Captive et bourreau/21

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La Gazette des campagnes (p. 148-155).

III

SOUS LA TENTE.


Quand le canot que montait Mélas et ses séides eut quitté le rivage, emportant la pauvre petite victime, on réussit à se maintenir à la mer. Le Crochu en avant, la Chouette au gouvernail, et au milieu Mélas, tenant dans ses bras la petite Armande qu’endormait le balancement du canot à la mer. La position était difficile ; il fallait de l’énergie et du courage. Néanmoins le bandit avait un rictus amer sur les lèvres, en voyant tout près de lui une partie de celle qui avait dédaigné ses avances et qu’il avait juré de punir de ses dédains.

Les voilà donc partis, suivant le courant qui les mène. Déjà, à droite, le phare de l’Île Verte montre dans la nuit son grand œil vif et clair, dont les rayons se profilent sur la mer et laissant une traînée lumineuse. Comme le soleil allait se lever, ils approchaient la terre ferme du Bic. Il fallait user de précautions, car on avait vu à terre, non loin de l’Îlet-au-massacre, une cabane de sauvage, érigée au pied d’un cran. Ils arrivèrent donc, en se dissimulant, à l’Îlet-au massacre, et y attendirent le baissant pour se rendre à Betsiamites où ils devaient rejoindre la tribu.

L’enfant fatiguée, s’était endormie ; mais à peine eut on touché à terre, qu’elle s’éveilla et commença à pleurer. Mélas pâlit ; il craignait que les cris de l’enfant fussent entendus. Prenant une vieille couverture, il en couvrit la tête de l’enfant dont les cris se trouvèrent éteints, et tous rentrèrent sous les voûtes sombres de la caverne, célèbre par le massacre de sauvages qui s’y étaient réfugiés. C’est une grotte peu spacieuse, suintant l’humidité et rendue dangereuse par les blocs de pierre qui peuvent parfois s’en détacher. La pauvre petite Armande pleurait toujours, et on entendait distinctement le cri de « maman, » à travers ses sanglots. Mélas, les yeux rivés sur ce petit corps frêle et tout frissonnant de l’air humide de la grotte, ne paraissait pas plus ému que le rocher auquel il était adossé.

Le Visage-pâle a le cœur dur comme une pierre à fusil, car il semble ne pas écouter la plainte de la colombe ravie au colombier, dit la Chouette.

— Ainsi je fais avec mes ennemis, répond Mélas. Laisse la colombe pleurer ; quand elle sera épuisée, elle taira ses cris.

La Chouette eut un regard compatissant pour l’enfant.

Horreur ! un sauvage non civilisé, un enfant des bois, montrer plus de cœur que le Visage-pâle, élevé parmi le monde chrétien et civilisé ! Quel contraste ! Oh ! mes chers enfants des bois, votre cœur magnanime, rempli de passions, peut parfois s’égarer de la bonne voie ; mais vous pouvez en remontrer par les bons sentiments, à bien de nos compatriotes qui ont une âme de boue. La nature, votre grande institutrice, vous a bercés, dès vos premiers pas dans la vie, et elle a mis en vous une corde sensible qu’on ne trouve pas toujours chez les Visages pâles. Vous êtes plus grands dans votre héroïsme, que vous avez été moins privilégiés du ciel que mes compatriotes qui ont abusé de ce que le bon Dieu leur avait départi.

La Chouette se leva lentement et sortit avec précaution. Il revint bientôt avec quelques fruits qu’il fit manger à l’enfant qui se prit à sourire à ce sauvage qui lui faisait tant peur auparavant.

Mélas, le front ridé, la main droite dans les cheveux, regardait ce tableau vivant : Une enfant frêle comme un roseau, nourrie par un sauvage dont le cœur, meilleur encore que le sien, s’était laissé attendrir par les cris de la victime.

Quelque temps après cette petite scène, nos voyageurs se rembarquaient avec le baissant qui les aida beaucoup à gagner Betsiamites, où ils arrivèrent un peu avant que le soleil passa au zénith.

L’enfant fut débarqué et emporté quasi secrètement sous la tente où l’attendait une vieille sauvagesse qui avait été jongleuse autrefois, ; et que la religion avait ramenée à de meilleurs sentiments, tout en lui laissant une certaine dose de faiblesse plus qu’apparente en présence de l’eau de l’eau-de-vie (rhum). On peut dire, sans médisance, qu’elle avait en germe (et quelques-unes développées) toutes les mauvaises passions du cœur humain. Elle accueillit l’enfant avec une certaine joie.

Quand la tigresse a passé l’âge de la maternité, dit elle, si elle rencontre le petit de l’ours, elle le lèche et se plaît à rester auprès de lui. Moi je suis une vieille tigresse au front ridé, à la peau parcheminée ; eh ! bien, j’aimerai cette enfant comme la perdrix peut aimer ce qu’elle a couvé et qui n’est pas de sa race, de sa tribu. C’est une fleur enlevée à quelque oasis, eh ! bien elle réjouira la vue de la vieille jongleuse.

Écoute femme, dit Mélas, je vais rester ici, avec toi ; tu auras soin de l’enfant comme toutes les sauvages de la tribu ont soin des leurs, mais prends garde à ta maudite langue. Que l’eau de feu des traiteurs ne la délie pas ou sinon tu pourrais bien aller rejoindre les mânes de tes aïeux. Il est des bêtes qui, se voyant au pouvoir de leur ennemi, se soumettent à ses désirs, quitte à les mordre plus tard dans l’occasion. N’essaie par ce métier là. Tiens ta promesse et sois y fidèle. Tu élèveras cette enfant sans ménagement. C’est une enfant maudite qui doit souffrir pour expier… et il sortit, ne pouvant en dire davantage.

Quand Mélas revint au wigwam, il avait vu ses deux bras droits, solder leur compte et avait reçu d’eux la promesse qu’ils ne diraient à personne l’aventure arrivée. Ils devaient se contenter de dire que cette nouvelle arrivée avait été abandonnée et recueillie par eux par pitié.

Comme le soleil allait disparaître sur les lèvres de l’horizon, le voile qui servait de porte au wigwam de Mélas se souleva, et un enfant de dix ans entra : Kouil ! Kouil ! dit-il en franchissant le seuil de la cabane.

Quel bel enfant pour un sauvage. Quel front développé, quels yeux avec reflet d’acier ! Les membres sont robustes comme ceux du bison, aussi l’appelle-t-on Bison-des-Plaines. Sa tête est bien posée sur ses épaules solides. On dirait un cèdre altier, couronné d’une épaisse chevelure. Il n’a que dix ans, mais dans la tribu on dit que son esprit a la sagesse des grands Sagamos, et sa poigne a la force des serres de l’aigle des montagnes.

— Tu as été presque une demi lune absent, frère, dit-il à Mélas qui ne répondait pas.

Cette visite l’importunait, et il ne le cachait pas.

Tiens, dit l’enfant, une petite visage-pâle ! Pauvre petite fleur, tu vas perdre tes couleurs au milieu de nous ! Tu as pris cela de l’autre côté du grand lac, frère ? Là bas où les terres semblent monter vers le ciel ; et il montrait la côte Sud.

Mélas resta coi. Bison-des-Plaines comprit, au regard de Mélas, que ce dernier n’aimait pas qu’on le questionna à ce sujet.

— Bison-des-Plaines gênait-il son frère le Hibou (c’était le nom que la tribu avait donné à Mélas à cause de la courbure de son nez et de ses yeux ronds) ?

— Le renard qui rôde autour du poulailler gêne toujours le maître, dit Mélas d’un air moqueur.

— Eh ! bien, avant de quitter ton wigwam, Bison-des-Plaines voudrait dire à son frère qu’il trouve drôle que le Hibou adopte les enfants de l’aigle, lui qui craint les visages-pales. Ne t’ai je pas vu fuir les blancs, comme l’oiseau de nuit qui crie au-dessus de ma cabane quand le feu brûle à la porte, fuit à la vue du chasseur ? Tu craignais les Visages-pâles comme l’on craint l’homme de la prière ; tu redoutais leur morsure, comme celle du serpent que ne peuvent guérir les amulettes de nos jongleurs.

— Ferme ta bouche pleine de fiel, dit Mélas, jamais les abeilles ne se poseront sur tes lèvres, car elles y mourraient. Depuis quand Bison-des-Plaines se permet-il de venir insulter le Hibou dans sa cabane ? Mais l’aigle méprise le ver de terre qui rampe dans l’herbe ; voilà pourquoi je n’ai pas marqué ta joue d’un soufflet.

— Oh ! oh ! j’ai vu dans la forêt un ver se mettre au pied d’un arbre géant, et après quelque temps ce n’était plus qu’un corps mort qui s’abattait sur le sol ; c’était l’œuvre d’un ver. Oh ! oh ! prends garde au ver qui rampe. Et puis il est des plantes aux tiges flexibles qu’on croît broyer en pilant dessus, et quelques heures après elles sont dressées vers le ciel ; ainsi prends garde à toi ; et il sortit, laissant Mélas étonné de tant d’audace dans un enfant de dix ans.

Ce sera un ennemi à vaincre, se dit-il, Oh ! je le sens bien, ma tâche n’est pas finie. Bison-des-Plaines a compris qu’un mystère enveloppait la venue de l’enfant sous ma tente.

Femme, dit-il à la vieille sauvagesse qui faisait boire l’enfant, pleurant et demandant sa mère, femme, que Bison-des-Plaines ne franchisse jamais le seuil de ma cabane, sinon tu te repentiras des effets de ma colère. Il m’a bravé jusqu’ici, il est capable de tout. J’aurai à me défier de lui comme d’un renard, car il en a la finesse et la ruse. Je redoute plus que toi, car pour toi je serai presque toujours ici pour te surveiller et faire en sorte que l’eau de feu ne te délie pas la langue. — Puis Mélas, rompu, brisé par tant d’émotions ressenties depuis plusieurs jours, se jeta sur son lit de sapin où le sommeil ne tarda pas à venir le visiter.

Le lendemain, le Chef vint visiter Mélas et voir son enfant trouvée. Il avait appris déjà que son ami était arrivé au village avec une visage-pâle.

— Il est beau, l’enfant.

— Oui, Chef ; elle sera ton sujet. Le Chef paru flatté.

— Quel nom ? dit-il.

— Pas de nom, Chef.

— Oh ! alors il faut lui en donner un.

— À toi cet honneur, Chef.

— Eh ! bien, tu ignores sa venue, appelle la Fleur du mystère. Tu l’as trouvée aux grandes huttes blanches, à l’autre côté de la mer ?

— Oui, Chef.

— Eh ! bien, aime-la et fais en un bon sujet de ma tribu.

— On ne saurait lui trouver un plus beau nom que celui que tu viens de lui donner, Chef. L’esprit de vie a parlé par ta bouche, ou bien, les mânes des anciens chefs ont soufflé sur toi.

Mélas connaissait le côté faible du sauvage, et c’était par la louange et la cajolerie qu’il s’était faufilé pour ainsi dire dans l’amitié du Chef qui l’avait en grande estime. C’était un vénérable vieillard voûté, aux cheveux noirs encore malgré ses 70 années. Sa figure était décharnée et osseuse, avec des pommettes saillantes. Ses yeux avaient conservé leur flamme vive et perçante. Il avait encore une sûreté de coup d’œil rare. Pas un plus que lui, dans la tribu, n’avait eu sa justesse de tir, sa légèreté à la course, son infatigable ardeur dans les marches sans nombre que ces populations nomades sont obligés de faire. Il avait la poignée solide et un jarret d’acier.