Captive et bourreau/08

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La Gazette des campagnes (p. 41-52).

V

PREMIÈRES FLAMMES.


Vite, mon George, lève, voilà le premier coup de la messe. C’est dimanche aujourd’hui.

Ces dernières paroles tombèrent sur la tête de George, comme une douche d’eau froide. Déjà, en effet, sur la route s’avançaient, qui à pied, qui en calèche, qui à cheval, les habitants de la paroisse. Tous se hâtent lentement. Les chevaux, frais et pimpants, rongent le mors, car leurs maîtres les retiennent pour les laisser aller leur train lorsqu’ils seront au fort du village. Allons ! la tête de cette colonne mobile et impatiente se met en branle, et le mouvement et la vitesse se communiquent de l’un à l’autre, comme dans un convoi de chemin de fer ; ce n’est bientôt plus qu’un tourbillon de poussière.

Il faut voir ce remue-ménage, ce brouhaha indescriptible à la porte de l’église. Ce ne sont que hennissements, rires, appels et éclats de voix fortes et sonores. C’est un vacarme assourdissant qui nous tombe sur les nerfs et chatouille plus ou moins harmonieusement le tympan de l’oreille. Enfin les chevaux sont attachés, frottés et vantés juste au moment du deuxième coup. Il reste encore une demi-heure avant la messe. Voyez-les se rassembler, se réunir par groupes qui se meuvent comme une marée montante. On y parle de tout, à tort et à travers ; les chevaux y ont une large place ; tandis que les commères jasent de petits scandales de la semaine, qu’ils ont déjà augmenté d’une verge et plus. Il faut ça pour passer le temps. Pauvres femmes à la langue mauvaise, je vous aime mieux seules qu’accouplées avec un être qui ne vous le cède en rien. Autrefois on avait les commères en jupons, aujourd’hui nous en avons en jupons et en culottes : des hommes. Ce n’est pas leur nom. La langue leurs a été donnée pour un plus noble rôle. Ils n’ont pas l’air à le savoir quand ils ébruitent tous ces petits événements qui prennent les proportions d’un scandale dans leur esprit étroit.

Comme on se sépare avec peine, quand le dernier coup nous rappelle que le Saint Sacrifice de la Messe va commencer ; il faut que le porteur de la bande rouge et du bâton bleu vienne leur crier de rentrer à l’église avant qu’ils se désorganisent, tant est grande l’attraction de la communauté.

Ce jour là les choses se passèrent comme de coutume, à la porte de l’église ; s’il y eut une différence, c’est que le constable fut obligé de crier un peu plus fort : « Entrez mes amis, entrez ! » Le jour était si beau ! le soleil faisait si bien resplendir tout ce qui n’était pas or. Quel temps superbe comme le dit si bien notre bon habitant. On sentait un sang chaud couler par toutes les veines. En chaire, le noble curé de la paroisse parla longuement du respect qu’on devait à l’autorité. Oh ! nous étions alors dans ces jours sombres où notre pays semblait enveloppé d’un épais suaire, où nous étions en lutte contre l’élément anglais qui voulait alors mettre le pied sur la gorge du peuple canadien. Mais


Nos pères, sortis de la France,
Étaient l’élite des guerriers,
Et les enfants de leur vaillance
N’ont jamais flétri les lauriers.


Le peuple Canadien était trop fier de sa langue, de ses institutions et de ses lois, lui qui portait si haut le noble étendard national, pour courber le front devant un ennemi supérieur en nombre, et que les circonstances ont prouvé n’être pas supérieur en bravoure et en intelligence.

Après la messe, les nouveaux arrivés, George et Mélas, attirèrent de toute part une attention marquée ; le bon accueil que leur fit surtout le notaire Boildieu, qui vint leur serrer la main, les remplit de joie. On cause un peu de chose et d’autre, et au moment de partir, M. le Notaire, avec une grâce exquise, les invita pour le soir, à venir veiller en famille. Vous serez chez vous, messieurs les nouveaux paroissiens. Notre hospitalité est simple, mais elle est cordiale.

C’est l’hospitalité canadienne, M. Boildieu, que vous pratiquez, lui dit Mélas.

Sur ce, on porta la main au chapeau et l’on s’éloigna. La grande place de l’église devint bientôt vide de toutes grandes personnes. Seuls les enfants y folâtraient dans l’herbe soyeuse et verte.

Il est huit heures du soir, et M. le curé vient de partir de chez M. le Notaire Boildieu. Il aurait voulu rester plus longtemps, passer la veillée, mais cela lui était impossible.

Mélas est le premier rendu ; sa bonne mère l’accompagne à ce rendez-vous de famille, où l’on est certain d’y voir régner cette joie intime, ce sans-gêne familier qui nous fait dire : Chez nous ! chez nous ! Il est tout frais, ce cher Mélas. Bien mis ; sa charpente massive disparaît sous le charme intérieur dont il s’était plu à s’entourer. Rien de recherché, rien de surchargé ; tout était naturel : c’était un bon point en sa faveur. On le remarqua, et il le sut.

Restait George. Il ne tarda pas à apparaître au fond de l’allée qui mène, à travers deux rangées d’arbres, à la porte d’entrée de la maison du Notaire.

— Vous êtes en retard, George, lui dit Mme Boildieu.

— Moi ?

— Oui ; il est huit heures et demie !

— Oh ! alors, pardonnez-moi.

— Vous êtes tout pardonné. C’était le plaisir de vous voir qui m’a porté à vous parler ainsi. D’ailleurs, vous voir avec votre ami, au milieu de nous, efface tout cela.

— Si j’avais écouté ce sentiment, Madame, celui qui nous rend heureux de nous voir au milieu de vous, j’aurais devancé Mélas ; mais ma mère voulait venir, puis elle se décida à rester à la maison, vu que mon père n’était pas bien.

À peine achevait-il ces paroles que le mot : Alexandrine, vint frapper à ses oreilles. C’était Mélas qui souhaitait le bonjour à la charmante enfant que nos lecteurs connaissent déjà, cette fille unique, l’idole d’un père à l’aise et d’une mère vénérable et pieuse.

George, peu fait encore aux exigences ordinaires d’une présentation, ne put que balbutier une froide parole de compliment, sur le bonheur qu’il éprouvait de la revoir ; mais en retour il lui donna une forte poignée de main.

Alexandrine avait tout pour elle, ce soir là. La chère petite fille d’Ève, elle savait quoi faire pour séduire et fasciner. Robe de soie bien unie, collier de grenat, bracelets d’or, anneaux de prix, dentelles blanches tranchant bien sur le noir de sa robe ; tout cela arrangé avec cette coquetterie féminine, avec cet art qui défie toute critique. Et puis ses yeux, son front, et cette bouche où ne se voit pas l’amer rictus de la haine ou de la vengeance, tout cela à tordre le coup à un amoureux fou. Il s’échappait de sa personne je ne sais quel charme séduisant, comme ces parfums qui s’échappent d’une robe à distance. Il régnait sur son front quelque chose de fascinateur qui jetait dans l’extase. Un attrait mystérieux entraînait vers elle, comme l’aimant attire le fer. Elle n’avait pas cette grâce étudiée, cet air de coquetterie raffinée, ces allures de femmes mondaines ; elle était affable et spirituelle, sans être mordante en raillerie ; la légèreté n’avait jamais effleuré son front : c’était là le mystère de cet attrait. On sentait que son âme était bonne, son cœur courageux et pur, sa pensée limpide comme le ciel tant vanté d’Italie.

Quelle ne fut pas l’émotion de Mélas, en présence de cette adorable enfant ! C’est lui qui eut le premier la conversation avec elle. Il y mit tant de finesse, elle y révéla une telle aptitude, une telle bonté d’âme, un tel engouement modéré par le savoir vivre, que Mélas, ravi, comprimait les battements de son cœur. Il bénissait déjà le ciel d’avoir mis sur sa route cet ange de grâce et de cœur qui lui souriait si tendrement. Il n’avait jamais songé à l’amour, à cet incendie qui s’allume si subitement et dévore, comme un poison infiltré dans les veines. Ce soir là, il connut la mystérieuse influence de cette passion qui fait souffrir autant et plus encore qu’elle fait jouir, qu’elle rend heureux. Déjà, sans s’en apercevoir, il glissait sur cette pente facile. Il était suspendu avec son cœur aux lèvres de cette enfant qui lui parlait avec son âme. Il l’aimait éperdument, ne voyait plus qu’elle. Le bonheur le rendait fou ; il y avait des concerts dans son âme, et son cœur nageait au sein de jouissances sans pareilles.

Et George, lui ? Dans un coin du vaste salon meublé à l’antique, près du piano d’un âge respectable, il causait de choses et d’autres avec M. Boildieu ; on parlait surtout de la politique d’alors. C’était un thème inépuisable : Les patriotes avaient des moments passionnés, des expressions brûlantes de patriotisme et d’indignation. George n’était pas tellement enfoncé dans la discussion, tellement absorbé dans son sujet, qu’il ne put pas glisser parfois un regard furtif vers les jeunes gens qui paraissaient oublier l’heure, tant ils semblaient plongés dans une conversation non oiseuse. Comme il aurait voulu être là, lui aussi ! Comme il enviait le sort de Mélas auprès de cette jeune fille qu’il ne faisait que connaître, et dont le regard l’avait blessé dans l’âme. Comme ces fleurs qui ferment leurs corolles, quand la brise souffle trop fort, le cœur de George se replia sur lui-même et consulta ses forces quand il sentit les premières étreintes de l’amour. Un moment lui suffit.

Le sort en est jeté, se dit-il, comme autrefois César au passage du Rubicon. Je veux me livrer tout entier à cette idée : « Toucher son cœur pour l’unir au mien qu’elle a blessé déjà d’une blessure qui, je le sens, ne saurait se refermer même sous les coups de sa froideur. »

Oh ! les âmes de vingt ans ! c’est une cire molle qui se façonne à toutes les nécessités, qui revêt toutes les formes que lui fait prendre l’amour, ce je ne sais quoi qui fait jouir et souffrir : mélange de lie et de baume, que recherchent les hommes avec avidité.

Où va donc Alexandrine qui traverse le salon, avec cette démarche noble, ce laisser aller un peu sans gêne qui lui donne la souplesse d’un saule ? On vient de la prier de chanter, Son père a insisté pour qu’elle chantât, et c’est pourquoi elle gagne le piano auprès duquel George, tout rêveur, se sent joyeux de cette arrivée qui va lui permettre de lui adresser la parole.

En vain, les paroles, montent du cœur aux lèvres de George, le trouble de son âme lui ferme la bouche. Enfin, rompant le silence :

— Je suis doublement heureux, mademoiselle !

— Vraiment ? On ne le dirait pas à vous voir tout rêveur, écoutant à peine mon père, qui vous parlait.

— Vous vous en êtes aperçu ?

— Dites-moi donc ce que ne voit pas l’œil d’une femme ?

Ces paroles, dites avec engouement et accompagnées d’un regard si doux, trouva déjà le chemin si facile du cœur de George. Elle ne savait pas, la chère enfant, le trouble qu’elle avait jeté dans ces deux jeunes âmes, encore au seuil de la vie.

Comme M. Boildieu rentrait au salon, après s’en être absenté, quelques instants, Alexandrine commença de sa voix douce comme la brise du soir dans la ramée, une romance sentimentale des grands maîtres d’alors ; puis, passant du grave au léger, ce fut bientôt que trilles harmonieux, expressifs, tendres et passionnés à la fois. La musique enjouée aidant au timbre de sa voix et à la grâce de son chant, Alexandrine sut ravir et mériter de sincères félicitations. On ne connaissait pas ces impressions banales d’une froide politesse, expressions consacrées par une répétition devenue mode. Elle finissait à peine sa chanson, ses doigts légers et distraits improvisant un chant devenu plus grave, quand elle entendit ces mots, aussi doux qu’une harpe éolienne :

— Oh ! Mademoiselle, j’aurais voulu prendre votre âme, si elle s’était échappée au milieu de votre chanson.

— Vous auriez eu fort à faire, M. George, car voyez-vous, c’est quelque chose de subtil ; vous devez savoir cela, vous qui avez fait votre philosophie ?

Tout en parlant ainsi, elle quittait son siège et venait s’asseoir auprès de George, tout interdit à cette marque d’estime.

— Mademoiselle, le sceptique en vous entendant, croirait à Dieu. Votre voix, surtout à l’église, modulant le « Requiem » de Mozart, ravirait au troisième ciel, comme le fut St Pierre. Moi, je crois plus, votre chant me dit la bonté de votre cœur, car il me semble qu’il n’y a que les cœurs aimants et sincères qui peuvent faire passer ainsi leur âme dans un chant mélodieux par sa nature.

Que de choses agréables vinrent alors les unir dans une conversation où Alexandrine avait toujours la palme. Pauvre Mélas ! il avait eu le bonheur de voir Alexandrine tout auprès de lui, c’était au tour de George maintenant. C’était au tour de Mélas à soupirer et à lancer des œillades aux nouveaux heureux. Il enviait, lui aussi, les heures heureuses qui coulèrent si rapides pour George et si lentes pour lui-même, relégué dans un coin, écoutant les interminables paroles du Notaire Boildieu, sur les emprisonnements que le tyran Craig exerçait au mépris de toute bonne et saine politique. Les paroles du Notaire se perdent au milieu de ses idées confuses ; il ne voit qu’Alexandrine, dans tout ce qu’il pense, dit ou fait. C’est elle qui est là. Elle lui a parlé si tendrement, il souffre comme si elle lui avait enlevé, avec son départ, une partie de lui-même. Il aurait voulu lui dire qu’il l’aimait, mais toujours les mots brûlants expiraient sur ses lèvres. Comme il maudissait sa timidité en voyant que George allait peut être le devancer auprès d’Alexandrine. Il n’avait pas à en douter : Mélas comprenait que George, par ses regards et ses moindres gestes, avait au cœur ce que Mélas ressentait lui-même : une passion qui fait tant souffrir quand elle ne rencontre que froideur, indifférence ou mépris de son objet.

Pauvre Mélas ! voilà à peine deux heures qu’il a ressenti les premières atteintes de ce mal universel, que déjà il est à la torture. Hélas ! tu ne connais donc pas ce que c’est que d’aimer. Tu haïrais même cette femme de toute ton âme, qu’elle exciterait encore ta jalousie et te mettrait à la torture, en la voyant proférer un autre, si tu l’as aimée sincèrement.

Tout le monde semblait ignorer que des douleurs sourdes, mais aiguës, planaient au-dessus de la tête de certains êtres faisant à cette heure partie de la réunion intime. Néanmoins, il y eut de l’entrain et de la gaieté.

Mélas voyant un rival dans George, fit fortune contre bon cœur. Il sut être gai, amusant et instructif. Il avait une tête ce Mélas ! George plus timide, moins causeur, soupirait plutôt ses paroles méditées et calculées, qu’il ne parlait réellement.

Enfin, il était tard ; il fallait se séparer. Comme on se pressait déjà la main, M. le Notaire arriva tout joyeux, et après quelques paroles de compliments à l’adresse des deux jeunes gens dont il semblait fier, il les invita à une partie de plaisir sur l’île, le jeudi de la même semaine. On fut tout heureux, le départ fut cordial.

— Comment la trouves-tu, Georges ?

— Admirable, mon cher.

— Et toi ?

— Moi aussi.

— C’est heureux que nous soyons si bien reçus, n’est-ce pas, Mélas ?

— Oui, George. J’en connais toute l’importance. M. le Notaire est un homme rangé, il peut nous faire du bien. Nous ne débutons pas mal dans le monde, George ?

— Il n’est pas donné à tout le monde de faire ses études, Mélas ; c’est bien le moins qu’on sache récompenser le mérite des études en nous donnant certaines marques d’estime.

— Des marques d’estime, George ? tu n’as pas à te plaindre pour ce soir.

Les deux jeunes gens allaient se séparer, quand ces paroles longtemps méditées, tombèrent des lèvres de Mélas qui en resta tout interdit.

— Aurais-tu à te plaindre, Mélas, toi mon ami ? Tu as été reçu comme moi. On a été empressé pour toi ; même tu as eu les prémices en tout ; Mlle Alexandrine n’a-t-elle pas été la plus aimable des créatures avec toi dès le début de notre soirée ?

— Voyons, George, ne prends pas la mouche si vite. Je parlais comme tous les hommes ; tu sais bien comme notre pauvre nature est ainsi faite : on croit son voisin ou son ami toujours plus heureux que nous mêmes. Voilà l’explication de mes paroles. Allons, George, pas de nuage. Bonsoir, et à jeudi.

— À jeudi, Mélas.

On se répara. Un soupir oppressé entrouvrit les lèvres de Mélas se rendant chez lui, qui était la maison voisine. Comme les cieux sont limpides, se dit-il, et comme mon âme est agitée ! Pourquoi l’avoir vue pour l’aimer ?