilège de l’espèce humaine, comme de l’espèce animale, de se servir de ses jambes à son plaisir. Il n’eut pas fait deux lieues que voilà quatre autres héros de six pieds qui l’atteignent, qui le lient, qui le mènent dans un cachot. On lui demanda juridiquement ce qu’il aimait le mieux d’être fustigé trente-six fois par tout le régiment, ou de recevoir à-la-fois douze balles de plomb dans la cervelle. Il eut beau dire que les volontés sont libres, et qu’il ne voulait ni l’un ni l’autre, il fallut faire un choix ; il se détermina, en vertu du don de Dieu qu’on nomme liberté, à passer trente-six fois par les baguettes ; il essuya deux promenades. Le régiment était composé de deux mille hommes ; cela lui composa quatre mille coups de baguette, qui, depuis la nuque du cou jusqu’au cul, lui découvrirent les muscles et les nerfs. Comme on allait procéder à la troisième course, Candide, n’en pouvant plus, demanda en grâce qu’on voulût bien avoir la bonté de lui casser la tête ; il obtint cette faveur ; on lui bande les yeux ; on le fait mettre à genoux. Le roi des Bulgares passe dans ce moment, s’informe du crime du patient ; et comme ce roi avait un grand génie, il comprit, par tout ce qu’il apprit de Candide, que c’était un jeune métaphysicien fort ignorant des choses de ce monde, et il lui accorda sa grâce avec une clémence qui sera louée dans tous les journaux et dans tous les siècles. Un brave chirurgien guérit Candide en trois semaines avec les émollients enseignés par Dioscoride. Il avait déjà un peu de peau et pouvait marcher, quand le roi des Bulgares livra bataille au roi des Abares.
CHAPITRE III.
Rien n’était si beau, si leste, si brillant, si bien ordonné que les deux armées. Les trompettes, les fifres, les hautbois, les tambours, les canons ; formaient une harmonie telle qu’il n’y en eut jamais en enfer. Les canons renversèrent d’abord à peu près six mille hommes de chaque côté ; ensuite la mousqueterie ôta du meilleur des mondes environ neuf à dix mille coquins qui en infectaient la surface. La baïonnette fut aussi la raison suffisante de la mort de quelques milliers d’hommes. Le tout pouvait bien se monter à une trentaine de mille âmes. Candide, qui tremblait